Principes d’économie politique/II-1-II-VI

La bibliothèque libre.

VI

LES ILLUSIONS QU’ONT FAIT NAÎTRE LES MACHINES.

Les merveilleux effets dus à l’utilisation des forces naturelles par le moyen des machines, ont fait surgir les espérances les plus folles. On voit déjà l’homme presque libéré de la loi du travail pour le pain quotidien, ne travaillant plus que 4 heures, 2 heures — un socialiste a même calculé 1 heure 20 minutes ! et, néanmoins, produisant plus de richesses qu’il n’en faut pour faire vivre tout le genre humain dans l’abondance.

En effet, n’y a-t-il pas déjà en France, à cette heure, environ 6 millions de chevaux-vapeur qui développent une force à peu près équivalente à celle de 120 millions d’hommes[1] ? Or, comme c’est tout au plus s’il y a en France 8 à 10 millions d’hommes en âge de fournir un travail productif, on peut dire que la force productive de chacun d’eux est multipliée par 12, ou si l’on préfère cette image plus pittoresque, que chaque travailleur français a désormais une douzaine d’esclaves à son service, ce qui devrait lui procurer une situation quasi-équivalente à celle des patriciens de Rome, c’est-à-dire lui permettre de cumuler les agréments de la richesse et ceux de l’oisiveté. Dès lors pourquoi, grâce à ce nouveau régime d’esclavage qui remplacera les antiques servitudes, pourquoi les hommes de demain ne pourront-ils pas vivre de la vie noble des anciens, et comme les Grecs sur l’Agora ou les Romains au Forum, consacrer à la vie politique, aux délassements artistiques, aux exercices gymnastiques ou aux nobles spéculations de la pensée, les heures dérobées au travail matériel avec cette différence que ce qui était alors le privilège d’un petit nombre deviendra le lot de tous ?

Pour dissiper cette ivresse, surtout celle des socialistes qui exultent, on pourrait d’abord faire remarquer qu’il n’est pas bien sûr qu’un semblable état social fût désirable. L’esclavage antique n’a pas été moins funeste aux maîtres qu’aux esclaves en faisant perdre à ceux-là l’habitude de l’effort et le goût du travail, et dès lors, il y aurait tout lieu de craindre que l’esclavage des forces naturelles ne produisit pour les hommes du XXe siècle les mêmes effets désastreux. Ils pourraient bien, eux aussi, n’avoir plus d’autre idéal que celui des citoyens romains : panem et circenses.

Il faudrait remarquer encore que ces esclaves modernes ne sont pas toujours très dociles et que leurs révoltes sont plus dangereuses que celle des Spartacus. Il ne se passe pas de jour que bon nombre d’ouvriers n’aient la poitrine enfoncée à coups de tampon, ou ne soient brûlés vifs par un coup de feu de grisou, ou ne soient écartelés par l’explosion d’une chaudière, ou ne soient réduits à l’état de bouillie par quelque engrenage. La construction de chaque kilomètre de voie ferrée, par exemple, coûtait en moyenne, du moins au début, une vie d’homme et l’exploitation de chaque 100 kil. cinq à six accidents annuellement. Comme il existe de par le monde plus de 600.000 kil. de voies ferrées, il a donc fallu sacrifier 600.000 hommes pour les construire et il faut compter une trentaine de mille tués ou blessés tous les ans pour les exploiter. L’empire romain ou celui de Tamerlan n’ont pas coûté davantage !

Mais surtout, il suffit d’analyser ces chiffres fantastiques pour voir qu’il y a beaucoup à en rabattre. La presque totalité de cette armée de chevaux-vapeur, les quatre cinquièmes, sont affectés uniquement au transport, sous forme de locomotives ou de bateaux à vapeur[2]. Or, ceux-ci ont produit certainement une révolution considérable en reculant les limites que la distance imposait aux dépècements des individus, à l’échange des produits, à la communication des idées, en portant au plus haut point la solidarité du genre humain — et à ce point de vue ils rendent un service moral dont on ne saurait exagérer l’importance — mais on ne saurait dire précisément qu’ils multiplient les produits[3].

