Principes d’économie politique/III-II-IV-IV

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IV

DE LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES.


En traitant du salariat et des inconvénients de ce mode de rétribution, nous avons dit qu’un des principaux était le conflit d’intérêts inévitable qu’il créait entre le patron et l’ouvrier. En effet plus le salaire sera élevé, plus le profit sera réduit, toutes choses égales d’ailleurs, et réciproquement[1]. C’est ce que Ricardo exprimait par sa formule que « le taux des profits varie toujours en raison inverse du taux des salaires ». Et d’ailleurs les grèves incessantes se chargent de le démontrer. Ainsi donc, dans l’ordre économique actuel, le patron et l’ouvrier nous apparaissent comme deux personnages dressés l’un contre l’autre dans une attitude de mutuel défi, et pourtant ne pouvant se passer l’un de l’autre et comme rivés ensemble par une commune solidarité ;

Un autre résultat fâcheux du salariat que nous avons signalé, c’est ce caractère de contrat à forfait qui réduit l’ouvrier à un rôle purement passif et le dépouille de tout intérêt dans les succès comme dans les revers dé l’entreprise. On ne saurait dissuader les ouvriers de se considérer comme ayant des droits sur toutes ces richesses qui sont sorties de leurs mains : on ne saurait surtout les empêcher de voir avec amertume des générations de patrons ou d’actionnaires se succéder et s’enrichir dans telle usine ou telle mine dans laquelle, de père en fils aussi, ils ont travaillé et pourtant sont restés pauvres. Il est vrai qu’ils n’ont été que des instruments, hands, disent les Anglais. L’expression est exacte autant que cruelle, mais voilà justement le malheur de notre organisation sociale que l’homme puisse n’être qu’un instrument pour l’homme[2] !

Or la participation aux bénéfices est un mode de rémunération du travail qui a précisément pour but de remédier à ces graves inconvénients en transformant le salarié en une sorte d’associé du patron. Le profit, au lieu d’appartenir exclusivement à celui-ci, est partagé, suivant certaines proportions, entre le patron et les ouvriers.

Cette institution a été pratiquée de temps immémorial chez les pêcheurs, mais c’est en France qu’elle paraît avoir été établie pour la première fois dans l’industrie, en 1842, par un peintre en bâtiment, Leclaire, avec un succès qui n’a pas été égalé depuis et qui s’explique par certaines conditions particulières de cette industrie. Aujourd’hui, bien que cette institution n’ait pas pris le développement qu’on pouvait espérer, cependant elle est pratiquée par plusieurs centaines de maisons réparties dans le monde entier[3].

Elle est susceptible de revêtir et revêt en fait les formes tes plus variées, depuis la simple gratification jusqu’à l’association proprement dite. Et sa quotité aussi varie considérablement, étant nécessairement d’autant plus réduite que le rôle de la main-d’œuvre dans l’entreprise est moindre et celui du capital plus considérable. Mais sa forme normale est celle d’un tant pour cent sur les profits, déterminé par avance

et distribué sous forme de dividendes au prorata des salaires, le plus souvent aussi en tenant compte de l’ancienneté.

En outre des deux avantages moraux que nous avons indiqués réconcilier le travail et le capital et relever la dignité de l’ouvrier, en le transformant d’instrument de production en associé elle en présente trois autres plus spécialement économiques

1° accroître la productivité du travail en stimulant l’activité de l’ouvrier et en l’intéressant au succès de l’entreprise

2° augmenter son revenu en ajoutant au salaire ordinaire et hebdomadaire, qui est affecté aux dépenses courantes, un dividende de fin d’année qui peut être consacré à l’épargne ou aux dépenses extraordinaires ;

3° éviter le chômage par la permanence des engagements.

Cependant cette institution n’a pas conquis beaucoup de sympathies ni chez les socialistes ni même chez les économistes. Pour les premiers, cela se comprend le profit étant pour eux un vol commis par les patrons au détriment des ouvriers, une réforme qui consiste à faire participer certains ouvriers à ce vol, parait assez impertinente !

