Aller au contenu

Prime Jeunesse/40

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 193-197).
◄  XXXIX
XLI  ►

XL

Je reprends le mystérieux petit cahier et, à une date de ce même novembre parisien, j’y trouve ceci :


Un soir d’il y a bien longtemps, je me rendais comme de coutume à la Limoise, pour y passer la journée du lendemain jeudi. Mon père m’avait conduit sur l’autre rive de la Charente jusqu’à cette lande appelée les Chaumes[1], et nous attendions là le bon vieux M. D… qui devait venir au-devant de moi pour me prendre et m’amener chez lui. C’était l’heure du coucher du soleil — oh ! il y a plus de dix années de cela et j’étais encore bien petit enfant. — De loin, dans cette plaine aride des Chaumes, j’aperçus le vieillard qui venait à nous, s’appuyant sur sa canne ; il me parut beaucoup plus grand que ce n’était naturel, et il me fit peur. Je ne fus tout à fait rassuré que quand je lui eus parlé. Un orage effroyable commençait d’emplir le ciel de ses nuages cuivrés et il y avait en l’air des zigzags de feu qui couraient dans tous les sens. Cela réveillait en moi comme des souvenirs indécis de choses que j’aurais connues plusieurs siècles auparavant. On venait de m’initier quelque peu aux Druides, ces primitifs habitants de la Saintonge ; au fond d’un bois de chênes des environs, j’avais vu un de leurs autels, et je me dis que le pays devait avoir ce soir-là le même aspect que de leur temps.

Une fois entré à la Limoise, au crépuscule, je fus particulièrement frappé par l’aspect de ce grand salon de campagne que le tonnerre faisait trembler jusqu’en ses vieilles fondations. À cause de la torride chaleur, les fenêtres étaient encore ouvertes, malgré les premières gouttes de pluie ; le vent d’orage faisait s’agiter dans l’obscurité les longs rideaux blancs qui parfois s’envolaient jusqu’au plafond. Nous étions seuls, Lucette et moi, et nous avions peur tous deux ; le sentiment « elmique » de forme effrayante s’était emparé de moi avec une puissance inaccoutumée, comme si l’être ou la chose qui le produisait s’approchait de nous jusqu’à nous frôler. (Je n’ai jamais su d’où ce mot elmique avait pu me venir ; c’est en rêve qu’il avait été prononcé à mon oreille par quelque fantôme, et pour moi il était le seul pouvant désigner le je ne sais quoi inexprimable caché la nuit au fond des bois de la Limoise.) J’avais apporté de Rochefort, pour y apprendre une leçon le lendemain, un petit livre de morceaux choisis dans lequel à la lueur des éclairs, nous nous amusions, Lucette et moi, à lire des passages interrompus, en nous penchant bien près, nos fronts l’un contre l’autre. Mais tout en lisant, je regardais aussi dehors, je pensais avec inquiétude, que, derrière le vieux mur très bas de l’enclos, il y avait tout de suite les bois de chênes et la plaine de bruyères, éclairés par l’orage. Le souvenir des Druides surtout vint me faire frissonner ; je me les représentai réveillés tous par ce grand bruit du tonnerre et courant comme des fous entre les arbres, avec de longues robes blanches que le vent tourmentait autant que ces rideaux du salon ; ils devaient sortir de partout, se multiplier, nous cerner de toutes parts, et à chaque éclair je tremblais de voir une de leurs sombres figures apparaître là tout près, dans le jardin…


Sur ce même cahier clandestin aux feuilles si minces, j’inscrivais aussi des fragments des lectures qui m’avaient le plus frappé, et je suis confondu de les retrouver aujourd’hui : j’avais oublié que le choix en était si étrange ! Des passages de livres de cabale, traduits de l’hébreu, ou de livres des Rose-Croix du xviie siècle allemand, des citations de Trismégiste IV, ou de Jamblique, etc…


Les intelligences célestes se font voir et se communiquent plus volontiers dans le silence et la solitude. On aura donc pour les attendre un cabinet secret etc. (Les clavicules du rabbi Salomon, chap. III.)

Il importe que, nous qui cherchons à atteindre les hauteurs sublimes, nous nous efforcions d’abord de laisser derrière nous les affections charnelles, la fragilité des sens, les appétits qui viennent de la matière. (Tritémius.)


Enfin j’y trouve aussi, dans une page écrite en cryptographie, la première mention de ce gardien qui veille au seuil de la Connaissance, de ce gardien terrifiant auquel je devais être davantage initié bien des années plus tard, dans la Maison des Sages, à Bénarès : Cernis custodia qualis vestibulo sedeat ? Facies quæ limina servet ? (Vois-tu quel gardien est assis à l’entrée ? Quelle figure terrible veille sur le seuil ?)…

  1. Hélas ! depuis ce temps-là, on a construit sur la Charente un transbordeur laid comme un tour Eiffel, et ces Chaumes, si solitaires jadis, se trouvant ainsi beaucoup plus reliés à la ville, n’ont pas tardé à s’encombrer de maisons et de guinguettes.