Principes d’économie politique/II-2-IV-q-IV

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IV

SI LA VALEUR RESPECTIVE DES DEUX MÉTAUX NE POURRAIT PAS ÊTRE FIXÉE PAR UNE ENTENTE INTERNATIONALE ?

Les purs bi-métallistes ne veulent pas se contenter du système bâtard qui nous régit : ils veulent revenir au véritable système bi-métallique et prétendent qu’aucune des difficultés que l’on redoute ne se produirait si ce système était consacré par un accord international de tous les grands pays sur le pied de 15 1/2 ou d’un autre rapport à déterminer.

C’est cette affirmation qui paraît particulièrement choquante aux économistes de l’école classique. Il ne saurait dépendre, disent-ils, de la volonté d’un gouvernement, ni même de tous les gouvernements réunis, de fixer la valeur respective de l’or et de l’argent, ne varietur, pas plus que la valeur respective des bœufs et des moutons ou celle du blé et de l’avoine. La valeur des choses est fixée uniquement par la loi de l’offre et de la demande et échappe complètement à la réglementation du législateur : celle des métaux précieux ne fait pas exception à la règle.

Ce raisonnement de l’école classique nous paraît trop absolu. L’or et l’argent ne sont point des marchandises qui puissent être assimilées aux bœufs ni aux moutons ni à toute autre marchandise, et voici pourquoi : c’est que leur utilité est justement de servir à fabriquer la monnaie. Par conséquent, quand on parle de la demande des métaux précieux, il faut entendre par là presque exclusivement la demande qu’en font une douzaine de grands États pour leurs Hôtels des Monnaies. Or il n’y a rien d’absurde à penser que si cette douzaine d’acheteurs s’entendaient pour fixer les prix respectifs des deux métaux, ils ne pussent en effet y réussir. S’ils déclarent qu’ils achèteront tous le kil. or sur le pied de 3.100 fr., et le kil. argent sur le pied de 200 fr., il est fort probable qu’ils feront la loi au marché. On dit qu’il serait absurde de décréter qu’un bœuf vaudra toujours dix moutons ou qu’un hectolitre de blé vaudra toujours deux hectolitres d’avoine ! Oui sans doute, parce que le marché de ces marchandises est immense et que chacun de nous par ses achats personnels contribue à en régler les cours. Mais s’il n’y avait de par le monde qu’une douzaine de personnes qui fissent usage de bœuf ou de mouton, il est très vraisemblable qu’il dépendrait d’elles, en se coalisant, d’en fixer les prix sur le pied de 1 à 10 ou sur tout autre pied qu’il leur plairait. Un pareil résultat a été obtenu très souvent, et malgré des conditions bien moins favorables, dans les spéculations commerciales formées par de grands commerçants coalisés, sous le nom de Cartels ou Trusts[1].

Sans doute, il ne faut pas pousser cette conclusion à l’absurde. Il va sans dire qu’il ne serait pas au pouvoir des gouvernements, fussent-ils unanimes, de décréter que le rapport entre l’or et l’argent sera désormais sur pied d’égalité, ou mieux encore, que le rapport sera renversé et que désormais 1 kil. d’argent vaudra 15 kil. 1/2 or ! Pourquoi une telle déclaration serait-elle lettre morte ? Parce que l’emploi industriel des métaux précieux, bien que de moindre importance que l’emploi monétaire, ne saurait cependant être négligé et il serait suffisant pour empêcher la fixation d’un rapport aussi extravagant que celui que nous venons d’indiquer. Tous les gouvernements du monde auraient beau décréter que l’argent vaudra autant que l’or, jamais hommes et femmes ne paieront pour une montre ou pour une bague d’argent le même prix que pour une montre ou pour une bague d’or[2].

Mais dans des limites raisonnables, nous n’hésitons pas à croire qu’un accord international serait efficace pour fixer la valeur respective des deux métaux et pour supprimer par conséquent le principal inconvénient du système bi-métalliste, à savoir la fuite de l’une des deux monnaies. Où fuirait-elle, puisque par tout pays elle serait soumise à la même loi ?

Maintenant cet accord international est-il possible en fait ? Ceci est une autre question. Il ne le semble pas, car chaque pays met un point d’honneur à adopter l’étalon d’or, ceux qui ont fixé un rapport entre les deux métaux ont établi les rapports les plus différents (Autriche 1 à 18,22, Russie 1 à 23, 25, Japon 1 à 32 1/3, etc.), et au moment où nous écrirons ces lignes le gouvernement anglais vient de décliner les propositions des États-Unis et de la France non seulement pour élargir l’emploi de la monnaie d’argent en ce qui le concerne, mais même pour en reprendre la frappe libre dans l’Inde.

  1. On peut citer d’ailleurs maintes preuves de cette influence exercée par le législateur sur le cours des métaux précieux : — par exemple la stabilité du rapport entre la valeur des deux métaux qui s est prolongée près de trois quarts de siècle grâce à la loi française ; — et en sens inverse la baisse de l’argent produite par la démonétisation de l’Allemagne, aggravée plus tard par la convention qui a supprimé la frappe de ce métal dans l’Union Latine et précipitée récemment par la suppression de la frappe dans l’Inde anglaise (Voyez les nombreuses brochures de Cernuschi sur cette question).
  2. Ajoutons que si, dans une telle hypothèse, ou parvenait à maintenir la valeur de l’or au même niveau que celle de l’argent, comme les frais de production de l’or sont beaucoup plus considérables que ceux de l’argent, il en résulterait que la production argentifère déborderait, tandis que les mines d’or ne tarderaient pas à être abandonnées parce qu’elles ne donneraient plus de bénéfices, et une semblable mesure aurait finalement pour résultat de supprimer la production de l’or dans un délai plus ou moins éloigné. De même que si l’on décrétait qu’un bœuf ne vaudra pas plus qu’un mouton et qu’on réussit à imposer cette base d’évaluation, on peut tenir pour certain que partout l’on renoncerait à l’élevage des bœufs pour celui des moutons et qu’au bout d’un certain temps la race bovine aurait disparu.