Principes de la science sociale/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 101-154).


CHAPITRE IV.

DE L’OCCUPATION DE LA TERRE.

§ 1. — La puissance de l’homme est limitée, dans l’état de chasseur et dans l’état pastoral. Mouvement du colon isolé. Il commence toujours par la culture des terrains plus ingrats. Avec l’accroissement de la population, il acquiert un accroissement de force, et devient capable de commander les services de sols plus fertiles, dont il obtient des quantités plus considérables de subsistances. Transition graduelle de l’état d’esclave, à celui de dominateur, de la nature.

De quelque côté que nous jetions nos regards nous verrons que l’homme a commencé par vivre en chasseur, subsistant de son butin de chasse et dépendant complètement des dons spontanés fournis par la terre ; et qu’ainsi il a été partout l’esclave de la nature. Plus tard nous le trouvons à l’état de pasteur, environné d’animaux qu’il a apprivoisés et dont il dépend pour ses provisions de nourriture, en même temps qu’il tire de ces mêmes animaux les peaux qui le protégeront en hiver contre les rigueurs du froid.

Dans un semblable état de choses il ne peut exister qu’une faible puissance d’association ; on estime alors que huit cents acres de terre sont nécessaires pour permettre, à un chasseur, d’obtenir autant de subsistances qu’il pourrait le faire, d’une demi-acre de terre mise en culture. Liebig nous en explique ainsi la raison : « Une nation de chasseurs, dit-il, disséminée sur un espace restreint, est complètement incapable de s’accroître au-delà d’une certaine limite qui est bientôt atteinte. Le carbone nécessaire à la respiration doit s’obtenir des animaux ; et de ceux-ci il ne peut vivre qu’un nombre borné sur l’espace que nous supposons. Les animaux reçoivent des plantes les parties constituantes de leurs organes et de leur sang, et le transmettent, à leur tour, aux sauvages qui ne subsistent que de la chasse. Ceux-ci pareillement reçoivent cette nourriture, ne contenant plus les composés dépouillés d’azote qui, pendant la vie des animaux, servaient à entretenir le mécanisme de la respiration. Chez ces individus qui se bornent à une alimentation animale, c’est le carbone de la chair et du sang qui doit remplacer l’amidon et le sucre. Mais quinze livres de viande ne contiennent pas plus de carbone que quatre livres d’amidon ; et tandis que le sauvage, avec un seul animal et un poids égal d’amidon, pourrait se conserver en vie et en santé pendant un certain nombre de jours, il serait forcé, s’il se bornait à se nourrir de chair, de consommer cinq animaux semblables pour se procurer le carbone nécessaire à la respiration pendant le même espace de temps[1]. »

Pour que la puissance d’association s’accroisse, il est donc indispensable que l’homme puisse se procurer de plus grandes quantités d’aliments végétaux, et il ne peut le faire qu’à l’aide de la culture. Ceci toutefois implique un état qui se rapproche de celui d’individualité, individualité qui, en pareil cas, ne peut exister en aucune façon. Les terres sont alors un fonds commun, et il en est de même des troupeaux ; et lorsqu’à raison du manque de provisions il devient nécessaire de se déplacer, la tribu émigre, en masse, ainsi qu’on l’a vu dans les tribus de l’Asie et du nord de l’Europe, et qu’on le voit aujourd’hui chez celles du continent occidental. Sous l’empire de pareilles circonstances, il ne peut rien exister d’analogue à cette individualité qui consiste, pour les hommes, dans le pouvoir de déterminer par eux-mêmes, s’ils émigreront ou s’ils resteront dans les lieux où ils s’étaient d’abord fixés. Si la majorité de la tribu décide qu’il faut partir, tous doivent le faire ; car le petit nombre de ceux qui resteraient seraient massacrés par d’autres tribus, avides d’accroître le territoire sur lequel elles avaient été accoutumées à errer, et dont elles n’avaient tiré qu’une misérable subsistance. Dans cette phase de la société, l’homme n’est donc pas seulement l’esclave de la nature, mais encore l’esclave des individus qui l’environnent et forcé de céder à la volonté tyrannique de la majorité.

L’absence du pouvoir, pour l’homme pris individuellement, de déterminer la série de ses actes personnels, ou pour une minorité, de décider et d’agir par elle-même, est donc, ainsi, une conséquence nécessaire de l’impossibilité d’appeler à leur secours les forces naturelles qui les environnent de toutes parts, et à l’aide desquelles ils obtiendraient des quantités plus considérables de subsistances sur de moindres superficies de terrain ; ce qui leur permettrait de vivre dans des rapports réciproques plus intimes. Comment, toutefois, le chasseur ou le pâtre, pourrait-il contraindre la nature à travailler à son profit ?

« Les instruments qu’il emploie sont de l’espèce la plus grossière, tels que la nature les met à sa portée, tels, par exemple, que le coquillage dont se servent, en guise de houe, les insulaires de la mer du Sud. Toutes les armes et tous les outils dont ses ancêtres ont fait usage, à l’époque où la tribu traversait les périodes de la vie de chasseur et de pâtre, étaient du même genre. Un caillou avait servi de fer de flèche, et l’arête vive d’un silex fourni le seul instrument tranchant qu’ils eussent su façonner. Un arc taillé au moyen d’un pareil couteau, et dont la corde était une lanière coupée dans la peau d’un daim, était son arme principale pour chasser ou combattre de loin ; avec une massue durcie au feu, quelquefois munie d’une pierre coupante attachée à l’extrémité par des lanières, il combattait corps à corps. L’os pointu de la jambe d’un daim servait à sa femme d’aiguille, et les tendons du même animal fournissaient le fil pour coudre les vêtements de peau de sa famille. L’expérience et la tradition de sa tribu ne lui avaient pas fait connaître d’autres instruments. Que l’on parcoure le plus prochain musée où se trouve rassemblée une collection des outils employés par les sauvages, on verra combien ces outils sont imparfaits, et, en même temps, on observera, avec quelque étonnement, qu’ils suffisent pleinement aux besoins restreints de ceux qui s’en servent ; et que, pendant une longue suite d’années, des générations se succèdent sans faire d’amélioration sensible dans leur outillage primitif. »[2].

Quelle sera sa manière de procéder, sous l’empire de pareilles circonstances, c’est ce qu’on démontre dans le tableau ci-après de la marche suivie par un individu que l’on suppose isolé, et par ses descendants, pendant une période de temps que le lecteur peut à son gré prolonger, de plusieurs années à plusieurs siècles. En admettant une pareille hypothèse et plaçant ainsi notre colon dans une île, nous pouvons éliminer les causes de perturbation qui, partout, dans la vie réelle, sont résultées du voisinage d’autres individus aussi peu avancés dans la fabrication des instruments nécessaires pour soumettre la nature, et poussés, conséquemment, par l’appréhension de la faim, à piller et à massacrer leurs semblables. Ayant ainsi, à l’aide du procédé adopté par les mathématiciens, étudié quelle serait la marche suivie par l’homme abandonné à lui-même, en supprimant les causes de perturbation, nous serons alors préparés à aborder l’examen de ces mêmes causes, par suite desquelles cette marche a été si prodigieusement différente dans un grand nombre de pays.

Le premier cultivateur, le Robinson de son temps, pourvu cependant d’une femme, ne possède ni hache, ni bêche. La population étant peu nombreuse, la terre est, conséquemment, abondante, et il peut la choisir lui-même, sans craindre qu’on mette son droit en question le moins du monde. Il est environné de terrains ayant au plus haut degré les qualités voulues pour le rémunérer largement de son travail ; mais ces terrains sont couverts d’arbres énormes qu’il ne peut abattre, ou de marais qu’il ne peut dessécher. Pénétrer à travers les premiers est même une sérieuse tâche ; car il a affaire à une masse de racines, de tronçons, de débris de bûches et de broussailles, tandis que dans les derniers, à chaque pas il enfonce jusqu’aux genoux. En même temps l’atmosphère est impure, les brouillards séjournent sur les bas-fonds, et le feuillage épais des bois empêche l’air de circuler. Il n’a pas de hache, mais lors même qu’il en aurait une, il n’oserait s’aventurer dans de pareils lieux ; car, en ce cas, ce serait risquer sa santé et, presque infailliblement sa vie. Puis, la végétation y est tellement exubérante, qu’avant qu’il pût, avec les instruments imparfaits dont il dispose, défricher une seule acre de terre, une partie en serait, de nouveau, tellement envahie par la végétation qu’il lui faudrait recommencer sans cesse son travail de Sisyphe. Les terrains élevés, comparativement pauvres en bois de haute futaie, ne sont guère susceptibles de récompenser ses efforts. Il y a cependant des endroits sur les collines où le peu d’épaisseur de la couche de terre a empêché de croître les arbres et les buissons ; ou bien il se trouve des espaces entre les arbres qui peuvent être cultivés, pendant qu’il en reste encore ; et quand l’homme arrache ces racines de quelques arbustes disséminés sur la surface de la terre, il n’a pas à appréhender leur prompte reproduction. Avec ses mains il peut même réussir à enlever l’écorce des arbres, ou bien, à l’aide du feu, les détruire dans une assez grande étendue pour n’avoir plus besoin que de temps pour lui donner quelques acres de terre défrichées, sur lesquelles il pourra répandre ses semences, sans trop redouter les mauvaises herbes. Faire de pareilles tentatives sur des terrains plus riches serait peine perdue. En quelques endroits le sol est toujours humide, tandis qu’en d’autres les arbres sont trop grands pour que le feu puisse les attaquer sérieusement, et l’action du feu n’aurait d’autre résultat que de faire croître les mauvaises herbes et les broussailles. Il commence donc l’œuvre de culture sur les terrains plus élevés, où pratiquant avec son bâton des trous dans le sol léger qui se draine lui-même, il enterre le grain à un pouce ou deux de profondeur, et au temps de la récolte, il obtient un rendement double de ce qu’il a semé. En broyant ce grain entre des pierres, il se procure du pain, et sa condition est améliorée. Il a réussi à faire travailler la terre à son profit, dans le temps où lui-même s’occupe de prendre au piège des oiseaux ou des lapins, ou de cueillir des fruits.

Plus tard l’homme réussit à rendre une pierre tranchante et il se procure ainsi une hache, à l’aide de laquelle il devient capable d’opérer plus rapidement en dépouillant les arbres de leur écorce, et d’extirper les pousses et leurs racines, opération, néanmoins, très-lente et très-pénible. Avec le temps il met en œuvre un nouveau sol dont la puissance productrice, en ce qui concerne les substances alimentaires, était moins apparente que ceux sur lesquels il avait fait ses premières tentatives. Il découvre un minerai de cuivre et réussit à le traiter par le feu, et peut ainsi obtenir une meilleure hache, avec bien moins de peine qu’il ne lui en a fallu pour se procurer celle de qualité inférieure qu’il avait employée jusqu’à ce jour. Il se procure aussi un instrument qui ressemble quelque peu à une bêche ; et aujourd’hui il peut pratiquer des trous de quatre pouces de profondeur, plus aisément qu’il ne pouvait le faire pour ceux de deux pouces seulement, avec un bâton. Maintenant qu’il pénètre dans un sol plus profond et qu’il peut remuer et diviser la terre, la pluie est absorbée au sein de ce même sol, tandis qu’auparavant elle ne faisait que couler sur une surface aride ; le nouveau sol ainsi obtenu se trouve meilleur, et peut se cultiver plus facilement que celui sur lequel il dépensait jusqu’alors sa peine en pure perte. Ses semences protégées plus efficacement sont moins exposées à être gelées en hiver, ou desséchées en été ; aujourd’hui il recueille le triple de ce qu’il a semé. Bientôt nous le verrons exploitant un autre sol nouveau. Il a trouvé un terrain qui, traité par le feu, lui donne de l’étain, et, de la combinaison de ce métal avec le cuivre, il obtient du laiton qui lui fournit de meilleurs instruments et lui permet d’opérer plus rapidement. En même temps qu’il peut labourer plus profondément le terrain déjà occupé, il peut défricher d’autres terrains sur lesquels la végétation devient plus exubérante ; en effet, il peut maintenant détruire les arbustes, avec quelque espoir de prendre possession de la terre, avant qu’ils ne soient remplacés par d’autres également inutiles à ses projets. Puis ses enfants ont grandi et ils peuvent sarcler le terrain, et peuvent, d’ailleurs, l’aider à faire disparaître les obstacles qui entravent ses progrès. Il profite maintenant de l’association et de la combinaison des efforts actifs, comme il avait déjà profité du pouvoir obtenu sur les diverses forces naturelles qu’il a soumises à son service. Bientôt nous le voyons mettre le feu à une pièce de terrain ferrugineux qu’il foule de tous côtés, et il obtient alors une hache et une bêche véritables, d’une qualité inférieure, il est vrai, mais pourtant bien supérieure encore à celles qui jusqu’à ce jour l’ont aidé dans ses travaux. Avec le secours de ses fils arrivés à l’âge viril, il abat le pin léger qui croît sur le flanc de la colline, laissant toutefois intacts les gros arbres des vallées où coule la rivière. Son terrain cultivable s’accroît en étendue, en même temps qu’avec sa bêche il peut pénétrer plus avant qu’autrefois, exploitant les qualités d’un sol dont les couches sont plus éloignées de la surface. Il constate avec grand plaisir que sous le sable léger il se trouve de l’argile, et qu’en combinant ces deux éléments, il obtient un nouveau sol bien plus productif que celui sur lequel il avait travaillé en premier lieu. Il remarque également, qu’en retournant les surfaces il facilite la décomposition ; et chaque accroissement de ses connaissances augmente la rémunération de ses efforts. Avec un nouvel accroissement de sa famille, il a conquis l’avantage important d’une combinaison plus considérable d’efforts actifs. Les opérations qu’il était indispensable d’accomplir pour rendre son terrain plus promptement productif, mais qui étaient impraticables pour lui seul, deviennent simples et faciles, aujourd’hui qu’elles sont entreprises par ses nombreux fils et petits-fils, dont chacun se procure une quantité bien plus considérable de subsistances qu’il ne le pouvait primitivement, seul, et cela au prix d’efforts bien moins rudes. Bientôt ils étendent leurs opérations en quittant les hauteurs et se dirigent vers les terrains bas de la rivière, dépouillant de leur écorce les grands arbres et mettant le feu aux broussailles, et facilitant ainsi le passage de l’air pour rendre peu à peu la terre propre à être occupée.

Avec l’accroissement de population, arrive maintenant un accroissement dans la puissance d’association, qui se manifeste par une plus grande division des travaux, et accompagné d’une plus grande facilité de faire servir à son profit les grands agents naturels qui doivent être employés dans ces travaux. Maintenant une partie de la petite communauté accomplit tous les travaux des champs, tandis que l’autre se livre uniquement à ceux qui devront donner un nouveau développement aux richesses minérales dont elle est environnée de toutes parts. On invente la houe, à l’aide de laquelle les enfants peuvent débarrasser le sol des mauvaises herbes et arracher les racines dont sont encore infestées les meilleures terres, celles qui ont été le plus récemment soumises à la culture. On a réussi à apprivoiser le bœuf, mais jusqu’à ce jour on a eu peu d’occasion d’utiliser ses services. On invente alors la charrue, et au moyen de lanières de cuir, on peut y atteler le bœuf, et, grâce à ce secours, labourer le sol plus profondément, en même temps qu’on étend la culture sur un espace plus vaste. La communauté s’accroît, et, avec elle, la richesse des individus qui la composent, devenus capables, d’année en année, de se procurer de meilleurs instruments et de soumettre à la culture plus de terres, et des terres de meilleure qualité. Les subsistances et les vêtements deviennent plus abondants, en même temps que l’air devient plus salubre sur les terrains plus bas, par suite du défrichement des bois. La demeure devient aussi plus confortable. Dans le principe ce n’était guère qu’un trou pratiqué dans la terre. Par suite, elle se composa de troncs d’arbres morts que les efforts isolés du premier colon parvinrent à rouler et à superposer. Jusque-là la cheminée était chose inconnue, et l’homme devait vivre au milieu d’une fumée perpétuelle, s’il ne voulait mourir de froid ; la fenêtre était un objet de luxe, auquel on n’avait pas encore songé. Si la rigueur de l’hiver l’obligeait à tenir sa porte close, non-seulement il était suffoqué, mais il passait ses journées au milieu de l’obscurité. L’emploi de son temps, pendant la plus grande partie de l’année, était donc complètement stérile, et il courait le risque de voir sa vie abrégée par la maladie, résultat de l’air insalubre qu’il respirait dans l’intérieur de sa misérable hutte, ou du froid rigoureux qu’il endurait au dehors. Avec l’accroissement de la population, tous ont acquis la richesse, produit de la culture de sols nouveaux et de meilleure qualité, et d’un pouvoir plus grand de commander les services de la nature. Avec l’accroissement dont nous venons de parler, il y eut un nouvel accroissement dans la puissance de l’association, en même temps qu’une tendance croissante au développement de l’individualité, à mesure que les modes de travail sont devenus de plus en plus diversifiés. Maintenant l’homme abat le chêne immense et l’énorme pin ; avec ces matériaux il peut, dès lors, construire de nouvelles demeures ; et chacune d’elles est, successivement et régulièrement, construite dans de meilleures conditions que la première. La santé s’améliore et la population s’accroît encore plus rapidement. Une partie de cette population s’occupe aujourd’hui des travaux des champs, tandis que l’autre prépare les peaux de bêtes et les rend propres à devenir des vêtements ; une troisième classe fabrique des haches, des bêches, des houes, des charrues et autres instruments destinés à seconder l’homme dans les travaux des champs et ceux de construction. La quantité de subsistances augmente rapidement et, avec elle, la puissance d’accumulation. Dans les premières années, on était perpétuellement exposé au danger de la disette ; aujourd’hui qu’il y a un excédant, une partie des produits est mise en réserve en prévision de l’insuffisance des récoltes.

