Principes d’économie politique/II-2-V-III

La bibliothèque libre.

III

DES DANGERS QUI RÉSULTENT DE L’EMPLOI DU PAPIER-MONNAIE ET DES MOYENS DE LE PRÉVENU.

Les avantages que peut procurer la monnaie de papier, soit à un pays, soit à un gouvernement, sont donc réels, mais il se peut qu’ils, soient payés bien cher, plus cher peut-être qu’ils ne valent. Et on a même pu dire que le papier-monnaie est le plus grand fléau des nations : il est au moral ce que la peste est au physique[1] ».

Toutefois il est bon de remarquer que ces fâcheux effets sont dus plutôt à l’imprudence des gouvernements qu’a la nature même du papier-monnaie[2]. Ils ne se manifestent en effet que lorsque le gouvernement a voulu franchir la limite que nous avons déjà marquée et émettre de la monnaie de papier en quantité supérieure aux-besoins (ces besoins sont eux-mêmes très suffisamment mesurés par la quantité de monnaie

métallique habituellement en circulation). Malheureusement la tentation est grande, pour un gouvernement obéré, de franchir ce cercle fatal : beaucoup l’ont fait et ceux-là ont fini par la banqueroute[3].

Toutefois on peut dire que, dans l’état actuel de la science économique, un gouvernement qui franchit la limite est vraiment inexcusable. Il y a en effet des signes certains, familiers à l’économiste et au financier, qui permettent de reconnaître le danger, même à distance, et qui donnent des indications plus sûres que celles que le plomb de sonde ou les amers peuvent donner au pilote.

1° Le premier, c’est la prime de l’or. Du jour où le papier-monnaie a été émis en quantité exagérée relativement aux besoins, il commence à se déprécier suivant la loi constante des valeurs, et le premier effet de cette dépréciation, le premier signe qui la revête, alors qu’elle n’apparaît point encore aux yeux du public, c’est que la monnaie métallique fait prime. La monnaie métallique n’est point englobée, en effet, dans cette dépréciation commençante de l’instrument monétaire pourquoi le serait-elle, puisque l’or et l’argent ont conservé partout leur ancienne valeur ? Les banquiers et les changeurs commencent à la rechercher pour l’envoyer à l’étranger sous forme de lingots et ils paient une petite prime pour se la procurer. Voici alors pour les financiers le moment d’ouvrir l’œil !

2° Le second c’est la hausse du change. Les créances payables sur l’étranger, c’est-à-dire les lettres de change, donnent lieu, dans toutes les places commerciales du monde, à un grand mouvement d’affaires. Elles ont un cours coté, comme toute autre marchandise, qui est justement ce qu’on appelle le cours du change. Or, ces créances sur l’étranger sont toujours payables en or ou en argent, le plus souvent en or, puisque c’est la monnaie internationale. Si donc la France était au régime du papier-monnaie et que ce papier fut déprécié, on verrait aussitôt les créances sur l’étranger, sur Londres par exemple, hausser de prix comme l’or lui-même, puisqu’en effet elles valent de l’or — et quand la pièce d’or ferait prime de 2 % et se vendrait 20 fr. 40, la lettre de change de 25 francs sur Londres ferait une prime égale et se vendrait 25 fr. 50 (Voy. ci-après Du change).

3° Le troisième, c’est la fuite de la monnaie métallique. Si faible que soit la dépréciation de la monnaie de papier, si cette dépréciation n’est pas immédiatement conjurée par le retrait du papier en excès et si on la laisse se prolonger et s’aggraver on verra bientôt disparaître toute la monnaie métallique. Ce phénomène est tout à fait caractéristique il se manifeste dans tous les pays où l’on a abusé du régime du papier-monnaie, en Russie, dans toute l’Amérique du Sud (pays de mines d’or ou d’argent cependant !) Nous l’avons expliqué en détail à propos de la loi de Gresham : nous n’y revenons pas (Voy. p. 239).

4° Le quatrième, c’est la hausse des prix. Il n’apparaît que plus tard et indique que le mal est déjà grave et que la limite permise a été de beaucoup dépassée. Aussi longtemps, en effet, que la dépréciation du papier-monnaie est faible, par exemple de 2 ou 3 %, les prix ne s’en ressentent guère (excepté le prix des lingots d’or ou d’argent). Le marchand en détail ou même en gros ne majorera pas le prix de ses marchandises d’une si petite différence, et le ferait-il que le public ne s’en inquiéterait pas. Mais du jour où la dépréciation de la monnaie de papier atteint 10, 12 ou 15 %, alors tous les marchands et producteurs haussent leurs prix proportionnellement[4]. Le mal qui jusqu’alors était pour ainsi dire à l’état latent, fait éruption au dehors et se révèle au grand jour.

