Principes d’économie politique/III-II-I-VII

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VII

DES MESURES PROPRES À DIMINUER LE TRAVAIL.


Le salaire n’est qu’une des faces de la vie du travailleur l’autre face c’est le travail : L’amélioration de son sort donc peut dépendre aussi bien d’une diminution de peine que d’un accroissement de revenu.

La réduction de la journée de travail est une des réformes auxquelles on attache le plus d’importance de nos jours et à laquelle chaque Premier Mai, par une grande manifestation internationale, vient donner une actualité nouvelle. Les socialistes y voient le moyen d’émanciper l’ouvrier, de le libérer, au moins en partie, de l’exploitation patronale et de le préparer à la lutte sociale et politique. Les ouvriers y voient le moyen de travailler moins, sans réduction de leur salaire et même au contraire avec chance de hausse, grâce à la raréfaction de la main-d’œuvre causée par la réduction du nombre d’heures de travail. Enfin les économistes de l’école nouvelle espèrent par là relever le niveau intellectuel, moral et même physique de l’ouvrier, en lui assurant les loisirs nécessaires pour se recréer, dans la forte signification que comporte ce mot, c’est-à-dire pour vivre d’une vie plus conforme aux destinées d’un homme et d’un citoyen (Voy. p. 122).

Il faut reconnaître cependant que de notre temps la solidarité économique ou, si l’on préfère, la concurrence que se font les peuples entre eux, est si intense qu’il serait difficile à un pays de limiter chez lui la journée de travail sans se mettre dans une situation d’infériorité dangereuse. Aussi voudrait-on arriver à une entente générale entre tous les pays civilisés, et le problème devient par là international, ce qui n’est pas fait pour en faciliter la solution[1].

La question se pose du reste d’une façon différente suivant qu’il s’agit de l’enfant, de la femme, ou de l’homme.

§ 1. En ce qui concerne l’enfant, tous les pays industriels, sauf quelques rares et honteuses exceptions, sont aujourd’hui d’accord pour interdire le travail des enfants dans les usines. La limite d’âge seule varie. En France elle est de 13 ans[2], mais seulement depuis la loi de 1892, car elle n’était avant que de 12 ans. Il faudrait la relever jusqu’à 14 ans comme en Suisse et en Autriche.

Il ne faut pas croire pourtant que cette limitation ait passé sans résistance ! La campagne inaugurée en Angleterre dès 1802 n’a abouti qu’en 1833, grâce à la persévérance héroïque de Lord Shaftesbury. On disait qu’il fallait laisser aux parents le soin de protéger leurs enfants : or ils en trafiquaient abominablement.

§ 2. En ce qui concerne les femmes, la question est déjà plus difficile. Quelques esprits intransigeants voudraient que, comme les enfants, elles fussent exclues des fabriques. Et ils ne manquent pas de bons arguments : — le foyer de famille détruit, l’effroyable mortalité des enfants abandonnés[3], les dangers de la vie à l’usine pour la moralité de la jeune fille et de la femme, pour sa santé même si elle est enceinte… Mais en sens contraire il faut dire qu’à une époque où l’on parle plus que jamais de l’émancipation de la femme et de l’égalité des sexes, il serait vraiment choquant de frapper toutes les femmes d’une sorte d’incapacité de gagner leur vie par leur travail : elles ont déjà bien assez de peine à la gagner honnêtement sans qu’encore on leur ferme les portes des usines ! À tout le moins, faudrait-il exempter de cette incapacité celles qui ne sont pas mariées ou qui sont veuves et qui n’ont par conséquent personne qui puisse travailler pour elles et à leur place.

On aboutit donc à une transaction. On n’interdit pas aux femmes le travail à la fabrique, mais seulement certains travaux choquants ou dangereux pour leur sexe, particulièrement le travail dans les mines et tous les travaux de nuit. Telle est la loi en France. De plus, on limite généralement la journée de travail. En France, la loi de 1892 l’a limitée à 11 heures[4]. Elle ne permet pas non plus de les faire travailler plus de six jours par semaine : mais, par un bizarre scrupule laïque, elle a évité de désigner le dimanche comme jour de repos !

§ 3. Pour les hommes la question est plus difficile encore. Il ne s’agit plus de savoir — ce serait trop plaisant ! — si on doit leur interdire le travail en fabrique, mais si on doit le limiter. On entend d’ici l’argument de l’école libérale que les individus adultes majeurs doivent être libres de régler eux-mêmes l’emploi de leur temps et de leur travail et qu’ils sont les meilleurs juges de leurs propres intérêts. — Mais à cela on peut répondre qu’en fait et étant donné le régime de la grande industrie, cette liberté n’existe nullement. L’ouvrier doit entrer à l’usine et en sortir quand sonne la cloche : il est obligé de subir, quelle que puisse être sa volonté personnelle, le nombre d’heures de travail qui est imposé non pas même par le patron, mais par l’usage ou par la concurrence. Dès lors la question de liberté n’est plus en jeu — et il s’agit simplement de considérer si la réduction de la journée de travail est favorable au bien-être de la classe ouvrière, et même, d’une façon plus générale encore, à l’amélioration de l’espèce. Or l’expérience des pays où elle est déjà réalisée, parait décisive.

