Principes d’économie politique/II-2-VI-q-II

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II

DE LA THÈSE PROTECTIONNISTE.


Il n’est pas de question en économie politique qui ait soulevé plus d’agitations, fait écrire plus de volumes et peut-être même fait tirer plus de coups de canons, que celle du commerce international.

Et pourquoi cela ? Le commerce de pays à pays n’est-il pas de tous points semblable au commerce de particulier à particulier ? N’est-il pas, tout comme celui-ci, une forme ordinaire et normale de l’échange, et, dès lors, à quoi bon une théorie spéciale pour le commerce international ? Si l’échange en lui-même est un bien, pourquoi deviendrait-il dangereux par le fait de cette circonstance toute extrinsèque que les deux coéchangistes se trouvent séparés par un poteau de frontière ?

Tel est en effet le point de vue de l’économie politique classique. Elle n’admet pas et ne comprend pas que le commerce international puisse être réglé par d’autres principes qu’un commerce quelconque. Pour elle, cette célèbre question n’en est pas une elle doit être rayée de nos préoccupations. L’échange est une forme de la division du travail dont nous avons expliqué les merveilleux effets, et son utilité est absolument indépendante de la question de savoir si ceux qui échangent appartiennent à un même pays ou à des pays différents.

Mais l’opinion publique ne professe pas cette indifférence superbe. Elle ne conteste guère que le libre-échange ne soit le système qu’on dût préférer au point de vue théorique, ni même qu’il ne soit le plus conforme au bien général de l’humanité. Les protectionnistes ne se donnent même nullement comme ennemis du commerce international, et ils le prouvent en effet surabondamment par les efforts mêmes qu’ils font pour se le disputer, et par les sacrifices qu’ils consentent pour relier les divers pays du monde par des réseaux de voies ferrées ou par de grandes routes maritimes. Mais les peuples et ceux qui les gouvernent n’ont pas l’habitude de spéculer sur les intérêts généraux de l’espèce humaine, ils ne se préoccupent que des intérêts particuliers du pays où ils vivent et on ne saurait leur en faire un crime. Ils jugent, à tort ou à raison — c’est là toute la question — que le commerce international laissé à lui-même risque de ruiner l’industrie d’un pays, de restreindre ou même d’étouffer ses forces productives et de porter même indirectement atteinte à l’existence nationale. Ils considèrent le commerce international comme un état de guerre, une des formes de la lutte pour la vie entre nations. Or, de même que tout l’art de la guerre consiste à envahir et à occuper le territoire ennemi, sans laisser envahir ni occuper notre propre territoire, de même toute la tactique du commerce international doit consister, d’après eux, à envahir le territoire étranger par nos exportations, sans laisser pénétrer chez nous les importations étrangères. Il s’agit de constituer une industrie nationale assez vigoureuse pour être en mesure de repousser les produits des industries étrangères et même de lutter victorieusement contre ces industries étrangères sur leur propre terrain. Tel est le problème que le protectionnisme se pose depuis quelques siècles, et dont il poursuit la solution par toute une tactique très compliquée.

Voici le résumé de son argumentation qui peut se ramener à quatre chefs principaux :

1° Si le commerce international a pris de nos jours le caractère d’une lutte pour la vie, il doit produire les fâcheux effets qui sont inhérents à la concurrence même entre individus, à savoir l’écrasement des faibles. Ainsi les États-Unis, à raison de l’étendue de leurs exploitations agricoles, de la fertilité de certaines régions qui les dispense des engrais, du bas prix des terres, de la modicité des impôts, peuvent produire le blé dans des conditions beaucoup plus économiques que dans nos contrées d’Europe. Alors si l’importation du blé américain ne permet plus aux cultivateurs français de produire du blé que feront-ils ? Qu’ils fassent du vin, dira-t-on ! Mais l’Espagne et l’Italie, à raison de leur climat, peuvent produire des vins beaucoup plus alcooliques que les nôtres et, grâce au bas prix de leur main-d’œuvre, bien meilleur marché. Et même infériorité pour la soie vis-à-vis de la Chine, pour la laine vis-à-vis de l’Australie, pour la viande vis-à-vis de la République Argentine… Alors quoi ? Faudra-t-il donc que nos cultivateurs, qui représentent la moitié de la population française, abandonnent la terre pour refluer dans les villes ? En ce cas, quels dangers pour le pays n’entraînera pas un semblable déplacement, non seulement au point de vue économique, mais au point de vue de la santé publique, de la moralité, de la stabilité politique, de notre force militaire, de l’avenir du pays ! — Et qui nous assure que ces populations chassées des campagnes trouveront dans les villes un travail plus rémunérateur ? N’est-il pas possible d’ailleurs que l’industrie manufacturière succombe à son tour sous l’importation étrangère ? Si un pays a le malheur de se trouver inférieur à certains pays étrangers dans toutes les branches de la production, il sera successivement délogé de toutes ses positions, et il ne lui restera plus qu’une ressource : ce sera de transporter la population et les capitaux qui peuvent lui rester encore dans les pays mêmes qui lui font cette concurrence victorieuse[1], afin d’y bénéficier tout au moins des conditions qui leur assurent cette supériorité. Si la France ne peut plus soutenir la concurrence de l’Amérique, qu’elle émigre en Amérique ! Telle serait la conséquence logique d’un système qui ne voit dans le commerce international que le mode d’organisation le mieux fait pour tirer le meilleur parti possible de la terre et des hommes qui la peuplent, sans s’inquiéter de ce fait que ces hommes sont divisés par nations et que chacune de ces nations a la volonté et le droit de vivre.

