Principes d’économie politique/II-2-I-III

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III

LA GRANDE PRODUCTION.

L’organisation de la production sous la forme patronale, et plus encore sous la forme d’association de capitaux, est à la fois la manifestation et la condition d’une des évolutions les plus caractéristiques de notre époque, le passage de la petite production à la grande production[1].

Si cette évolution s’accomplit, ce n’est pas en vertu d’une sorte de fatalité, c’est parce qu’elle présente, au point de vue de la production, des avantages incontestables. Mais lesquels ?

D’abord, elle seule peut permettre certaines entreprises qui soit à raison de leur étendue, soit à raison de leur durée, dépassent de beaucoup les limites des forces et de la vie des individus.

De plus, même pour les entreprises qui ne dépasseraient pas la sphère des capacités individuelles, l’entreprise collective présente encore une supériorité marquée. En groupant tous les facteurs de la production, main-d’œuvre, capitaux, agents naturels, emplacement, elle réussit à les économiser, c’est-à-dire elle arrive à produire la même quantité de richesses avec moins de frais, ou, ce qui revient au même, à en produire davantage avec les mêmes frais.

1° Économie de travail d’abord.

Ce premier avantage tient surtout à la possibilité d’établir une division du travail plus perfectionnée, comme nous le verrons bientôt. Mais il résulte déjà du simple fait du groupement des travailleurs. Dans la production morcelée, il y a beaucoup de temps perdu. Les heures pour chaque travailleur restent souvent inoccupées. Voici 100 maisons de commerce qui entretiennent chacune 10 employés. Réunissez-les en une seule : il ne sera pas nécessaire évidemment, pour faire un chiffre d’affaires égal à celui de ces cent maisons séparées, de conserver tous leurs employés. Point n’est besoin de 100 caissiers ou de 100 teneurs de livres. Chaque employé pouvant travailler désormais d’une façon continue, pourra faire deux ou trois fois plus de travail et par conséquent remplacer à lui seul deux ou trois travailleurs.

2° Économie d’emplacement.

Pour avoir cent fois plus de place dans un magasin ou dans une usine, il n’est pas nécessaire d’occuper une superficie centuple, ni d’employer cent fois plus de matériaux pour construire le local. Le calcul le plus simple démontre que lorsque les volumes de deux cubes sont entre eux comme 1 est à 1000, leurs surfaces sont entre elles comme 1 est à 600. Or ce sont les surfaces seules qui coûtent. — D’ailleurs, à défaut de calcul mathématique, l’expérience apprend à chacun que le coût d’une construction ou le prix du loyer ne grandit pas proportionnellement à la place occupée. Le moindre magasin à Paris faisant pour 500 fr. d’affaires par jour paiera 8 ou 10.000 fr. de loyer. Mais le loyer du « Bon Marché », lequel vend pour près de 500.000 fr. par jour (150 millions par an) et fait par conséquent mille fois plus d’affaires, est loin d’être mille fois plus élevé, ce qui ferait 8 ou 10 millions ; il est évalué à 1 million de fr. seulement, c’est-à-dire l’équivalent de deux journées de vente.

3° Économie d’agents naturels.

Une puissante machine à vapeur consomme relativement beaucoup moins de charbon qu’une plus faible : la différence peut aller du simple au décuple[2]. L’éclairage électrique est plus économique que l’éclairage au gaz seulement quand on l’emploie pour éclairer de vastes espaces, mais sur une petite échelle il est plus onéreux.

4° Économie de capitaux.

Voici un grand magasin qui fait 100 fois plus d’affaires qu’un petit : il n’a nullement besoin d’avoir 100 fois plus de marchandises en magasin : il lui suffit d’en avoir 10 fois plus et de les renouveler 10 fois dans l’année. Il pourra donc obtenir un résultat centuple avec un capital simplement décuplé. Et le consommateur s’en trouvera mieux, les marchandises étant plus fraîches et plus à la mode, précisément par suite de leur renouvellement incessant.

De plus, quand on peut acheter sur une grande échelle, on achète à bien meilleur compte. Le grand magasin ou la grande usine qui s’approvisionnent par grandes masses réalisent donc de ce chef aussi une économie notable sur les capitaux qu’ils mettent en œuvre[3].

  1. La Compagnie des mines d’Anzin, les forges du Creuzot, emploient chacune de 10 à 15.000 ouvriers : l’usine Krupp, à Essen en Prusse, près de 30.000. Telle grande compagnie de chemin de fer, comme celle de Paris-Lyon-Mediterranée, compte 60.000 employés.
  2. Une force égale à celle de 1 cheval-vapeur coûte par heure 0 fr. 40 quand elle est produite par une machine, de 5 chevaux, 0 fr. 27 quand la machine est de 10 chevaux, 0 fr. 10 1/2 quand elle est de 50 à 100 chevaux, et 5 centimes seulement pour les plus puissantes. (Achard, Une distribution municipale de force motrice, Revue d’Économie politique, septembre 1890).
  3. En somme et pour toutes ces causes réunies, on a fait le compte que les frais généraux d’un magasin de nouveautés ordinaire sont de 40 %, tandis que ceux d’un magasin comme le Bon Marché sont de 14 %, ce qui revient à dire que les mêmes marchandises qui peuvent être vendues 114 francs par le Bon Marché ne peuvent l’être au-dessous de 140 francs par un petit magasin.