Principes d’économie politique/II-2-IV

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IV

LES CRISES.

L’organisation automatique de la production, telle que nous venons de l’exposer, fondée uniquement sur la concurrence est très instable. Elle est donc sujette à se déranger et même très fréquemment. Toutes les fois qu’une rupture d’équilibre se produit, on dit qu’il y a crise.

Les crises sont donc véritablement les maladies de l’organisme économique ; elles présentent des caractères aussi variés que les innombrables maladies qui affligent les hommes. Les unes ont un caractère périodique, les autres sont absolument irrégulières. Les unes sont courtes et violentes comme des accès de fièvres ; les autres sont lentes « comme des anémies », dit M. de Laveleye. Les unes sont localisées à un pays déterminé ; les autres sont épidémiques et font le tour du monde.

Quelques économistes se sont efforcés de construire une théorie générale des crises, en décrivant les lois qui les régissent[1]. Cette tentative est prématurée. On peut cependant retrouver en elles certains caractères communs et les rattacher à une même cause générale, celle que nous venons d’indiquer : — à savoir une rupture d’équilibre qui vient à se produire trop brusquement, soit dans la production d’un grand nombre de marchandises à la fois, soit dans la production d’une seule richesse d’une importance particulière, telle que le blé, les capitaux, la monnaie métallique ou les titres de crédit. Remarquez que dans chacun de ces cas, que nous allons passer en revue, la rupture d’équilibre peut se manifester soit sous forme d’un encombrement, soit sous forme d’un déficit. Il semblerait que la seconde forme dût être de beaucoup la plus redoutable et cependant, comme nous allons le voir, c’est au contraire la première qui est la plus redoutée (sauf pourtant quand il s’agit de la monnaie).

1o Encombrement ou déficit des marchandises.

L’encombrement des marchandises (general glut, comme disent les Anglais) constitue une des formes les plus fréquentes des crises économiques et même on peut y voir une sorte de mal chronique, d’infirmité constitutionnelle de l’industrie moderne[2]. Le développement de la grande production, des inventions mécaniques et des moyens de transport, a permis à l’industrie de jeter sur le marché des masses énormes de produits, telles que la consommation ne suffit pas toujours à les absorber au fur et à mesure. Ce n’est pas assurément que les besoins ne soient grands et même indéfiniment extensibles, mais il ne suffit pas, pour écouler un article, de trouver des gens qui en aient envie, encore faut-il trouver des gens qui aient les moyens de l’acquérir. Or l’accroissement du revenu de la masse de la population n’a pas marché en général d’un pas aussi rapide que l’accroissement de la production manufacturière. De plus, la plupart des pays aujourd’hui s’efforcent de fermer leurs marchés aux produits étrangers, tout en s’efforçant de faire pénétrer leurs propres produits sur le territoire étranger, et dès lors, ces produits, refoulés de part et d’autre, s’accumulent comme dans des réservoirs sans issue.

Pour parvenir à écouler leurs produits et à les faire absorber par la consommation, les producteurs sont donc obligés d’abaisser leur prix et de réduire leurs frais de production cette dépréciation générale a pour conséquences inévitables la baisse des profits et les faillites pour les fabricants, la baisse des salaires et les chômages pour les ouvriers.

Sous la forme inverse du déficit, la crise peut être aussi redoutable dans certains cas. Il suffit de se rappeler les désastres causés par la disette du coton, cotton famine, à la suite de la guerre de sécession des États-Unis. Le déficit dans la récolte des céréales peut amener des famines terribles dans les pays pauvres, tels que l’Inde ou l’Algérie : et même dans les pays riches, tels que ceux d’Europe, pour peu que le déficit soit important, il provoque toujours une certaine crise.

Il peut même arriver, quoique ceci paraisse très paradoxal, que cette crise par insuffisance de production produise indirectement les mêmes effets que la crise par excès de production, à savoir un engorgement général sur le marché et une dépréciation des marchandises ! Il suffit de remarquer que l’insuffisance dans la récolte du blé, par exemple, entraîne une hausse dans le prix du blé ; que par suite tous les consommateurs de blé dont les ressources sont limitées, c’est-à-dire l’immense majorité des hommes, sont obligés de restreindre leurs dépenses sur tous les autres articles de leurs budgets ; que dès lors une masse d’objets n’étant plus demandée ne pourra plus s’écouler ou ne le pourra qu’avec perte. C’est ainsi que les disettes dans l’Inde se répercutent généralement par une crise pour les manufactures anglaises.

