Prime Jeunesse/37

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Calmann-Lévy (p. 181-184).
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XXXVII

Un cousin germain de ma mère habitait Paris, sur l’autre rive. Sa femme, qui ressemblait beaucoup de visage à madame de Sévigné, accentuait encore son effet en disposant comme des oreilles d’épagneul, à la manière Grand Siècle, ses admirables boucles blondes ; elle n’avait du reste que ce défaut-là et celui d’être poétesse, à part quoi elle était intelligente et bonne, et m’affectionnait, celle-ci encore, comme un véritable neveu. Une fois par semaine, elle donnait un thé aux membres d’une certaine « Union des poètes », dont elle faisait elle-même partie. Oh ! le singulier petit monde que j’ai connu là, presque chaque jeudi soir !

À tour de rôle, les invités se levaient et prenaient une pose pour nous communiquer leurs plus récents produits. À peine achevaient-ils, que c’était une ovation bruyante ; tout le monde les entourait, en criant, en se pâmant d’extase, et, à mon avis, il n’y avait jamais de quoi devenir épileptique comme ça. Habitué que j’étais à ces plus calmes soirées de province où après une audition, fût-elle même remarquable, l’assistance se borne à un discret chuchotement approbateur, je me demandais : mais qu’est-ce qu’ils ont, mais qu’est-ce qui leur prend ? Chaque fois, dès que les auditeurs flairaient l’approche de la strophe finale, leur figure se contractait comme sous l’effort d’un pénible travail interne ; visiblement ils élaboraient des phrases transcendantes pour définir à haute voix leur admiration. Pauvres gens, besogneux pour la plupart et tous névrosés, en mal d’impuissance et d’obscurité !…

Le seul que j’écoutais avec une certaine attention était un jeune homme pâli qui se composait une tête fatale ; il était aussi un neveu de la maison, du côté de la tante aux belles boucles blondes ; il s’appelait Léon Dierx et devint par la suite le « prince des poètes ».

Dès le premier soir, je fus prié de me mettre au piano et je leur jouai un menuet difficile, assez peu connu. Le piano était excellent, avec des sons qui se prolongeaient comme ceux d’une voix, et je sentis tout de suite que l’on m’écoutait, de sorte que je jouai bien ; — alors ce fut du délire, d’autant plus que l’on me savait neveu du bon chocolat tout chaud et des bonnes sandwichs impatiemment attendues ; les poètes, avec ces longs cheveux qui étaient encore à cette époque le symptôme extérieur de leur genre de maladie, s’approchèrent en affectant des mines extasiées : — « Oh ! monsieur… c’est un poème que vous venez de nous jouer là ! » — « Oh ! monsieur… mais toute la poésie pastorale du dix-huitième siècle s’est échappée de vos jeunes doigts ! » — « Tu as fait florès, mon cher », me dit la maîtresse de la maison, assez satisfaite du succès de son jeune parent provincial. Et moi, je saluais, d’un petit air timide et cafard, étouffant une envie de rire et me demandant si je n’étais pas tombé là dans l’une des cellules, les moins dangereuses assurément, mais non les moins cocasses, de cet immense asile pour hystériques, où j’étais venu finir mes études.