La culture s’étend sur le flanc des collines, où des sols creusés plus profondément, maintenant sillonnés par la charrue, donnent un rapport plus considérable, tandis qu’en bas, sur le revers des coteaux, chaque année est marquée successivement par la disparition des grands arbres qui, jusqu’alors, occupaient les terrains plus riches, les espaces intermédiaires devenant, dans l’intervalle, plus fertiles, par suite de la décomposition d’énormes racines, et plus faciles à labourer, par suite du dépérissement graduel des tronçons d’arbres. Un seul bœuf attelé à une charrue peut maintenant retourner les mottes de terre, sur un espace plus considérable que deux bœufs ne pouvaient le faire dans le principe. Un seul laboureur fait alors plus de besogne que n’en auraient pu accomplir, sur le terrain cultivé primitivement, des centaines d’individus à l’aide de bâtons pointus. La communauté étant devenue ensuite capable de drainer quelques-uns des terrains bas, on obtient d’abondantes moissons de blé, d’un sol meilleur maintenant mis en culture pour la première fois. Jusqu’alors les bœufs erraient dans les bois, attrapant pour se nourrir ce qu’ils pouvaient ; mais aujourd’hui on abandonne la prairie à leur usage ; l’emploi de la hache et de la scie permet à la famille de les retenir dans l’enceinte d’une clôture, et de diminuer ainsi la peine qu’il y avait à se procurer des provisions de viande, de lait, de beurre et de peaux. Jusqu’à ce jour, son animal domestique était surtout le porc qui pouvait se nourrir de glands ; aujourd’hui elle y joint le bœuf et peut-être les moutons, les terres cultivées primitivement étant abandonnées à ces derniers. Elle se procure beaucoup plus de viande et de blé, et avec bien moins de peine qu’à aucune autre époque antérieure, conséquence de l’accroissement du nombre de ses membres et de la puissance d’association. De nombreuses générations ont déjà disparu, des générations plus jeunes profitent aujourd’hui de la richesse que les premières ont accumulée, et peuvent ainsi appliquer leur propre travail avec un avantage chaque jour plus considérable, en obtenant une rémunération constamment croissante, en même temps qu’une augmentation a lieu dans la faculté d’accumuler, et qu’il reste des efforts moins pénibles à accomplir. Maintenant elle appelle à son secours des forces nouvelles, et l’on ne laisse plus l’eau couler en pure perte. L’air lui-même est approprié au travail ; les moulins à vent doivent moudre le blé et les scieries débiter le bois de charpente, qui disparaît plus rapidement, tandis que le drainage est en voie d’amélioration, grâce à des bêches et des charrues plus perfectionnées. Le petit fourneau fait son apparition, et le charbon étant appliqué maintenant à la réduction du minerai de fer que donne le sol, il se trouve que le travail d’un seul jour devient plus fructueux que n’était autrefois celui de plusieurs semaines. La population se répand le long des collines, descend dans les vallées, et devient de plus en plus compacte au siège de l’établissement primitif ; à chaque pas en avant, nous trouvons la tendance croissante à combiner les efforts pour produire les substances alimentaires, fabriquer les vêtements et les ustensiles de ménage, construire des maisons, et préparer les machines destinées à l’aider dans tous ces travaux. Maintenant les arbres les plus gros, ceux qui croissent sur le terrain le plus fertile, disparaissent, et des marais profonds sont desséchés. Bientôt on trace des routes pour faciliter les relations entre l’ancien établissement et les établissements plus nouveaux qui se sont formés autour de celui-ci, et permettre ainsi à l’individu qui cultive le blé de l’échanger contre de la laine, on peut-être contre des bêches ou des charrues perfectionnées, contre des vêtements ou des ameublements.

La population s’accroît encore ; sa richesse et sa force prennent un nouveau développement ; elle acquiert ainsi du loisir pour songer aux résultats que lui fournit sa propre expérience, non moins que celle de ses devanciers. De jour en jour l’intelligence est provoquée davantage à l’action. Le sable des alentours s’est trouvé recouvrir une couche de marne ; on combine ces deux éléments à l’aide des moyens perfectionnés aujourd’hui en usage ; on crée ainsi un sol d’une qualité bien supérieure à ceux qu’on avait jusqu’à ce jour soumis à la culture. En même temps qu’il y a accroissement dans la rémunération du travail, tous les individus sont mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés, et tous sont excités à faire de nouveaux efforts ; jouissant d’une meilleure santé et pouvant travailler à l’intérieur aussi bien qu’au dehors, suivant la saison, ils peuvent se livrer à un travail plus constant et plus régulier. Jusqu’à ce jour ils ont eu de la peine à moissonner dans la saison favorable. Le moment de la moisson passant rapidement, il s’est trouvé que toute la force employée par la communauté était insuffisante pour empêcher qu’une quantité considérable de blé ne restât sur pied, à moins qu’étant devenu trop mûr, il ne tombât sur le sol ébranlé par les secousses du vent, ou les efforts des moissonneurs pour le récolter. Très souvent ce blé s’est trouvé complètement perdu, par suite des changements de temps, lors même que le moment était opportun pour le recueillir. Le travail a été surabondant pendant le cours de l’année, en même temps que la moisson créait une demande de travail à laquelle on ne pouvait répondre. La faucille remplace maintenant l’œuvre des bras, en même temps que la faux permet au fermier de couper ses foins. Puis viennent la faux à râteau et la herse, instruments qui tous ont pour but d’augmenter la facilité d’accumulation, et d’accroître ainsi la possibilité d’appliquer le travail à de nouveaux terrains plus profonds ou plus étendus, plus complètement couverts de bois, ou plus exposés aux inondations, et dès lors exigeant des remblais ainsi que des drainages. On crée aussi de nouvelles combinaisons. On constate que l’argile forme une couche inférieure, relativement à la terre appelée chaux, et que cette dernière, comme les terres ferrugineuses, a besoin d’être décomposée pour devenir propre à se combiner. La route tracée, le wagon, le cheval, facilitent le travail et permettent au fermier d’obtenir promptement des approvisionnements de la terre carbonifère qui a reçu le nom de houille ; et l’homme obtient maintenant, en brûlant la chaux et la combinant avec l’argile, un terrain de meilleure qualité qu’à aucune autre époque antérieure, un terrain qui lui donne plus de blé et qui exige de lui un travail moins pénible. La population et la richesse s’accroissent encore et la machine à vapeur prête son secours pour le drainage, en même temps que le chemin de fer et la locomotive facilitent le transport de ses produits au marché. Son bétail étant maintenant engraissé sous son toit, une portion considérable de ses riches prairies est convertie en engrais, qu’il appliquera aux terrains plus pauvres qui ont été primitivement mis en culture. — Au lieu d’expédier les subsistances qui doivent les engraisser au marché, il tire maintenant du marché leurs débris sous la forme d’os, à l’aide desquels il entretient la bonne qualité de sa terre. En passant ainsi progressivement de terrains peu fertiles à des terrains de meilleure qualité, on se procure une quantité constamment croissante de substances alimentaires et d’autres choses nécessaires à la vie, avec un accroissement correspondant dans la faculté de consommer et d’accumuler. Le danger de la disette et de la maladie a désormais disparu. La rémunération du travail devenant plus considérable et la condition de l’homme, en s’améliorant chaque jour, rendant le travail agréable, on voit aussi l’homme partout s’appliquant davantage au travail, à mesure que son labeur devient moins pénible. La population augmente encore, et l’on voit cet accroissement rapide devenir plus considérable, à chacune des générations qui se succèdent, en même temps qu’avec celles-ci on voit s’accroître la faculté de vivre dans des rapports réciproques, par suite du pouvoir de se procurer constamment des approvisionnements plus considérables sur la même superficie de terrain. A chaque pas fait dans cette direction, on voit le désir de l’association et de la combinaison des efforts actifs se développer, avec le développement du pouvoir de satisfaire ce désir ; et c’est ainsi que les travaux des individus deviennent plus productifs et qu’augmentent les facilités du commerce, avec une tendance constante à produire l’harmonie, la paix, la sûreté des personnes et des propriétés garantie soit entre ces individus soit avec le monde, accompagnée d’une augmentation constante de population, de richesse, de prospérité et de bonheur.

Telle a été l’histoire de l’homme partout où l’on a laissé s’accroître la population et la richesse. Avec le développement de la population, il y a eu accroissement de la puissance d’association entre les individus pour conquérir la domination sur les grandes forces existantes dans la nature, pour dégager ces mêmes forces et les contraindre à lui prêter secours dans le travail ayant pour but de produire la nourriture, le vêtement et l’abri exigés pour ses besoins, et lui rendre plus faciles les moyens d’étendre la sphère de ses associations. Partout on a vu l’homme commencer pauvre, sans ressources personnelles, et incapable de combiner ses efforts avec ceux de ses semblables, et, conséquemment, partout l’esclave de la nature. Partout, à mesure que la population a augmenté, on l’a vu devenir, d’année en année et de siècle en siècle, de plus en plus en plus le dominateur de cette même nature, et chaque progrès dans ce sens a été marqué par le rapide développement de l’individualité suivi d’un accroissement dans la puissance d’association, dans le sentiment de la responsabilité, et dans la puissance du progrès.

Que les choses se soient passées ainsi chez toutes les nations et dans toutes les parties de la terre, c’est ce qui est tellement évident qu’il semblerait presque inutile de fournir la preuve d’un pareil fait ; et cela le serait réellement, si l’on n’eût affirmé que la marche des choses avait eu lieu précisément en sens inverse ; que l’homme avait toujours commencé l’œuvre de culture sur les terrains fertiles, et qu’alors les subsistances avaient été abondantes ; mais qu’à mesure que la population avait augmenté, ses successeurs s’étaient vus forcés d’avoir recours à des terrains de qualité inférieure, qui n’accordaient à leur labeur qu’une rémunération de moins en moins considérable, en même temps qu’il y avait tendance constante à l’excès de population, à la pauvreté, à la misère et à la mortalité. S’il en était ainsi, il ne pourrait rien exister qu’on pût appeler l’universalité, dans les lois naturelles auxquelles l’homme est soumis ; car, en ce qui concerne toutes les autres sortes de matières, nous le voyons invariablement s’adresser d’abord à celles qui sont inférieures, et passer, à mesure que la richesse et la population se développent, à celles qui sont supérieures, avec une rémunération constamment croissante pour son travail. Nous l’avons vu commencer par la hache formée d’un caillou tranchant, et passer successivement à l’usage de la hache de cuivre, de bronze et de fer, jusqu’au moment où il est arrivé enfin à celle d’acier ; nous l’avons vu abandonner le fuseau et la quenouille pour le métier à filer et la mécanique, le canot pour le navire, le transport à dos d’homme pour le transport sur les wagons du chemin de fer, les hiéroglyphes tracés sur des peaux par un pinceau grossier pour le livre imprimé, et la société grossière de la tribu sauvage, chez laquelle la force constitue le droit, pour la communauté sociale organisée, où l’on respecte les droits des individus, faibles sous le rapport du nombre ou de la puissance musculaire. Après avoir étudié ces faits et nous être convaincus que telle a été la marche suivie par l’homme, en ce qui concerne toutes les choses autres que la terre, nécessaires pour la culture, nous sommes portés à croire que là aussi il en a dû être de même, et que cette théorie invoquée, en vertu de laquelle l’homme devient de plus en plus l’esclave de la nature, à mesure que la richesse et la population se développent, doit être une théorie fausse.

§ 2. — Théorie de Ricardo. Elle manque de cette simplicité qui caractérise constamment les lois de la nature. Elle est basée sur la supposition d’un fait qui n’a jamais existé. La loi, ainsi que le prouve l’observation, est directement le contraire de la théorie qu’il a proposée.

Il y a aujourd’hui quarante ans que M. Ricardo communiqua au monde sa découverte sur la nature et les causes de la rente et les lois de son progrès[3], et, pendant presque tout ce laps de temps, cette découverte a été admise par la plupart des économistes de l’Europe et de l’Amérique, comme étant tellement incontestable que le doute, à l’égard de sa vérité, ne pouvait être regardé chez un individu que comme une preuve de son incapacité à la comprendre. Fournissant, ainsi qu’elle le faisait, une explication simple et facile de la pauvreté existante dans le monde, à l’aide d’une loi émanée d’un Créateur, qui n’est que sagesse, puissance et bonté, elle affranchissait les classes gouvernantes de toute responsabilité à l’égard des misères dont elles étaient environnées, et fut, par conséquent, adoptée tout d’abord. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, elle a été la doctrine immuable de la plupart des écoles de l’union américaine et de l’Europe ; et, toutefois, il ne s’est jamais trouvé, parmi ceux qui l’enseignaient, deux économistes complètement d’accord sur le sens réel de ce que leur maître avant voulu enseigner. Après avoir étudié les ouvrages des plus éminents parmi ces économistes, et n’avoir constaté qu’un désaccord presque général, l’élève, en désespoir de cause, a recours à M. Ricardo lui-même ; et alors il trouve, dans son fameux chapitre sur la rente, des assertions contradictoires qui ne peuvent se concilier, et une série de complications telles qu’on n’en avait jamais rencontrées auparavant dans le même nombre de pages. Plus il étudie, plus sont considérables les obstacles qui lui apparaissent, et plus il se rend facilement compte de la diversité des doctrines enseignées par des hommes qui déclarent hautement appartenir à la même école, et qui tous, s’ils ne s’entendent guère sur aucun autre point, s’accordent sur celui-là seul, qu’ils regardent la nouvelle théorie de la rente comme la grande découverte du siècle.

En portant ses regards autour de lui, il s’aperçoit que toutes les lois de la nature, reconnues, sont caractérisées par la plus parfaite simplicité et l’étendue la plus large ; que ces lois sont d’une application universelle, et que ceux qui les enseignent n’ont nul besoin d’avoir recours à de mesquines exceptions pour rendre compte de faits particuliers. La simplicité de la loi de Kepler « sur les aires égales dans des temps égaux » est parfaite. La vérité de cette loi est, conséquemment, universelle, et tous ceux auxquels on l’explique, non-seulement se sentent assurés qu’elle est vraie, mais encore qu’elle doit continuer de demeurer telle, par rapport à toutes les planètes que l’on peut découvrir, quelque nombreuses qu’elles puissent être et quelle que soit leur distance du soleil et de notre terre. Un enfant peut la comprendre, et l’individu le plus novice peut ainsi se l’assimiler assez complètement pour l’enseigner lui-même aux autres. Elle n’a besoin d’aucun commentaire, et c’est en cela qu’elle diffère, prodigieusement, de celle sur laquelle nous appelons en ce moment l’attention du lecteur. Quels que soient les autres mérites de cette dernière, on ne pourra lui attribuer celui de la simplicité ou de l’universalité.

Au premier coup d’œil, cependant, elle paraît extrêmement simple. On paye une rente, dit-on, pour un terrain de première qualité qui rapporte 100 quarters, en retour d’une quantité donnée de travail, lorsqu’il devient nécessaire, avec l’accroissement de la population, de cultiver le terrain de seconde qualité pouvant ne rapporter que 90 quarters, en retour de la même quantité de travail ; et le montant de la rente que l’on reçoit ainsi, pour le n° 1, est égal à la différence qui existe entre leurs produits respectifs. Aucune proposition n’a pu être destinée à commander un assentiment plus général. Tout individu qui l’entend énoncer aperçoit autour de lui un terrain qui paye une rente, et voit également que celui qui donne 40 boisseaux par acre paye un revenu plus considérable que le terrain qui n’en donne que 30, et que cette différence est presque équivalente à la différence du produit. Il devient immédiatement disciple de M. Ricardo, et admet que la raison pour laquelle on paye certains prix en retour de l’usage de la terre, c’est qu’il existe des sols de diverses qualités, lorsque assurément il regarderait comme souverainement absurde l’individu qui entreprendrait de lui prouver qu’on paye les bœufs certains prix, parce que l’un de ces animaux est plus pesant qu’un autre ; qu’on paye des rentes pour des maisons, parce que quelques-unes pourront loger 20 personnes, tandis que d’autres n’en logeront que 10, ou que tous les navires peuvent prendre du fret, parce que quelques-uns ont une capacité différente des autres.

Tout le système, ainsi que le lecteur s’en apercevra, est basé sur l’affirmation de l’existence d’un fait : à savoir, qu’au commencement de la mise en culture, lorsque la population est peu nombreuse, et que, conséquemment, la terre est abondante, les terrains les plus fertiles, ceux que leurs qualités rendent propres à rémunérer le plus largement une quantité donnée de travail, sont les seuls cultivés. Un fait semblable existe ou n’existe pas ; s’il n’existe pas, tout le système s’écroule. On se propose en ce moment de démontrer qu’il n’existe en aucune façon, et qu’il serait contraire à la nature des choses qu’il en fût, ou que jamais il pût en avoir été ainsi.

