Principes d’économie politique/III-II-III-I

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III

LA RENTE FONCIÈRE

I

LA LOI DE LA RENTE FONCIÈRE.

La terre donne-t-elle un revenu ? — La question parait singulière. Que toute terre, sauf circonstances anormales, donne un revenu, c’est une vérité évidente par elle-même et, s’il fallait en donner une preuve, le fait que toute terre peut se vendre ou se louer serait suffisant, car il est bien évident qu’elle ne trouverait ni fermier ni acquéreur (sauf pour des propriétés d’agrément) si elle ne rapportait rien.

Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir s’il existe un revenu qui soit propre à la terre et qui ne se confonde ni avec le revenu d’un travail, ni avec celui d’un capital quelconque.

Or cela, certains économistes le nient. Ils assurent que le revenu foncier n’est pas autre chose que le produit des capitaux accumulés sur la terre par le propriétaire ou ses devanciers et qu’ainsi, à le bien analyser, il se décompose nécessairement en salaire, intérêt ou profit. Mais cette explication n’est pas généralement acceptée : elle est certainement tendancieuse et inspirée par le désir de légitimer la propriété foncière. Nous la discuterons donc dans le chapitre sur la légitimité de la propriété foncière.

Les anciens économistes ne l’entendaient pas ainsi. Pour les Physiocrates et même pour Adam Smith ou J.-B. Say, le revenu foncier était réellement dù aux facultés frugifères et naturelles du sol et si le propriétaire en bénéficiait, c’était tout simplement parce que la propriété foncière constituait un véritable monopole, un privilège qui lui permettait d’accaparer les forces naturelles, la fécondité de la terre, monopole justifié d’ailleurs par des raisons d’utilité publique que nous examinerons plus tard. Le propriétaire pouvait exploiter lui-même cette source naturelle de richesses en vendant les produits de sa terre ; — ou en céder l’exploitation à un autre en louant sa terre à prix d’argent comme le capitaliste loue son capital : c’est le fermage.

Cette explication du revenu foncier impliquait d’ailleurs l’idée que la nature peut créer la valeur, c’est-à-dire l’adhésion à la doctrine qui fonde la valeur sur l’utilité dans le sens matériel de ce mot[1].

Une telle explication ne pouvait satisfaire l’esprit subtil de Ricardo. Nous savons que ce grand économiste est le principal auteur de la doctrine qui fonde la valeur sur le travail et le coût de production. Donc d’une part il ne pouvait admettre, sans ruiner sa doctrine, que la valeur de la terre ou de ses produits fût créée par la collaboration de la nature. D’autre part, il ne pouvait nier l’existence d’un revenu foncier indépendant des frais de production puisque ce revenu se manifestait d’une façon assez visible dans le fermage, et il lui fallait le rattacher à sa doctrine sur la valeur. C’est pour expliquer ce cas embarrassant qu’il imagina sa théorie de la rente foncière qui est la plus fameuse de l’économie politique et a servi de thème, pendant plus d’un demi-siècle, à toutes les discussions des économistes.

À l’origine, dit Ricardo, les hommes n’ayant besoin de mettre en culture qu’une petite quantité de terres, choisissent les meilleures. Cependant, malgré la fertilité de ces terres, ils ne retirent pas de leur exploitation un revenu supérieur à celui qu’ils pourraient retirer d’un emploi quelconque de leur travail et de leurs capitaux. En effet, comme il y a des terres de reste, ils sont soumis à la loi de la concurrence qui rabaisse la valeur de leurs produits au niveau du prix de revient.

Mais un jour vient où l’accroissement de la population exige un accroissement de production, et dès lors, les terrains de première catégorie se trouvant en totalité appropriés, il faut mettre en culture des terres moins fertiles, ce qui veut dire des terres sur lesquelles le coût de production sera plus élevé. En supposant que les terrains de première catégorie donnent 30 hectolitres de blé à l’hectare avec une dépense de 300 fr., ce qui fait revenir l’hectolitre à 10 fr., les terrains de deuxième catégorie ne produiront avec la même dépense que 20 hectolitres, ce qui fera revenir le coût de production de chaque hectolitre à 15 fr. Il est évident que les propriétaires de ces terrains ne pourront le céder au-dessous de ce prix, car, au-dessous, ils seraient en perte et n’en produiraient plus or, nous avons supposé justement qu’on ne pouvait se passer d’eux. Il n’est pas moins évident que les propriétaires des terres occupées en premier lieu ne s’amuseront pas à vendre leur blé à un prix inférieur à celui de leurs voisins[2] ; ils le vendront donc aussi à 15 fr., mais puisque ce blé ne leur revient qu’à 10 fr. comme autrefois, ils réaliseront dorénavant un bénéfice de 5fr. par hectolitre ou de 150 fr. par hectare, et c’est justement ce bénéfice qui porte, dans la théorie de Ricardo et dans le vocabulaire de l’économie politique où il a pris droit de cité, le nom de rente.