Il ne semble même pas, comme on pourrait le croire — et c’est une des objections qu’on met généralement en avant — que cette diminution de la journée de travail ait pour effet nécessaire d’entraîner une diminution de production ni une diminution de salaire. Les ouvriers, moins surmenés, moins abrutis, ayant plus de loisir pour se développer intellectuellement, moralement, physiquement aussi, produiront davantage, et s’ils produisent davantage il est peu probable que leur salaire diminue. En fait, nous voyons que les pays où sont pratiquées les plus courtes journées (Australie, États-Unis, Angleterre), sont en même temps les pays à plus hauts salaires et à plus grande production[5].

Néanmoins la limitation légale de la journée pour les hommes n’existe qu’à l’état d’exception. Trois pays seulement en Europe l’ont inscrite dans leurs lois, la Suisse et l’Autriche pour 11 heures, la France (depuis 1848) pour 12 heures ; mais ces maximums étant supérieurs à la durée réelle de la journée de travail, n’ont pas grand intérêt pratique.

On sait que les ouvriers réclament les Trois Huit (8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil)[6]. Mais ce minimum n’est encore inscrit dans les lois d’aucun pays et même en fait il n’est réalisé que très exceptionnellement[7].

  1. En avril 1890 une conférence internationale, à laquelle ont pris part tous les pays d’Europe, a été convoquée à Berlin. Elle a formulé un ensemble de résolutions, mais qui resteront jusqu’à nouvel ordre à l’état de vœux. Une autre conférence sur la même question, mais celle-ci purement privée, s’est réunie à Bruxelles en septembre 1897.
  2. De 13 à 18 ans, le travail ne peut dépasser 10 heures par jour.
  3. Le travail des femmes à la fabrique, quand elles ont des enfants en bas-âge, entraîne nécessairement l’allaitement artificiel et, par voie de conséquence, une effroyable mortalité de la population infantile (plus de 60 % dans l’année qui suit la naissance !) Il y a donc ici une question de salut public. — Il y a, il est vrai, une institution qui est destinée à remédier, dans une certaine mesure, à cette horrible plaie : ce sont les Crèches, établissements privés qui reçoivent les enfants en l’absence de leurs mères et les soignent suivant les règles de l’hygiène.
  4. Nous venons de dire qu’au-dessous de 18 ans, la durée légale est réduite à 10 heures (ou du moins à 60 heures par semaine, ce qui n’est pas tout à fait la même chose) pour les deux sexes. Cette différence d’heures pour des catégories de personnes qui travaillent dans la même fabrique a créé de tels embarras qu’en fait on n’applique guère en France la loi des 10 heures. En Angleterre au contraire c’est sur la durée minimum que l’on se règle généralement.

    Dans plusieurs pays, le travail en fabrique est interdit aux femmes pendant quelques semaines avant ou après l’accouchement. Mais cette disposition n’a pas passé dans la loi française.

  5. Sans doute, il ne faut pas pousser cette thèse à l’absurde et affirmer, comme le font sans cesse les socialistes, que moins on travaillera et plus on produira ! Il faut prendre garde aussi de ne pas faire valoir, comme ils le font fréquemment, des arguments contradictoires en affirmant d’une part que les courtes journées rendront le travail plus productif, et d’autre part que les courtes journées donneront plus de travail à tous et supprimeront le chômage. Il est évident cependant que si les ouvriers en travaillant moins produisent autant, on n’aura pas besoin d’employer un plus grand nombre d’ouvriers. Il faut choisir entre ces deux arguments.
    La vérité, c’est que le raccourcissement de la journée de travail peut très bien se combiner avec un accroissement dans l’intensité du travail et par conséquent dans sa productivité, mais à la condition d’avoir affaire à des races d’élite en état de fournir un travail très intensif, et seulement dans des pays puissamment outillés (Voy. un remarquable article de M. Luio Brentano dans la Revue d’Économie politique d’avril 1893 Les rapports entre le salaire, la durée du travail et sa productivité).
  6. C’est le refrain d’une vieille chanson anglaise : elle compte 4 huit en réalité :

    Eight hours to work, eight hours to play,
    Eight hours to sleep, eight shillings a day !

  7. En Angleterre, la limite est généralement de 9 heures, aux États-Unis de 8 à 9 heures, mais ces limitations ne sont pas imposées par la loi, elles le sont seulement par la pression des Trades-Unions.
    En Australie cependant la journée de 8 heures est la règle. Si en Australie la classe ouvrière a pu l’obtenir plus tôt qu’en Angleterre ou aux États-Unis, c’est que par suite de la grande distance, elle s’y trouve mieux à l’abri de la concurrence de la main-d’œuvre européenne.
    Quelquefois cependant la limitation dans ces divers pays est imposée par la loi, mais seulement pour les ouvriers employés par l’État. Il y a là une confusion possible à laquelle il faut prendre garde.