Le tableau que nous offre M. Ricardo diffère complètement de celui que nous avons précédemment soumis à l’examen du lecteur. Le premier, plaçant le colon sur les terrains les plus fertiles, exige que ses enfants et ses petits-enfants se trouvent réduits, successivement et régulièrement, à la déplorable nécessité d’occuper les terrains qui ne peuvent donner qu’une rémunération plus faible au travail, et qu’ils deviennent ainsi de plus en plus, de génération en génération, les esclaves de la nature. Le second, plaçant le cultivateur primitif sur les terrains plus ingrats, nous montre ceux qui viennent après lui, usant du pouvoir constamment croissant de passer à la culture de terrains plus fertiles, et devenant aussi de plus en plus, de génération en génération, les dominateurs de la nature, la forçant à travailler à leur profit et s’avançant constamment, de triomphe en triomphe, avec un invariable accroissement dans la puissance d’association, dans le développement de l’individualité, dans le sentiment de la responsabilité, et dans la faculté de faire de nouveaux progrès. De ces deux tableaux, quel est le vrai ? C’est ce qu’il faut établir par la détermination d’un fait : Comment les hommes ont-ils agi autrefois ? et comment agissent-ils aujourd’hui par rapport à l’occupation de la terre ? Si l’on peut démontrer que, dans tous les pays et dans tous les siècles, l’ordre des événements qui se sont succédé a été en opposition directe avec celui que M. Ricardo suppose avoir existé, alors sa théorie doit être abandonnée comme tout à fait dénuée de fondement. Qu’il en ait été ainsi, et que partout, dans, les temps anciens et modernes, la culture ait toujours commencé par les terrains les plus ingrats, et que l’homme n’ait pu, que grâce au développement de la population et de la richesse, soumettre à la culture les terrains plus fertiles, c’est ce que nous allons démontrer maintenant par un examen succinct des faits, tels qu’ils s’offrent à nous dans l’histoire du monde.

Nous commençons cet examen par les États-Unis, par la raison que leur établissement étant de date récente et se trouvant encore en progrès, la méthode que le colon a été, et est encore porté à suivre, peut être indiquée facilement. Si nous constatons qu’il commence invariablement par les terrains élevés et maigres qui n’exigent que peu de défrichement et aucun drainage, lesquels ne peuvent rendre au travail qu’une faible rémunération, et qu’aussi invariablement il passe, des terrains élevés aux terrains plus bas, lesquels ont besoin à la fois d’être défrichés et drainés, nous aurons alors présenté au lecteur un tableau véritable confirmé par la pratique, au moins par la pratique dans l’Amérique du nord. Si cependant nous pouvons alors suivre le cultivateur dans l’intérieur du Mexique, à travers le Brésil, le Pérou et le Chili, en Angleterre et dans toute l’étendue de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grèce et de l’Égypte, dans l’Asie et dans l’Australie, et démontrer que telle a été, invariablement, sa méthode d’action, on peut croire alors, que lorsque la population est peu nombreuse et par conséquent la terre abondante, la culture commence et doit toujours commencer sur les terrains les moins fertiles ; qu’avec l’augmentation de la population et de la richesse, on exploite toujours les terrains plus fertiles, qui donnent une rémunération constamment croissante aux efforts du travailleur ; et qu’avec le progrès de la population et de la richesse, il y a une diminution constante dans la quantité proportionnelle de ces efforts indispensable pour se procurer les choses nécessaires à la vie, avec un accroissement également constant dans la quantité proportionnelle de ceux que l’on peut appliquer à rendre plus considérable la somme de son bien-être, et des choses qui contribuent à sa commodité, à son luxe et à ses jouissances.

§ 3. — Marche de la colonisation aux États-Unis.

On voit les premiers colons de race anglaise s’établir sur le sol stérile de Massachusetts et fonder la colonie de Plymouth. Le continent américain tout entier était devant eux, mais comme tous les colonisateurs, ils n’avaient à prendre que ce qu’ils pouvaient obtenir avec les moyens dont ils disposaient. D’autres établissements se formèrent à Newport et à New-Haven, et de là on peut, en suivant leurs traces, les voir longer le cours des fleuves, mais en tout cas occuper les terrains plus élevés, abandonnant le défrichement des bois et le dessèchement des marais à leurs successeurs plus riches. Si l’on demandait au lecteur de désigner les terrains de l’Union qui semblent le moins destinés à produire des subsistances, son choix tomberait sur les terrains rocheux d’abord occupés par les hardis puritains ; et s’il se plaçait alors sur les hauteurs de Dorchester, près de Boston, et qu’il jetât les regards autour de lui, il se trouverait environné de preuves de ce fait : que tout ingrat qu’était en générale le sol de Massachusetts, les parties les plus riches restent encore incultes ; tandis que, parmi les parties cultivées, les plus productives sont celles qui ont été appropriées aux besoins de l’homme dans ces cinquante dernières années.

Si nous jetons maintenant les yeux sur New-York, nous voyons qu’on a procédé de même. Le sol improductif de l’île Manhattan et les terrains élevés des rives opposées ont appelé d’abord l’attention, tandis que les terrains plus bas et plus riches, qui se trouvent tout à fait à portée du cultivateur, restent même jusqu’à ce jour, incultes et non soumis au drainage. En suivant la population, nous la voyons longer le cours de l’Hudson jusqu’à la vallée des Mohicans, et là s’établir près de la source du fleuve sur des terrains qui n’exigent que peu de défrichement ou de drainage. Si nous avançons davantage vers l’Ouest, nous voyons le premier chemin de fer suivre la succession des terrains plus élevés sur lesquels on trouve les villages et les bourgs des plus anciens colons ; mais si nous suivons la route nouvelle et directe, nous la voyons traverser les terrains les plus fertiles de l’État qui ne sont encore ni cultivés ni desséchés.

En considérant ensuite l’histoire même de ces bourgs et de ces villages, nous constatons qu’eux-mêmes sont arrivés tard dans l’ordre d’établissement. Il y a soixante ans, Geneva existait à peine, et la route, de ce point à Canandaigua, n’était qu’un sentier tracé par des Indiens, sur lequel on ne trouvait encore que deux familles établies ; mais en portant, de là, nos regards vers le sud, dans la direction des hautes terres qui confinent à la Pennsylvanie, nous trouvons partout des traces d’occupation. C’est là qu’a été créé le domaine considérable acquis par M. Pulteney, et qu’un établissement s’est formé sur la petite baie de Coshocton ; les terrains environnants sont représentés comme étant d’une très-grande valeur, « à raison de l’absence complète de toutes les maladies périodiques, particulièrement les fièvres intermittentes », dont eurent tant à souffrir, on ne l’ignore pas, les premiers colons qui s’établirent sur les terrains fertiles des parties basses[4].

Dans le New-Jersey, nous les trouvons occupant les terrains élevés, vers les sources des fleuves, tandis qu’ils négligent les terrains plus bas qui ne peuvent se drainer[5]. Cet État abonde aussi en beau bois de construction, couvrant un sol riche qui n’a besoin que d’être défriché, pour donner au travailleur une rémunération plus ample qu’aucun autre mis en culture n’en a donné depuis un siècle, lorsque la terre était plus abondante et la population peu nombreuse. Sur le bord du Delaware, nous voyons les quakers choisissant les sols plus légers qui produisent le pin, tandis qu’ils évitent les sols plus fertiles et plus gras du rivage opposé de la Pennsylvanie. Chaque colon choisit également les parties plus élevées et plus asséchées de son exploitation rurale, abandonnant les prairies, dont un grand nombre, même aujourd’hui, restent dans l’état de nature, tandis que d’autres ont été soumises au drainage pendant ces dernières années. Les meilleures portions de chaque ferme sont, invariablement, celles qui ont été le plus récemment mises en culture, tandis que les terrains les plus ingrats des divers lieux aux alentours sont ceux où l’on voit les plus anciens bâtiments d’exploitation rurale. Si nous avançons encore à travers les terrains sablonneux de l’État en question, nous trouvons des centaines de petites clairières depuis longtemps abandonnées par leurs propriétaires, attestant la nature du sol que cultivent les individus, lorsque la population est peu nombreuse et que le terrain fertile est très-abondant. Après avoir défriché les terres qui produisent le chêne, ou drainé celles qui donnent le cèdre blanc, ils abandonnent celles qui produisent le pin de cet État, le plus misérable de tous les arbres de ce genre.

Les Suédois ont formé un établissement à Lewistown et à Christiana, sur le sol sablonneux du Delaware. Traversant cet État vers l’entrée de la baie de Chesapeake, nous trouvons, dans les petites villes en décadence d’Elkton et de Charlestown, autrefois les centres d’une population assez active, une nouvelle preuve du peu de fertilité des terres occupées primitivement, lorsque les belles prairies, au milieu desquelles se trouvent aujourd’hui les fermes les plus riches de cet État, étaient en grand nombre, mais considérées comme sans valeur. Penn vient après les Suédois, et, profitant des dépenses qu’ils ont faites et de leur expérience, choisit les terrains élevés sur le Delaware, à environ douze milles au nord de l’emplacement qu’il choisit ensuite pour sa ville, près du confluent de cette rivière et du Schuylkill. En partant de ce dernier point, et suivant la ligne de l’établissement, nous constatons qu’il ne se développe pas d’abord en descendant vers les riches prairies, mais en remontant et longeant les hauteurs entre les deux rivières, où l’on aperçoit encore, sur une étendue de plusieurs milles, d’anciens établissements qui attestent les desseins des premiers colonisateurs. Si nous passons sur la rive droite ou la rive gauche de la rivière, nous reconnaissons, dans la nature des constructions, des preuves d’une occupation et d’une culture plus récentes. Sur les cartes des premiers temps, les terrains fertiles, situés dans le voisinage de la Delaware, depuis New-Castle ; et presque à la limite atteinte par la marée montante, à une distance de plus de soixante milles, sont notés comme formant de vastes étendues, et, de plus, marqués de points indiquant des arbres, pour montrer qu’ils n’ont pas encore été défrichés, tandis que tous les terrains élevés sont divisés en petites fermes[6]. En passant au nord et à l’ouest, nous voyons les plus anciennes habitations toujours à une grande distance de la rivière ; ce n’est qu’à des époques plus récentes, que l’accroissement de la population et de la richesse a amené la culture au bord de l’eau. A chaque nouveau mille que nous parcourons, nous trouvons des preuves plus nombreuses de la culture récente des terrains de meilleure qualité. Partout nous rencontrons maintenant des fermes sur les flancs des collines, tandis que les terrains bas deviennent de plus en plus âpres et incultes. Plus loin encore, la culture abandonne presque partout le bord de la rivière ; et si nous en recherchons la trace, nous devons passer en deçà dans des lieux où, à une certaine distance, nous trouverons des fermes qui ont été exploitées pendant cinquante ans ou davantage. Si maintenant, suivant l’ancienne route qui forme aux alentours des sinuosités, et cherchant évidemment des collines à traverser, nous nous enquérons de la cause qui prolonge ainsi la distance, nous apprenons que cette route a été faite pour les convenances des premiers colons ; si, au contraire, nous suivons les routes nouvellement tracées, nous voyons qu’elles se maintiennent constamment sur les terrains bas et fertiles soumis en dernier lieu à la culture[7].

En revenant au fleuve et continuant notre course, les arbres deviennent de plus en plus nombreux, et le terrain à prairies de moins en moins drainé et occupé, jusqu’à ce qu’enfin, au moment où nous remontons les petits embranchements de la rivière, la culture disparaît et les bois primitifs restent intacts, toutes les fois, du moins, que les besoins de l’industrie houillère, de date toute récente, n’ont pas amené à les abattre. Si nous voulons voir le terrain choisi par les premiers colons, il nous suffira de gravir le flanc de la colline, et sur le plateau supérieur nous trouverons des maisons et des fermes, dont quelques-unes ont cinquante ans d’existence et qui aujourd’hui, pour la plupart, sont abandonnées. En traversant les montagnes, nous voyons près de leur sommet, les habitations des premiers colons, qui choisissaient le terrain où croit le pin, facile à défricher, et auxquels les souches de sapin fournissaient tantôt du goudron, tantôt des matières destinées à remplacer les chandelles que la pauvreté ne leur permettait pas d’acheter. Immédiatement après, nous nous trouvons dans la vallée de la Susquehanna, sur les terrains à prairies, dont la nature nous est révélée par la grande dimension des arbres qui les couvrent, mais sur lesquels la bêche ni la charrue n’ont pas encore laissé leur empreinte. Ainsi les terrains fertiles sont abondants, mais le colon préfère ceux qui sont moins riches ; les dépenses qu’il faudrait faire pour défricher les premiers dépasseraient leur valeur après le défrichement. En descendant la petite rivière, nous atteignons le Susquehanna, et à mesure que nous avançons, nous voyons la culture descendre des collines, les vallées sont de plus en plus déboisées ; les prairies et les bestiaux apparaissent, signes irrécusables d’un accroissement de richesse et de population.

En passant à l’ouest et remontant la Susquehanna, l’ordre est encore interverti. La population diminue, la culture tend à abandonner les bas-fonds sur le bord de la rivière et à gravir les flancs des collines. Si, quittant la rivière et gravissant les bords, nous passons au pied des hauteurs de Mancy, la route que nous suivons traversera un beau terrain calcaire, dont la fertilité ayant été moins évidente pour les premiers colons, il en est résulté que de vastes superficies de ce même terrain, contenant des centaines d’acres, passèrent de main en main en échange d’un dollar ou même d’une cruche de whisky. Ils préféraient les terrains qui produisent le chêne, parce qu’ils pouvaient écorcer ces arbres et les détruire ensuite par le feu. Avec l’accroissement de la population et de la richesse, on les voit revenir aux terrains qu’ils avaient d’abord dédaignés, combinant les terrains de qualité supérieure avec ceux de qualité secondaire, et obtenant pour leur travail une rémunération bien plus considérable. Si maintenant nous pouvions considérer le pays à vol d’oiseau, il nous serait facile de suivre très-exactement le cours de chaque petit ruisseau, à cause du bois qui reste encore sur ses bords, remarquable au milieu des terrains plus élevés et défrichés des lieux avoisinants. En atteignant la source de la rivière, nous nous retrouvons au milieu de la culture, et nous voyons que là, comme partout ailleurs, les colons ont choisi les terrains élevés et secs sur lesquels ils pouvaient commencer leur œuvre avec la charrue, de préférence aux terrains plus fertiles qui exigeaient l’emploi de la hache. Si au lieu de tourner au sud dans la direction des comtés plus anciens, nous portons nos regards au nord vers les comtés nouvellement colonisés, nous verrons que le chef-lieu de la population occupe toujours les terrains les plus élevés, près de la source des divers petits cours d’eau qui y prennent leur point de départ. Si nous passons à l’ouest et que nous traversions la crête de l’Alleghany jusqu’aux sources de l’Ohio, l’ordre des faits est de nouveau renversé. La population, d’abord disséminée, occupe les terrains plus élevés ; mais à mesure que nous descendons la rivière, les terrains plus bas sont de plus en plus cultivés, jusqu’au moment où nous nous trouvons enfin à Pittsburg, au milieu d’une population compacte, consacrant toute son activité à combiner la houille, la pierre à chaux et le minerai de fer, dans le but de préparer une machine qui permette au fermier de l’ouest de fouiller profondément le terrain dont, jusqu’à ce jour, il n’a fait qu’écorcher, pour ainsi dire, les couches superficielles, et de défricher et de drainer les terrains fertiles des bas-fonds sur les bords de la rivière, au lieu des terrains plus élevés et plus secs dont il faisait jusqu’alors ses moyens de subsistance.

Les premiers colons de l’Ouest choisirent constamment les terrains plus élevés, abandonnant à leurs successeurs les terrains plus bas et plus fertiles. Malgré la fécondité du sol, on évitait et on évite encore les vallées situées immédiatement dans le voisinage des rivières, à raison du danger des fièvres qui, encore aujourd’hui, enlèvent en si grand nombre, les individus émigrant vers les États de fondation récente. La facilité de recueillir quelque faible récolte poussait toujours à choisir le terrain le plus promptement cultivable, et aucun autre ne remplissait mieux ce but qu’un terrain couvert de peu de bois et débarrassé de broussailles. Par suite de la chute constante des feuilles et de leur décomposition, le sol était demeuré couvert d’une légère moisissure, ce qui empêchait l’herbe de pousser ; et en faisant périr les arbres, pour laisser pénétrer le soleil, les colons purent obtenir une faible rémunération de leur travail. Le principal but à atteindre, le but vraiment important, était d’avoir un emplacement sec pour y construire une habitation ; et conséquemment, on vit le colon choisir toujours les hauteurs ; la même raison qui l’empêchait de commencer l’œuvre du drainage artificiel agissant avec la même énergie relativement au terrain nécessaire pour la culture[8].

