Prime Jeunesse/45

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Calmann-Lévy (p. 212-214).
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XLV

En mai, je tombai tout à coup très amoureux de l’Impératrice. (C’est un accident qui arrivait à beaucoup d’hommes de ce temps-là.) Elle allait souvent du côté du Champ-de-Mars, pour inaugurer différentes choses, et je perdais des heures de travail à attendre le passage de sa voiture, très obscurément confondu parmi la foule. À demi couchée dans son landau, qui avait une autre allure que les autos des princes de notre époque, elle était idéale à voir passer, et aucun profil de femme n’était comparable au sien. Pendant la fin de mon séjour à Paris, son image suffit à me préserver complètement des filles que mes camarades fréquentaient.

Dans ces notes, où j’ai déjà ouvert tant de parenthèses sur l’avenir, je puis bien parler aussi de ma présentation à cette souveraine qui n’eut lieu que trente années plus tard, après sa déchéance effroyable. À l’Hôtel Continental, le hasard m’avait fait habiter tout auprès de son appartement de louage, et elle avait bien voulu m’accorder gracieusement une audience. Mon émotion fut grande quand je la revis là, devant moi, belle toujours, mais si changée, dans son éternelle robe de deuil en laine noire. Jadis, qui m’eût dit qu’il me serait donné un jour de baiser cette main, alors si inaccessible pour moi et que j’avais tant de fois regardée de loin, à peine distincte au milieu des dentelles du costume d’apparat et passant si vite, au grand trot des chevaux magnifiques ! Dans ce simple salon d’hôtel, Sa Majesté était assise à contre-jour près d’une fenêtre et son profil de septuagénaire, resté charmant, se détachait en ombre sur le jardin des Tuileries, sur les plates-bandes de fleurs qui remplaçaient aujourd’hui son palais d’Impératrice. Elle daigna sourire avec une bienveillance amusée, quand je lui contai discrètement les enthousiasmes du pauvre petit lycéen d’autrefois perdu dans la foule pour l’apercevoir…