Prime Jeunesse/50

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Calmann-Lévy (p. 240-250).
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L

Comme il s’agissait cette fois d’un plus grand départ que celui de l’an dernier pour Paris, à la fin de septembre on m’envoya dans l’île faire mes adieux à mes tantes de Saint-Pierre-d’Oléron que je n’avais pas vues depuis plus d’une année. Je m’en allai par la « canonnière » qui devait aborder à Boyard, d’où je n’aurais plus que cinq ou six kilomètres à faire à pied pour arriver à destination. Cette canonnière[1] qui avait de tout temps joué un rôle dans notre vie de famille, était un petit bateau de guerre qui, trois fois par semaine, partait de l’arsenal pour aller ravitailler les postes des îles et les navires de la rade ; on y donnait passage aux « civils » du pays, et nos domestiques, qui étaient toujours des originaires d’Oléron, en usaient fréquemment pour aller et venir ; elle me déposa sur cette plage de Boyard qui est de sable fin et de coquilles délicates, et qui jamais ne s’agite parce qu’elle regarde le continent, par opposition avec les plages de la côte ouest de l’île, la « côte sauvage », qui regardent le grand large et sont battues par une mer terrible.

Entre des vignes déjà dorées et des marais semés de ces gros tas de sel qui, en automne, simulent des tentes de campements, je m’acheminai vers Saint-Pierre en suivant des petites routes tranquilles, où l’on respirait une brise saline, parfumée par les œillets roses et les immortelles des sables. Je traversai le village de Sauzelle connu dans l’île pour ses sorciers, dont les maisonnettes sont blanchies comme celles des Arabes et où des aloès de pleine terre, grands comme ceux d’Algérie, poussent dans les jardinets. Enfin, j’arrivai à notre vieille petite ville de Saint-Pierre[2], qui a ceci de particulier et d’isolant, c’est d’être dans une île, mais au milieu des terres, par conséquent sans baigneurs ni touristes, vivant comme jadis de son humble vie régionale, grâce au sel de ses marais et aux raisins de ses vignes ; par cette chaude soirée, elle semblait dormir sous son suaire de chaux blanche, et des fleurs, des œillets, des giroflées formaient plates-bandes, le long de ses rues désuètes, au pied de tous les murs, suivant l’usage de l’île[3].

Notre antique demeure familiale avait été depuis longtemps vendue, hélas ! et ce n’est plus là que je trouvai mes tantes pauvres, mais dans une plus modeste maison du voisinage. Ma grand’tante Clarisse, quatre-vingts ans, sœur de ma grand’mère et ruinée définitivement comme elle, m’attendait dans l’un de ses toujours mêmes fauteuils Louis XIV en tapisserie, les plus luxueux débris qu’elle possédât encore de l’aisance ancienne ; assise le buste droit, dans une attitude de douairière, ayant ses éternelles coques de satin blanc à son bonnet, que, pour sortir, elle recouvrait d’un cabriolet de satin noir, elle représentait bien elle aussi, comme ma grand’mère, le type de la vieille dame huguenote ; d’effroyables et dramatiques malheurs avaient à jamais durci son visage, mais on voyait encore combien elle avait été jolie ; du reste ses yeux, demeurés noirs comme la nuit, suffisaient à témoigner que jadis les Maures d’Espagne avaient envahi notre île… Près d’elle se tenaient ses deux filles, mes tantes à la mode de Bretagne, déjà d’une soixantaine d’années et les cheveux très gris, mais qui cependant se coiffaient d’une manière moins archaïque.

Leur intérieur de quasi-misère avait des meubles Louis XIV ou Louis XV, on ne peut plus simples pour leurs époques, mais qui venaient tous de notre famille, et rien de moderne ne détonnait nulle part ; aussi les chambres de leur maison m’inspiraient-elles un respect charmé, comme des recoins intacts des temps révolus.