En arrivant au Wisconsin, le voyageur trouve le premier colon de cet État, appartenant à la race blanche, placé sur le terrain le plus élevé connu sous le nom du Gros-Rempart, et il suit les anciennes routes le long des crêtes sur lesquelles se trouvent les petits bourgs et les villages créés par les individus qui ont dû commencer en ces lieux l’œuvre de la culture. Quelquefois il traverse une prairie humide dans laquelle peut se trouver le terrain le plus riche de l’État et « la terreur du premier émigrant[9]. »

En descendant l’Ohio et en arrivant au confluent de ce fleuve et du Mississippi, nous perdons de vue tous les indices qui attestent l’existence d’une population, sauf le le pauvre bûcheron qui risque sa santé, dans le labeur auquel il se livre pour se procurer le bois destiné à la construction des nombreux bateaux à vapeur. Là, pendant des centaines de milles, nous traversons le terrain le plus riche couvert d’arbres gigantesques ; malgré toutes ses qualités productives, il reste sans valeur, pour tous les besoins de la culture ; n’étant pas protégé par des digues, il est exposé aux inondations du fleuve, et le voisinage de ce dernier est funeste à la vie et à la santé ; des millions d’acres de terre possédant les qualités qui les rendent propres à récompenser le plus amplement le travailleur restent sans être défrichés, ou drainés, tandis que les terrains plus élevés et plus ingrats sont soumis à la culture[10].

En descendant plus loin nous rencontrons la population et la richesse se préparant à gravir le Mississippi, et abandonnant les bords du golfe du Mexique. Des digues ou levées protègent contre l’invasion du fleuve, et l’on aperçoit de magnifiques plantations, sur une terre semblable sous tous les rapports à la région sauvage et sans culture qu’on vient de laisser derrière soi. Si maintenant le voyageur veut chercher les habitations des premiers colons, il doit laisser le bord de la rivière et gravir les hauteurs ; et à chaque pas il trouvera une nouvelle preuve de ce fait, que la culture commence invariablement par les sols les moins fertiles ; si vous demandez aux colons pionniers pourquoi ils dépensent leur labeur sur le sol ingrat des hauteurs tandis qu’il y a abondance de sols fertile, leur réponse sera invariablement celle-ci : qu’ils peuvent cultiver le premier, tel qu’il se comporte, tandis qu’ils ne peuvent cultiver les seconds. Le pin des collines est petit et l’on peut s’en débarrasser facilement ; puis il fournit du combustible, en même temps que ses souches fournissent la lumière artificielle. Essayer de défricher le terrain qui porte le gros bois de construction serait pour le colon une cause de ruine. Si, au lieu de descendre le Mississippi nous remontons le Missouri, le Kentucky, le Tennessee, ou la rivière Rouge, nous constatons invariablement : que plus la population est compacte et plus la masse de richesse est considérable, plus aussi les bons terrains sont cultivés ; qu’à mesure que la population diminue, en même temps que nous nous rapprochons des sources des cours d’eau et que la terre devient plus abondante, la culture s’éloigne du bord des rivières, la quantité de bois et des terres à prairies non drainées augmente, et que les habitants disséminés obtiennent des couches superficielles du sol, une rémunération moins considérable pour leur travail, en même temps que diminue leur pouvoir de se procurer facilement les choses nécessaires à la vie et tout ce qui contribue à leur commodité et à leur bien-être. Si nous traversons le Mississippi pour pénétrer dans le Texas, nous trouvons la ville d’Austin, siège du premier établissement américain, placé sur le Colorado, tandis que des millions d’acres du plus beau bois et des plus belles terres à prairies du monde, complètement inoccupées, ont été négligées, comme ne pouvant rembourser les frais de simple appropriation. Si nous portons nos regards sur la colonie espagnole de Bexar, nous y constaterons une nouvelle démonstration du même fait universel, à savoir la tendance complète de la colonisation à se porter vers les sources des cours d’eau.

Si nous tournons les yeux vers les États atlantiques du sud, nous rencontrons partout la preuve de ce même fait si important. Les plus riches terrains de la Caroline du nord, sur une étendue de plusieurs millions d’acres, ne sont jusqu’à ce jour, ni défrichés ni drainés, tandis qu’on y voit sur tous les autres points des individus dépensant leur labeur sur des terrains peu fertiles qui ne leur rendent que de trois à cinq boisseaux par acre. La Caroline du sud possède des millions d’acres des plus beaux terrains à prairies et autres, susceptibles de donner d’immenses revenus au cultivateur, et qui n’attendent que le développement de la richesse et de la population ; et il en est de même dans la Géorgie, la Floride et l’Alabama. Les terres les plus fertiles de l’ouest, du sud et du sud-ouest, sont tellement dépourvues de valeur que le Congrès en a fait une concession, sur une étendue de près de 40 millions d’acres, aux États dans lesquels elles se trouvent situées, et ceux-ci les ont acceptées.

Les faits sont partout les mêmes, et s’il était possible de trouver une exception apparente, elle ne ferait que prouver la règle. Par la même raison que le colon se bâtit une hutte de bois afin de se pourvoir d’un abri jusqu’à ce qu’il puisse en avoir un construit en pierre, il commence à cultiver là où il peut faire usage de sa charrue, et éviter ainsi le danger de mourir de faim, qui résulterait de ses efforts pour s’en servir dans les lieux où cela lui serait impossible, et où les fièvres, suivies de la mort, seraient l’inévitable résultat de ses tentatives. Dans tous les cas que l’histoire nous a transmis, lorsqu’on a voulu essayer de former des établissements sur des terrains fertiles, ou ils ont échoué complètement, ou leur progrès a été très-lent ; et ce n’est qu’après des efforts répétés qu’ils ont prospéré. Le lecteur qui désire avoir une preuve de ce fait, et de la nécessité absolue de commencer par les terrains moins fertiles, peut l’obtenir en étudiant l’histoire des colonies françaises dans la Louisiane et à Cayenne, et en comparant leurs échecs répétés avec le développement constant des colonies formées dans la région du Saint-Laurent, où se sont formés des établissements nombreux et assez prospères, sur des points où la terre est maintenant considérée comme presque complètement sans valeur, parce qu’on peut obtenir ailleurs avec très-peu de travail des terrains de meilleure qualité. Il peut se convaincre surabondamment en comparant le développement calme, mais constant, des colonies établies sur les terrains stériles de la Nouvelle-Angleterre, avec les échecs multipliés de la colonisation sur les terrains plus fertiles de la Virginie et de la Caroline. Ces derniers ne pourraient être mis en culture par des individus travaillant pour eux-mêmes. Aussi voyons-nous les plus riches colons acheter des nègres et les forcer d’accomplir leur tâche, tandis que le travailleur libre va chercher les terrains légers et sablonneux de la Caroline du nord. Aucun individu abandonné à lui-même ne commencera l’œuvre de la culture sur les terrains riches, parce que c’est alors que ceux-ci donnent le moindre rapport ; et c’est sur ces terrains, dans tous les pays nouveaux du monde, que la condition du travailleur se trouve la pire, le travail y étant entrepris avant que ne se soit formée l’habitude de l’association, qui ne vient qu’avec l’augmentation de la richesse et de la population. Le colon qui cherchait les terrains élevés et légers obtenait des moyens de subsistance, bien que la rémunération de son travail fût très-faible. S’il eût entrepris de drainer les riches terrains du marais Terrible[11], il serait mort de faim, ainsi que cela est arrivé à ceux qui ont colonisé l’île fertile de Roanoke.

§ 4. — Marche de la colonisation au Mexique, aux Antilles et dans l’Amérique du Sud.

En traversant le Rio-Grande, pour pénétrer dans le Mexique, le lecteur trouvera une nouvelle démonstration de l’universalité de cette loi. A sa gauche, près de l’embouchure de la rivière, mais à quelque distance de ses bords, il apercevra la ville de Matamoras, dont la création est de date récente. Partant de ce point, il peut suivre le cours de la rivière, à travers de vastes étendues des plus riches terrains à l’état de nature, où se rencontrent des établissements disséminés çà et là, et occupant les points les plus élevés jusqu’à l’embouchure du San-Juan ; en suivant celui-ci jusqu’à sa source, il se trouvera dans un pays assez peuplé, dont la capitale est Monterrey. Placé là s’il porte ses regards vers le nord, il voit la culture s’avançant à travers les terrains élevés du Chihuahua, mais s’éloignant invariablement des bords de la rivière. La ville de ce nom est située à une distance de vingt milles, même de l’affluent tributaire du grand fleuve, et à plus de cent milles de l’embouchure du petit cours d’eau. En passant à l’ouest, de Monterrey à Saltillo et de là au sud, le voyageur cheminera à travers des plaines sablonneuses, dont l’existence est une preuve de la nature générale du pays. Arrivé au Potosi, il se trouve au milieu d’une contrée sans rivière, où l’irrigation est presque impossible, et dans laquelle, toutes les fois que viennent à manquer les pluies périodiques, sévissent la famine et la mort ; cependant s’il jette les yeux vers la côte, il aperçoit un pays arrosé par de nombreuses rivières, où le coton et l’indigo croissent spontanément ; où le maïs pousse avec une exubérance de végétation inconnue partout ailleurs ; un pays qui pourrait approvisionner de sucre le monde entier, et où le seul danger à redouter, à cause de la nature du sol, c’est de voir les récoltes étouffées, à raison du rapide développement des plantes qui surgissent sur une terre féconde, sans l’assistance, et même contre la volonté de l’homme qui entreprendrait de les cultiver ; mais on n’y aperçoit point de population. Le terrain n’est ni cultivé, ni desséché, et demeurera probablement tel qu’on le voit aujourd’hui ; en effet, ceux qui entreprendraient cette double tâche avec les ressources dont le pays dispose actuellement, mourraient de faim, s’ils étaient épargnés par les fièvres qui, là comme partout, règnent sur les terres plus fertiles, jusqu’au moment où celles-ci auront été soumises à la culture[12].

En s’avançant, le voyageur aperçoit Zacatecas, situé sur des hauteurs, et aride, ainsi que Potosi, et cependant cultivé. En continuant son chemin sur la crête, il a sur sa gauche Tlascala, autrefois centre d’une population nombreuse et riche, placée à une grande distance de tout cours d’eau, et occupant les terrains élevés d’où descendent les petits ruisseaux qui vont se réunir aux eaux de l’Océan Atlantique et de l’Océan Pacifique. Sur sa droite est la vallée de Mexico, région susceptible de récompenser amplement les efforts du travailleur, et qui, du temps des Cortez, produisait d’abondantes subsistances pour quarante cités. Cependant la population et la richesse ayant diminué, les individus qu’on y trouve encore se sont retirés vers les hautes terres qui bordent la vallée, pour cultiver le sol plus ingrat dont la seule ville qui reste encore tire ses moyens de subsistance ; comme conséquence de ce fait, il arrive que le prix du blé est plus élevé qu’à Londres ou à Paris, tandis que le salaire est très-bas. Là le terrain fertile surabonde, mais la population s’en éloigne, tandis que, suivant M. Ricardo, c’est celui qui devrait être approprié tout d’abord.

En passant au sud, on voit Tabasco presque entièrement inoccupé, bien que possédant des terres fertiles. En arrivant dans le Yucatan, pays où l’eau est un objet de luxe, nous rencontrons une population considérable et prospère, presque dans le voisinage des meilleurs terrains de l’Honduras, terrains qui, au moment où la population et la richesse auront augmenté dans une proportion suffisante, donneront au travailleur un revenu aussi considérable, si même il ne l’est plus, que celui qu’on a recueilli jusqu’à ce jour ; cependant, aujourd’hui, ce n’est qu’un désert n’offrant de moyens de subsistance qu’à quelques misérables bûcherons qui exploitent le bois de campêche ou le bois d’acajou.

Si nous nous arrêtons là et que nous regardions dans la direction du nord, vers la mer des Caraïbes, nous apercevons les petites îles nues et couvertes de rochers de Montserrat, de Levis, de Saint-Kitts, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et autres cultivées dans toute leur étendue, tandis que la Trinité, avec le sol le plus riche du monde, reste presque à l’état de nature, et que Porto Rico, dont le terrain est d’une fertilité incomparable, ne commence qu’aujourd’hui à être soumis à la culture.

Si nous nous tournons ensuite vers le sud, nous remarquons la ligne du chemin de fer de Panama, percée à travers les jungles épaisses qui se reproduisaient presque aussi rapidement qu’elles avaient été détruites. Abandonnée à elle-même, cette ligne serait presque envahie de nouveau par ces jungles dans l’espace d’une année, la destruction des matières mortes étant, en ce pays, en raison directe de la croissance de la matière vivante. Sur les flancs de Costa-Rica et de Nicaragua, on voit des terres d’une fertilité incomparable, complètement inoccupées, tandis qu’on peut apercevoir partout des villages indiens à mi-chemin des montagnes sur des terres qui se drainent elles-mêmes[13].

En portant nos regards plus au sud, et remarquant la position de Santa Fe de Bogota, et la ville de Quito, centres de population où les habitants se groupent sur les terrains élevés et secs, tandis que la vallée de l’Orénoque[14] reste inoccupée, le lecteur verra se produire sur une grande échelle le même fait, dont nous avons démontré l’existence dans de faibles proportions sur le bord des rivières de Pennsylvanie. Puis, faisant une halte sur les pics du Chimboraçao, et jetant les yeux autour de lui, il apercevra le seul peuple civilisé, à l’époque de Pizarre, occupant le Pérou, pays élevé et sec, où le drainage s’effectue par de petits ruisseaux dont le courant rapide a empêché qu’il ne se formât des marais où la matière végétale pourrait périr, afin de rendre un sol riche pour la production du bois de haute futaie, avant la période de culture, ou, plus tard, des substances alimentaires. Le terrain, étant peu fertile, fut défriché facilement ; n’ayant pas besoin de drainage artificiel, il fut occupé de bonne heure[15].

En se tournant maintenant vers l’est, il voit devant lui le Brésil, pays baigné par les plus grands fleuves du monde, qui, jusqu’à ce jour, n’est qu’un désert, et cependant peut produire d’énormes quantités de sucre, de café, de tabac et de tous les autres produits des régions tropicales. Ses champs sont couverts de troupeaux innombrables de bétail, et les métaux les plus précieux se trouvent presque à la surface du sol. Mais, « étant privé de ces plateaux qui couvrent une partie considérable de l’Amérique espagnole, le Brésil n’offre pas une situation que choisissent volontiers les colonisateurs européens[16]. » « Les plus grandes rivières, dit un autre auteur, sont celles qui sont les moins navigables, et la raison en est[17] que ces rivières constituent les moyens de drainage des grands bassins de l’univers, dont le sol ne doit être soumis à la culture que lorsque la population et la richesse, et, conséquemment, la puissance d’association, ont augmenté considérablement. » Avec cette augmentation viendra le développement de l’individualité, et alors les hommes deviendront libres. Mais partout on voit l’homme fort cherchant à cultiver les terres fertiles avant le développement de la population et de la richesse, et, par suite, s’emparant du pauvre Africain et le forçant de travailler pour un faible salaire, et sous l’influence de conditions funestes à la vie humaine. Les fleuves les plus utiles du Brésil, ceux qui sont le plus navigables, ne sont pas l’Amazone, le Topayos, le Zingu ou le Negro, « traversant des contrées qui, un jour[18], dit Murray, seront les plus magnifiques de l’univers ; mais ceux qui coulent entre la chaîne des côtes et la mer, et dont aucun ne peut atteindre un cours prolongé. » Et c’est pourquoi nous constatons, en comparant les diverses parties de cette contrée, que le même fait d’une si haute importance, se révèle sur une échelle si considérable dans les parties orientales et occidentales du continent. Les petites pentes escarpées du Pérou ont offert l’exemple de la plus ancienne civilisation de cette portion du globe, et si nous jetons maintenant les yeux sur les pentes analogues du Chili, nous voyons un peuple dont la population et la richesse s’accroissent rapidement, tandis que la grande vallée de la Plata, dont les terrains sont susceptibles de donner au travailleur la plus ample rémunération, reste, jusqu’à cette heure, plongée dans la barbarie. Là, comme partout ailleurs, il nous est démontré que la culture commence sur les terrains les moins fertiles.

§ 5. — Marche de la colonisation en Angleterre.

