Principes d’économie politique/II-1-I-III

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III

DE L’ÉVOLUTION DES IDÉES EN CE QUI CONCERNE LA PRODUCTIVITÉ DU TRAVAIL.

C’est une histoire fort curieuse que de suivre la filiation des doctrines économiques sur cette question et de voir comment ce titre de productif, d’abord réserva à une seule catégorie de travaux, s’est peu à peu élargi et a fini par être décerné indistinctement à tous.

1° L’école des physiocrates réservait le titre de productif au seul travail agricole (et aussi chasse, pêche, mines) et le refusait à tout autre, même au travail manufacturier. La raison qu’elle en donnait est que seules ces industries fournissent les matériaux de toute richesse, matériaux que les autres industries se bornent à mettre en œuvre.

2° La définition des physiocrates était incontestablement trop étroite. Tels qu’ils nous sont livrés par les industries agricoles ou extractives, les matériaux sont en général absolument impropres à notre consommation, et ils ont besoin de subir de nombreuses modifications qui sont justement le fait de l’industrie manufacturière. Celle-ci est donc le complément indispensable des premières et le procès de la production est aussi incomplet sans elles qu’un drame dont on aurait supprimé les derniers actes. À quoi servirait le minerai sur le carreau de la mine, s’il ne devait passer par la forge ou la fonderie ? À quoi bon le blé, s’il ne devait passer par les mains du meunier et du boulanger ? Sans le travail du tisserand, le lin ne serait pas plus utile que l’ortie. De quel droit donc refuser à ces travaux le titre de productifs, puisque sans eux ces richesses nous seraient inutiles, en d’autres termes, ne seraient même pas des richesses ?

Quant à croire que les industries extractives et agricoles créent la richesse, tandis que l’industrie manufacturière ne ferait que la transformer, c’est une erreur. L’agriculteur ne crée rien : il ne fait que transformer, lui aussi, les éléments simples empruntés au sol et à l’atmosphère. Il fait du blé avec de l’eau, de la potasse, de la silice, des phosphates, des nitrates, absolument comme le fabricant de savon fait le savon avec de la soude et des corps gras.

Aussi, à partir d’Adam Smith, personne n’a plus hésité à étendre le titre productif aux travaux manufacturiers.

3° Pour les travaux de transport, on a hésité plus longtemps, par cette raison que le fait du transport n’imprime, semble-t-il, aucune modification à l’objet. Le colis n’est-il pas le même à la gare d’arrivée qu’à la gare de départ ? C’est là, disait-on, une différence caractéristique avec l’industrie manufacturière.

Cette distinction est peu philosophique, car tout déplacement constitue une modification essentielle des corps, et c’est même, à vrai dire, comme nous l’avons vu tout à l’heure, la seule modification que nous puissions imprimer à la matière (Voy. ci-dessus, p. 109). Si d’ailleurs on estimait qu’un déplacement ne constitue pas une modification assez essentielle pour être qualifiée de productive, alors il faudrait refuser le titre de productive aux industries extractives, car quelle différence peut-on établir entre le travail du mineur qui transporte le minerai ou la houille du fond du puits à la surface du sol, et celui du voiturier qui prend ce minerai ou cette houille sur le carreau de la mine et te transporte dans l’usine ? — à moins de prétendre que le déplacement n’est productif que quand il s’opère dans le sens vertical, et qu’il cesse de l’être quand il s’opère dans le sens horizontal ! Inutile d’ailleurs de faire remarquer que de même que l’industrie manufacturière est le complément indispensable des industries agricoles et extractives, de même l’industrie des transports est le complément indispensable de celles qui précèdent. À quoi servirait-il d’écorcer les arbres à quinquina dans les forêts du Brésil, d’extraire le guano des îles du Pérou, de faire la chasse aux dents d’éléphants dans l’Afrique Australe, si l’on n’avait des marins et des voituriers pour transporter ces produits là où on doit en faire usage ? À quoi sert à un propriétaire la plus belle récolte du monde, s’il ne peut la transporter faute de route ?

