Prime Jeunesse/29

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Calmann-Lévy (p. 150-152).
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XXIX

Quand je revins à la maison, le soir, quelque chose était à jamais changé en moi, bien que je fusse toujours, en apparence, le même enfant timide. Je marchais sans rien voir, absorbé dans un souvenir unique. J’avais honte, en même temps que j’éprouvais une sorte de fierté nouvelle, avec une envie de conter à ceux que je rencontrais en chemin ma belle aventure enivrante. Au dîner, dans la modeste petite salle à manger dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur le parterre follement fleuri, j’étais gêné par le regard de ma sœur qui m’observait plus que de coutume : « Qu’as-tu, mon cher petit, ce soir ? » finit-elle par dire. — « Moi !… Mais rien, sœur… » répondis-je, tandis que je sentais le sang me monter aux joues. Et, même à elle, malgré ma confusion profonde, j’étais presque tenté de crier : « Maintenant, je sais toutes choses… Les ultimes secrets de la vie, à présent, ils me sont révélés… »

Ma grande fête d’amour dura un peu plus d’une semaine, pendant laquelle, sous la voûte massive des grottes ou dans la nuit verte de ce ravin plein du mystère des vieux temps géologiques, la gitane ne manqua jamais un de nos rendez-vous. Elle parlait un vague français mêlé d’espagnol et nous échangions à peine quelques mots ; mais peu à peu son sourire d’ironie faisait place à une expression de tendresse toute simple, et je l’en aimais davantage. J’aimais jusqu’à sa petite robe de pauvresse que, vu la chaleur d’août, elle portait sans chemise sur son impeccable gorge basanée ; déjà à cette époque, comme plus tard dans la suite de ma vie, toute élégance, tout charme acquis, ne comptait pour rien à mes yeux auprès de la saine beauté de la forme : c’était là sans doute une revanche de la nature contre l’excès de mes affinements.