En traversant l’Océan et débarquant dans le sud de l’Angleterre, le voyageur se trouve dans un pays où les cours d’eau sont de peu d’étendue et les vallées circonscrites, et conséquemment de bonne heure bien appropriées à la culture. Ce fut là que César trouva le seul peuple de l’île qui ai fait quelque progrès dans l’art du défrichement, les habitudes de la vie parmi les indigènes devenant plus grossières et plus barbares à mesure qu’ils s’éloignaient de la côte. Les tribus éloignées, à ce qu’il nous rapporte, n’ensemençaient jamais leurs terres, mais poursuivaient le gibier à la chasse ou gardaient leurs troupeaux, vivant des dépouilles de l’un ou du lait de ceux-ci, et n’ayant d’autres vêtements que leurs peaux. — S’il dirige ensuite sa marche vers le comté de Cornouailles, il trouve un pays signalé pour sa stérilité, offrant de toutes parts des indices d’une culture « qui remonte à une antiquité reculée et inconnue », et sur la limite extérieure de cette terre stérile, dans une partie du pays aujourd’hui si éloignée de tous les lieux de passage qu’elle est même à peine visitée, il trouve les ruine de Tintagel, le château où le roi Arthur tenait sa cour[19]. Sur sa route, il n’aperçoit guère d’éminence qui aujourd’hui ne révèle des preuves de son antique occupation[20]. S’il recherche ensuite les centres de l’ancienne culture, on le renverra aux emplacements des bourgs pourris, à ces parties du royaume où des individus, qui ne savent ni lire ni écrire, vivent encore dans des huttes en terre, et reçoivent pour leur labeur huit schellings par semaine, à ces communes où la culture a recommencé sur une si grande échelle[21]. S’il cherche le palais des rois normands, il le trouvera à Winchester, et non dans la vallée de la Tamise. S’il cherche encore les forêts et les terrains marécageux de l’époque des Plantagenets, partout on lui montrera des terres cultivées d’une fertilité incomparable[22]. Si la curiosité l’engageait à voir le pays dont les marécages ont englouti presque toute l’armée du conquérant normand, au retour de son expédition dévastatrice dans le nord (expédition qui, même au siècle de Jacques Ier, faisait trembler encore l’antiquaire Camden), on lui montrerait le Lancashire méridional, avec ses champs si fertiles, couverts de blés ondulants, et les plaines où paissent de magnifiques bestiaux. S’il demande où est la terre la plus récemment cultivée, on le conduira aux marais de Lincoln, jadis les déserts sablonneux de Norfolk et du duché de Cambridge[23], qui tous aujourd’hui donnent les meilleures et les plus considérables récoltes de l’Angleterre ; mais qui, cependant, durent être presque entièrement sans valeur jusqu’au moment où la machine à vapeur, avec sa puissance merveilleuse, vint seconder l’œuvre de l’agriculteur. « La dépense de quelques boisseaux de houille, dit Porter, donne au fermier le pouvoir d’enlever à ses champs une humidité superflue, en faisant des déboursés comparativement insignifiants[24]. »

Si le voyageur désire, ensuite, étudier comment a eu lieu successivement l’occupation de la terre dans les villes et les villages, il trouvera, en se livrant à cette enquête, que ceux qui ont accompli l’œuvre de culture ont cherché les flancs des collines, laissant les sites moins élevés aux individus qui avaient besoin d’employer l’eau qui s’écoulait de leurs terres desséchées[25]. En outre, s’il désire comparer la valeur actuelle du terrain qu’on regardait il y a si peu de temps comme ingrat, il apprendra qu’il n’a plus le même rang que le terrain considéré autrefois comme fertile, et qu’il donne aujourd’hui un revenu plus élevé ; fournissant ainsi une nouvelle preuve de ce fait, que non-seulement ce sont les terrains de meilleure qualité qui ont été soumis à la culture en dernier lieu, mais que la faculté d’en tirer parti s’obtient au prix d’un travail bien moins considérable, les salaires ayant constamment haussé avec l’accroissement du revenu[26].

En arrivant dans le nord de l’Écosse, si nous désirons trouver les centres de la plus ancienne culture, il faudra visiter les districts éloignés qui sont aujourd’hui ou complètement abandonnés, ou sur lesquels le pâturage de quelque gros bétail peut seul engager à revendiquer la propriété du sol[27], et si nous recherchons les plus anciennes habitations, nous les trouvons dans les cantons qui, aux époques modernes, restent à l’abri de l’invasion de la charrue[28]. Les emplacements où le peuple autrefois avait coutume de s’assembler, et où il avait laissé après lui des traces de son existence, dans des pierres rangées en cercle semblables à celles de la plaine de Salisbury en Angleterre, se retrouveront invariablement dans les parties du royaume qui aujourd’hui n’engagent que très-faiblement à les occuper ou à les cultiver[29]. En recherchant les demeures de ces chefs qui autrefois troublaient si souvent la paix du pays, nous les trouvons dans les parties les plus élevées ; mais si nous voulons voir ce qu’on a appelé le grenier de l’Écosse, on nous renvoie aux terrains légers du Moray Frith faciles à défricher et à cultiver. Si nous demandons à connaître les terrains les plus neufs, on nous conduit aux Lothians, ou vers les bords de la Tweed, qui n’ont été, que pendant un court intervalle, habités par des barbares dont la plus grande joie consistait à faire des invasions dans les comtés anglais adjacents, pour les piller. En cherchant les forêts et les marais de l’époque de Marie et d’Élisabeth, nos yeux rencontrent les plus belles fermes de l’Écosse. Si nous voulons voir la population la plus pauvre, on nous renvoie aux îles de l’ouest, Mull ou Skye, qui étaient occupées lorsque les terres à prairies n’avaient pas encore été drainées  ; à l’île de Mona, célèbre à l’époque où le sol fertile des Lothians n’était pas encore cultivé ; ou bien aux îles Orcades, considérées autrefois comme ayant une valeur assez considérable pour être reçues par le roi de Norvège, en nantissement d’une somme à payer, bien plus considérable que celle qu’on pourrait trouver aujourd’hui de ces pauvres îles, lors même que la vente comprendrait la terre et le droit de souveraineté réunis. Placés sur les hauteurs de Sutherland, nous nous trouvons au milieu des terres, qui, de temps immémorial, ont été cultivées par des highlanders mourant de faim ; mais sur les terrains plats situés plus bas, on voit de riches récoltes de navets croissant sur un sol qui n’était, il y a quelques années, qu’un désert. Plaçons-nous où nous voudrons, sur le siège d’Arthur, ou les tours de Stirling, ou sur les hauteurs qui bordent la grande vallée de l’Écosse, nous apercevons des terrains fertiles, presque complètement, sinon tout à fait inoccupés et non drainés, tandis qu’à côté nous pouvons apercevoir des terrains élevés et secs, qui depuis une longue suite de siècles ont été mis en culture.

§ 6. — Marche de la colonisation en France, en Belgique et en Hollande.

Si nous jetons les yeux sur la France au temps de César, nous voyons les Arvernes, les Éduens, les Séquanais, descendants des plus anciens possesseurs de la Gaule, et dont ils forment les tribus les plus puissantes, établis sur les flancs des Alpes, dans un pays aujourd’hui bien moins populeux qu’il ne l’était alors[30]. C’est là cependant que nous trouvons les centres principaux du commerce dans les riches cités d’Autun, de Vienne et de Soissons, tandis que la Gaule Belgique, aujourd’hui si riche, n’offrait aux regards qu’une seule résidence un peu remarquable, à l’endroit où passe la rivière de Somme où se trouve la ville d’Amiens. En montant encore davantage, au milieu des Alpes mêmes, nous voyons les Helvétiens, avec leur douzaine de villes et leurs villages, au nombre de près de quatre cents. En portant nos regards vers l’ouest, nous voyons dans la sauvage Bretagne, où les loups foisonnent encore, une autre portion des anciens colons de la Gaule, avec leurs misérables forts, placés sur les promontoires formés par les rochers escarpés de la côte, ou dans les gorges presque inaccessibles de l’intérieur du pays. Partout aux alentours, au milieu des terrains les plus élevés et les plus ingrats, on aperçoit, même aujourd’hui, des monuments de leur existence, dont on ne retrouve pas les analogues au milieu des terrains les plus bas et les plus fertiles de la France. En recherchant sur la carte les villes dont les noms nous sont le plus familiers (comme liés à l’histoire de ce pays, au temps du fondateur de la dynastie capétienne, de saint Louis et de Philippe-Auguste), telles que Châlons, Saint-Quentin, Soissons, Reims, Troyes, Nancy, Orléans, Bourges, Dijon, Vienne, Nîmes, Toulouse, ou Cahors, autrefois centres principaux des opérations de banque de la France, nous les trouvons à une grande distance vers les sources des rivières sur lesquelles elles sont situées, ou occupant les terrains élevés situés entre les rivières. Si nous considérons ensuite les résidences centrales du pouvoir à une époque plus rapprochée de nous, nous les rencontrons dans la farouche et sauvage Bretagne, encore habitée par un peuple à peine échappé à la barbarie, — à Dijon, — au pied des Alpes, — en Auvergne, naguère, si ce n’est même encore, à cette époque, « asile secret et assuré du crime, au milieu des rochers et des solitudes inaccessibles que la nature semble avoir destinés à servir de retraite aux bêtes fauves plutôt qu’à devenir le séjour d’êtres humains » — dans le Limousin, qui a donné tant de papes à l’Église, qu’à la longue, les cardinaux de ce pays pouvaient dicter, pour ainsi dire, les votes du conclave, et qui, encore aujourd’hui, est l’une des régions les moins fertiles de la France ou sur les flancs des Cévennes, où la littérature et l’industrie étaient très-avancées, à une époque où les terrains les plus fertiles du royaume restaient incultes[31]. Même encore maintenant, après tant de siècles écoulés, ses terrains les plus fertiles restent encore sans être drainés   ; l’empire est couvert dans toute son étendue de terrains marécageux, pour l’amendement desquels on invoque aujourd’hui l’assistance du gouvernement[32].

Si nous nous tournons ensuite vers la Belgique, nous voyons que le Luxembourg et le Limbourg, pays pauvres et grossiers, ont été cultivés depuis une époque qui se place bien au-delà de la limite historique, tandis que les Flandres, aujourd’hui si riches, restèrent jusqu’au VIIe siècle un désert impénétrable. Au xiiie siècle même, la forêt de Soignies couvrait l’emplacement de la ville de Bruxelles, et la fertile province du Brabant était, en très-grande partie, sans culture ; et cependant, si nous entrons dans une province tout à fait voisine, celle d’Anvers, dans la Campine, maintenant presque abandonnée, nous trouvons des preuves de culture qui remontent jusqu’au commencement de l’ère chrétienne. C’est là qu’on trouve l’ancienne cité d’Heerenthals, avec ses murs et ses portes, et Gheel, dont la fondation date du viie siècle ; le voyageur y traverse le domaine des comtes de Mérode, avec son château de Westerloo, l’un des plus anciens de la Belgique, et dans les fossés duquel on trouve encore des instruments de guerre dont l’usage date de la période romaine. Partout les plus anciens villages se trouvent placés, ou sur les monticules ou dans les sables, dans le voisinage des marais, dont le pays était alors couvert dans une si grande étendue. Le commerce de laine du pays prit sa source dans la Campine, et ce fut à la nécessité des communications, entre la population de ces terrains peu fertiles et d’autres, qu’il faut attribuer l’existence d’un grand nombre de bourgs et de villes. Du temps de César, l’emplacement de la ville actuelle de Maastricht n’était connu que comme le lieu de passage du Maes, et celui d’Amiens n’était guère que le lieu de passage de la Somme, tandis que le Brœcksel, d’une époque plus récente, aujourd’hui Bruxelles, n’arriva à être connu que pour avoir servi à ceux qui avaient besoin de traverser la Senne.

En consultant l’histoire ancienne de la Hollande, nous voyons un peuple misérable, entouré de forêts et de marais qui couvrent les terres les plus fertiles, vivant à peine sur des îles sablonneuses et forcé de se contenter, pour sa subsistance, d’œufs, de poissons et d’aliments végétaux d’une nature quelconque en très-petite quantité. Son extrême pauvreté l’affranchit des impôts écrasants de Rome, et peu à peu sa population et sa richesse augmentèrent. La première entre toutes les provinces, dès une époque reculée, fut l’étroit district s’étendant entre Utrecht et la mer, qui, dans la suite, donna son nom de terre principale (Haupt ou Headland) à toute la contrée ; et c’est là que nous trouvons le sol le plus ingrat, qui ne peut guère donner que de l’agrostis ou de la fougère. Ne pouvant se procurer des subsistances à l’aide de l’agriculture, les Hollandais cherchèrent à les obtenir par l’industrie et le commerce. La richesse et la population continuèrent à se développer, et avec leur développement vint le défrichement des bois, le dessèchement des marais et la mise en culture des terrains fertiles qu’on avait tant évités dans le principe, jusqu’au jour où nous reconnaissons la Hollande comme la plus riche nation de l’Europe.

§ 7. — Marche de la colonisation dans la Péninsule Scandinave, en Russie, en Allemagne, en Italie, dans les îles de la Méditerranée, en Grèce et en Égypte.

Plus au nord, nous rencontrons un peuple dont les ancêtres, quittant le voisinage du Don, traversèrent les riches plaines de l’Allemagne septentrionale, et finirent par choisir pour leur demeure les montagnes arides de la Péninsule scandinave, comme la terre qui leur convenait le mieux dans leur position actuelle[33]. Dans l’état d’infécondité où se trouvait alors le sol en général, les parties moins fertiles furent celles où l’on s’établit d’abord. Partout, dans toute l’étendue du pays, on constate la répétition des mêmes faits que nous avons déjà signalés par rapport à l’Écosse, les traces anciennes de l’agriculture sur des terrains élevés et peu fertiles, abandonnés depuis longtemps. Il est si vrai que les choses se sont passées ainsi qu’elles ont consolidé cette opinion, que la Péninsule avait dû être réellement le centre d’occupation de la grande Ruche du Nord, dont le débordement avait peuplé l’Europe méridionale. On supposait que personne n’aurait cultivé ces terrains si ingrats, lorsqu’il lui était loisible de choisir, pour les exploiter, des terrains très-riches, qui, selon M. Ricardo, sont toujours les premiers qu’on occupe de préférence. Les faits qu’on observe ici ne sont cependant que la répétition de ceux qui se sont offerts à nous, dans l’Amérique septentrionale et méridionale, en Angleterre, en Écosse, en France et en Belgique.

Si nous portons ensuite nos regards sur la Russie, nous voyons se représenter le même fait si important[34]. « Presque partout, dit un voyageur moderne anglais, nous voyons le terrain le moins fertile choisi pour la culture, tandis qu’à côté de celui-ci le terrain de la meilleure qualité reste abandonné. En effet, le sol moins fertile est généralement plus élevé et ne donne pas la peine de le soumettre au drainage[35]. »

« Dans la Germanie, suivant Tacite ; il n’y avait d’occupé qu’une partie du pays plat et découvert, les indigènes habitant surtout les forêts, ou la crête de cette chaîne continue de montagnes séparant les Suèves des autres peuplades qui habitent des parties plus éloignées[36]. » Si nous considérons maintenant le pays arrosé par le Danube et ses affluents, nous voyons la population nombreuse vers les sources des rivières, mais diminuant peu à peu à mesure que nous descendons le grand fleuve, jusqu’à ce qu’enfin, parvenus aux terres les plus fertiles, nous les trouvons complètement inoccupées. En faisant une halte de quelques instants en Hongrie, nous voyons dans la Puszta le berceau, ou plutôt, ainsi que nous l’apprend tout récemment un voyageur, le donjon de la nationalité hongroise ; et là nous avons une vaste plaine qui s’étend de la Theiss au Danube, d’une contenance d’environ 15, 000 milles carrés, consistant en une série de monticules sablonneux qui semblent rouler et onduler comme des vagues, au point de confondre, pour les yeux, le ciel et la terre[37].

Au-delà de la Theiss, abondent des terrains fertiles où la vie ne se révèle que par la présence de troupes innombrables d’oiseaux sauvages, de grues, de canards et autres que l’on rencontre au milieu des roseaux   ; sur les bords, on aperçoit un vautour déchirant quelque charogne, parfois l’aigle hardi, ou l’épervier au vol lourd, et tous faisant à peine un mouvement à notre approche. C’est là un tableau de solitude désolée et d’un aspect assez triste, mais qui ne représente qu’une partie de ces immenses districts marécageux de la Hongrie, dont le drainage, sous l’influence d’une culture efficace, ferait reconquérir tant de terres fécondes, et qui, aujourd’hui, engendrent si fréquemment des fièvres mortelles et d’autres maladies[38].

En portant les regards sur l’Italie, nous voyons une population nombreuse dans les hautes terres de la Gaule cisalpine, à une époque où les terrains fertiles de la Vénétie étaient inoccupés. En passant vers le sud, et longeant les flancs des Apennins, nous trouvons une population qui s’accroît peu à peu, en même temps que se développe une plus grande tendance à cultiver les terrains de meilleure qualité, et des bourgs dont on pourrait presque reconnaître l’âge d’après leur situation. Les montagnes des Samnites étaient peuplées, l’Étrurie était occupée, Veïès et Albe étaient bâties, avant que Romulus rassemblât ses bandes d’aventuriers sur les bords du Tibre, et Aquilée, dans l’histoire romaine, occupait un rang qui était refusé à l’emplacement de la Pise moderne.

Dans l’île de Corse, il existe trois régions distinctes : dans la première région, la plus basse, peuvent croître la canne à sucre, le cotonnier, le tabac et même la plante à indigo ; et de cette partie on pourrait faire, nous dit-on, « l’Inde de la Méditerranée[39]. » La seconde représente le climat de la Bourgogne, le Morvan et la Bretagne en France, tous pays qui ont été, le lecteur l’a déjà vu, les centres d’anciens établissements ; et c’est là, conséquemment, « que la plupart des Corses vivent dans des hameaux disséminés sur le flanc des montagnes ou dans les vallées[40]. » En jetant ensuite les yeux sur la Sicile, nous apprenons « que les indigènes paraissent avoir eu de grossières habitudes pastorales ; qu’ils étaient dispersés parmi de petits villages situés sur des hauteurs, ou dans des grottes taillées dans le roc, comme les premiers habitants » des îles Baléares et de la Sardaigne[41]. » Et cependant, parmi toutes les îles de la Méditerranée, aucune ne possédait aussi abondamment de ces terrains fertiles qui, d’après M. Ricardo, auraient dû être les premiers appropriés.