Plus tard l’accroissement de la population qui ne s’arrête pas, exigeant encore un supplément de subsistances, contraint les hommes à mettre en culture[3] des terrains de qualité encore plus inférieure, qui ne produiront par exemple que 15 hectolitres de blé par hectare dès lors le prix de revient de l’hectolitre s’élèvera à 20 fr. et, par les mêmes raisons développées tout à l’heure, élèvera dans la même proportion le prix de tous les hectolitres sur le marché. Dès ce moment les propriétaires des terrains occupés en premier lieu verront leur rente s’élever à 10 fr., et les propriétaires des terrains de deuxième catégorie verront à leur tour naître à leur profit une rente de 5 fr.

Cet « ordre des cultures », comme l’appelle Ricardo, peut se poursuivre indéfiniment, ayant toujours pour effet d’élever le prix des subsistances au détriment des consommateurs, et d’accroître la rente au profit des propriétaires qui voient leurs revenus grossir sans y prendre peine et trouvent la source de leur fortune dans l’appauvrissement général.

Dans la théorie de Ricardo il faut donc supposer — et cela n’a pas été sans soulever quelques objections qu’il y a toujours au moins une terre qui ne donne point de revenu foncier proprement dit, rien d’autre que le revenu du capital et du travail dépensé, et c’est celle-là qui joue le rôle décisif puisqu’elle sert de norme à toutes les autres. Quant au revenu de toutes les autres terres, il est dû non pas précisément à leur fertilité (car si elles étaient seules en scène, même les plus fertiles ne donneraient point de rente, ainsi que nous venons de le voir) mais à l’infertilité des terres concurrentes, non à la générosité de la nature, mais à sa parcimonie. La situation du propriétaire d’une terre fertile constitue bien un privilège, un monopole, si l’on veut, mais un monopole d’une nature très particulière, car il consiste non dans la faculté de pouvoir vendre au-dessus du cours, mais dans la faculté de pouvoir produire au-dessous du cours. Question de mots ! dira-t-on. Non, car tandis que le monopoleur porte préjudice au public en surélevant les prix,

le propriétaire rentier ne fait que subir le prix fixé sur le marché par la nécessité. Et quand bien même, dans un esprit de générosité, tous les propriétaires de terre à blé voudraient faire l’abandon de leurs rentes, le prix courant du blé n’en diminuerait pas d’un centime ; ce seraient simplement leurs fermiers ou leurs acheteurs immédiats qui profiteraient de ce cadeau[4].

En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a une rente que les prix sont hauts, mais parce que les prix sont hauts qu’il y a une rente la rente est non la cause mais l’effet du prix[5].

Un autre trait curieux et qui semble paradoxal de la théorie de Ricardo, c’est de n’admettre qu’une seule cause qui puisse faire baisser le revenu de la terre ou du moins arrêter son ascension fatale : le progrès de l’art agricole ! En effet ce progrès, en permettant d’obtenir un plus grand rendement sur la même étendue de terre ou, ce qui revient au même, une égale quantité de blé sur une moindre étendue de terrain, dispense de l’obligation de recourir aux terrains de dernière catégorie, par exemple à ceux qui dans notre exemple produisent le blé à 20 fr., et permettra de s’arrêter à ceux qui le produisent à 15 fr.

Cette théorie de la rente foncière est aujourd’hui assez discréditée, tant chez les économistes qui la trouvent trop compromettante pour le droit de propriété que chez les socialistes qui la trouvent trop pessimiste en ce qui regarde l’avenir de la production.

Cependant nous devons l’accepter comme vraie dans ses grandes lignes en la débarrassant des complications inutiles que Ricardo y avait introduites.

D’abord nous ne croyons plus que la valeur soit déterminée par le travail ou les frais de production, mais seulement par l’utilité finale du produit : dès lors nous pouvons très bien admettre que la rente foncière existe indépendamment de la nécessité de recourir à des terrains inférieurs, et par le seul fait que la terre ou ses produits se trouvent en quantité inférieure aux besoins. Le cas est évident pour certaines terres, telles que les vignobles qui produisent des crus renommés ou les terrains à bâtir dans les grandes villes et les maisons qui sont élevées dessus. En ce cas, la vieille explication des premiers économistes par le monopole est la plus exacte et la plus simple.