On comprend à la rigueur, quand il ne s’agit que des individus, qu’un darwinien convaincu puisse les sacrifier en vue des intérêts généraux de l’espèce, mais on ne peut demander à un pays de se laisser immoler au nom des intérêts généraux de l’humanité. Ce serait d’autant plus absurde qu’il n’y a ici en jeu qu’une question de supériorité économique et commerciale : or un peuple a un autre rôle à jouer en ce monde que celui de simple producteur économique. Faut-il donc courir le risque que quelque Grèce nouvelle soit un jour éliminée d’entre les nations parce que son sol aride ne lui aura pas permis de produire à aussi bon marché que ses rivales ?

2° En admettant même qu’aucun pays ne succombât dans cette lutte et que chacun réussit à trouver une branche de production où il conserverait sa supériorité et où il ferait refluer toutes ses forces productives, serait-ce là un résultat désirable ? — L’école libre-échangiste l’affirme parce qu’elle ne voit là qu’une vaste application de la loi de la division du travail ; elle se plaît à considérer le monde comme un immense atelier où chaque peuple ne fera qu’une seule chose, celle qu’il est prédéterminé à faire le mieux, et où par conséquent se trouvera réalisée la meilleure utilisation possible des forces productives de notre planète et de l’humanité. La France ne fera que des vins fins, des chapeaux et des objets d’art, l’Angleterre des machines et des cotonnades, la Chine du thé, l’Australie de la laine, la Russie du blé, la Suisse des fromages ou des horloges et la Grèce des raisins secs !

Mais ici encore l’intérêt national est absolument sacrifié à un prétendu intérêt général qui n’est qu’une abstraction. Un semblable idéal, en admettant qu’il pût être réalisé, entraînerait la dégradation de tous les pays et, par voie de conséquence, du genre humain lui-même qui n’a pas d’existence propre en dehors des nations qui le constituent. Si, en effet, il a été reconnu que, même pour les individus, la spécialisation dans un même travail est funeste à leur développement physique, intellectuel et moral, que dire pour un peuple ! Un pays où tous les hommes feraient le même métier, ne serait plus qu’une masse amorphe, quelque chose de monstrueux, sans idées et sans vie. La biologie nous enseigne que le développement d’un être organisé et son rang sur l’échelle de la vie sont en raison de la variété et de la multiplicité de ses fonctions et de la différentiation des organes qui y pourvoient. Il en est exactement d’un peuple : s’il veut s’élever à une vie intense et riche, il doit s’efforcer de multiplier chez lui toutes les formes d’activité sociale, toutes les énergies, et veiller par conséquent à ce que la concurrence étrangère ne vienne pas les détruire l’une après l’autre.

3° L’importation des produits étrangers, quand elle n’a pas comme contre-partie une exportation correspondante, risque de ruiner le pays, d’abord en lui enlevant son numéraire et subsidiairement en le réduisant à la condition du débiteur. Le pays importateur paie avec son argent tant qu’il en a, et quand il n’en a plus, il en emprunte, le plus souvent au pays même qui lui vend : alors sa situation ne fait qu’empirer, parce que désormais au solde débiteur résultant déjà des importations vient s’ajouter le solde débiteur résultant des intérêts à payer. Il se trouve ainsi acculé progressivement à la banqueroute. Telle a été l’histoire, par exemple, du Portugal, de la Turquie, etc[2].

Il est vrai que l’économie politique enseigne que toute importation provoque tôt ou tard une exportation correspondante. Mais cette loi, en l’admettant même comme démontrée, ne suffit pas pour rassurer les protectionnistes. En effet il résulte de la démonstration que nous avons donnée (p. 289-90) que si toute importation détermine fatalement une exportation de retour, elle le fait par le moyen d’une hausse du change, d’un drainage du numéraire et d’une baisse générale des prix. Or, ce sont là autant de faits très fâcheux pour un pays. Ils s’aggravent singulièrement si le pays a recours à l’emprunt pour payer. Enfin ce n’est pas tout de poser en principe que le pays paiera en marchandises : si en échange d’objets de luxe il doit exporter le nécessaire, par exemple les richesses qui peuvent être employées comme capitaux ou celles qui peuvent servir à l’alimentation de sa population, il n’y a pas réciprocité de situation quand bien même il y aurait égalité de valeurs.

4° Enfin le protectionnisme fait valoir cet argument fiscal que les droits de douane sont le meilleur des impôts puisque c’est l’étranger qui les paie. Un pays ne doit donc pas hésiter à y recourir puisqu’il trouve l’avantage non seulement de protéger son industrie, mais de se procurer des ressources qui ne coûtent rien à sa population[3].

  1. C’est précisément le résultat que produisent à l’intérieur la concurrence et le commerce entre les différentes parties d’un même pays. Il se peut que la liberté et la facilité des communications entre le Cantal et Paris entraîne la population et la mort industrielle de cette province : mais ici, comme c’est une portion de la France qui gagne ce que l’autre perd, il n’y a pas lieu, au point de vue national, d’intervenir.
  2. C’est dans le même sens que le vieux Caton disait : Patrem familias vendacem, non emacem esse oportet (De Agricultura). La loi de Moïse dit (Deutéronome, XV, 6) : « Mets soigneusement en pratique le commandement que je te prescris aujourd’hui.. Tu prêteras à beaucoup de nations et tu n’emprunteras point : ainsi tu domineras sur beaucoup de nations et elles ne domineront point sur toi ». Il est vrai qu’il s’agit là du prêt et non de la vente ; mais cela revient au même, car le pays vendeur finit par devenir le pays créditeur.
  3. Jamais cet argument n’a été exprimé d’une façon plus naïve, on pourrait dire plus cynique, que par les Américains. On pourra en juger par cet extrait d’un discours déjà ancien d’un M. Lawrence, contrôleur du Trésor aux États-Unis : « Par notre tarif douanier, nous informerons le