Principes d’économie politique/III-I-I-VI

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VI

DE L’INÉGALITÉ DES RICHESSES.


L’inégalité des richesses a de tout temps suscité des plaintes amères. Mais on peut dire que cette inégalité est devenue chaque jour plus insupportable aux hommes, au fur et à mesure que toutes les autres inégalités qui les distinguaient tombaient l’une après l’autre. Nos lois ont réalisé l’égalité civile : le suffrage universel a conféré l’égalité politique : la diffusion croissante de l’instruction tend même à faire régner une sorte d’égalité intellectuelle : — mais l’inégalité des richesses demeure, et tandis qu’elle était autrefois comme dissimulée derrière des inégalités plus hautes encore, la voici, dans nos sociétés démocratiques, qui apparaît au premier plan et concentre sur elle toutes les colères. Et voila pourquoi le socialisme a grandi plus rapidement dans ce siècle que dans tous ceux qui l’ont précédé.

Et pourtant, s’il n’y avait d’autre vice dans la répartition actuelle des richesses qu’une certaine inégalité, le mal ne serait pas bien grand. À vrai dire même nous n’y verrions point de mal.

S’il est un fait qui ait au plus haut degré le caractère d’un phénomène naturel, c’est certes celui de l’inégalité. On sait que les sciences naturelles lui ont attribué de nos jours une portée immense. Elles ne nous autorisent pas à croire qu’on réussisse jamais à le faire disparaître et, en tout cas, elles ne nous conseillent pas de le tenter. Elles nous déclarent, au contraire, par l’organe de leurs représentants les plus autorisés, que l’inégalité est indispensable au développement de l’espèce humaine comme de toutes les espèces animales, qu’elle est la condition sine quâ non du progrès. En se renfermant même sur le terrain purement économique, on nous dit que l’inégalité des richesses est un excellent stimulant de la production, qu’elle tient tous les hommes en haleine, du bas en haut de l’échelle sociale, par la perspective d’une sorte d’avancement gradué, qu’elle seule peut donner à l’initiative individuelle toute sa portée en concentrant de puissants capitaux entre les mains des plus habiles, qu’elle seule enfin peut créer dans les travaux des hommes une variété féconde, grâce à la gamme infinie de besoins et de désirs qu’elle établit entre eux[1]. La sottise, l’envie, la petitesse d’esprit, souffrent seules de voir un homme à qui la fortune a souri.

Tout cela est vrai, mais ne résout pas la question, car il y a inégalité et inégalité. Il y a une inégalité bienfaisante qui stimule la marche des sociétés humaines et prépare l’avènement d’une vie plus haute pour tous. Il y a une inégalité funeste qui paralyse le développement du corps social en faisant vivre à ses dépens des classes parasites. Reste à savoir à laquelle de ces deux catégories il convient de rattacher les inégalités qui caractérisent nos sociétés modernes.

Pour produire les effets salutaires qu’on en attend, les inégalités de fortune doivent avoir trois caractères : elles doivent être dans un certain rapport avec les œuvres de chacun, elles ne doivent pas être perpétuelles, elles ne doivent pas être excessives.

D’abord, quand l’inégalité des parts est sans aucune relation avec le concours effectif apporté à l’œuvre sociale, quand au lieu de découler de causes naturelles, elle tient à des causes artificielles, telles que les conquêtes passées ou une législation longtemps oppressive, alors elle apparaît comme une injustice : elle entretient dans la société une irritation et un malaise que le temps rend plus aigu au lieu de le guérir.

Quand, de plus, l’inégalité prend un caractère permanent et en quelque sorte fatal, quand elle crée des classes, quand les fils des riches semblent destinés à être toujours riches et les fils des pauvres toujours pauvres, elle produit de fâcheux résultats, même au point de vue de l’activité productrice. Elle décourage ceux qui sont au bas de l’échelle, en leur enlevant toute chance d’y monter : elle endort ceux qui sont en haut dans la sécurité d’une situation définitive[2]. Elle arrête le travail aussi bien entre les mains de ceux qui sont trop pauvres — parce qu’ils n’ont plus la possibilité de produire — que de ceux qui sont trop riches — parce qu’ils n’en ont plus la volonté. Elle engendre ces deux maux qui affligent depuis si longtemps nos sociétés, qui s’appellent, le premier l’oisiveté, le second le paupérisme, et l’un comme l’autre aboutissent à la consommation improductive, et perpétuant ainsi en haut et en bas de l’échelle sociale ces deux classes de parasites, l’extrême inégalité va précisément au rebours de cette sélection naturelle dont on nous vante les bienfaits.

