Principes d’économie politique/II-1-III-V

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V

COMMENT SE FORME LE CAPITAL.

Tout capital étant un produit « un produit intermédiaire », comme dit M. de Bœhm-Bawerk, ne peut être formé comme tout produit, que par les deux facteurs originaires de toute production : le travail et la nature. Il suffit de passer en revue tous les capitaux que l’on peut imaginer, outils, machines, travaux d’art, matériaux de toute catégorie, pour s’assurer qu’ils n’ont pu avoir d’autre origine que celle que je viens d’indiquer[1].

Il n’y aurait pas lieu de s’arrêter sur un point aussi évident, si l’on avait voulu voir à l’œuvre, dans la formation du capital, un agent nouveau et d’une nature spéciale qu’on appelle l’épargne : toute fortune vient de l’épargne, dit-on. Qu’est-ce que ce nouveau personnage qui apparaît sur la scène ? — Est-ce un troisième facteur originaire de la production que nous aurions oublié ? Non : on n’en saurait point imaginer d’autres que le travail et les forces naturelles[2]. — Serait-ce une forme du travail ? On l’a soutenu, mais qu’y a-t-il de commun entre ces deux actes : travailler qui est agir, épargner qui est s’abstenir[3] ? On ne conçoit pas comment un acte purement négatif, une simple abstention, pourrait produire n’importe quoi. Montaigne a beau dire qu’il « ne connaît pas de faire plus actif et plus vaillant que ce non-faire », cela peut être vrai au point de vue moral, mais cela n’explique pas que ce non-faire puisse créer seulement une épingle. Quand on dit que telle ou telle richesse a été créée par l’épargne, veut-on dire tout simplement que si cette richesse avait été consommée au fur et à mesure qu’elle a pris naissance, elle n’existerait pas à cette heure ? C’est une vérité de La Palisse. Si à un enfant qui demande d’où viennent les poulets, on lui répond que pour produire les poulets il faut s’abstenir de manger les œufs, il sera en droit de trouver la réponse fort sage en tant que conseil, mais singulièrement absurde en tant qu’explication. Or, le raisonnement qui fait de l’épargne la cause originaire de la formation des capitaux, ne nous paraît guère plus satisfaisant. Il revient à dire, en somme, que la non-destruction doit être classée parmi les causes de la production, ce qui paraît une logique bizarre[4].

C’est l’emploi du numéraire qui peut seul expliquer une semblable idée. Épargner, dans nos sociétés civilisées, c’est mettre une certaine quantité de monnaie en réserve. Or celui qui met des pièces de monnaie dans un tiroir ne crée assurément ni richesse ni capitaux (il retire au contraire une certaine richesse de la circulation), mais comme chaque pièce de monnaie représente un bon donnant à son possesseur le droit de prélever une valeur équivalente sur la masse des richesses existantes, il est clair que celui qui accumule ces pièces se ménage par là une richesse disponible, et tout aussi réelle pour lui que s’il la produisait par son travail. Mais c’est là un point de vue purement individuel.

Nous voyons bien en effet la thésaurisation s’appliquer à la monnaie, mais, en dehors d’elle, il est douteux que l’épargne ait jamais créé un seul capital. La hache de pierre taillée de l’homme quaternaire n’a pas été le résultat d’une épargne. Il est probable qu’il était aussi peu en mesure de restreindre sa consommation que le prolétaire de nos jours qui gagne tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Ce n’est pas en restreignant sa consommation, c’est en augmentant sa production par exemple à la suite d’une journée de chasse heureuse qui lui avait rapporté plus que de coutume, qu’il a créé ce premier capital. Pense-t-on que pour passer de l’état de peuple chasseur à l’état agricole, les peuples aient dû préalablement épargner des approvisionnements pour toute une année ? Rien de moins vraisemblable. Ils ont tout simplement domestiqué les bestiaux, et ce bétail qui a été leur premier capital leur a donné, avec la sécurité du lendemain, le loisir nécessaire pour entreprendre les longs travaux. Mais en quoi, comme le fait très bien remarquer Bagehot[5], un troupeau représente-t-il une épargne quelconque ? Son possesseur a-t-il dû s’imposer des privations ? Tout au contraire, grâce au lait et à la viande, il a été mieux nourri ; grâce à la laine et au cuir, il a été mieux vêtu.

Nous n’entendons nullement, du reste, contester les mérites ni les vertus de l’épargne. Mais si l’épargne joue un rôle, et un rôle considérable dans la consommation[6], nous ne voyons pas ce qu’elle a à faire dans la production. C’est une confusion.

  1. L’expression de Karl Marx que le capital est « du travail cristallisé », serait juste, s’il n’omettait de parti pris la part de la nature dans la formation du capital, fidèle à son principe que toute valeur est due uniquement au travail.
  2. C’est pourtant ce qu’affirme en propres termes Senior et bien d’autres avec lui. Il reconnaît expressément, trois agents de la production : le travail, les agents naturels, l’abstinence.
  3. M. Courcelle-Seneuil soutient, il est vrai, que l’épargne n’est « qu’une forme du travail » (Voy. dans le Journal des Économistes de juin 1890 l’article sous ce titre), mais comme cette thèse n’a, de l’aveu même de l’auteur, d’autre but que de justifier la fonction sociale des capitalistes et les services qu’ils rendent, ce n’est pas le lieu de s’y arrêter ici.
  4. M. de Bœhm-Bawerk, dans son ouvrage sur le capital déjà cité, admet cependant que l’épargne est nécessaire pour la formation du capital, en même temps que le travail et préalablement à lui. Et à notre objection, il répond : Si l’épargne n’est qu’un acte purement négatif, pourquoi est-elle si difficile et si désagréable pour tant de gens ? — Étrange objection ! n’est-il pas très désagréable de s’abstenir de boire quand on a soif ou de manger quand on a faim ?
  5. Economic Studies. — Growth of capital, p. 166, 167.
  6. V. au Liv. IV sur la consommation, le ch. : Qu’est-ce que l’épargne ?