Principes d’économie politique/I-III-I

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CHAPITRE III

LE PRIX ET LE NUMÉRAIRE

I

DU CHOIX D’UNE COMMUNE MESURE DES VALEURS.

Pour se faire une idée claire de la grandeur, de la pesanteur, de la valeur, de toutes les notions quantitatives, il faut avoir un terme de comparaison unique ; il faut, en un mot, une commune mesure. C’est ainsi que pour mesurer les longueurs, on a choisi pour terme de comparaison, soit quelque partie du corps humain (pied, pouce, coudée), soit une fraction déterminée de la circonférence du globe (mètre). Pour mesurer les poids, on a choisi, pour terme de comparaison, un poids déterminé d’eau distillée. Pour mesurer la valeur, il ne suffit pas de comparer les valeurs deux à deux (comme on le fait par le troc), il faut donc aussi prendre pour terme de comparaison la valeur d’une chose quelconque. Mais laquelle choisir ?

Chaque peuple, chaque temps, ont usé d’une mesure différente. Homère dit que l’armure de Diomède valait cent bœufs. Un Japonais aurait dit, il y a peu d’années encore, qu’elle valait tant de quintaux de riz, un noir de l’Afrique tant de mètres de cotonnades, un trappeur du Canada tant de peaux de renards ou de loutres.

Cependant c’est un fait remarquable que les peuples civilisés se soient trouvés presque tous d’accord pour choisir comme mesure des valeurs, comme étalon, la valeur des métaux précieux, or, argent ou cuivre, mais surtout des deux premiers. Ils se sont tous servis d’un petit lingot d’or ou d’argent, qu’ils ont appelé le franc, la livre sterling, le marc, le dollar, le rouble, etc. Pour mesurer la valeur d’un objet quelconque, on le compare à la valeur de ce petit poids d’or ou d’argent qui sert d’unité monétaire ; c’est-à-dire on cherche combien il faut céder de ces petits lingots pour acquérir la marchandise en question, et s’il en faut 10 par exemple, on dit que la marchandise vaut 10 francs ou 10 dollars, etc. C’est son prix.

Le prix d’une chose est donc l’expression du rapport qui existe entre la valeur de cette chose et la valeur d’un certain poids d’or ou d’argent, ou plus brièvement sa valeur exprimée en monnaie : et comme, par tout pays civilisé, la monnaie est la seule mesure usitée des valeurs, le mot prix est devenu synonyme en fait du mot valeur.

Pourquoi a-t-on choisi les métaux précieux comme commune mesure des valeurs ? Parce que les métaux précieux ayant déjà été choisis à raison de certaines propriétés remarquables comme instrument d’échange[1], et l’échange étant précisément l’opération qui sert, comme nous l’avons montré, à mesurer les valeurs, les métaux précieux se trouvaient naturellement désignés pour cette haute fonction. Il est vrai que les métaux précieux sont-moins bien qualifiés par leurs propriétés naturelles pour servir de mesure des valeurs que pour servir d’instrument d’échange : néanmoins ils ont deux propriétés particulières qui leur permettent de remplir cette fonction sinon d’une façon parfaite, du moins mieux que tout autre objet connu.

Ces deux propriétés sont : d’une part une très grande valeur sous un petit volume, ce qui leur donne une grande facilité de transport, d’autre part une inaltérabilité chimique qui leur assure une durée presque identique. Grâce à la première de ces deux propriétés, la valeur des métaux précieux est de toutes les valeurs celle qui varie le moins d’un lieu à un autre : grâce à la seconde, c’est celle qui varie le moins d’une année à une autre. Et cette double invariabilité, au moins relative, dans l’espace et dans le temps, est la condition essentielle de toute bonne mesure.

1° Quant à la première condition, invariabilité dans l’espace, il est clair que si la difficulté de transport pouvait être supprimée pour une marchandise quelconque, si on pouvait lui conférer le don d’ubiquité, si le monde ne constituait pour elle qu’un seul marché (Voy. p. 74, note 1), on arriverait à ce résultat que sa valeur serait exactement la même en tous lieux. Suppose-t-on, en effet, qu’elle fût moins élevée sur tel point du monde que sur tel autre ? on ne manquerait pas de venir la chercher sur le premier de ces points pour la transporter sur le second, et comme le transport, par hypothèse, ne présenterait aucune difficulté ni aucun frais, la plus légère différence suffirait pour que [’opération fût profitable. L’équilibre, en le supposant rompu, se rétablirait donc instantanément, comme le niveau se rétablit instantanément dans un liquide dont les molécules sont parfaitement fluides.