Enfin quand l’inégalité des fortunes devient excessive et comme démesurée, elle entraîne après elle toute une série d’inégalités cruelles qui mettent la conscience en révolte et l’État en péril. Elle rompt le lien de la solidarité sociale en creusant entre Lazare et le riche un abîme sur lequel on ne peut jeter aucun pont[3]. Là où le pauvre est très pauvre, il est nécessairement voué à l’ignorance, au vice, au crime, à la maladie, à la mort prématurée.

L’inégalité d’argent n’est rien en elle-même, mais elle est amère par tout un lugubre cortège d’inégalités qu’elle entraîne après elle. Ne parlons ni du vice ni, de l’ignorance : ne considérons que ce bien par excellence auquel il semble que tous les hommes devraient avoir des droits égaux, je veux parler de la vie. Eh bien ! elle est très inégalement dispensée aux riches et aux pauvres, et la statistique démontre que la vie moyenne est deux fois plus longue dans les classes riches que dans les classes pauvres, en sorte que par une cruelle ironie du sort, d’autant plus petite est la part de richesses qui revient à un homme et d’autant plus grand est le tribut qu’il doit payer à la maladie et à la mort[4] !

Or il faut bien avouer que dans nos sociétés modernes presque tous les traits fâcheux que nous venons d’indiquer se retrouvent encore — quoique pourtant atténués si on les compare aux sociétés antiques.

Ces inégalités d’abord sont excessives et dépassent de beaucoup celles qui résultent de la nature. Les différences qui peuvent exister entre la taille d’un géant et celle d’un nain, entre la force musculaire de l’homme le plus robuste et celle du plus débile — probablement même entre la capacité intellectuelle d’un homme de génie et celle d’un esprit borné, si on pouvait les mesurer à quelque dynamomètre — ne seraient que peu de choses à côté de la prodigieuse différence qui peut exister entre un pauvre et un riche. La majorité des familles qui vivent dans un pays comme la France (un de ceux pourtant où l’aisance est la plus répandue) doit se contenter d’un revenu inférieur à 1.000 francs : or, il y a des fortunes en ce monde qui se chiffrent par centaines de millions de francs. Quelques Américains même ont dépassé le milliard, ce qui représente pour un seul homme un revenu égal à celui qui pourrait faire vivre 40 ou 50.000 familles. Personne n’oserait prétendre pourtant, pas même un quelconque de ces milliardaires eux-mêmes, que leur intelligence ou leurs capacité fussent 50.000 fois plus grandes que celles de la moyenne de leurs contemporains.

Ces inégalités ont aussi dans beaucoup de pays un caractère permanent, car si ces milliardaires américains peuvent se dire encore dans une certaine mesure « les fils de leurs œuvres », il n’en est pas de même, par exemple, des lords anglais qui, au nombre de quelques centaines, détiennent et se transmettent de père en fils la moitié environ du sol de l’Angleterre. Et c’est la loi elle-même qui, par certaines institutions, telles que les substitutions, empêche ces lords de se ruiner, quelles que puissent être les folies qu’ils fassent pour cela, et les maintient, au besoin même malgré eux, à ce haut rang d’où ils ne doivent pas descendre et où les autres ne peuvent pas monter[5].

Enfin ce qui choque le plus dans ces inégalités, c’est qu’on n’en aperçoit point les raisons : elles ne paraissent guère correspondre aux œuvres ni aux services rendus. Elles ne paraissent nullement proportionnelles à la peine prise, puisqu’il semble au contraire, suivant la remarque amère de Stuart Mill, que l’échelle de la rémunération va en descendant, au fur et à mesure que le travail devient plus pénible, jusqu’à ce degré où le travail le plus dur suffit à peine aux nécessités de l’existence. Encore moins paraissent-elles proportionnelles aux mérites ou aux vertus des hommes ! L’antithèse entre l’honnête homme pauvre et le méchant heureux et riche est un lieu commun aussi vieux que Job mais toujours de saison.