5o  Enfin il faut remarquer que les anciens prix ne changent pas pour les personnes qui peuvent payer en monnaie métallique, si toutefois il en reste encore : celle-ci en effet n’a rien perdu de sa valeur, bien au contraire. On assiste donc à un curieux spectacle, celui du dédoublement des prix ; chaque marchandise se trouve avoir désormais deux prix, l’un payable en monnaie métallique, l’autre payable en monnaie de papier, et la différence entre les deux mesure précisément la dépréciation de celle-ci.

Sitôt donc qu’un gouvernement constate les signes précurseurs, à savoir la prime de l’or ou la hausse du change[5], son premier devoir est de s’interdire absolument toute émission nouvelle de papier-monnaie : il a atteint en effet la limite à laquelle il faut s’arrêter. S’il a eu le malheur de la franchir et s’il voit se manifester en conséquence les redoutables symptômes de la hausse et du dédoublement des prix, il doit faire machine en arrière et détruire tout le papier-monnaie au fur et à mesure qu’il rentre dans ses caisses, jusqu’à ce qu’il l’ait ramené à de justes proportions. Mais ce remède héroïque, qui a pour conséquence la suppression partielle des revenus de l’État, n’est pas à la portée de tous les gouvernements. La condition sine qua non pour qu’ils puissent l’employer, c’est qu’ils soient en mesure de se passer d’une partie de leurs revenus, c’est-à-dire qu’ils trouvent des excédents dans leurs budgets.

    hausse, et ils s’y habituent si bien qu’on les voit même s’attacher au régime du papier-monnaie et s’opposer à son abolition qui aurait pour résultat de rétablir les anciens prix. Quand les États-Unis étaient au régime du papier-monnaie, il y avait tout un parti, désigné sous le nom assez significatif d’inflationists, qui a fait tous les efforts possibles pour le maintenir ; et le même parti revit aujourd’hui dans la République Argentine. Pour l’explication de ce fait, voy. p. 102.

    qu’elle se cachât. L’émission de ces billets, en reconstituant l’instrument des échanges, fut donc un bienfait pour tous même la quantité émise resta au-dessous des besoins, puisque plusieurs banques privées durent se syndiquer pour émettre de petits billets au-dessous de cinq francs que le public réclamait.

  1. Circulaire du 25 octobre 1810 de M. de Montalivet, parlant au nom de Napoléon Ier.
  2. L’expérience a démontré que lorsque l’émission de la monnaie de papier est confiée à des banques au lieu d’être faite directement par le gouvernement, elle s’opère en général avec beaucoup plus de mesure et présente beaucoup moins de dangers — parce que les banquiers sont plus vigilants pour défendre leurs intérêts ou du moins ceux de leurs actionnaires que ne l’est le Trésor, hélas ! pour défendre les intérêts du public. Aussi la plupart des gouvernements ont-ils recours aujourd’hui ace procédé. (Voy. au chapitre du Crédit De la différence entre le billet de banque et le papier-monnaie.)
  3. Tout le monde connaît la lamentable histoire des assignats qui furent émis par la Convention et le Directoire jusqu’au chiffre extravagant de 43 milliards, c’est-à-dire vingt fois plus probablement que la quantité de numéraire existant à cette époque. Alors même que cette émission se serait faite en bonnes pièces d’or et d’argent, elle n’en aurait pas moins entraîné une dépréciation considérable de la monnaie métallique, puisque celle-ci se serait trouvée vingt fois supérieure aux besoins. On peut penser dès lors quelle dut être la dépréciation d’une simple monnaie de papier. L’assignat de 100 fr. finit par tomber en février 1796 à 7 sous et on vit une paire de bottes se vendre 4.000 fr.
  4. Les commerçants et les producteurs ne sont pas fâchés de cette
  5. Quand, après la guerre de 1870, la France était sous le régime de la monnaie de papier et que tout son or passait en Allemagne pour payer l’indemnité de guerre, l’or fit prime un moment de 2 1/2 % (0 fr. 50 pour une pièce d’or de 20 fr. C’était peu, mais ce fut assez pour donner l’éveil au gouvernement, et le danger fut conjuré.