4° Pour l’industrie commerciale, l’hésitation a été encore plus longue.

En effet, on peut faire observer que l’opération commerciale réduite à sa plus simple expression — c’est-à-dire au fait d’acheter pour revendre (telle est précisément sa définition juridique) — ne suppose aucune création de richesse. Elle peut, sans doute, faire gagner beaucoup d’argent à celui qui s’y livre, mais il semble qu’elle n’ajoute rien à la richesse générale, et par le fait nous verrons que la multiplication des commerçants et des intermédiaires peut même causer une véritable déperdition de richesses.

Mais, d’autre part, il faut considérer que l’industrie commerciale ne peut guère se séparer des industries de transport. Cette séparation, comme nous le verrons ci-après, ne s’est même faite qu’assez tard. Aujourd’hui encore, les commerçants sont les vrais directeurs des transports dans le monde : l’industrie voiturière ne fait qu’exécuter leurs ordres. De plus, ils s’occupent de conserver les marchandises sous forme d’approvisionnement. Ils leur font subir aussi certaines modifications : le marchand d’étoffes coupe les coupons, l’épicier fait griller le café, etc. Enfin, même réduit à l’échange pur et simple, le simple fait de faire parvenir la propriété d’une chose entre les mains de celui qui doit l’utiliser doit être considéré comme productif, car rendre utile une chose inutile c’est tout le secret de la production.

5° Enfin, c’est pour les travaux qui ne consistent que dans des services rendus, tels que les professions libérales, que la discussion a été la plus vive. Il peut paraître bizarre, par exemple, de déclarer « productif » le travail du juge qui rend un arrêt ou celui du chirurgien qui ampute une jambe. Où sont leurs produits ?

Et cela aussi semble impliquer une contradiction au moins verbale avec la définition que nous avons donnée de la « richesse » (p. 52), puisque nous avons cru devoir réserver cette dénomination aux objets corporels.

Mais il suffit de remarquer : — 1° que la production, en fin de compte, a pour but immédiat la satisfaction des besoins de l’homme et médiatement seulement la création des richesses. Le fait que tel acte de l’homme peut satisfaire les besoins de ses semblables directement et sans l’intermédiaire d’aucune richesse, c’est-à-dire d’aucun objet matériel, ne lui enlève donc pas son caractère productif ; 2° que dans l’organisme social, grâce à la loi de la division du travail que nous verrons plus loin, il y a une telle solidarité entre tous les travaux des hommes qu’il n’est pas possible de les séparer, et les services immatériels sont une condition indispensable de la production de toute richesse matérielle.

Voici par exemple la production du pain. Sans doute nous allons ranger sans hésiter parmi les travaux productifs ceux des laboureurs, semeurs, moissonneurs, voituriers, meuniers, boulangers, en commençant par le Triptolème quelconque qui a inventé le blé et par tous ses successeurs qui ont découvert telle ou telle variété de céréales, qui ont inventé la rotation des cultures ou les procédés de la culture intensive. Mais nous ne pouvons nous en tenir aux travaux manuels proprement dits. Il est clair que le travail du fermier ou du maître du domaine, encore qu’il n’ait pas mis lui-même la main à la charrue, est très utile pour la production du blé, non moins que celui du berger pour la production de la laine, encore que celui-ci n’ait pas fait la tonte lui-même. On ne peut négliger non plus le travail de l’ingénieur qui a dressé le plan d’un système d’irrigation, de l’architecte qui a construit les bâtiments d’exploitation et les greniers.

