Principes d’économie politique/IV--II-I

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CHAPITRE II

L’ÉPARGNE

I

DES CONDITIONS DE L’ÉPARGNE.

L’épargne, nous l’avons dit déjà, c’est la consommation encore, mais la consommation différée. L’homme au lieu de satisfaire ses besoins présents songe à ses besoins futurs et, comme le dit très bien la locution populaire, il « met quelque chose de côté » pour le lendemain ou pour les besoins de sa vieillesse ou pour ceux de ses enfants.

L’épargne est généralement, associée dans le langage ordinaire, et même dans le langage des économistes, au placement, c’est-à-dire à l’emploi productif de l’épargne. Mais ce sont là deux actes tout à fait indépendants, car l’épargne trouve en elle-même son propre but et se suffit à elle-même : pourvoir aux besoins futurs est un acte économique assez important bien que l’opinion publique lui soit peu sympathique et le flétrisse du nom de thésaurisation.

Les animaux eux-mêmes, du moins certains d’entre eux dont le type est la fourmi, connaissent et pratiquent l’épargne (mais non le placement !) C’est même, avec le travail et la division du travail, à peu près le seul acte économique qui soit pré-humain et auquel on puisse donner par excellence le nom de « naturel ».

Et néanmoins il ne faudrait pas croire que l’épargne se fasse d’elle-même et spontanément. Il faut au contraire, pour qu’elle se réalise, un ensemble de conditions assez difficiles : 1° Il faut d’abord, comme condition subjectif qui épargne, une certaine dose de prévoyance, c’est-à-dire de cette faculté particulière qui consiste à ressentir un besoin futur comme s’il était présent. L’homme qui veut épargner, met en balance deux besoins, un besoin présent auquel il doit refuser satisfaction, par exemple la faim qui le presse, et un besoin futur auquel il voudrait assurer satisfaction, par exemple le désir d’avoir du pain pour ses vieux jours. D’une part il se trouve retenu par la pensée du sacrifice plus ou moins considérable qu’il devra s’infliger, mais il se trouve sollicité d’autre part par l’avantage plus ou moins considérable qu’il attend de l’épargne. Sa volonté oscille entre ces deux forces antagonistes ; et suivant que l’une des deux sera la plus puissante, il se déterminera dans un sens ou dans l’autre[1]. Remarquez que le besoin présent est une réalité : nous le sentons corporellement ; le besoin à venir est une pure abstraction nous ne le sentons que par l’imagination. Il faut donc des habitudes d’esprit, des dispositions morales qui nous aient familiarisés avec l’abstraction, et elles ne peuvent être le fait que d’un état de civilisation déjà avancé.

Nos occupations, surtout dans nos sociétés modernes, notre éducation, nous forcent à nous préoccuper sans cesse de l’avenir. Savants cherchant à pénétrer les secrets des temps futurs, politiques soucieux du lendemain, hommes d’affaires lancés dans les spéculations, simples commerçants préoccupés des échéances de la fin du mois et de l’inventaire de la fin d’année, tous, à notre insu, quoique à un degré plus ou moins élevé, nous sommes familiarisés avec cet inconnu et nous le faisons entrer en ligne de compte[2]. Mais c’est là un effort intellectuel inaccessible au sauvage qui n’a conscience que du besoin qui le presse et qui, suivant l’expression célèbre de Montesquieu, coupe l’arbre au pied pour avoir le fruit — difficile même à ceux de nos concitoyens dont la condition sociale et les habitudes mentales se rapprochent de celles des hommes primitifs et qui comme eux vivent au jour le jour. Sauvages, enfants, indigents, salariés, tous sont également, et pour les mêmes raisons, imprévoyants.

2° Il faut ensuite, comme condition objective, une certaine qualité dans la chose épargnée, celle de pouvoir être conservée. Or, c’est là une propriété qui, dans l’état de nature, est assez rare. Il n’est qu’un petit, nombre d’objets de consommation dont la consommation puisse être différée sans inconvénient et sans entraîner la détérioration ou même la perte totale de la chose. Les choses souvent se détruisent aussi vite quand on n’en fait point usage et qu’on les met de côté que lorsqu’on s’en sert. Les meubles et étoffes se fanent ; le linge se coupe et jaunit dans l’armoire ; le fer se rouille ; les denrées alimentaires se gâtent ou sont dévorées par les insectes ; le vin lui-même, après avoir gagné, finit par perdre. Le blé serré par la fourmi — quoique le blé soit une des richesses qui se conserve le mieux et qu’il doive certainement à cette propriété la place si importante qu’il occupe entre toutes — ou les noisettes de l’écureuil, ne peuvent se conserver au delà d’une année sans de grands soins. On peut dire qu’en pratique l’épargne n’avait qu’un emploi très restreint, faute d’objet convenable, jusqu’au jour où l’on a employé la monnaie, ou du moins les métaux précieux, comme accumulateurs de la valeur. Alors seulement l’épargne a été créée contenant en puissance tous les merveilleux développements qu’elle a pris depuis. L’or et l’argent sont, comme nous l’avons vu, à peu près les seuls corps qui soient inaltérables : il est vrai qu’ils ne sont pas eux-mêmes des objets de consommation, mais peu importe puisqu’ils sont à toute époques échangeables contre ces objets. Dès lors celui qui veut épargner, au lieu de chercher à conserver des objets périssables, les échange contre de la monnaie, met cette monnaie en lieu sûr et au bout d’un temps aussi long qu’on voudra, lui ou ses arrière-petits-enfants n’auront qu’à échanger cette monnaie contre la richesse qu’ils choisiront. Quand on découvre aujourd’hui quelque trésor enseveli depuis des siècles, c’est une consommation différée pendant tout ce temps qui se réalise enfin au profit de l’heureux inventeur.

