Prime Jeunesse/52
LII
La cérémonie de notre premier couchage à bord fut ce qui nous donna la plus vive impression d’entrer dans une vie tout à fait nouvelle, austère et dure sans doute, mais captivante quand même. C’est la cérémonie qui s’appelle le branlebas du soir et qui, à bord des vaisseaux de guerre, est toujours à grand spectacle, avec commandements, alignements, défilés, coups de sifflet, sonneries de clairon et roulements de tambour.
Après que ce fut terminé et qu’on nous eut mis bien en rang des deux côtés de la longue batterie où nous allions dormir, nous nous vîmes envahis par une troupe de matelots apportant sur leurs épaules des monceaux de longues choses grises en toile à voile, qui étaient nos hamacs. Ils nous les apportaient parce que c’était la première fois, et qu’il fallait bien nous enseigner la manière de les suspendre et de monter dedans ; mais demain, bien entendu, nous ferions ça nous-mêmes. Toutes ces longues choses grises, ce fut un travail de les débrouiller et de les mettre chacune à sa place ; cela fit pas mal de bruit, tous ces gros anneaux de fer, qui se cognaient et s’accrochaient à autant de crocs de fer plantés dans les poutres énormes ; cependant nous parlions plutôt bas, à cause d’un certain respect inspiré par ce lieu et par les canons proches. Ne sachant pas encore nos noms, nous nous appelions par nos numéros, en nous disant « vous » comme c’est l’usage de l’école : — « C’est vous, n’est-ce pas, 92, qui êtes mon voisin de droite ? » — « Non, je crois que c’est 96. » (Pauvre 96, une épidémie l’emporta l’année suivante ; mais 92[1], aujourd’hui amiral à chevelure grise, est resté pendant toute ma longue carrière un de mes meilleurs amis.) Nous avions tous de seize à dix-sept ans ; eux, les matelots, nos instructeurs et nos grands aînés, devaient en avoir de vingt à vingt-cinq, mais ils étaient encore les plus enfants de la bande, et rien que leur voisinage amusait nos précoces complications, nous retrempait déjà de bienfaisante simplicité. Ils se permettaient de rire un peu, avec nous, de nos gaucheries de novices, mais si discrètement, si gentiment, avec une nuance de retenue à la pensée que nous serions plus tard leurs officiers ; ils avaient d’ailleurs presque tous cet accent breton, avec lequel je faisais connaissance, et qui donnait à leurs moindres paroles une certaine candeur, en même temps qu’une certaine drôlerie.
On pense bien quelle forte affaire ce fut de démêler pour la première fois et de suspendre à leur place précise tous ces hamacs, avec leurs boucles, leurs réseaux de cordelettes et leurs « rabans de pieds » ; mais ce n’était rien encore auprès de l’opération plus délicate de monter nous insinuer là-dedans. Déshabillés maintenant tous, nous regardions avec une certaine inquiétude ces choses vacillantes, haut pendues, qui fuyaient et se dérobaient sous la moindre pression, et là surtout il fallut prier les bons matelots de nous indiquer la manière. En somme, rien de plus simple : pour s’enlever du sol, un petit bond, pas trop fort, bien calculé, un petit coup de reins, et ça y était !…
Quand nous fûmes tous couchés, les matelots s’en allèrent, toujours gaiement, et il ne resta plus dans la vaste batterie que deux hommes debout, les deux factionnaires en armes, qui, se relayant jusqu’au matin, devaient nous garder ; avec de grandes précautions pour marcher sans bruit, ils commencèrent donc leurs cent pas monotones. On eût dit qu’elle était vide à présent, la si longue batterie, et cependant nous étions tous là, mais comme escamotés au plafond, comme ensevelis dans nos gaines oscillantes en toile à voile, étiquetées chacune d’un large numéro bleu. Dans le demi-silence qui suivit, la cloche du bord se mit à sonner, assez loin là-haut sur le pont supérieur, — et nous fûmes initiés à ces coups doubles alternant avec des coups simples qui, depuis les vieux temps des flottes, indiquent l’heure aux marins d’une façon conventionnelle ; dès qu’elle eut fini de tinter, cette cloche du Borda, deux jolies voix naïves s’élevèrent dans les lointains du grand vaisseau, se répondant l’une à l’autre : les voix des matelots de vigie qui doivent, suivant l’usage immémorial, chanter chaque fois que l’heure sonne, pour prouver à tous qu’ils font bien leur quart, qu’ils ne dorment pas, qu’ils veillent bien : « Bon quart, tribord ! » chantait l’un, « Bon quart, babord ! » répondait l’autre, sur les mêmes notes traînantes, empreintes des mélancolies nocturnes d’autrefois sur les vastes rades qui ne connaissaient ni paquebots, ni sirènes au son déchirant. « Bon quart, tribord ! » chantait l’un, « Bon quart, babord ! » répondait l’autre, — et les sonorités, que donne à l’atmosphère le voisinage des grandes surfaces d’eau calme, prolongeaient leurs jeunes voix.
Après ce chant des vigies, la parole fut à la mer, dans le silence enfin tout à fait établi, — à la mer souveraine de tout, qui, par cette soirée d’une sérénité rare, ne bruissait qu’en sourdine, comme si elle avait eu d’abord l’intention de se faire oublier. Elle ne rendait qu’une sorte de susurrement d’ensemble, qui montait de toutes parts le long des parois du vaisseau ; elle s’indiquait seulement par les milliers de petits clapotis discrets qui sont comme ses pulsations, les nuits de très beau temps…
Et voici ce que la mer nous disait à voix si basse : « Je suis là tout de même, mes petits enfants ! C’est moi qui vous porte comme autant de frêles plumes, autant de négligeables riens ; c’est moi qui imperceptiblement vous balance… Oui, je suis là, profonde et infinie, en dessous, alentour, partout… Ah ! vous êtes venus, mes petits enfants, vous prendre à mes pièges ; à présent je vous tiens, et, vous verrez, c’est pour la vie !… Remarquez comme je me suis faite cajoleuse et douce, à votre arrivée… Oh ! je ne serai peut-être pas comme ça toujours, vous savez… On se retrouvera, on se retrouvera… C’est moi qui, à mes heures, fais danser la danse d’agonie aux navires ; c’est moi qui, depuis les origines du monde, secoue sur leurs assises tous les granits de l’Armor… Mais, pour votre premier soir, allons, dormez bien… Pour cette première fois, mes petits enfants, bonne nuit… »
Bon quart, tribord ! Bon quart, babord !… Quand sonna la demi-heure suivante, je crois bien que la plupart d’entre nous n’entendirent même plus le chant des hommes de vigie chargés de veiller sur notre repos. Confiants tous en la mer, heureux de nous être livrés à elle, amusés de l’écouter et même ravis, nous perdîmes bientôt conscience de toutes choses, dans la symphonie de ses myriades de légers clapotis berceurs…
- ↑ L’amiral Eugène de Fauque de Jonquières, qui vient de mourir, au moment même où ces notes paraissaient dans la Revue des Deux Mondes.