Engorgement ou disette de capitaux.

Les capitaux aussi sont une sorte de marchandises pour lesquelles une production exagérée peut présenter certains dangers. Sans doute on ne saurait avoir trop de capitaux, de même qu’on ne saurait avoir trop de marchandises mais de même qu’à un moment donné on peut avoir trop de marchandises pour pouvoir les consommer, de même aussi, à un moment donné, on peut avoir trop de capitaux pour pouvoir les employer utilement. Dans un pays déjà vieux où l’épargne toujours active fait la boule de neige, et qui, à raison même de ce fait qu’il a été déjà exploité depuis de longs siècles, ne peut plus ouvrir aux épargnes nouvelles un champ indéfini, les capitaux finissent par s’accumuler en grandes masses. Naturellement, par suite de l’abondance des capitaux, l’intérêt baisse[3] ; on s’ingénie alors pour trouver des place ments plus productifs : on fonde soit à l’étranger, soit dans le pays même, des entreprises nouvelles, singulières, souvent folles, et le tout finit par ce qu’on appelle aujourd’hui, dans la langue des gens de Bourse, un Krach ; quelques-uns sont restés tristement célèbres dans notre histoire financière, notamment celui de Vienne en 1873 et celui de Paris en 1882.

Il se peut aussi, en sens inverse, que les capitaux viennent à faire défaut, par exemple justement à la suite d’un krach comme ceux dont nous venons de parler, ou à la suite d’une guerre qui en aurait englouti des quantités considérables. En ce cas, il y aura encore crise, celle-ci caractérisée par des symptômes opposés, par la hausse du taux de l’intérêt et de l’escompte, par la difficulté de se procurer de l’argent, etc.

il est possible enfin que la proportion normale qui doit exister entre les capitaux fixes et les capitaux circulants n’ait pas été réalisée, et que les capitaux circulants se trouvent en quantité insuffisante relativement aux capitaux fixes. C’est ce qui est arrivé dans certains pays qui ont eu l’imprudence de consacrer toute leur épargne à construire des chemins de fer et à qui il n’est plus resté le sou pour alimenter leur industrie et pour fournir un trafic à ces mêmes chemins de fer qu’ils avaient créés (Comp. p. 160).

Surabondance ou disette monétaire

La surabondance peut-elle ici, comme dans les autres cas, déterminer une crise ? Assurément jamais le public ne consentira à voir une crise dans le fait d’avoir trop d’argent. Cependant il est incontestable qu’ici aussi il y a une certaine proportion entre la quantité de monnaie qui doit circuler dans un pays et les besoins de ce pays, et que si cette quantité venait à être brusquement accrue, il en résumerait une crise qui se manifesterait par une hausse générale des prix et aurait des conséquences très fâcheuses pour tous les consommateurs, particulièrement pour les créanciers et rentiers.

On peut dire, il est vrai, que quand il s’agit de monnaie métallique et surtout d’or, il est très aisé, pour un pays d’écouler son trop plein de monnaie, et que même la force des choses se charge de l’en débarrasser. Mais tel n’est pas le cas quand cette monnaie se présente sous la forme de papier-monnaie ou même de billets de banque (Voy. pp. 271 et 355 les causes de cette crise et les moyens de la prévenir)

