Principes d’économie politique/IV---II

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II

SI LA PRODUCTION SERA TOUJOURS EN MESURE DE SUFFIRE À LA CONSOMMATION.


Un économiste anglais, Malthus, dans une formule qui a eu une prodigieuse célébrité, avait affirmé que la population tendait à s’accroître suivant une progression géométrique, tandis que les moyens de subsistance ne pouvaient s’accroître que suivant une progression arithmétique[1]. Bien loin donc de laisser espérer que la production marcherait d’un pas égal avec la consommation, il déclarait que la production devait toujours rester en arrière et de beaucoup. Il en concluait que l’équilibre ne pouvait être rétabli que par une sorte de mise en coupe réglée de l’espèce humaine, s’exerçant par les guerres, les épidémies, les famines, la misère, la prostitution et autres fléaux abominables, mais qui lui apparaissaient, à ce nouveau point de vue, comme de véritables lois providentielles[2].

Toutefois il espérait que dans l’avenir les hommes auraient la sagesse de prévenir l’action de ces fléaux et de les rendre inutiles, en limitant eux-mêmes par leur propre volonté l’accroissement de la population. Malthus leur conseillait à cet effet là contrainte morale, c’est-à-dire de ne se marier que lorsqu’ils auraient des ressources suffisantes pour entretenir des enfants, et, une fois mariés, de n’accroître leur famille que dans la limite de leurs ressources.

Près d’un siècle s’est écoulé depuis la publication de cette célèbre doctrine et l’expérience n’a pas jusqu’à présent justifié les prévisions pessimistes de Malthus. Nous avons vu au contraire, dans presque tous les pays, un accroissement de la richesse plus grand que l’accroissement de la population, et cela aussi bien dans des pays neufs comme les États-Unis que dans des pays vieux comme la France. Aujourd’hui au contraire la préoccupation est plutôt en sens inverse. À cette heure où les marchés sont encombrés de produits industriels et agricoles, tel point que les États élèvent des barrières de douanes pour se protéger contre ce qu’ils appellent l’inondation des produits étrangers, la question qui se pose est plutôt celle-ci trouvera-t-on des débouchés suffisants à la production ?

Cependant il ne faudrait pas non plus, comme les socialistes y sont particulièrement enclins, verser du côté de l’optimisme. L’avance énorme et subite qu’a prise la production sur la consommation dans ces dernières années peut tenir à des causes qui ne sont pas destinées à se renouveler, telles que la mise en culture de continents nouveaux et l’impulsion que la machine à vapeur a donnée aux moyens de transport. En fin de compte, il est bien évident que la terre ne peut nourrir un nombre indéfini d’habitants, et la loi du rendement non proportionnel que nous avons déjà étudiée (pp. 125-129) aggrave cette éventualité.

Toute spéculation sur l’avenir possible de l’espèce humaine ne peut être, comme le dit spirituellement Nitti, qu’une sorte d’eschatologie démographique sans valeur scientifique. Voici cependant les quelques considérations qui paraissent de nature à la rassurer sur sa destinée :

1° La statistique démontre que la natalité est plus faible dans les classes riches que dans les classes pauvres et qu’elle tend à se ralentir chez tous les peuples à mesure qu’ils progressent en bien-être. Il est donc vraisemblable qu’au fur et à mesure que la richesse se généralisera, le taux de la natalité tendra à se réduire[3].

2° La biologie nous apprend que, en général, la fécondité des espèces varie en raison inverse du développement des individus, les espèces inférieures multipliant dans des proportions infiniment plus considérables que les animaux

  1. Il exprimait cette double loi dans cette double formule qui n’avait d’ailleurs, dans sa pensée, d’autre but que de servir à illustrer son raisonnement et qu’on eut le tort de prendre à la lettre :
    Progression de la population : 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. 128. 256…
    Progression de la production : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9…
    Malthus évaluait à 25 ans la période de temps qui devait s’écouler en moyenne entre deux termes consécutifs de sa progression. Il en concluait donc que « au bout de deux siècles la population serait aux moyens de subsistance comme 256 est à 9, au bout de trois siècles comme 4.096 est à 13, et après deux mille ans, la différence serait immense et comme incalculable ».
  2. Providentielles, non seulement parce qu’elles servaient à maintenir l’équilibre entre la production et la consommation, mais aussi parce qu’en faisant disparaître les plus faibles et les plus incapables, elles contribuaient au perfectionnement général de l’espèce. On sait que Malthus a inspiré Darwin : celui-ci le dit lui-même.
  3. Le taux de la natalité à Paris varie de 16, 4 p. 0/00, dans le quartier élégant des Champs-Élysées, à 38, 8 p. 0/00 dans le quartier pauvre de l’Observatoire. Et à Londres aussi il varie, suivant les quartiers, de 25 à 35 p. 0/00.
    M. P. Leroy-Beaulieu développe fortement cet argument. Le taux d’accroissement de la population, qui, en France, est tombé presque à zéro, se ralentit aussi dans tous les pays d’Europe.
    Cependant il semble que ce soit moins la richesse que la propriété qui produise cet effet. Nous voulons dire que la propriété même petite, et surtout celle de la terre, ont un effet plus restrictif que la possession d’une grande fortune. La France est moins riche que l’Angleterre, mais la propriété, et surtout la propriété foncière, y est beaucoup plus disséminée. De là probablement l’explication de sa situation unique au point de vue démographique et d’ailleurs si regrettable à tant d’égards.