Principes d’économie politique/II-2-IV-q-II

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II

COMMENT LES PAYS BI-MÉTALLISTES SE TROUVENT EN FAIT N’AVOIR QU’UNE SEULE MONNAIE.

Tout système bi-métalliste présente, comme nous venons de le voir, cet inconvénient grave qu’il ne réussit guère à maintenir, pour chacune des deux monnaies à la fois, cette équivalence entre la valeur intrinsèque et la valeur légale qui doit être le caractère de toute bonne monnaie. Sans cesse, suivant les variations de valeur des deux métaux, l’une des deux se trouvera trop forte ou trop faible.

On pourrait penser, peut-être, que cet inconvénient est plus théorique que pratique : « Qu’importe, dira-t-on, que nos pièces d’or ou d’argent aient une valeur légale un peu supérieure ou un peu inférieure à leur valeur réelle ? Personne n’y fait attention et en tous cas personne n’en souffre ».

C’est une erreur il y a dans cette situation un inconvénient pratique, plus que cela, un véritable péril, et voici lequel : la monnaie qui est la plus faible des deux expulsera peu à peu de la circulation la monnaie forte, en sorte que tout pays qui est soi-disant au régime du double étalon, se trouve en fait dans cette singulière situation qu’il ne conserve jamais dans sa circulation qu’une seule des deux monnaies et justement la plus mauvaise. Un mouvement de flux et de reflux périodique emporte le métal qui est en hausse et ramène le métal qui est en baisse.

C’est l’application pure et simple de la loi de Gresham que nous avons déjà étudiée, mais l’histoire de notre système monétaire depuis quarante ans en offre une merveilleuse démonstration.

Quand, sous le second Empire, l’or se trouva en baisse par suite des circonstances que nous avons indiquées dans le chapitre précédent, notre monnaie d’argent commença à disparaître et à être remplacée par la monnaie d’or, par ces beaux « napoléons », monnaie à laquelle on était encore peu habitué, que l’on admirait fort et dans laquelle les courtisans saluaient la richesse et l’éclat du nouveau règne, mais qui, en réalité, n’était si abondante que parce qu’elle était faite avec un métal déprécié. Et ce phénomène de la transmutation des métaux s’explique très aisément.

Le banquier de Londres qui voulait se procurer de l’argent pour l’envoyer aux Indes, cherchait naturellement à l’acheter là où il pouvait le trouver à meilleur compte. À Londres, avec 1 kil. or, il n’aurait guère pu se procurer que 15 kil. argent. Mais en envoyant son kil. or à la Monnaie de Paris, il pouvait faire frapper 3.100 francs or, et échanger ensuite ces 3.100 fr. or contre 3.100 francs d’argent qui pèsent tout juste 3.100 x 5 gr. = 15 kil. 1/2. Avec son kil. or, il avait donc réussi en définitive à se procurer 15 1/2 kil. argent[1].

Il est facile de voir que, grâce à ce commerce, une certaine quantité de monnaie d’argent était sortie de France et qu’elle avait été remplacée par une quantité égale de monnaie d’or. C’est justement le jeu de la loi de Gresham : la monnaie forte est remplacée par la monnaie faible. C’est par pleines cargaisons que l’on emportait aux Indes les pièces d’argent de France. On les achetait à leur poids d’argent pour les vendre aux hôtels des monnaies de Bombay et de Madras et les convertir en roupies. Durant cette période, ces hôtels transformèrent en monnaie indienne plus de deux milliards de nos pièces françaises.