Or, les métaux précieux étant de toutes les marchandises, hormis les pierres précieuses, celles qui ont la plus grande valeur sous le plus petit volume, ce sont aussi celles dont le transport est le plus aisé et dont la valeur par conséquent reprendra le plus rapidement son niveau normal. Moyennant 1 % de sa valeur, fret et assurance compris, on transportera une masse d’or ou d’argent d’un bout du monde à l’autre, tandis que le même poids de blé devrait payer, suivant les distances, 20, 30 et 50 % de sa valeur. Il résulterait de là que la valeur des métaux précieux devrait être la même, à 1 % près, sur tous les points du monde. Ce serait là, toutefois, une conclusion exagérée. Il est certain, au contraire, que la valeur des métaux précieux n’est pas la même partout et que notamment elle est plus dépréciée sur les lieux de production, dans les pays miniers (ce qui explique les prix incroyables qui ont été cités autrefois en Californie, aujourd’hui au Transvaal) mais néanmoins on peut dire que la valeur de ces métaux satisfait très suffisamment à la première condition, invariabilité dans l’espace.

2° Elle satisfait beaucoup moins heureusement à la seconde : invariabilité dans le temps. Toutefois, même à ce point de vue, la valeur des métaux précieux varie moins que celle des autres marchandises.

La principale cause, en effet, qui fait varier la valeur d’une chose d’une époque à une autre, c’est la variation dans sa quantité. Si on suppose un produit de telle nature que sa quantité soit susceptible de varier depuis zéro jusqu’à un chiffre très considérable, les variations de valeur seront extrêmes c’est le cas du blé par exemple. Avant la récolte, les greniers sont d’ordinaire à peu près vides : après, ils sont pleins, et la différence entre une bonne et une mauvaise année peut aussi être énorme. De là, variations considérables dans la valeur de cette denrée, et qui seraient encore bien plus excessives si la facilité des transports et l’échange international ne maintenaient un certain équilibre dans la production.

Dans un torrent qui se précipite, les moindres crues se manifestent par des changements de niveau énormes, mais les plus fortes crues du Rhône n’élèvent le niveau du lac de Genève que de quelques centimètres. Même phénomène pour les valeurs. À raison de leur durée, qui fait que les mêmes particules de métal monnayées et remonnayées peuvent traverser les Ages, les métaux précieux s’accumulent petit à petit en une masse imposante, dans laquelle la production annuelle se déverse comme dans un réservoir toujours grandissant, et dans laquelle, par conséquent, les variations accidentelles vont s’atténuant de plus en plus.

Supposez que la récolte du blé vienne une année à doubler dans le monde entier le stock se trouvant également doublé, l’avilissement des prix sera effroyable. Supposez au contraire, que la production des mines d’or ou d’argent vienne à doubler en une année : comme cette production représente à peine 5 % du stock existant, l’effet produit sera peu de chose[2].

Et toutefois ces variations finissent par être sensibles à la longue, puisque, même au taux de 5 % par an, le stock doublerait en 15 ans. Si donc la valeur des métaux précieux présente des garanties suffisantes de stabilité dans le temps, quand on s’en tient à de courtes périodes, elle ne les présente plus au même degré quand on embrasse de longues périodes de temps, je ne dirai même pas de plusieurs siècles, mais seulement d’une génération. À ce point de vue, la mesure choisie est donc très défectueuse.

Aurait-on pu en trouver une meilleure ? ― On en a proposé plusieurs, d’abord le blé.

Ce choix étonne à première vue, car nous venons de dire que si l’on considère la valeur de cette denrée en différents lieux ou à différentes époques, on constate qu’il en est peu dont les variations soient plus marquées ! On voit au même moment l’hectolitre de blé se vendre 20 francs en France, 15 francs à Londres, et 7 à 8 dans tel État de l’Ouest Américain. Et d’une année à l’autre, suivant que l’année sera bonne ou mauvaise, le blé peut varier aussi dans des proportions considérables.