Quant à la diminution dans la quantité de monnaie, tout le monde y voit un danger et même on s’en effraye fort. Sans doute cet effroi tient en partie à certains préjugés sur le rôle de l’argent ; cependant nous avons constaté à diverses reprises (Voy. ci-dessus, p. 101) que ces craintes ne sont pas sans fondement[4]. Quand la balance du commerce a été longtemps défavorable à un pays et que ses réserves en numéraire ne sont pas très considérables, il arrive un moment où la monnaie n’est plus en quantité suffisante. En ce cas les encaisses des banques diminuent, le change devient défavorable, il faut élever le taux de l’escompte, et beaucoup de négociants, ne pouvant plus faire honneur a leurs engagements, font faillite. C’est ce qu’on appelle les crises monétaires. Ce sont les plus dangereuses en ce sens qu’elles paraissent avoir au plus haut degré le caractère épidémique, mais ce sont aussi celles qui ont été le mieux étudiées, dont on peut le mieux prévoir la venue et que, par suite, on peut le mieux conjurer (Voy. ci-après, p. 355, L’élévation du taux de l’escompte).

    Supposons que demain, par suite de l’encombrement des capitaux, le taux de l’intérêt dans les entreprises nouvelles tombe à 3 %. Alors le titre qui rapportait et qui rapporte toujours 50 fr. vaudra 1.666 fr., ainsi qu’il est facile de s’en assurer par une simple règle de trois. Il en résulte donc ce curieux contraste que tandis que les marchands se lamentent de l’encombrement des marchandises, les capitalistes se réjouissent de l’encombrement des capitaux. Mais cela n’est pas de durée, car ou bien quelque Krach imprévu vient faire dégringoler la valeur de leurs capitaux, ou bien la conversion, qui les guette, ne tarde pas à réduire leurs revenus (Voy. à la fin de ce volume, La dette publique). En fin de compte l’abondance des capitaux doit nécessairement diminuer le pouvoir des capitalistes.

  1. C’est ce qu’avait essayé de faire Stanley Jevons, qui en décrivait minutieusement les caractères et concluait qu’elles se reproduisaient périodiquement par cycles de dix ans. Depuis le commencement du siècle, il comptait, en effet, les neuf suivantes : 1815, 1827, 1836, 1839, 1847, 1857, 1866, 1873, 1878. Cette périodicité décennale se rattachait d’ailleurs, d’après Jevons, à une périodicité analogue dans les mauvaises récoltes, qui avait elle-même pour cause une périodicité décennale dans les taches du soleil En sorte que dans ce brillant tableau, la question des crises, de leurs causes et de leur développement, se ramenait à un problème d’astronomie.
    Si Jevons, mort prématurément en 1882, avait vécu quelques années de plus, il aurait vu lui-même les faits démentir son système, car, à vrai dire depuis 1873, c’est-à-dire depuis vingt-cinq ans, la crise dure. Aussi l’appelle-t-on plutôt « la dépression » des prix. D’ailleurs comme les crises sont grandes ou petites, générales ou locales il est facile d’en compter peu ou beaucoup et de choisir les dates à son gré.
    Voy. aussi de Laveleye, Le marché monétaire et ses crises ; et Juglard, Des crises commerciales et de leur retour périodique.
  2. L’école collectiviste attache une importance énorme à cette forme de crise qui, d’après elle, constitue, non une crise à proprement parler, mais une conséquence fatale du régime capitaliste actuel et qui, cause en même temps qu’effet, doit entraîner la ruine complète de l’organisation industrielle moderne.
  3. Il y a toutefois cette différence entre les marchandises et les capitaux que tandis que tandis que l’encombrement déprécie les marchandises et ruine les producteurs, au contraire l’encombrement des capitaux fait hausser la valeur des capitaux et enrichit momentanément les capitalistes. Il est facile de s’expliquer ce résultat, singulier au premier abord. La baisse du taux de l’intérêt change le taux de capitalisation pour l’avenir, mais les capitaux déjà placés en profitent nécessairement. Supposons que le taux de l’intérêt soit aujourd’hui à 5 % ; un titre de rente qui rapporte 50 fr. vaut donc 1.000 fr.
  4. M. de Laveleye voit même dans ce fait la seule cause essentielle de toutes les crises. Voy. l’ouvrage déjà cité, pp. 105, 117, 128. Beaucoup d’économistes pensent que la crise actuelle, c’est-à-dire la dépression des prix qui se prolonge depuis plus de quinze ans, a pour cause une raréfaction du métal or. Voyez cette question discutée dans le livre de M. Hector Denis, La dépression des prix.