Quant à l’ordre de culture, il ne paraît pas conforme à la vérité historique[6], mais cela importe peu. Le seul point important c’est de savoir si, conformément à la théorie de Ricardo, le revenu de la terre est destiné à augmenter progressivement et spontanément. Or cela parait incontestable. Si l’on réfléchit en effet que la terre est une richesse sui generis qui présente trois caractères que ne réunit au même degré nulle autre richesse :

1° de répondre aux besoins essentiels et permanents de l’espèce humaine ;

2° d’être en quantité limitée ;

3° de durer éternellement ;

on s’expliquera facilement que la valeur de la terre ou de ses produits aille grandissant avec le temps — du moins dans une société progressive — et que presque toutes les formes du progrès économique et social concourent à l’élever.

L’accroissement de la population est la principale, cause qui agit sur elle[7] puisque naturellement plus il y a d’hommes et plus il faut demander à la terre d’aliments pour les nourrir et de place pour les loger : mais l’augmentation générale de la richesse, l’établissement de routes et de chemins de fer, la formation des grandes villes, même le développement de l’ordre et de la sécurité, ont pour inévitable effet d’accroître cette plus-value de : la terre que les économistes anglais désignent par le terme très expressif d’unearned increment (plus-value non gagnée)[8].

Il n’y a que deux causes qui puissent enrayer ou faire rétrograder ce mouvement ascensionnel. La première, c’est la concurrence de terres nouvelles s’exerçant a ta suite de grandes entreprises de colonisation et de grands perfectionnements dans les moyens de transport, comme celle qui se manifeste précisément en ce moment avec une intensité surprenante. Mais c’est là, si j’ose dire, un simple accident dans l’histoire économique. Il y a eu un tel essor de défrichement dans la seconde moitié de ce siècle sur des terres inoccupées que l’offre des produits agricoles a dépassé les besoins, mais ce phénomène n’aura qu’un temps et quand ces pays neufs seront peuplés, la loi de la rente foncière reprendra sa marche, un moment interrompue.

La seconde cause, ce serait quelques grands et soudains perfectionnements dans l’art agricole. Sans avoir besoin de recourir comme Ricardo à l’hypothèse d’un délaissement des terres les moins productives, il suffit de réfléchir que tout progrès agricole doit avoir pour effet, par la multiplication des produits, d’abaisser leur utilité finale et par contre-coup celle de la terre elle-même.

Il est à remarquer que ni l’une ni l’autre de ces deux causes de baisse ne s’applique aux terrains à bâtir et voilà bien aussi pourquoi, entre toutes les valeurs, il n’en est aucune dont la hausse ait été plus étonnante que celle de ces terrains et, entre toutes les dépenses, aucune qui ait plus augmenté que celle du loyer[9].