Si maintenant nous tournons nos regards vers la Grèce, nous rencontrons le même fait universel si important. Les établissements les plus anciennement formés furent ceux des montagnes de l’Arcadie, qui précédèrent, de longue date, ceux des terres de l’Élide arrosées par l’Alphée ; et le maigre sol de l’Attique, dont la stérilité était assez connue pour qu’on ait pu la regarder comme la cause qui la sauva autrefois des dévastations des envahisseurs, ce sol, disons-nous, fut un des premiers occupés, tandis que la grasse Béotie n’arriva qu’à pas lents et au dernier rang. Sur les hauteurs, en divers endroits, les emplacements des villes abandonnées présentaient, aux époques historiques de la Grèce, des preuves d’occupation et de culture ancienne[42]. Les pentes raides et de peu d’étendue de l’Argolide orientale furent abandonnées de bonne heure, comme n’étant pas susceptibles de donner un revenu au travailleur ; et cependant, c’est là qu’existaient les « salles de Tyrinthe » et qu’on trouve aujourd’hui les ruines du palais d’Agamemnon et de l’Acropole de Mycènes. « L’emplacement de la ville, au rapport d’Aristote, avait été, choisi, par « cette raison que la partie basse de la plaine était alors tellement marécageuse qu’elle ne produisait rien », tandis que, de son temps même, c’est-à-dire environ huit siècles plus tard, la plaine de Mycènes était devenue aride et celle d’Argos parfaitement desséchée et très-fertile[43]. Au nord du golfe de Corinthe, nous apercevons les Phocéens, les Locriens et les Étoliens, groupés sur les terrains les plus élevés et les moins fertiles, tandis que les riches plaines de la Thessalie et de la Thrace restaient presque complètement dépeuplées.

En traversant la Méditerranée, nous voyons que la Crète, pays montagneux et couvert de rochers, a été occupée depuis les siècles les plus reculés, tandis que le Delta du Nil restait à l’état de désert. En remontant ce fleuve, la culture nous apparaît de plus en plus ancienne à mesure que nous nous élevons, jusqu’à ce qu’enfin, à une très-grande distance, vers sa source, nous atteignions Thèbes, la première capitale de l’Égypte. Avec l’accroissement de la population et de la richesse, nous voyons la cité de Memphis devenir la capitale du royaume ; mais, plus tard encore, le Delta est occupé, des bourgs et des villes s’élèvent en des lieux qui étaient inaccessibles aux anciens rois, et à chaque pas dans cette direction, la rémunération du travail a augmenté.

En quittant le Nil pour nous diriger à l’est, nous voyons la portion la plus civilisée de la population de l’Afrique septentrionale se groupant autour des montagnes de l’Atlas, tandis que les terres plus riches, situées dans la direction de la côte, restent à l’état de nature. En regardant ensuite vers le sud, on trouve la capitale de l’Abyssinie, à une altitude qui n’est pas moins de 8.000 pieds au-dessus du niveau de la mer, tandis que des terrains d’une fécondité incomparable restent complètement abandonnés sans culture. Partout, dans toute l’étendue de l’Afrique, la plus grande somme de population et de richesse et l’état le plus rapproché de la civilisation se trouvent sur les plateaux élevés, qui, drainés naturellement, deviennent propres à être occupés de bonne heure, tandis que partout sur les terrains fertiles, vers l’embouchure des grandes rivières, la population est peu nombreuse et l’on n’y rencontre l’homme qu’au dernier degré de barbarie.

§ 8. — Marche de la colonisation dans l’Inde. La théorie de Ricardo est celle de la dépopulation et de la faiblesse croissante, tandis que la loi est celle du développement de l’association et de l’augmentation de la puissance.

En passant par la mer Rouge et pénétrant dans la mer Pacifique, nous apercevons des îles presque innombrables, dont les basses terres sont inoccupées ; leur fécondité supérieure les rend funestes à la vie, tandis que la population s’agglomère autour des hauteurs. Plus au sud sont les riches vallées de l’Australie, inhabitées, ou lorsqu’elles sont habitées, à tout prendre, ce n’est que par une population placée au dernier échelon de l’espèce humaine, tandis que sur les petites îles, sur les points élevés de la côte, on trouve une race supérieure, habitant des maisons, se livrant à l’agriculture et à l’industrie. En dirigeant nos pas au nord, vers l’Inde, nous rencontrons Ceylan, au centre de laquelle se trouvent les États du roi de Kandy, dont les sujets ont la même aversion pour les terrains bas et fertiles, terrains malsains dans leur état actuel, que celle qui est ressentie par la population du Mexique et de Java. Pénétrant dans l’Inde par le cap Comorin, et suivant la grande ligne de hautes terres, qui forme, pour ainsi dire, l’épine dorsale de la Péninsule, nous trouvons les villes de Seringapatam, de Poonah et d’Ahmed-Nugger, tandis qu’au-dessous, près de la côte, on voit les villes de Madras, de Calcutta et de Bombay, fondées par les Européens, créations de date très-récente. Comme intermédiaires entre les deux catégories, on aperçoit de nombreuses cités, dont la situation, tantôt à une très-grande distance des bords des rivières, et tantôt près de leur source, démontre que les terrains les plus fertiles n’ont pas été les premiers cultivés. Si nous nous arrêtons sur les hautes terres entre Calcutta et Bombay, nous avons d’un côté le Delta de l’Indus, et de l’autre celui du magnifique fleuve du Gange. Le premier poursuit son cours à travers des centaines de milles, sans qu’on aperçoive presque aucun établissement sur ses rives, tandis que, dans le haut du pays, à droite et à gauche, il existe une population nombreuse. Le riche Delta du second est inoccupé, et si nous voulons trouver le siège de la culture primitive, nous devons suivre le cours de l’Indus, jusqu’à ce qu’arrivés à une grande distance vers sa source, nous rencontrons Delhi, capitale de toute l’Inde, lorsque le gouvernement restait encore entre les mains de ses souverains indigènes. Là, comme partout, l’homme délaisse les terrains bas et fertiles qui ont besoin d’être défrichés et drainés, et cherche dans les terrains plus élevés, qui se drainent eux-mêmes, le moyen d’appliquer son travail à se procurer des substances alimentaires ; et là, comme toujours, lorsqu’on ne cultive que les couches superficielles du sol, la rémunération du travailleur est insignifiante. Aussi voyons-nous l’Hindou travailler pour une roupie ou deux par mois, salaire qui lui suffit pour se procurer chaque jour une poignée de riz et s’acheter un lambeau de coton dont il couvre ses reins. Les sols les plus fertiles existent en quantité illimitée sur une terre qui reste intacte, et tout près de celle que le travailleur creuse avec un bâton, à défaut de bêche, ramassant sa récolte avec ses mains, à défaut de faucille, et rapportant chez lui sur ses épaules sa misérable moisson, faute d’un cheval ou d’une charrette.

Passant au Nord, par le Caboul et l’Afghanistan, et laissant sur notre gauche la stérile Perse, dont les terrains secs et maigres ont été cultivés pendant une longue suite de siècles, nous atteignons le point le plus élevé de la surface de la terre ; et là, même sur les monts Himalayas, nous retrouvons le même ordre de culture ; partout les villages sont situés sur les pentes, sur lesquels la population fait croître du millet, du maïs et du sarrasin ; tandis que les terres des vallées forment généralement une masse de jungles, qui n’est ni appropriée, ni cultivée[44]. Dans le voisinage immédiat se trouve le berceau de la race humaine, où prennent leur source les rivières qui se déchargent dans l’Océan Glacial et la baie du Bengale, la Méditerranée et l’Océan Pacifique. C’est la région, parmi toutes les autres, qui convient le mieux au but qu’on se propose ; celle qui fournira le plus facilement à l’homme qui travaille, sans le secours d’une bêche ou d’une hache, une faible quantité de subsistances, et conséquemment la moins appropriée à ses besoins, lorsqu’il a conquis le pouvoir d’asservir les forces de la nature.

Là nous retrouvons de toutes parts l’homme à l’état de barbarie ; et en faisant une halte, nous pouvons suivre la marche des peuplades et des nations qui se dirigent successivement vers les terrains moins élevés et plus productifs ; mais qui, dans tous les cas, sont forcés de chercher la route la moins interrompue par les cours d’eau et, conséquemment, se maintiennent sur la crête qui sépare les eaux de la mer Noire et de la Méditerranée, de celles de la Baltique ; placés sur ce point nous pouvons les observer descendant des parties escarpées, quelquefois s’arrêtant dans le but de cultiver le terrain élevé, qu’on peut, avec des instruments passables, rendre susceptible de donner une faible quantité de subsistances ; d’autres fois s’avançant et arrivant dans le voisinage de la mer, pour s’établir non sur les terrains fertiles, mais sur les terrains ingrats du flanc ardu des collines, ceux sur lesquels l’eau ne peut séjourner et servir d’aliment à la croissance des arbres, ou offrir des obstacles aux colons, dont les moyens sont insuffisants pour le drainage des marais ; ou sur de petites îles formant des prés sur lesquelles l’eau ne fait que passer rapidement, ainsi que cela a lieu pour les îles de la mer Égée, cultivées depuis une époque si reculée. On voit quelques-unes de ces peuplades atteindre la Méditerranée, où l’on trouve les premières traces d’une civilisation, qui s’anéantit très-promptement, sous la pression des flots d’émigrants qui se succèdent ; tandis que d’autres s’avancent plus loin à l’ouest et pénètrent en Italie, en France et en Espagne. D’autres enfin plus aventureuses abordent dans les îles Britanniques. Nous les voyons encore, après quelques siècles de repos, traverser le grand Océan atlantique et commencer à gravir la pente de l’Alleghany ; se préparant à gravir et à franchir la grande chaîne qui sépare les eaux de l’Océan pacifique de celles de l’Océan atlantique ; en tout cas nous observons que les pionniers s’emparent avec joie du terrain sec et dépouillé des flancs escarpés des montagnes, de préférence au pays fertile et très-boisé des terrains d’alluvion. Partout nous les voyons, à mesure que la population s’accroît graduellement, quittant les flancs des collines et des montagnes pour se porter vers les terres fertiles placées à leurs pieds ; et partout, à mesure que cette population augmente, pénétrant dans le sol pour atteindre les couches plus profondes, et arriver à combiner l’argile ou le sable de la surface supérieure, avec la marne ou la chaux de la surface inférieure, et se créer ainsi, avec les divers matériaux que Dieu leur a fournis, un sol susceptible de donner un revenu plus considérable que celui sur lequel ils avaient été forcés, en premier lieu, de dépenser leurs efforts. Partout, avec l’accroissement de la puissance d’union, nous les voyons exercer sur la terre un pouvoir plus intense. Partout, à mesure que les sols nouveaux sont mis en exploitation et que les individus qui les occupent peuvent obtenir de plus amples revenus, nous constatons un accroissement plus rapide dans la population, lequel, à son tour, produit une plus grande tendance à la combinaison des efforts ; grâce à ces efforts, la puissance d’action de ces individus est triplée, quadruplée, quintuplée et quelquefois augmentée dans la proportion de cinquante pour cent ; ils deviennent alors capables de mieux pourvoir à leurs besoins immédiats, en même temps qu’ils accumulent plus rapidement les moyens mécaniques à l’aide desquels ils augmentent encore leur puissance productive, et mettent plus complètement en lumière les immenses trésors de la nature. Partout, nous constatons qu’en même temps que la population s’accroît, les approvisionnements de subsistances deviennent plus abondants et plus réguliers ; qu’on se procure avec plus de facilité les vêtements et les moyens de se mettre à l’abri ; que la famine et la peste tendent à disparaître, que la santé devient un fait plus général, que la durée de la vie se prolonge de plus en plus, et que l’homme devient à la fois plus heureux et plus libre.

En ce qui concerne tous les besoins de l’homme, sauf l’unique et si important besoin de subsistances, c’est ainsi qu’on admet que les choses se passent. On voit qu’à mesure que se développent la population et la richesse, les individus se procurent de l’eau, du fer, de la houille et des vêtements ; qu’ils jouissent de l’usage des maisons, des navires et des routes, au prix d’un travail bien moins considérable que celui qu’il fallait employer primitivement. On ne met pas en doute que les ouvrages gigantesques, au moyen desquels on amène de grands fleuves dans nos cités, permettent aux hommes d’obtenir l’eau à moins de frais, qu’au temps où chaque individu, à l’aide d’un seau, la puisait lui-même sur le bord de la rivière. On voit que le puits de houille, qui avait exigé plusieurs années pour être creusé et se débarrasser de l’eau nécessaire pour mettre en œuvre les plus puissantes machines à vapeur, fournit du combustible, au prix d’un travail bien moins considérable qu’à l’époque où les premiers colons rapportaient dans leur demeure des fragments de bois à moitié pourri, à défaut d’une hache pour tailler la bûche déjà tombée sur le sol ; on a vu que le moulin à blé convertit le grain en farine, à meilleur marché qu’aux jours où on le broyait entre deux pierres ; et que l’immense manufacture fournit du drap à moins de frais que le petit métier du tisserand ; mais on nie qu’il en soit de même à l’égard des terrains à mettre en culture. En ce qui concerne toute autre chose, l’homme emploie d’abord les pires instruments et arrive progressivement aux meilleurs ; mais en ce qui concerne la terre, et la terre uniquement, selon M. Ricardo, il commence par cultiver la meilleure et finit en s’adressant à celle de la pire qualité ; et à chaque phase de progrès, il trouve pour son travail une rémunération moindre, qui le menace de la faim et qui le prémunit contre l’idée d’élever des enfants pour l’aider dans sa vieillesse ; de peur qu’ils n’imitent la conduite des populations de l’Inde et des îles de la mer Pacifique, (dont les terres cependant sont abondantes et dont la nourriture serait à bon marché) et ne l’enterrent vivant, ou ne l’exposent sur le rivage, afin de pouvoir se partager entre eux sa chétive portion de nourriture.

Jusqu’à quel point toute chose se passe-t-elle ainsi ? C’est ce que le lecteur décidera maintenant par lui-même. Toutes les autres lois de la nature sont largement conçues et universellement vraies, et il peut maintenant être d’accord avec nous sur cette opinion : qu’il n’existe qu’une loi, une loi unique pour les moyens de subsistance, la lumière, l’air, le vêtement et le combustible ; que l’homme en toute circonstance, commence son labeur avec les instruments les moins perfectionnés et le continue en faisant usage de ceux qui le sont le plus ; et qu’il devient ainsi capable, en même temps que se développent la richesse, la population et la puissance d’association, de se procurer, au prix d’un travail constamment moindre, une somme plus considérable de toutes les choses nécessaires ou agréables, qui contribuent au bien-être et au luxe de la vie.

Pour apporter une preuve nouvelle, si toutefois elle peut encore être nécessaire, on peut dire, que presque partout la tradition reporte le premier établissement formé dans les diverses parties du monde, sur les hautes terres. Les traditions des Chinois placent les habitations de leurs ancêtres à la source des grands fleuves sur les plateaux élevés de l’Asie. Les Brahmines tirent leur origine de la vallée de Cachemire, et dans toute l’étendue de l’Asie ce pays est dénommé par un terme équivalent à celui de Voûte du monde. Le nom d’Abram, père de la haute terre, devint avec le temps Abraham, père d’une multitude ; et les hommes du Nord plaçaient la cité d’Odin dans l’Aaasgard ou château d’Aaas, mot qui, au rapport de M. Laing, « subsiste encore dans les langues du Nord et signifie la crête d’une terre élevée[45]. »

En outre, ainsi que nous apprend Agassiz, les rivières n’établissent jamais une ligne de démarcation entre les animaux terrestres, et c’est, comme conséquence de ce fait, que l’on voit les lieux où les rivières prennent leur source, et non les rivières, former les démarcations d’une carte ethnographique dressée exactement[46]. S’il était possible que l’homme pût commencer l’œuvre de culture sur les riches terrains d’alluvion, les choses ne se comporteraient pas de cette manière, parce que, à mesure que la population et la richesse augmenteraient, il se trouverait poussé irrésistiblement vers les terres plus élevées et moins fertiles, ainsi que nous le démontrons dans le dessin ci-contre :

M. Ricardo place ses premiers colons au point marqué B, c’est-à-dire celui sur lequel les terres sont le plus fertiles, et celui où les avantages naturels de la situation sont les plus considérables, à cause de la proximité du fleuve. A mesure que leur population augmente, ils doivent gravir la hauteur, ou gagner quelque autre vallée pour y reprendre leurs travaux. C’est là précisément, ainsi que le lecteur l’a vu, l’inverse de ce qui a eu lieu dans toutes les régions du monde, la culture ayant commencé partout sur les flancs des collines indiquées par le point A, là où le sol était le plus ingrat, et où les avantages de la position étaient le moins considérables. Avec le développement de la richesse et de la population, on a vu les individus descendre des terrains élevés qui bornaient l’horizon de la vallée des deux côtés, et s’agglomérer au pied de ces mêmes terrains. De là vient qu’on ne voit jamais les rivières tracer les lignes de séparation entre les diverses races d’animaux, ou les diverses nations.