On ne tarda pas à souffrir d’une véritable disette de monnaie d’argent. Pour arrêter sa fuite, on n’aurait pas manqué, au temps jadis, de recourir à des mesures prohibitives et peut-être à des pénalités contre les gens qui exportaient la monnaie d’argent. La science économique, en indiquant la cause du mal, permettait d’apporter un remède bien plus efficace. La monnaie d’argent disparaissait parce qu’elle était trop forte ; il suffisait donc de l’affaiblir en diminuant son poids ou simplement sa proportion de métal fin, et on pouvait être certain qu’on lui aurait coupé les ailes : elle ne bougerait plus. C’est ce que firent d’un commun accord la France, l’Italie, la Belgique, la Suisse, par la convention du 23 décembre 1865. Le titre de toutes les pièces d’argent, hormis des pièces de 5 francs, fut abaissé de 900/1.000 à 835/1.000, ce qui leur enlevait un peu plus de 7 % de leur valeur. Toutes ces pièces devinrent donc, et sont restées depuis, de la monnaie de billon, et, suivant les principes invariables en cette matière, elles ont perdu depuis ce jour leur caractère de monnaie légale et n’ont plus été reçues que comme monnaie d’appoint[2]. Pourquoi lit-on exception pour la pièce de cinq francs ? Il n’y avait aucune bonne raison pour cela, mais ce fut la France qui l’exigea. Billonner toutes les pièces d’argent, c’eût été abandonner complètement la monnaie d’argent comme monnaie légale, c’eût été devenir franchement mono-métalliste or, comme l’Angleterre, et cette révolution dans notre système monétaire enraya le gouvernement français. On maintint donc la pièce de cinq francs avec son poids et son titre et son caractère de monnaie légale. Naturellement elle continua à fuir, mais on pouvait plus aisément se passer d’elle que de la monnaie divisionnaire : au besoin, on pouvait la remplacer par la pièce de cinq francs d’or.

À partir de 1871, nous avons vu qu’une révolution inverse s’était accomplie dans la valeur respective des deux métaux, et que l’appareil monétaire français s’était trouvé de nouveau désaccordé, mais cette fois en sens inverse. Ce fut la monnaie d’or qui se trouva trop forte et qui, par conséquent, commença à émigrer. Ce fut la monnaie d’argent qui se trouva trop faible et qui commença à pulluler.

Les mêmes opérations que nous avons expliquées tout à l’heure recommencèrent, mais en sens inverse. Recommençons l’explication, pour éviter toute obscurité sur ce point essentiel.

Un banquier à Paris se procurait 3.100 francs d’or, en pièces de vingt francs ou de dix francs, il n’importe. Cela fait tout juste un kil. d’or. Il les mettait dans un sac et les expédiait à Londres. Sur le marché des métaux précieux, à Londres, avec 1 kil. or, on pouvait avoir jusqu’à 20 kil. arg. Il achetait donc 20 kil. argent, se les faisait réexpédier à Paris et les faisait monnayer à l’Hôtel des Monnaies. Comme avec 1 kil. argent, la Monnaie devait frapper 40 pièces de 5 francs (c’est-à-dire 200 francs), elle délivrait à notre banquier 20 x 200 = 4.000 francs, en pièces de cinq francs. Bénéfice brut 900 francs. Déduisez les frais de transport, de monnayage, etc., et aussi la prime nécessaire pour se procurer les pièces d’or, à mesure qu’elles devenaient rares, l’opération n’en était pas moins très lucrative. Et il est clair que pour la France l’opération se traduisait par une diminution de la monnaie d’or et une augmentation de la monnaie d’argent. Répétée indéfiniment, cette opération devait avoir pour résultat inévitable de substituer complètement dans la circulation la monnaie d’argent à la monnaie d’or.

Il fallut donc que les puissances qui avaient formé l’Union Latine (la Grèce depuis s’y était adjointe) se concertassent pour remédier à ce nouveau danger. De même qu’en 1865 elles avaient arrêté la fuite de la monnaie d’argent en affaiblissant son titre, de même elles auraient pu arrêter la fuite de la monnaie d’or en affaiblissant son titre ou en diminuant son poids. Mais ces refontes incessantes portant tantôt sur une monnaie, tantôt sur l’autre, auraient fini par désorganiser tout le système monétaire. On préféra recourir à un procédé plus simple. La convention du 5 novembre 1878 a suspendu la frappe de la monnaie d’argent[3]. Dès lors l’opération que nous venons de décrire est devenue impossible. Il n’y a plus de profit à acheter des lingots d’argent à l’étranger, puisqu’on ne peut plus les convertir en monnaie[4].

Aussi bien cette mesure réussit pleinement à conserver à la France son beau stock métallique or, qui n’avait pas encore été sensiblement entamé. Mais, comme on peut bien le penser, cette convention qui fermait au métal argent un marché de près de 80 millions d’hommes et restreignait d’autant ses débouchés, eut pour effet de précipiter encore la dépréciation du métal argent, c’est-à-dire d’aggraver le mal[5]. C’est alors qu’on vit le métal argent, qui jusqu’alors n’avait guère perdu que 10 à 12 %, tomber de chute en chute jusqu’au-dessous de 90 francs le kil. (septembre 1897) au lieu de 200 francs qui est le prix légal, ce qui correspond au rapport de 1 à 34 entre la valeur des deux métaux !