Le bruit de mon arrivée s’étant vite répandu dans le quartier, je vis bientôt venir de bonnes vieilles gens en costume de l’île, qui avaient été des vignerons, des saulniers, des saulnières de mes grands-parents et qui m’appelaient encore « notre petit maître » ; je reçus même une visiteuse à bâton, une certaine vieille Augère, pour moi très vénérable parce qu’elle avait été la nourrice de maman, et qui, pour me faire honneur, avait mis la plus haute de ses coiffes blanches, montées sur des carcasses en fil de laiton : tout un petit monde non contaminé encore par le moderne démon de l’Envie, resté paisible, honnête, débonnaire et heureux, que je ne devais plus jamais revoir…

Pour finir la journée, au crépuscule, j’allai dire adieu à notre antique maison familiale, habitée aujourd’hui par le pasteur protestant et où je me sentais encore un peu chez nous. Sous les couches de chaux amoncelées depuis deux ou trois siècles, ses murailles, son large porche au cintre de pierre avaient perdu leurs saillies comme les demeures arabes d’autrefois, et elle se maintenait immuable, telle qu’au jour où mes ancêtres en étaient partis pour leur douloureux exil en Hollande, à la Révocation de l’édit de Nantes. On me laissa errer seul dans le grand jardin enclos de murs, où des buis centenaires bordaient les allées, et, tout au fond, dans le bois où dorment nos aïeux huguenots qui furent exclus des cimetières catholiques : c’est là surtout que je m’attardai dans le silence, en méditation profonde, et j’y sentis comme un appel, un reproche de ces ascendants inconnus, persécutés jadis pour la foi qui commençait de chanceler beaucoup dans mon âme.

Le lendemain, qui tombait un dimanche, j’allai au temple avec mes tantes. Les robes de soie noire qu’elles avaient mises, peut-être les dernières robes de soie qu’elles possédaient, m’émurent d’une tendre pitié, parce que la couleur tournait déjà un peu au rouge, et je m’attendais à voir la pauvre étoffe élimée, à bout d’usage, se fendre sur les cercles de leurs crinolines.

Ce petit temple de Saint-Pierre n’avait pas cessé d’être un lieu sacré pour moi. Rebâti vers 1830, sur un terrain qu’avait donné l’un de mes arrière-grands-oncles, il était tout blanc de chaux, cela va sans dire, et infiniment simple ; à l’intérieur, le bois de ses rangées de bancs à dossier et sa chaire pour le prêche étaient cirés avec un soin minutieux, et une grosse Bible posait sur sa sainte table. C’était là que ma mère avait eu ses pieuses rêveries de jeune fille, là qu’elle s’était mariée, là que le pasteur actuel avait baptisé ma sœur, là aussi que j’aurais pu faire ma première communion avec le plus de recueillement, surtout avec le moins de crainte, et enfin c’était encore le lieu du monde où je me sentais le plus près du Dieu de mon enfance.

Devant un auditoire où dominaient les hautes coiffes[4], y compris celle de la bonne Augère venue avec son bâton, le pasteur à cheveux blancs nous lut et nous développa des passages de l’incomparable « Sermon sur la montagne », et tout mon petit passé d’enfant mystique s’éveilla soudain pour m’envahir le cœur ; aussitôt je retrouvai, très rayonnants dans mon souvenir, le rendez-vous céleste que mon frère nous avait donné à tous, sa lettre d’agonie qu’éclairait une si triomphante certitude, et les paroles d’espoir écrites par notre mère sur sa Bible. Oh ! notre mère !… Ne jamais la perdre ; après la mort, la revoir, revivre nous tous auprès d’elle pour l’éternité !… Le Christ nous avait promis cela, et, si je pouvais obtenir cette radieuse assurance, rien ne m’épouvanterait plus ! Alors je me mis à prier comme un illuminé ; je suppliai Dieu de me pardonner mes fautes, déjà si graves à mes yeux, de me pardonner surtout la manière distraite et indigne dont j’avais fait ma première communion à Paris, à l’Oratoire du Louvre, — et puis, comme ma prière empruntait quelque chose d’un peu solennel à l’approche imminente de mon premier départ de marin, je lui demandai aussi de me bénir dans cette aventureuse carrière qui allait devenir la mienne… À ce moment, par les petites fenêtres cintrées du temple, le clair soleil d’été, — qui, au milieu de l’effroyable vide bleu, tournait imperturbablement comme depuis des millénaires sans nombre, — commença soudain d’envoyer ses rayons sur la chaux des murs, inondant les fidèles, toutes les humbles coiffes, d’une lueur de fête, et ce fut pour mon imagination encore enfantine comme une douce et souriante réponse ; je me sentis exaucé, pardonné, affranchi du péché, des séparations et de la mort…