La doctrine de M. Ricardo est celle d’une dispersion et d’une faiblesse croissante ; tandis que, sous l’influence des lois réelles de la nature, il y a tendance à un accroissement constant de la faculté de s’associer et de combiner ses efforts, à laquelle l’homme doit uniquement la possibilité de dompter les terrains plus productifs. A mesure qu’il abandonne les hauteurs et qu’il se rencontre avec son voisin, les efforts se combinent, les travaux se partagent, les facultés individuelles sont stimulées et mises en activité, la propriété se divise de plus en plus, l’égalité augmente, le commerce s’agrandit, les personnes et les propriétés jouissent d’une plus grande sécurité, et chaque pas dans cette direction ne fait que préparer un progrès nouveau.

  1. Chimie animale, 1re part., § 14.
  2. Manuel d’Économie politique, de Peshine Smith, traduit par Camille Baquet, p. 44-45, Paris, Guillaumin, 1854, in-18.
  3. L’auteur établit sa théorie dans les termes suivants : « Lorsque des hommes font un premier établissement dans une contrée riche et fertile, dont il suffit de cultiver une très-petite étendue pour nourrir la population, ou dont la culture n’exige pas plus de capital que n’en possèdent les colons, il n’y a point de rente ; en effet, qui songerait à acheter le droit de cultiver un terrain, alors que tant de terres restent sans maitre, et sont, par conséquent, à la disposition de quiconque voudrait les cultiver, etc… Si la terre jouissait partout des mèmes propriétés, si son étendue était sans bornes et sa qualité uniforme, on ne pourrait rien exiger pour le droit de la cultiver, à moins que ce ne fût là où elle devrait à sa situation quelques avantages particuliers. C’est donc uniquement parce que la terre varie dans sa force productive, et parce que, dans le progrès de la population, les terrains d’une qualité inférieure ou moins bien situés sont défrichés, qu’on en vient à payer une rente pour avoir la faculté de les exploiter. Dès que par suite des progrès de la société on se livre à la culture des terrains de fertilité secondaire, la rente commence pour ceux de la première qualité ; et le taux de cette rente dépend de la différence dans la qualité respective des deux espèces de terre, etc. Dès que l’on commente à cultiver les terrains de troisième qualité, la rente s’établit aussitôt pour ceux de la seconde, et est réglée de même par la différence dans leurs facultés productives. La rente des terrains de première qualité hausse en même temps, car elle doit se maintenir toujours au-dessus de celle de la seconde qualité, et cela en raison de la différence de produits que rendent ces terrains, avec une quantité donnée de travail et de capital, etc. — Les terres les plus fertiles et les mieux situées seront les premières cultivées, et la valeur échangeable de leurs produits sera réglée, comme celle de toutes les autres denrées, par la somme de travail nécessaire, sous ses diverses formes, depuis la première jusqu’à la dernière, pour les produire et les transporter jusqu’au lieu de la vente, etc. — Lorsqu’une terre de qualité inférieure est soumise à la culture, la valeur échangeable du produit brut haussera, parce qu’il faut plus de travail pour la production de celui-ci. » (Ricardo, Principes de l’Économie politique et de l’impôt, ch. 2. — Collection des principaux économistes, t. XIII. Paris, Guillaumin, 1847.)
  4. Sur la carte du Genesee, publiée en 1790, on trouve indiquées les circonscriptions territoriales établies ; et ces circonscriptions, ainsi qu’on peut le voir, existent à la jonction ou près du point de jonction des rivières de Canisteo, de Cahoctin et du Teoga, à l’endroit où est situé Corning, aux environs d’Hornellsville et à la source du Canisteo, etc., etc. (Voy. Histoire des documents relatifs à New-York, t. II (édit. in-8o), p. 1.111.)
  5. Le lecteur peut s’en convaincre en se reportant à la carte du Jersey oriental, dressée en 1682, et dont on vient de publier une nouvelle édition.
  6. Voyez la carte d’Holme, publiée en 1681, et dont il a paru dernièrement une nouvelle édition.
  7. Dans les pays assez civilisés pour admettre la construction de canaux et de chemins de fer, chacun est à même de vérifier le fait, en observant le contraste que présente l’aspect des terres qui bordent leur parcours, et de celles qui avoisinent les anciennes grandes routes. On constatera presque toujours que ces dernières gravissent le sommet de chaque colline qui se trouve dans le voisinage de leur direction générale, lors même, qu’au point de vue de la distance, il n’y a point d’économie à passer sur la hauteur au lieu de contourner sa base. On remarque ordinairement que la longueur du chemin de fer, reliant deux villes très-éloignées l’une de l’autre, est moindre que celle des anciennes routes qui formaient la route de voyage avant la construction de ce dernier, bien qu’il soit soumis à des conditions qui lui interdisent d’abréger la distance, au moyen de l’augmentation des pentes, beaucoup plus que la route ordinaire suivie par les voitures. Mais la grande route est bordée de champs cultivés et de maisons ; elle avait été faite pour faciliter les communications entre celles-ci ; elle avait été tracée par les pieds des hommes avant d’être achevée par l’agent-voyer ; et le but pour lequel elle avait été construite l’a forcée de suivre la direction prise par la population, sans tenir compte de la peine que sa pente rapide donnerait aux attelages destinés à la parcourir. Au contraire, la voie ferrée est tracée par des ingénieurs pour lesquels le problème à résoudre consiste, à réduire à son minimum la force applicable à la traction de lourds fardeaux, en égard à la distance et à la pente. Elle plonge à travers les marais et les forêts, comme si elle voulait fuir les habitations des hommes. Au moment opportun, celles-ci s’élèveront parallèlement à elle ; car elle a fait dessécher les marais et pénétrer la lumière du soleil au sein des sombres forêts, mais à l’ouverture d’une voie ferrée nous sommes frappés, ordinairement, de voir juxta-posés ce chef-d’œuvre de l’industrie et les merveilles de la nature la plus sauvage. (Peshinc Smith, Manuel d’économie politique, trad. par Camille Baquet, p. 54. Paris, Guillaumin, 1854, in-18.)
  8. L’extrait suivant d’un article inséré dans le « Merchant’s Magazine » nous offre des faits si nombreux à l’appui du système d’opérations adopté dans toute l’étendue des États-Unis, qu’on ne peut guère manquer de le lire avec intérêt : « La proposition proclamée par M. Carey (contrairement aux théories admises depuis longtemps, de Ricardo et de Malthus) et soutenue récemment par M. Peshine Smith dans son Manuel d’économie politique, à savoir que les pionniers occupent d’abord les terrains de qualité inférieure, est un fait qui frappe, dans toute l’étendue de la région de l’Ouest, au Sud et au Nord. On trouve toujours les plus anciens établissements sur les terrains où le bois est clair-semé et sur les collines comparativement stériles, sur les prairies desséchées des hautes terres, Les plaines sablonneuses et les solitudes couvertes de pins de la Géorgie, de l’Alabama, de la Floride et de l’État du Mississipi reçurent les premiers émigrants. Les premières habitations du Texas furent construites sur les prairies des hautes terres, parsemées de leurs îlots de bois, qui offraient au bétail des pâturages sans limites et que recouvraient çà et là quelques petites pièces de blé. La fumée qui s’éleva des premières huttes construites sur les bords du Mississipi sortait des roches et des pentes escarpées de ses rives, dans le voisinage desquelles se trouvent aujourd’hui les terrains les plus ingrats. Dans l’État d’Arkansas et dans celui du Missouri, on trouve les premiers colons au milieu des terres boisées de pins et des hauteurs, vivant encore à l’état de chasseurs ; leur civilisation et leurs terres ne sont guère plus améliorées (si toutefois elles le sont) qu’au jour où ils devinrent des Squatters. Sur l’Ohio, la vérité de cette situation apparaît plus manifestement. Les premiers pionniers choisirent Wheeling, Marietta, Limestone, North-Bend et Vevay comme emplacements primitifs pour des villes, dans les parties agricoles les plus pauvres, sur les bords de la rivière ; et la première population fixée le long de la rivière, dans tout son parcours, se répandit sur les hauteurs et défricha ses premiers champs et ses premiers petits morceaux de terre, sur le sol maigre des hautes terres couvert de chênes rabougris. Dans cette région, vingt acres ne valent pas un acre des riches terrains bas que les premiers colons dédaignèrent, à un prix qui ne dépassait guère la rétribution allouée à l’arpenteur pour fixer les bornages. Et maintenant, sur toute l’étendue du Bas-Ohio, on voit la cabane déserte du colon tombant en ruine, à côté de quelque source jaillissante ; le petit morceau de terre qu’il a défriché est encombré aujourd’hui de ronces et de buissons, et entouré d’une forêt déserte et silencieuse, comme le jour où pour la première fois ses échos furent troublés par le retentissement de la hache du bûcheron. Ou, si elle est encore habitée, elle est bornée par un petit champ de maïs à l’aspect maladif, dont le sol est trop ingrat pour engager le spéculateur à entrer dans la demeure du Squatter, qu’il aperçoit la tête encore couverte d’un bonnet en peau de lapin et portant à ses pieds des mocassins.
      » Sur les âpres penchants des collines de ce pays, on voit, par centaines, ces monuments abandonnés et en ruines de la présence des premiers pionniers. George Ewing, frère de l’honorable Thomas Ewing, de l’Ohio, fut un des premiers qui s’établirent dans cette région et s’y fixa, alors qu’il pouvait choisir entre les meilleurs terrains d’alluvion, sur un terrain qui, à cette heure, ne vaut guère plus que le prix auquel il en fit l’acquisition, du gouvernement, il y a quarante ans ; et le champ où il a enseveli les père et mère d’un des hommes les plus éminents de son pays reviendra bientôt à son état sauvage primitif. Et pourtant George Ewing était un homme doué d’intelligence, de sagacité et d’un jugement sain ; et bien que d’un esprit moins cultivé, il n’était pas, sous le rapport des facultés naturelles, inférieur à son frère. Ce fut lui qui, aidé de son père, traça le premier sentier où put passer un charriot, et il fut aussi l’un des premiers blancs qui traversèrent l’Ohio. Il se fixa d’abord dans le voisinage de la riche vallée de Muskingum, puis en vue des terres fertiles du Scioto, et il alla chercher successivement les régions les plus riches de l’Ohio, du Kentucky et de l’Indiana, devançant toujours le flot de l’émigration, lorsqu’il pouvait choisir d’abord tous les terrains situés sur les bords de la rivière ; et cependant, à sa mort, il n’y avait pas une acre de terre en sa possession qui valût le double du prix qu’il l’avait payé au gouvernement. Ce sont là des faits remarquables dans l’histoire des premiers colons, et qu’il est difficile d’expliquer autrement que par les motifs que leur assignent Carey et Smith. »
  9. Beaucoup de petites parcelles de terrain, connues sous le nom de prairies humides il y a quinze ans, et dédaignées par les premiers colons, ont été desséchées parce qu’on les a ensemencées chaque année, et qu’on y a fait paître des animaux domestiques, sans qu’on ait employé d’autre drainage que celui qui s’est opéré naturellement, ni d’autre moyen que d’y laisser pénétrer le soleil et l’air atmosphérique, en détruisant Le rempart inaccessible des hautes herbes des fondrières (slough-grass).
      Les prairies sèches se ressemblent généralement beaucoup par leur aspect quant à la surface. On voit partout des petites portions de prairie plate, mais ce qui constitue une prairie sèche, c’est qu’elle doit être onduleuse, Au milieu des vagues de cet immense océan de gazon magnifique, œuvre de Dieu, se trouvent des fondrières, la terreur du premier émigrant et la plus grande richesse de son successeur. Car elles lui fourniront souvent de l’eau, et toujours, et infailliblement, elles lui donneront un pré naturel d’une excessive fécondité. Ces fondrières sont les moyens de drainage de la prairie sèche. Elles sont, en général, presque parallèles, et le plus souvent presque à angle droit relativement au cours des rivières ; elles se trouvent à une distance de 40 à 50 perches l’une de l’autre, et ont souvent une étendue de plusieurs milles. Le sol de la prairie sèche a souvent, dans cette région, de 10 à 12 pouces d’épaisseur, celui de la prairie humide est généralement bien plus profond, et l’alluvion, comme dans tous les autres pays, d’une profondeur irrégulière et souvent étonnante. (Procés-verbaux de la Société pomologique. Syracuse, 1840.)
  10. Le bas Mississipi est entouré de chaque côté par une vaste ceinture de terrains peu élevés connus sous le nom du Marais (the swamp), À Memphis, à l’angle sud-- ouest du Tenessee, la falaise arrive jusqu’au bord oriental de lg rivière, et ensuite, s’en éloignant vers l’est, ne revient à la rivière que dans les environs de Natchez.
      Tandis que la partie montagneuse du pays a été défrichée, et que des établissements s’y sont formés avec cette rapidité qui caractérise les progrès des États de l’Ouest, le Marais, malgré sa fertilité incomparable, est resté pour ainsi dire un désert. Le hardi planteur qui, abandonnant les terrains épuisés de la Virginie ou les Carolines, cherche une localité où le sol puisse récompenser plus libéralement les travaux du cultivateur, tremble d’exposer ses esclaves aux miasmes délétères des lagunes stagnantes, et aux fatigues à endurer pour détruire cet amas de ronces aussi dures qu’un fil métallique. En quelques endroits, il est vrai, de riches fermiers, qui, ont résolûment et patiemment affronté de pareils dangers et de pareils obstacles, ont réussi à créer des fermes magnifiques, où le rendement d’une balle de coton par acre n’est qu’une récolte ordinaire, Malheureusement une crue d’eau vient souvent submerger toute l’exploitation, couvrant les champs de bois entrainé par les flots, emportant dans sa course les bestiaux et ne laissant que des ruines après le travail d’une année. Mais le Marais a d’autres habitants qui, heureusement pour eux, se trouvent placés dans une position plus indépendante, puisqu’ils ne doivent rien à la fortune, et que, par conséquent, on ne peut s’attendre à ce qu’ils aient aucun tribut à lui payer ; ce sont les bûcherons, les déchargeurs, les trappeurs, les chasseurs d’abeilles et les chasseurs d’ours, et les pécheurs, qui ont bâti leurs cabanes près de quelque lac ou de quelque bayou et qui, tranquilles sur leurs moyens d’existence tant que flottera sur l’eau ce qu’ils en ont retiré, et tant que leurs bras pourront manier la hache et le mousquet, suivent tout à fait à la lettre le précepte de l’Écriture, et n’ont aucun souci du lendemain. (Correspondance de la Tribune de New-York.)
  11. Il n’existe probablement pas au monde une portion de terre plus riche que celle de la Basse-Virginie et de la Caroline du nord, dont le marais Terrible forme une partie, mais qui, par cette raison même ne peut, quant à présent, être soumis à la culture. Voici la description que nous en trouvons dans un article récent de la Tribune de New-York :
      « Entre Norfolk et la mer, à l’est, se trouve le comté de la Princesse Anne, ne présentant aucune élévation qui puisse s’appeler colline, mais couvert de marais et de lagunes. Le comté de Norfolk est situé au sud de la ville, et comprend le marais Terrible qui se prolonge dans la Caroline du nord ; et au-delà, à 40 on 50 milles, on trouve le comté, voisin de la cité d’Élisabeth, sur le détroit d’Albemarle, pays entièrement bas et coupé par des criques, des lagunes et des marais d’eau salée. A l’ouest du comté de Norfolk est celui de Nansemond, pays tellement bas et plat que les bateaux à vapeur remontent la rivière de Nansemond, et qu’en pratiquant de légères tranchées dans la terre, on peut leur faire traverser tout le comté. Au nord-ouest de celui-ci, l’ile du comté de Wight s’étend de la rivière James à la rivière Noire, formant une branche du Chowan ; et cette ile, ainsi que le comté de Southampton, qui est le plus rapproché à l’ouest, est formée du même terrain plat et sablonneux, de marais et de ruisseaux stagnants. Quelquefois la couche superficielle est sablonneuse, et immédiatement au-dessous de celle-ci on trouve un lit de boue fétide, donnant de l’eau de puits qui n’est pas bonne à boire. Tout ce pays est couvert de marne. Si l’on traverse la baie septentrionale de Norfolk, la ville d’Élisabeth domine le point de la péninsule formé par les eaux de la baie, le Hampton-Roads et le Back-Bay, et se trouve presque au niveau de l’eau. En remontant la rivière de James qui, en certains endroits, a une largeur de plusieurs milles, l’eau est très-peu profonde sur les bords, qui sont parfois légèrement élevés. Les bois de haute-futaie qui croissent sur les terrains élevés sont surtout le chêne et le pin ; puis l’érable, le frêne, l’orme, le cyprès et autres bois de marécage sur les terrains bas, ainsi que de nombreuses pousses de buissons de marais. »