À cette heure encore, la frappe de la monnaie d’argent n’a pas été reprise, et nul ne sait si on la reprendra jamais. Dès lors on peut dire que quoique les pays de l’Union Latine soient encore légalement sous le régime bi-métallique, en fait, ils sont à peu près devenus mono-métallistes or. De toutes leurs pièces d’argent, il n’en est plus qu’une seule qui soit encore monnaie légale, et celle-là justement on ne la frappe plus.

    varier le poids d’une seule des deux monnaies, en prenant l’autre, toujours la même, pour unité par exemple, en prenant pour unité le franc d’argent de 5 grammes, faire varier le poids des pièces d’or, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous du poids légal, suivant les variations de valeur du métal or. Mais, malgré cette simplification, ce ne serait guère plus pratique.
    On pourrait aussi, dans la même hypothèse, laissant le poids des pièces d’or invariable, effacer l’indication de la valeur légale qui y est gravée et laisser leur valeur osciller librement suivant les lois de l’offre et de la demande, comme varient dans certains pays, en Cochinchine par exemple, la valeur de la piastre. Les législateurs de germinal an XI qui, en organisant un système monétaire, avaient parfaitement prévu les difficultés qui pourraient en résulter, avaient précisément proposé ce système. Et quelques économistes aujourd’hui y voient la seule solution possible.
    Mais alors les pièces d’or ne seront plus, à vrai dire, des pièces monnaie ; elles ne seront plus que des lingots qui circuleront comme une marchandise quelconque. Il y aura un cours coté pour les pièces de 20 fr., comme pour les cotons ou le blé, et qui variera de même. Quelle complication dans les affaires, quels pièges tendus aux simples !

    faisait frapper à la Monnaie de Paris sous la forme de 3.100 francs or. Il gagnait donc 100 francs brut sur cette opération, soit un peu plus de 3 %, et déduction faite du prix de monnayage et de transport, l’opération était encore très lucrative.

  1. L’opération pouvait se faire encore d’une façon inverse. Un banquier de Paris réunissait 3.000 pièces de 1 franc argent qui pèsent tout juste 15 kil. (3.000x0,005=15). Il envoyait ces 15 kil. argent à Londres et obtenait en échange 1 kil. or, puisque telle était la valeur marchande de ces deux métaux. Il se faisait renvoyer de Londres son kil. or, et le
  2. Jusqu’à concurrence de 50 fr. entre particuliers et de 100 fr., mais en fait sans limitation, dans les caisses publiques. Il est juste en effet que l’État ne puisse refuser la monnaie qu’il émet lui-même.
  3. Du moins pour la pièce de 5 fr. la seule monnaie d’argent ayant cours légal. Car pour les petites pièces d’argent, chaque État s’est réservé le droit d’en frapper une certaine quantité déterminée par le chiffre de sa population. C’est ainsi que depuis lors la France a fait frapper pour 12 millions fr. — mais comme c’est l’État qui garde le bénéfice de la frappe (qui dans ce cas ne s’est pas élevé à moins de 6.650.000 fr.) la spéculation n’a rien à y gagner. — Par une convention de 1897, ces États ont décidé de transformer une certaine quantité d’écus de 5 fr. en petites pièces.
  4. Toutefois tout danger n’est peut-être pas absolument conjuré, car il faut prévoir la possibilité d’une fabrication clandestine de monnaie d’argent — non de fausse monnaie, mais de bonne monnaie ayant le poids et le titre légal — laquelle fabrication procurerait tout de même au contrefacteur l’énorme bénéfice de 100 % que l’État réalise aujourd’hui sur la frappe. Et on prétend, sans que le fait ait pu être constaté, que cette opération illicite s’effectue en effet.
  5. En 1893 le gouvernement anglais a porté un coup de plus à ce malheureux métal en lui fermant les Hôtels des Monnaies des Indes où jusqu’alors il avait pu encore être frappé librement.