C’est donc une préoccupation légitime non de vouloir supprimer les inégalités entre les hommes, mais de chercher à les ramener aux conditions que nous avons indiquées.

  1. Nous avons vu déjà (p. 45) que c’est dans les classes riches seulement qu’un besoin nouveau peut être sollicité à naître et que c’est de là qu’il se répand peu à peu par l’imitation jusqu’aux dernières couches sociales.
  2. Si la mythologie a donné à la Fortune un bandeau, ce qui veut dire qu’elle est aveugle dans la distribution de ses largesses, — du moins lui a-t-elle donné aussi une roue, ce qui veut dire que la chance tourne et qu’elle doit être tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre.
  3. « Entre vous et nous s’ouvre un grand abîme, afin que ceux qui veulent passer d’ici vers vous ne le puissent point et qu’on ne traverse pas non plus de vous vers nous ». Parabole de Lazare. — Luc, XVI, 26. Il est à remarquer que ce sont les plus petites inégalités qui agissent le plus fortement comme stimulants sur l’esprit des hommes : les inégalités très grandes font naître l’envie, mais non l’émulation, parce qu’elles ne laissent aucun espoir de les surmonter. Le petit paysan travaille dur pour arriver à rendre son petit domaine égal à celui de son voisin mais la vue du château seigneurial ne lui faisait pas allonger sa journée d’une minute de travail, car il savait bien qu’il ne serait jamais châtelain.
  4. En Angleterre, il résulte de nombreux calculs statistiques que la durée de la vie moyenne dans les classes riches est de 55 à 56 ans, tandis qu’elle s’abaisse à 28 ans et au-dessous pour la classe ouvrière. D’après les statistiques de la ville de Paris, la mortalité annuelle qui s’abaisse jusqu’à 10 ‰ dans les quartiers riches des Champs-Élysées et de l’Arc de Triomphe de l’Étoile, s’élève à 43 ‰ dans le quartier de Montparnasse ! À Londres, pis encore. D’après le Bureau de santé, la mortalité est de 11, 3 % dans les maisons riches et de 50 % dans les maisons très pauvres. À ce compte, un homme pauvre a donc quatre à cinq fois plus de chances de mourir qu’un homme riche.
    M. Leroy-Beaulieu, dans son livre sur la Répartition des richesses (Ch. du Sisyphisme et du Paupérisme), établit une sorte de compensation entre les maux résultant de l’indigence et ceux résultant de la maladie ou des douleurs morales : « Qu’est-ce que le nombre des indigents en comparaison de celui des êtres humains qui sont atteints d’infirmités de maladies incurables ou organiques comme la scrofule et la phtisie ? Qu’est-ce surtout en comparaison du nombre plus grand encore d’hommes qui sont tourmentés de cuisantes douleurs morales ? Certes l’indigence est un mal, mais pour un esprit réfléchi c’est encore un des plus bénins, un des moins étendus qui frappent les sociétés civilisées ». L’éminent économiste oublie que la pauvreté est par elle-même une cause de « très cuisantes douleurs morales », une cause très active aussi de « scrofule et de phtisie », et que par conséquent ce n’est pas dans les deux plateaux opposés de la balance que la Fortune a placé les maux qui affligent les hommes, mais qu’elle semble au contraire les avoir réunis dans le même plateau ! Le XIIIe arrondissement de Paris, le plus pauvre, compte 812 tuberculeux ; le VIIIe, le plus riche, 178 : cinq fois moins !
  5. On compte, il est vrai, dans les Îles Britanniques environ 1.200.000 propriétaires, mais l’immense majorité, les trois quarts au moins, ne sont propriétaires que d’une superficie insignifiante (moins d’un acre, c’est-à-dire au-dessous de 40 ares — un petit cottage avec un jardin). Si l’on veut se faire une idée plus exacte de la répartition de la propriété dans les Îles Britanniques, il faut se dire que la moitié de l’Angleterre et du pays de Galles est possédée par 4.500 personnes, la moitié de l’Irlande par 744 personnes, et la moitié de l’Écosse par 70 personnes seulement !