Au cours des quelques années qui suivirent, il m’est bien arrivé encore d’avoir des élans vers le Christ, aux heures où il m’a fallu regarder de tout près la Reine des épouvantements ; mais ce fut ce dimanche-là, dans ce temple de village, qu’une véritable prière chrétienne jaillit de mon âme pour la dernière des dernières fois.

  1. Cette canonnière, qui était un des organes essentiels de la vie de notre port, a été supprimée, il y aura bientôt dix ans, par l’entêtement lamentable de certain ministre de la Marine, le même qui sabota toute la défense de nos rades. (La note ci-dessus que j’avais publiée dans la Revue des Deux Mondes, m’a été reprochée par quelques amis, qui ne trouvaient pas qu’elle fût à sa place dans ce livre. Mais j’ai réfléchi que toute tribune est acceptable et bonne, d’où l’on peut faire entendre un peu de vérité à son pays.

    Passe encore que le néfaste ministre en question ait adopté l’erreur obstinée de certains bureaux de la rue Royale qui admettent que, de la pointe de Bretagne à la frontière espagnole, nous n’ayons plus un seul port de guerre. Contre le port de Rochefort, ces sectaires objectent qu’il n’est pas assez profond pour recevoir nos grands vaisseaux ; à quoi il est facile de répondre qu’avec quelques-uns de ces millions que si volontiers nous gaspillons partout, on l’approfondirait sans peine, — ce que tout autre nation ne manquerait pas de faire, — et qu’en outre il constitue, tel qu’il est, un merveilleux refuge pour les petites unités.

    Mais il y a plus absurde encore. Aucun homme de sens ne contesterait que nos rades de Rochefort sont uniques dans tout le golfe de Gascogne et, après celles de Brest, les plus magnifiques et les plus sûres de France, et qu’il faudrait à tout prix les défendre, parce qu’elles représentent une des plus tentantes entrées de notre pays et furent de tout temps le point de mire de nos rivaux d’Outre-Manche. Or, non seulement le ministre en question n’a pas voulu améliorer leurs défenses, mais, ce qui est un comble, il s’est hâté presque rageusement, pendant son court passage au pouvoir, de saboter les défenses déjà existantes : par son ordre, des centaines de mètres de fils conducteurs, qui venaient d’être remis à neuf, ont été enlevés, revendus à la ferraille, et des miroirs de réflecteurs pour tirs de nuit, — objets très coûteux, — ont été enlevés avec une telle précipitation, qu’ils se sont brisés. Donc, aujourd’hui, cette grande porte, hélas ! est ouverte/

    Si je relate ces faits, ce n’est pas pour poursuivre dans son tombeau le pauvre coupable, non, mais pour jeter un cri d’alarme auquel les événements de Turquie et de Syrie viennent de donner une poignante actualité…)

    (Septembre 1919.)
  2. Dans le Roman d’un enfant, j’ai parlé de ce Saint-Pierre, mais pas assez pour la place importante qu’il a occupée dans mes premiers souvenirs.
  3. Depuis une dizaine d’années, pour se donner un air plus ville, Saint-Pierre a renoncé à la coutume charmante des bandes de fleurs le long des murs.
  4. Ces coiffes si seyantes ont, hélas ! presque complètement disparu. Les femmes d’Oléron n’hésitent plus à s’enlaidir avec ces pitoyables chapeaux, rebuts des Grands Magasins de Paris, qui apportent jusque dans les villages une note burlesque de mardi-gras.