Les seconds, sans la condamner formellement, se montrent très sceptiques sur son utilité. M. P. Leroy-Beaulieu l’a appelée ironiquement « un condiment » du salariat et il déclare même que les ouvriers ne sauraient prétendre à un droit proprement dit sur les bénéfices, attendu que ces bénéfices ne sont nullement leur œuvre, mais exclusivement celle du patron. Si en effet on admet que le profit est la rémunération du travail d’invention et de direction, on peut soutenir que les ouvriers n’ayant part ni à l’un ni à l’autre de ces travaux ne doivent pas non plus avoir part à leur résultat. Mais si l’on admet que le profit proprement dit est généralement le résultat d’un monopole, on trouvera assez naturel que les ouvriers soient appelés à bénéficier d’un monopole qui n’aurait pu être exploité sans leur concours. Notez bien que l’on trouve cela tout naturel quand il s’agit des capitalistes actionnaires quoique assurément les bénéfices soient encore moins leur œuvre que celle des ouvriers[4] !


  1. Nous disons et nous soulignons « toutes choses égales d’ailleurs », car il est bien évident que si les conditions de productivité changent, si le produit total de l’entreprise vient à doubler, par exemple, les salaires et les profits pourront doubler simultanément. Et il est même très fréquent dans des pays neufs, où la productivité est grande, de voir à la fois de hauts salaires et des profits élevés.
    Il est même très possible qu’un patron ait intérêt à employer des ouvriers plus chèrement payés, ou à élever le salaire de ceux qu’il a déjà, s’il pense que ce supplément de salaires correspond à un accroissement, de productivité suffisant pour que, tout compte fait, il y trouve un profit plus élevé. Ce qui importe à l’entrepreneur, ce n’est pas tant le débours que le résultat. Le travail d’un ouvrier anglais payé 6 francs par jour peut revenir à bien meilleur compte que le travail d’un coolie indou que l’on paie 60 centimes par jour ; il suffit, pour qu’il en soit ainsi, que le premier fasse 20 mètres de cotonnade par jour, alors que le second, n’en fera qu’un seul.
  2. Le premier précepte de la morale, tel qu’il a été formulé par Kant, ce qu’il appelait le principe pratique suprême, est celui-ci : Se souvenir en toute occasion que nous devons considérer la personne de notre prochain comme une fin et non comme un moyen. Évidemment l’organisation actuelle du travail, celle où les ouvriers au service d’un entrepreneur sont un moyen pour lui de faire fortune, ne réalise guère cette haute maxime.
  3. L’almanach de la Coopération française pour 1898 compte 315 de ces maisons dont : 125 en France, 80 en Angleterre, 37 aux États-Unis, 25 en Allemagne, 17 en Suisse, 8 en Italie, 7 en Hollande, 4 en Belgique ; les 12 restant sont réparties entre tous les autres pays d’Europe. Mais ces chiffres sont inférieurs à la réalité, car pour l’Angleterre, par exemple, le rapport du Board of Trade de 1897 en relève 94. En tout cas, il faudrait y ajouter plusieurs centaines de sociétés coopératives qui mettent en pratique cette institution.
    Les parts accordées aux ouvriers peuvent être calculées, soit d’après les bénéfices réalisés, soit d’après les quantités produites, soit même d’après les économies obtenues sur la matière première (par exemple, les Compagnies de chemin de fer allouent à leurs mécaniciens des primes calculées d’après les économies qu’ils auront réussi à faire sur le charbon).
  4. La grande objection autrefois c’était que si l’ouvrier participe aux bénéfices il serait juste de le faire participer aussi aux pertes, et comme la chose est impossible, il ne faut faire ni l’un ni l’autre. Cet argument est aujourd’hui assez discrédité et avec raison. Il va sans dire que quand il y aura des pertes, l’ouvrier ne touchera pas de bénéfices. Il touchera, il est vrai, son salaire, de même que le capitaliste touchera son intérêt, parce qu’il a fourni comme celui-ci un des éléments de la production, et encore est-il très possible qu’en ce cas on réduise son salaire tandis qu’on ne réduira pas l’intérêt ! Si maintenant l’entreprise sombre, les capitalistes, il est vrai, perdront leur capital et l’ouvrier ne perdra pas le sien parce qu’il n’en a point, mais il perdra sa place et son pain, et en fait de perte, celle-là en vaut bien une autre. Le capital et le travail ont chacun leurs risques spéciaux qu’il ne faut pas confondre.