  1. C’est évidemment ce que signifie la phrase d’Adam Smith : « Dans l’agriculture, la nature travaille conjointement avec l’homme et sa part représente souvent le tiers et jamais moins du quart du produit total ».
  2. Il est indispensable pour comprendre clairement cette théorie de relire le Chap. Le phénomène de la rente, p. 74.
  3. Mais pourquoi supposer toujours que les hommes seront obligés, pour accroître la production, d’étendre la culture à de nouvelles terres ? Ne peuvent-ils pas accroître la production en cultivant mieux les bonnes terres ? Ils le peuvent, en effet, mais, en vertu de la loi du rendement non proportionnel, tout accroissement de rendement au delà d’une certaine limite exigera un accroissement de dépenses plus que proportionnel et par conséquent entraînera une élévation dans les frais de production. Si, à ces terres qui donnaient 30 hectolitres à l’hectare pour 300 fr., on demande 60 hectolitres, on pourra peut-être les obtenir, mais il faudra dépenser pour cela 8 ou 900 fr., et le prix de revient de chaque hectolitre s’élèvera ainsi à 25 ou 30 fr. : le résultat final sera donc le même. Il faut relire ici le chapitre sur la loi du rendement non proportionnel (p. 127) à laquelle la loi de Ricardo est intimement liée.
  4. En supposant toujours le régime de la propriété individuelle, car il en serait autrement sous un régime de communauté. En ce cas, la Société possédant collectivement toutes les terres, pourrait établir un prix moyen qui, inférieur aux frais de production pour les mauvaises terres, mais supérieur pour les bonnes, lui permettrait de compenser ses pertes et ses gains et de couvrir juste ses frais. It est incontestable que, théoriquement, il devrait en résulter une diminution de prix.
  5. On peut encore exprimer la même idée par cette formule célèbre la rente ne rentre pas dans les frais de production. C’est le salaire et l’intérêt qui constituent seuls les frais de production et par là indirectement, sous l’action de la concurrence, la valeur du produit. Et on en tire cette conclusion intéressante, entr’autres, que l’on pourrait confisquer par l’impôt la totalité de la rente foncière sans que le prix du blé s’en ressentit.
  6. Dans une théorie qui est précisément le contre-pied de celle de Ricardo et qui a eu aussi son jour de célébrité, un auteur américain Carey s’est efforcé de démontrer que l’ordre des cultures était précisément inverse. Les terres les plus fertiles, dit-il, sont celles qui, à raison même de leur fécondité, sont les plus difficiles à défricher (végétation exubérante, forêts gigantesques, marais, miasmes et fièvres) donc elles ne peuvent être mises en culture qu’au fur et à mesure que l’agriculture se trouve armée de moyens d’action plus puissants. — Cette théorie est vraie pour une société à ses débuts : elle l’était encore pour les Etats-Unis quand Carey l’exposait : elle ne l’est déjà plus pour les Etats-Unis d’aujourd’hui, et il y a des siècles qu’elle a cessé de l’être pour nos pays d’Europe : il faudrait avoir perdu le sens pour soutenir qu’en France ou en Angleterre les terres qui restent encore en friche senties plus fécondes.
  7. H. George a même soutenu (Voy. ci-après, p. 531) que la valeur de toute terre était en raison directe du nombre d’hommes qu’elle porte. On a calculé que chaque immigrant augmentait de 400 dollars environ (2.000 fr.) la valeur du territoire des États-Unis. Comme depuis le commencement du siècle, il est débarqué plus de 13 millions d’émigrants, ce serait donc, rien que par le fait de leur présence, une plus-value de 26 milliards de fr. dont ils auraient doté le sot américain. — Il y a donc beaucoup d’ingratitude et quelque imprévoyance de la part des Américains à accumuler aujourd’hui tant d’obstacles à l’immigration !
  8. Naturellement c’est dans les pays neufs, par exemple aux États-Unis, que la plus-value du sol se manifeste de la façon la plus frappante, parce que c’est là aussi que les diverses causes que nous avons signalées dans le texte agissent avec le plus d’intensité. C’est elle qui a créé les fortunes fabuleuses de la plupart des milliardaires américains et c’est elle qui a donné tant de crédit aux théories d’Henri George sur la nationalisation du sol.
    Dans les pays vieux où ces causes agissent avec moins d’énergie et où l’accroissement de la population est très ralenti, comme en France par exemple, la plus-value du sol est naturellement moins sensible. Cependant il résulte des enquêtes agricoles faites en 1851 et 1882 que d’une de ces dates à l’autre, en trente ans seulement par conséquent, la valeur du sol s’était élevée de 60 milliards à 91 milliards. Il est vrai que la dernière statistique de 1892 a constaté une diminution notable qui varie de 12 à 17 % pour cette période décennale. Cette chute est due aux causes indiquées dans le texte à la page suivante.
    En Angleterre, la rente des terres était évaluée à 500 millions en 1800. En 1880, on l’évaluait à 1.500 millions. Elle avait donc triplé. Et précisément dans le même laps de temps, la population de l’Angleterre (l’Écosse et l’Irlande non comprises) avait triplé également (8.890.000 en 1801, 24.85.0000 en 1879). Mais elle aussi a certainement fortement baissé depuis, et pour les mêmes causes qu’en France.
  9. M. Levasseur (De la valeur et du revenu de la terre en France) cite le fait suivant. En 1234, un cordonnier anglais achetait à Paris, au faubourg Montmartre, un terrain de 2 hectares 70 ares pour une rente de 245 fr. représentant un capital de 2.450 fr. Aujourd’hui ces terrains sont cotés au prix de 1.000 fr, le mètre au moins, ce qui représente donc une valeur totale de 27 millions (non compris les maisons bâties dessus, bien entendu). Voyez de nombreux exemples dans l’Histoire des prix du vicomte d’Avenel.
    Mieux encore. Le mardi 10 septembre 1895, à Lombard Street dans la Cité de Londres, mais au fond d’une petite cour, une petite parcelle de terrain à bâtir, de 57 mètres carrés, a été vendue 1.890.000 fr., soit à raison de 33.000 fr. le mètre !