  12. La plaine étroite qui s’étend le long de la côte (tels sont les termes dont se sert Murray dans son Encyclopédie géographique, à l’article Mexique) est un espace de terrain où les plus riches productions des tropiques croissent avec une exubérance à laquelle on ne peut guère rien comparer. Et cependant, tandis que la végétation du climat est si riche et se développe sous des formes magnifiques et gigantesques, elle est presque infailliblement funeste à la vie animale ; deux résultats qui, suivant Humboldt, sont pour ainsi dire inséparables dans ce climat. Les Espagnols, épouvantés par cette atmosphère pestilentielle, « n’ont fait de cette plaine qu’un passage pour arriver à des districts situés dans des lieux plus élevés, où les Indiens indigènes aiment mieux soutenir leur existence par de pénibles travaux de culture que de descendre dans les plaines, où tout ce qui contribue au bien-être de la vie se trouve libéralement et spontanément prodigué par la nature. — Dans toute l’étendue du Mexique et du Pérou, les traces d’une civilisation avancée sont confinées sur les plateaux élevés. Nous avons vu, sur le sommet des Andes, les ruines de palais et de thermes à des hauteurs variant entre 1.600 et 1.800 toises {10.230 à 11.510 pieds anglais). Humbolt.
  13. « La totalité de J’immense territoire de Costa-Rica, à l’exception des vallées supérieures que j’ai citées, forme une forêt impénétrable, connue seulement des animaux carnassiers qui parcourent ses profondeurs, inaccessibles au soleil, et de quelques peuplades indiennes indépendantes ; mais cette forét recèle des richesses qui se trouveront inépuisables, le jour où les ressources naturelles du pays se seront développées, par suite de l’immigration, sur une grande échelle, d’une race d’hommes plus robustes. Le sol est d’une fertilité merveilleuse et renferme dans son sein quelques mines très-riches. Mais les immigrants ne doivent pas oublier que si cette fécondité est un garant de la richesse qu’ils peuvent acquérir, elle atteste en même temps les obstacles considérables contre lesquels ils auront à lutter. En effet, elle est produite par l’extrême humidité de l’atmosphère et par les pluies continuelles qui durent sept mois dans les parties colonisées du pays ; et que l’on peut dire durer toute l’année, dans les districts qu’ils devront arracher à l’état de désert. » (Correspondance de la Tribune de New-York.)
  14. « Des inondations, s’élevant à une hauteur de 40 pieds et au-delà, sont fréquentes à cette époque de l’année dans les grands fleuves de l’Amérique du sud ; les ilanos, de l’Orénoque sont transformés en une mer intérieure. Le fleuve des Amazones inonde les plaines qu’il traverse sur une vaste étendue. Le Paraguay forme des lagunes qui, ainsi que celles des Xarays, ont plus de 300 milles de long, et filtrent insensiblement pendant la saison de sécheresse. (Guyot, La Terre et l’Homme, p. 136.)
  15. Sur l’autre côté des Andes, le changement est complet. Ni le mousson, ni ses vapeurs n’arrivent aux côtes occidentales. À peine les plateaux du Pérou et de la Bolivie profitent-ils de ses avantages par les tempêtes qui éclatent aux limites des deux atmosphères. La côte de l’Océan Pacifique, de Punta-Parina et d’Ametope, jusqu’à une distance considérable au-delà des tropiques, de l’équateur au Chili, est à peine rafraichie par les pluies de l’Océan… La sécheresse et la solitude du désert sont leur partage, et sur le bord des mers, en vue des flots, ils en sont réduits à envier aux contrées voisines du centre du continent, les dons que l’Océan leur refuse tandis qu’il les prodigue à d’autres. (Ibid., p. 151.)
  16. Mac Culloch. Dictionnaire géographique.
  17. Gan Eden. Tableau de Cuba, p. 234.
  18. Encyclopédie géographique. Article Bresil.
  19. Revue d’Édimbourg. Janvier 1851. Articles Devon et Cornouailles.
  20. Les Celtes, les Romains et les Saxons, p. 87.
  21. Telles sont les terres décrites par Éden, il n’y a pas encore soixante ans, comme « formant les tristes pacages des oies, des pores, des ânes, de chevaux à moitié élevés et de bestiaux presque mourant de faim, » et qui s’étendaient alors sur un espace de plusieurs milliers d’acres, mais qui n’avaient besoin que d’être entourées de clôtures et soignées, pour devenir aussi fertiles et acquérir une aussi grande valeur qu’aucune de celles aujourd’hui mises en culture. La plupart du temps, toutefois, il est clair que la culture s’est développée sur des terrains si complétement dépourvus de valeur que, même aujourd’hui, malgré tous les progrès de l’ère moderne, on ne peut les rendre productives, ainsi qu’on le verra par l’extrait suivant d’un ouvrage que nous avons déjà cité : « Dans une grande partie de l’Angleterre, nous trouvons des indices évidents d’une culture ancienne appliquée à la terre, culture qui est aujourd’hui commune et est sans doute restée abandonnée pendant plusieurs siècles ; il n’est pas impossible qu’elle ait été l’œuvre de la charrue romaine… » — M. Bruce a observé des traces analogues sur les terrains en friche du Northumberland, et c’est probablement avec raison qu’il les attribue aux Romains. (Ibid., p. 206.)
  22. Si nous jetons les yeux sur la carte de la Grande-Bretagne, sous l’empire romain, nous voyons des étendues considérables de terre que semblaient fuir les grandes routes, et sur lesquelles il ne parait pas avoir existé de villes. C’étaient des districts forestiers représentés, au moyen âge par les forêts giboyeuses de Charnwood, Sherwood, etc. Plusieurs des plus considérables étaient hantées par des sangliers, quelques-unes même par des loups (Ibid., p. 207).
  23. La contrée marécageuse du duché de Cambridge est aujourd’hui si bien drainée que la presque totalité du sol a acquis une très-grande valeur et donne d’abondantes récoltes de froment… Lorsque nous contemplons ce spectacle, nous ne pouvons nous empêcher d’être frappés du succès qui a suivi l’application d’une habileté considérable, d’une énergie et d’une persévérance consommées, à la mise en œuvre, au profit de l’agriculture, de cette immense étendue de terrain jadis presque sans valeur. (Encyclopédie britannique. Nouvelle édition.)
  24. Progrès de la nation, p. 155.
  25. C’est ainsi que les choses se passent à l’égard de deux villes dont l’une s’appelle Over-Combe, dans laquelle résident les yeomen, qui s’occupent de cultiver et d’exploiter le terrain situé sur la hauteur, et l’autre Nether-Combe, habitée par les individus qui doivent concourir à la fabrication du drap, tels que tisserands, foulons, teinturiers et autres artisans. (William Worcester, écrivain qui vivait entre 1450 et 1465, cité dans l’Histoire du château de Combe, par Scrope.)
  26. Si l’on compulse les livres censiers (documents sur l’impôt foncier et autres) des anciens temps, on constatera qu’en même temps que la terre compacte {la terre à blé et à fèves) est demeurée stationnaire, ou plutôt a perdu de sa valeur, la terre légère, ou ce qu’on appelle la terre ingrate, a haussé considérablement par suite d’un système perfectionné d’exploitation agricole. (Rapport des commissaires sur la loi des pauvres.)
  27. On trouve encore d’autres preuves, et qui ne sont pas moins intéressantes, de l’existence d’une ancienne population, dans les coins reculés des highlands de l’ouest, où les Écossais Dalriadiques formèrent, pour la première fois, un établissement, sur le territoire qui a porté leur nom pendant plusieurs siècles… Dans plusieurs districts du même voisinage, et particulièrement au milieu des scènes qui ont emprunté un nouvel intérêt à cette circonstance, que le grand Campbell y a passé une partie de ses premières années, le voyageur curieux peut reconnaître sur les hauteurs, au milieu des « bruyères désolées, » des indices de ce fait, qu’il y a existé une culture avancée à une époque antérieure, culture bien supérieure à celle qui apparait aujourd’hui dans cette région. Le sol, sur le penchant des collines, semble avoir été contenu par des murs de pygmées, et ces singulières terrasses se rencontrent souvent à de telles hauteurs qu’elles doivent donner une idée très-vivante de l’espace occupé et de l’industrie développée par une ancienne population, dans les mêmes lieux où de nos jours le pâturage brouté par quelque gros bétail engage seul à revendiquer la propriété du sol. Dans d’autres districts, on peut encore suivre la trace des sillons à moitié effacés, sur Les hauteurs qui ont été abandonnées pendant plusieurs siècles au renard et à l’aigle. Des indices d’une ancienne population, ajoute l’auteur, se rencontrent dans de nombreuses parties de l’Écosse et ont enfanté la superstition « des sillons hantés par les Elfes, » nom sous lequel ils sont généralement connus. (Wilson, Annales antéhistoriques de l’Écosse, p. T4)
  28. On distingue encore des traces nombreuses de ces habitations primitives creusées dans la terre sur la mousse de Leuchar, dans la paroisse de Skene, et dans d’autres localités du comté d’Aberdeen, sur les bords du Lock-Fine, dans le comté d’Argyle, dans les comtés d’Inverness et de Caithness, et quelques autres districts de l’Écosse, qui ont jusqu’à ce jour échappé à l’invasion de la charrue. (Ib., p. 123.)
  29. Sur l’une des landes les plus sauvages, dans la paroisse de Tongland, dans le Kirkenbrightshire, on peut voir un spécimen semblable ; il consiste en un cercle de onze pierres, avec une douzième au centre de dimension plus considérable, l’éminence formée par le tout apparaissant un peu au-dessus de la mousse. (Ib., p. 116.)
  30. Le Morvan, territoire contenant cent cinquante lieues carrées, à travers lequel, il y a à peine quarante ans, on ne trouvait ni une route royale, ni une route départementale, ni même un seul chemin de grande vicinalité en bon état. Point de pont, quelques arbres bruts, à peine équarris, jetés sur les cours d’eau, ou, plus ordinairement, des pierres disposées çà et là pour passer les ruisseaux. Ainsi, cette contrée, au cœur de la France, était une véritable impasse pour tous les pays voisins, une sorte d’épouvantail pour le froid, la neige, les aspérités du terrain, la sauvagerie des habitants, un vrai pays de loup, dans lequel le voyageur craignait de s’engager. Et cependant cette même contrée, jadis partie intégrante de l’État des Éduens, avait suivi les progrès de ce peuple ami et allié des Romains, le plus civilisé de la Gaule et dont la capitale (Autun) avait mérité le titre de sœur et émule de Rome (Soror et æmula Romæ). I] était sillonné par de belles voies militaires dont on rencontre encore de longs vestiges parfaitement conservés ; on y découvre fréquemment des médailles antiques, des ruines d’anciennes résidences, largement distribuées, ornées de sculptures dont on retrouve les fragments, et parquetées avec des mosaïques qui révèlent la magnificence de leurs anciens maitres. On peut en apprécier le mérite par la belle mosaïque d’Autun (Bellérophon terrassant la Chimère}, transportée récemment à Paris et à Londres, et celle du Chaigneau, au milieu des bois de Chastellux. La multiplicité et la perfection de ce genre d’ouvrages attestent une grande opulence et une recherche exquise, fruits d’une antique civilisation détruite par les temps de barbarie, et que la civilisation moderne est loin d’avoir égalée (Journal des économistes. Décembre 1852. Article de M. Dupin ainé.)
  31. « Ces individus, habitant le pays situé entre la Méditerranée, le Rhône et la Garonne, pour la plupart vassaux du comte de Toulouse, surpassaient de beaucoup en civilisation, aux douzième et treizième siècles, toutes les autres parties de l’ancien territoire gaulois. On y faisait un plus grand commerce avec les ports de l’Orient (où la signature de leur comte avait plus de créait que le sceau du roi de France). Les villes de ce pays jouissaient de la constitution municipale et même avaient l’apparence extérieure des républiques italiennes…… Ils possédaient la littérature la plus raffinée de toute l’Europe, et leur idiome littéraire était classique en Italie et en Espagne. Chez eux, le christianisme, ardent et même exalté, ne consistait pas dans une foi implicite aux dogmes et dans l’observance, en quelque sorte machinale, des pratiques de l’église romaine…… Pour arrêter cette contagion intellectuelle, il ne fallait rien moins que frapper le peuple en masse, et anéantir l’ordre social d’où provenaient son indépendance d’esprit et sa civilisation. De là la croisade contre les Vaudois et les Albigeois, qui aboutit à l’incorporation de ces provinces au royaume de France, la plus désastreuse époque dans l’histoire des habitants de la France méridionale. La vieille civilisation de ces provinces, dit en continuant M. Thierry, reçut un coup mortel par leur réunion forcée à des pays bien moins avancés en culture intellectuelle, en industrie et en politesse. » (Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, par Augustin Thierry, t. IV, 4ème édit. Paris, J. Tessier, 1836.)
  32. Journal des Économistes. Novembre 1855, p. 210.
  33. La raison de ce fait nous est ainsi démontrée, avec la plus grande exactitude, par l’un des voyageurs les plus éclairés de nos jours, qui a étudié avec une extrême attention chaque partie de la péninsule scandinave : « Quel motif, dit-il, aurait pu pousser une population d’émigrants, venue du Tanaïs (le Don), sur les rives duquel la tradition fixe primitivement leur séjour, à se diriger vers le nord après avoir atteint les bords méridionaux de la Baltique, à traverser la mer pour s’établir sur les rochers déserts et inhospitaliers et sous l’âpre climat de la Scandinavie, au lieu de se répandre sur les pays plus favorisés du ciel, au sud de la Baltique ? — Nous faisons une appréciation erronée des facilités comparatives qui existaient pour se procurer les subsistances, aux premiers âges du monde, dans les pays septentrionaux et dans les pays méridionaux de l’Europe. Si une peuplade de Peaux-Rouges, sortie des forêts de l’Amérique, eût été transportée tout à coup, du temps de Tacite, dans les forêts de l’Europe situées au-delà du Rhin, où auraient-ils trouvé, vivant dans ce qu’on appelle l’état de chasseur, c’est-à-dire dépendant pour leur subsistance des productions spontanées de la nature, où auraient-ils trouvé, disons-nous, répandus avec profusion les moyens et les facilités de pourvoir à leur existence ? Incontestablement dans la péninsule Scandinave coupée par d’étroits bras de mer, par des lacs et des rivières regorgeant de poissons, et dans un pays couvert de forêts où abondent non-seulement tous les animaux de l’Europe qui servent à la nourriture de l’homme ; mais encore où l’on peut, dans les nombreux lacs, rivières, étangs et précipices de ce parc de chasse, se les procurer et les atteindre, avec bien plus de facilité qu’au milieu des plaines sans bornes sur lesquelles, depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe, et de l’Elbe à la Vistule, il faudrait cerner les animaux sauvages pour les arrêter dans leur fuite. » (Laing, Chroniques des Rois de la mer. Dissertation préliminaire, p. 39.)
  34. Le gouvernement de Pskow occupe le neuvième rang relativement à l’étendue relative de son territoire cultivable, tandis qu’à raison de la mauvaise qualité du sol, il est l’un des plus pauvres par rapport à ses forces productives. D’un autre côté, les gouvernements de Podolie, de Saratow et de Wolhynie, qui constituent les parties les plus fertiles de l’Empire, occupent un rang bien inférieur à beaucoup d’autres, si l’on considère l’étendue de leur territoire cultivé. (Tegoborski, La Russie, t. I, p. 131).
  35. Révélations sur la Russie, t. 1. p. 355.
  36. Tacite, Mœurs des Germains, ch. 43.
  37. « Cette étendue ressemble en réalité au grand Océan solidifié. De lieue en lieue elle se déroule avec une triste uniformité qui oppresse l’âme, et que n’interrompt la vue ni d’un village, ni d’une maison, ni d’un arbre. Le nom sous lequel cette plaine est connue est celui de Puszta, qui veut dire vide ; et ce nom la peint fidèlement. Elle est aride, nue et désolée, et l’on n’y rencontre même pas un seul ruisseau. Çà et là se dresse contre le ciel la longue perche d’un puits à poulie, semblable au bras d’un fantôme ou au mât d’un navire échoué. Parfois un troupeau de bestiaux erre à l’aventure cherchant quelqu’herbage et gardé par les pâtres de la montagne. Le seul autre signe qui révèle la vie, c’est une grue ou une cigogne, se tenant sur une seule patte au milieu d’un marais blanchi par la soude pulvérulente, ou un vautour tournant dans les airs en quête d’une proie. Un silence profond règne sur la plaine, et lorsqu’il est interrompu par la voix du pâtre ou le mugissement des bestiaux, le son fait tressaillir ; car il part, on ne sait d’où, porté sur les ailes du vent…… Ses habitants sont des Hongrois purs et sans mélange, du même sang que ces Magyares qui, partis des plaines du fond de l’Asie, erraient dans ces régions cherchant de nouveaux champs et de nouveaux pâturages. Tout homme est cavalier et capable d’être soldat, ou prêt à le devenir pour la défense de son pays. Les habitants de la Puszta sont des pâtres qui conduisent, de pâturage en pâturage, de grands troupeaux de chevaux, de buffles, de taureaux blancs comme la neige, de moutons et de porcs, et qui vivent toute l’année sous la voûte des cieux. Les plus sauvages parmi ces hommes sont les porchers, et leur qualité distinctive la plus considérée est d’être des champions redoutables. Par dessus tout, ils sont les héros de la plaine, et leurs plaisirs mêmes sont belliqueux et sanguinaires. »
  38. Brace, Lettres sur la Hongrie, N. 12.
  39. Gregorovius, La Corse, p. 143.
  40. Ibid., p. 144.
  41. Grote, Histoire de la Grèce, t. III, p. 368.
  42. Grote, Histoire de la Grèce, t. II, p. 108.
  43. Leake, Voyages en Morée, t. Il, p. 366.
  44. Voyez Hooke, Journal d’un voyage d’Himalaya.
  45. Chronique des Rois de la Mer, Saga 1.
  46. Revue d’Édimbourg. Janvier 1851. Articles Devon et Cornouailles.