À cela on répond que si la valeur du blé est incomparablement plus variable que celle des métaux précieux lorsqu’on ne considère que de courts intervalles de temps, elle est, par contre, beaucoup plus stable si l’on embrasse de longues périodes. Le blé répond à un besoin physiologique, permanent et qui ne varie guère. Aucune marchandise ne présente au même degré ce double caractère — du moins dans nos sociétés d’origine européenne : — d’être presque indispensable jusqu’à une certaine limite, celle marquée par la quantité nécessaire pour nourrir un homme, et d’être presque tout à fait inutile au delà de cette limite, car personne ne se soucie d’en manger plus qu’à sa faim. Donc malgré les brusques et fortes oscillations que les caprices du ciel infligent à sa production, la loi de l’offre et de la demande tend toujours à la ramener au niveau marqué par le besoin physiologique et avec d’autant plus de force que la production s’est momentanément écartée de la position d’équilibre.

Il est très vrai que le blé présente, au point de vue des variations de sa valeur, des qualités et des défauts précisément inverses de ceux qui caractérisent les métaux précieux. À ce titre, il a été souvent employé par les statisticiens comme un bon moyen de contrôle pour apprécier le coût de la vie aux différentes époques de l’histoire.

Une meilleure mesure, semble-t-il, serait le travail. En effet, on peut prétendre, à bon droit, que les hommes consentent à prendre d’autant plus de peine pour produire une chose qu’ils la désirent davantage, en d’autres termes qu’ils lui reconnaissent plus de valeur. De même que dans l’échange nous mesurons la valeur d’un bien par le sacrifice d’un autre bien qu’une personne est disposée à faire pour se le procurer — par la quantité d’argent cédée par l’acheteur, par exemple, — de même aussi ne pourrions-nous la mesurer par le sacrifice de leur temps et de leur peine, par le nombre de coups de marteau ou de bêche que les hommes sont consentants à donner pour les produire ? C’est en ce sens qu’Adam Smith disait « Le travail a été la monnaie primitive avec laquelle les hommes ont payé toutes choses[3] ».

Mais il s’agit ici de trouver une mesure pratique et commode : or, en fait, comment prendre le travail pour mesure puisqu’il n’est jamais identique pour deux individus et varie continuellement en intensité, en qualité[4] ?

On a proposé encore pour commune mesure le salaire de l’ouvrier de dernière catégorie, du manœuvre, celui qui gagne juste sa vie ― en partant de cette idée que le nécessaire pour faire vivre un homme doit être une quantité constante. Mais il suffit de se référer à ce que nous avons dit des besoins (p. 46) pour reconnaître que c’est une présomption absolument contraire aux faits.

Et c’est ainsi que, faute de trouver mieux, il a fallu se contenter de l’or et de l’argent comme mesure des valeurs et exprimer les prix en numéraire.

  1. Voyez, quant aux autres propriétés naturelles qui ont fait choisir les métaux précieux comme instruments d’échange, au Chap. de l’Échange.
  2. La quantité de monnaie métallique circulant dans le monde à cette heure est évaluée au moins à 40 milliards, et la production annuelle dans ces dernières années n’a guère dépassé 2 milliards, dont à peu près moitié argent et moitié or.
  3. Il ne faut pas confondre cette théorie avec celle de Karl Marx qui voit dans le travail la cause de la valeur, doctrine que nous avons déjà rejetée. Nous considérons ici te travail non point comme la cause, mais au contraire comme l’effet de la valeur ou plutôt du désir qui constitue la valeur. Or, si l’on admet que le travail est un effet de la valeur, rien ne serait plus scientifique que de mesurer la cause par l’effet. On mesure la pesanteur par le pendule bien mieux que par la balance, car la balance ne nous permet que de comparer les poids de même que t’échange ne nous permet que de comparer les valeurs au lieu que le pendule mesure l’intensité même de la pesanteur. Il nous apprend, par exemple, ce que la balance ne saurait nous apprendre, de combien l’intensité de la pesanteur décroît à mesure qu’on s’élève sur les montagnes. Si l’on pouvait mesurer la valeur par le travail, cela permettrait de mesurer, par exemple, si les désirs économiques des hommes seront plus ou moins intenses dans quelques siècles qu’ils ne le sont aujourd’hui.
  4. Nous verrons cependant plus loin (Liv. III) que l’école collectiviste prétend introduire dans son système cette mesure des valeurs comme règle de répartition.