Au reste, depuis que le crédit a été inventé, l’épargne a trouvé un instrument plus merveilleux encore que la monnaie. Voici un individu qui dispose d’une richesse de 1.000 fr. sous une forme quelconque qu’il pourrait consommer : il préfère ajourner sa consommation. Il déclare donc ne pas vouloir user présentement de son droit de consommation et se fait inscrire en quelque sorte sur le Grand-Livre de la Société pour une valeur de 1.000 fr… Et après un laps de temps quelconque, lui ou ses arrière-neveux, auront le droit de retirer de la masse des richesses alors existantes, non plus celles qu’il y avait laissées et qui ont été depuis longtemps consommées par d’autres ; mais leur équivalent.

3° Il faut encore que le travail soit assez productif pour laisser un excédent sur les nécessités de la vie, car s’il est imprudent de sacrifier les besoins à venir aux besoins présents, il serait insensé, à l’inverse, de sacrifier le présent l’avenir. Se réduire à mourir de faim présentement, de crainte de mourir de faim l’année prochaine ou dans dix ans, serait une conduite digne d’Harpagon et c’est précisément un des caractères qui ont le plus contribué à rendre l’avarice ridicule et méprisable. Nous allons voir qu’il serait contraire à l’intérêt social aussi bien qu’à l’intérêt individuel d’imposer de trop grands sacrifices à la consommation présente au profit de la consommation différée (Voy. p. 595).

Or pour l’homme qui n’a que le nécessaire il n’y a pas d’excédent ; l’épargne pour lui constitue donc une opération très douloureuse et même dangereuse elle entraîne l’amputation d’un besoin essentiel.

Pour l’homme au contraire qui dispose d’une quantité de richesses surabondante, l’épargne n’est plus un sacrifice méritoire[3] : elle peut même devenir une nécessité, car au bout du compte les facultés de consommation de tout homme sont limitées, fussent celles d’un Gargantua. Nos besoins et même nos désirs ont un terme et la nature t’a marqué elle-même en y mettant la satiété (Voy. ci-dessus, p. 47).

4° Enfin il faut encore des instruments, des organisations, pour réaliser et faciliter l’épargne — ne fût-ce qu’un grenier pour conserver le blé, un cellier pour le vin, une tirelire pour la monnaie. C’est ce qui va faire l’objet du chapitre suivant[4].


  1. Nous avons déjà signalé un conflit analogue à propos du travail, p. 116.
  2. Voyez Bagehot, Economic studies. — The growth of capital.
  3. Les économistes s’appliquent à mettre en lumière le sacrifice imposé par l’épargne, l’abstinence (comme l’appelait Senior qui y voyait la cause créatrice du capital), et à exagérer ses vertus et ses mérites. Les
  4. N’y a-t-il pas une autre condition importante que nous aurions omise — et ne faut-il pas encore pour que l’épargne soit possible que l’argent ou le capital rapporte un certain intérêt ?
    C’est ce qu’enseignent généralement les traités d’économie politique, mais à tort, croyons-nous. L’existence d’un certain intérêt est indispensable pour le placement, comme nous le dirons tout à l’heure, mais non pour l’épargne proprement dite : celle-ci trouve en elle-même, c’est-à-dire dans la prévision des besoins futurs et des imprévus auxquels elle est destinée à pourvoir, sa raison suffisante. Et au contraire on peut prétendre sans paradoxe que si le placement à intérêt devenait par hypothèse impossible, l’épargne, la thésaurisation si l’on veut, au lieu d’être anéantie, serait extrêmement stimulée, car le même individu qui aujourd’hui se contente d’épargner 100.000 fr., par exemple, parce qu’il compte vivre suffisamment et indéfiniment avec 3 ou 4, 000 fr. de revenu, du jour où il saura qu’il lui faudra vivre non sur le revenu mais sur le fonds lui-même, sera bien plus intéressé à le grossir le plus possible.