Faut-il s’arrêter là ? On le peut sans doute, mais pourtant le travail du garde champêtre qui a effrayé les maraudeurs, celui du procureur de la République qui les a poursuivis, du juge qui les a condamnés, du soldat qui a protégé les récoltes contre ces dévastateurs de pire espèce qui sont les armées ennemies, n’ont-ils pas eux aussi contribué à la production du blé ? Et que dire du travail de ceux qui ont formé l’agriculteur lui-même et ses gens, de l’instituteur qui leur a inculqué des notions d’agriculture ou les moyens de les acquérir, du médecin qui les a entretenus en bonne santé ? Est-il donc indifférent, même à ne considérer que la production du blé, que les travailleurs soient instruits et bien portants, qu’ils possèdent l’ordre et la sécurité et qu’ils jouissent des bienfaits d’un bon gouvernement et de bonnes lois ? A-t-on même le droit d’écarter comme indifférents à la production du blé les travaux les plus étrangers a l’agriculture, tels que ceux des littérateurs, poètes, artistes ? Pense-t-on que le goût des travaux agricoles ne puisse être utilement, développé dans une société par tes romanciers qui nous retracent les scènes de la vie rustique ou les poètes qui célèbrent les charmes des travaux des champs et qui nous apprennent à répéter avec l’auteur des Géorgiques :

O fortunatos nimium sua si bona norînt
Agricolas !

Où donc s’arrêter ? nous voyons le cercle des travaux productifs s’étendre à l’infini jusqu’aux extrêmes confins de la société, — tout comme ces cercles concentriques qui vont s’élargissant sur la surface des eaux autour du centre que l’on a touché et se perdent au loin sans que le regard puisse saisir la limite où ils s’arrêtent. Sans doute on peut dire que les travaux que nous venons de considérer n’ont pas contribué tous de la même façon à la production du blé : ceux-ci ont agi d’une façon directe, ceux-là d’une façon indirecte, mais il suffit de constater que depuis le travail du laboureur jusqu’à celui du président de la République, on n’en pourrait supprimer aucun sans que la culture du blé en souffrît.

Il n’y a même pas lieu d’établir entre une hiérarchie au point de vue de leur utilité économique. D’après l’ordre des besoins économiques auxquels ils répondent, on pourrait être tenté de classer au premier rang les travaux de découverte et d’invention, puis les travaux agricoles, puis ceux des manufactures, puis ceux du transport, et au dernier rang ceux du commerce et des fonctions publiques. Mais il suffit de remarquer que si le pays est mal gouverné ou s’il n’a point de moyens de transport, toutes ses richesses agricoles ne lui serviront de rien. Ce qu’il faut chercher, c’est une juste proportion entre la répartition des diverses fonctions et des divers travaux. Or, malheureusement, ce juste équilibre est loin d’être réalisé même dans nos sociétés civilisées. C’est ainsi que nous voyons certains pays, par exemple, dépenser des milliards pour développer leurs moyens de transport sans se préoccuper de savoir s’ils auront des produits à transporter : c’est ainsi que nous voyons le nombre des personnes engagées dans le petit commerce ou dans les fonctions publiques augmenter tous les jours, alors que les travaux agricoles sont de plus en plus désertés.

    simple catégorie du travail. Elle serait plus que cela, la cause première non seulement de toute richesse, mais de tout besoin et de tout désir, dont la richesse n’est que l’objet. Si l’on adoptait cette manière de voir, il faudrait dire qu’il n’y a qu’un seul véritable agent de la production qui est l’invention, et trois facteurs en sous-ordre qui sont le travail, le capital la nature. Mais nous avons peine à comprendre comment on peut arriver à distinguer l’invention (c’est-à-dire un travail intellectuel) du travail ?
    C’est pourtant ce que fait M. Tarde en protestant contre toute confusion entre l’invention (intuition, joie) et le travail (effort, peine) : pour lui, il y a entre eux la même différence qu’entre la jouissance de la conception et les douleurs de l’enfantement. Mais si l’on réfléchit au mot de Buffon que « le génie est une longue patience », on sera plus porté à penser avec nous que l’invention aussi est un travail et une peine.