Les seuls produits dont la multiplication pût apporter une amélioration notable dans la condition des hommes, ce serait les produits agricoles, car la première condition du bien-être matériel, c’est de se nourrir et, s’il se peut, de se bien nourrir. Or, quels ont été les effets du machinisme sur cette industrie  ? Il n’y a guère que 100.000 chevaux-vapeur employés dans l’agriculture (1,7 %), et encore, ne faudrait-il pas croire que tous aient pour résultat une augmentation de produits. Les charrues défonceuses, les machines pour l’irrigation, oui, mais les faucheuses, batteuses, moissonneuses, non : celles-ci économisent la main-d’œuvre, mais ne font pas pousser un grain de blé de plus sur la terre.

Il y a aussi une industrie qui est d’une importance capitale au point de vue du bien-être, c’est la construction des maisons. Or, les machines ne s’appliquent guère à ce genre de production, si ce n’est dans des conditions exceptionnelles[4].

C’est donc dans un domaine plus restreint qu’on ne pense, — dans celui qu’on appelle les objets fabriqués — que l’utilisation des forces naturelles a donné tout ce qu’on pouvait en attendre en fait d’abondance et de bon marché[5]. On petit même dire qu’en cette partie elle a dépassé la mesure, puisqu’elle aboutit à la surabondance, à tel point qu’on voit de nos jours les grands industriels obligés de s’entendre pour convenir qu’ils restreindront leur production dans certaines limites, afin de ne pas déprécier leurs produits.

Enfin il faut mettre au compte des machines les crises provoquées précisément, par cette surabondance, les accidents, le régime de caserne qui caractérise l’industrie moderne, et surtout le chômage à l’état chronique. C’est ici la conséquence la plus remarquable de l’emploi des machines et celle qui pendant si longtemps a soulevé contre elle l’irritation des classes ouvrières, Elle exige quelques explications.

  1. Un cheval-vapeur est considéré comme faisant le travail de 3 chevaux ordinaires, et la force d’un cheval ordinaire est considérée comme 7 fois plus grande que celle d’un homme cela fait donc 3 * 7 = 21.
    Et la France est loin d’être au premier rang comme puissance mécanique. Si nous, prenons les 5 grandes nations industrielles Angleterre, États-Unis, Allemagne, France, Belgique — nous voyons qu’à elles seules elles disposent déjà de plus de 50 millions de chevaux-vapeur représentant une force de 1 milliard d’hommes, c’est-à-dire au moins deux fois supérieure à celle que pourrait développer le genre humain tout entier réduit à ses propres forces.
  2. Sur 5.735.000 chevaux-vapeur en France (en 1893), les locomotives en représentaient 4 millions et les bateaux à vapeur 700.000, donc 82 %.
  3. Ils les multiplient pour le moment en les apportant des pays d’outremer, mais il est clair que c’est là une situation provisoire et qui tient simplement à ce que ces pays sont encore déserts et n’ont pas besoin de garder pour leur consommation tout ce qu’ils produisent.
  4. Par exemple pour ces maisons en fer et en tôle susceptibles de se démonter et de se transporter à volonté, telles qu’elles ont figuré à l’Exposition universelle de 1889 à Paris. Si ce mode de construction venait à se généraliser, ce serait une grande révolution. Les maisons redeviendraient des meubles comme à l’époque patriarcale !
    Sans doute, dans les grandes villes surtout, on applique à la construction des maisons les engins mécaniques. Toutefois la statistique de 1893 ne donne que 163.000 chevaux-vapeur pour toutes les entreprises de travaux publics, y compris les constructions. Or les maisons d’habitation ne peuvent représenter qu’une assez faible fraction de ce chiffre. Il en résulte que le nombre des maisons confortables, une des conditions essentielles pourtant du bonheur, de la santé, de la vie de famille, de la moralité même, ne s’accroît pas dans la mesure des besoins : le prix des loyers renchérit plus encore que celui des substances alimentaires.
  5. Les manufactures anglaises produisent assez de mètres de cotonnades pour faire 120 fois le tour du globe terrestre (5 milliards yards). Rien ne tes empêcherait d’en fabriquer assez pour revêtir notre globe tout entier d’un fourreau de cotonnade, si seulement elles trouvaient à le vendre !
    La « National Watch Company », l’une des plus importantes manufactures de montres des États-Unis, en produit 2.500 par jour.