Principes de la science sociale/45

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 224-254).


CHAPITRE XLV.

DE LA CONCURRENCE.

§ 1. — Lorsque manque la concurrence pour l’achat du pouvoir-travail, le travailleur devient esclave. Ce pouvoir est la seule utilité qui ne puisse se conserver, même pour un instant, au-delà de celui de sa production.

Faute de trouver un concurrent pour l’achat de ses services, Vendredi fut heureux de se vendre pour la nourriture et l’habillement — et de devenir l’esclave de Crusoé. S’il y eût eu dans l’île une demi-douzaine de Crusoés, leur concurrence lui eût donné la faculté de choisir parmi eux, — d’exercer ce pouvoir de self-gouvernement, disposition de sa personne, qui distingue l’homme libre de l’esclave.

Achetez vous ? vendez-vous ? L’homme qui possède une utilité et qui doit vendre est forcé d’adresser la première de ces questions ; — et pour cette raison il obtient 10, 20 ou 30 % de moins que ce qui autrement pourrait passer pour un bon marché. Son voisin qui achète et n’est pas forcé de vendre, attend pour vendre, — et il obtient un prix peut-être au-dessus du prix ordinaire. Si c’est le cas pour des utilités et des objets qu’on peut garder en attendant un acheteur, combien le sera-ce davantage lorsqu’il s’agit de cette énergie potentielle, résultat d’une consommation d’aliments, qui ne peut se conserver, même rien qu’un instant, aussitôt qu’elle a été produite. Le négociant accepte le prix du marché pour ses périssables oranges, quelle que soit la perte, — sachant qu’il perdra davantage à chaque jour de retard. Il met son fer en magasin et attend un prix meilleur. Le fermier vend ses pèches sur l’heure à tout prix ; mais il engrange son blé et ses pommes de terre, — parce qu’il espère des prix meilleurs. L’utilité du travailleur étant encore plus périssable que les oranges ou les pèches, la nécessité pour sa vente instantanée est encore plus urgente. Le marchand qui a mis son sucre en magasin, le fermier qui a engrangé son grain peuvent obtenir des avances qu’ils restitueront après la vente de leurs utilités. Le travailleur ne peut obtenir l’avance sur son heure présente, — puisque son utilité périt aussitôt que produite.

Bien plus. Le marchand peut continuer à manger, à boire, à user des habits, — alors même que sa marchandise périt dans ses mains. Le fermier peut manger ses pommes de terre après que la vente des pêches a manqué. Le travailleur doit vendre son énergie potentielle, n’importe à quel prix, ou périr faute d’aliments. Il n’est point d’utilité à l’égard de laquelle la présence ou l’absence de concurrence exerce une influence plus grande qu’à l’égard de la force humaine. Qu’il se présente deux hommes pour l’acheter, le possesseur, celui qui vend, est libre ; qu’il se présente deux hommes qui doivent vendre, ils deviennent esclaves. Toute la question de liberté ou d’esclavage pour l’homme est contenue dans celle de la concurrence.

§ 2. — Lorsque manque la concurrence pour l’achat du pouvoir-travail, le travailleur devient esclave. Ce pouvoir est la seule utilité qui ne puisse se conserver, même pour un instant, au-delà de celui de sa production.

L’homme qui trouve un acheteur pour son propre travail fait concurrence pour acquitter le travail des autres. Plus est instantanée la demande pour ses services, plus s’accroît son pouvoir d’acheter, et plus instantanée est sa demande pour les services des autres, — plus la circulation s’accélère, — plus la production devient considérable — et plus s’accroît la tendance à l’accumulation. Tout homme qui a à vendre du travail physique ou intellectuel est donc intéressé à favoriser l’accélération de la circulation sociétaire. — C’est dans cette direction qu’il doit viser ; s’il désire que s’établisse, pour Tachât de ses propres services, la concurrence qui le mette à même d’obtenir en échange la plus grande somme des nécessités, des convenances, des conforts et des jouissances de la vie.

Ce qui est vrai pour l’homme, pris individuellement, l’est également pour les sociétés composées de millions d’hommes. — La nation dont les membres trouvent une demande instantanée pour toutes les forces du corps et de l’intelligence, se trouve par là en mesure d’avoir beaucoup à offrir en échange pour le travail des autres nations, et de pouvoir consommer beaucoup de ce qui a été produit par elles. Chaque communauté est donc directement intéressée à favoriser la circulation de l’une à l’autre, — car ce doit être leur visée, si elles désirent accroître la concurrence pour l’achat des utilités qu’elles ont à vendre. Il y a donc harmonie parfaite entre les intérêts internationaux, car toutes les lois de la nature tendent à établir la liberté et la paix dans le monde entier.

Cela étant, il s’ensuit nécessairement qu’un système de conduite adopté par une société dans le but d’affaiblir, n’importe dans quel pays, le pouvoir de production, est une offense contre l’humanité en masse, et doit être considéré comme telle.

§ 3. — La concurrence pour l’achat du travail tend à la liberté ; la concurrence pour sa vente est le désir du trafiquant.

Plus il y a concurrence pour acheter le travail, mieux le travailleur est à même de choisir la besogne, le genre d’occupation auquel ses forces s’appliqueront et la personne avec qui ou pour le compte de qui il travaillera. Aussi il exercera un contrôle sur le partage dans les choses produites. La concurrence pour l’achat du travail conduit donc à la richesse, à la liberté, à la civilisation.

Plus il y a concurrence pour vendre le travail, moins le travailleur a la faculté de décider comment, pour qui, et à quelles conditions il travaille. La concurrence, pour la vente du travail, conduit donc à la pauvreté, à l’esclavage, à la barbarie.

Le planteur d’Alabama, du Texas, de Cuba ou du Brésil, ne tolère pas la concurrence pour l’achat du travail des bras qu’il emploie sur le sol où il s’est établi. Il exige que chaque travailleur ne remette qu’à lui les produits du travail, et il fait le partage comme il lui convient. Les résultats se manifestent par ce fait qu’ils ont, lui et eux, peu à vendre, et par conséquent sont peu en état d’acheter les produits des autres. — La destruction de la concurrence pour l’achat du travail dans le pays, est suivie d’une diminution de concurrence pour son achat au dehors. L’esclavage dans une des sociétés du monde, tend donc à produire l’esclavage dans toutes.

Le trafiquant non plus ne tolère pas la concurrence, et, s’il le peut, la prévient par tous les moyens. L’histoire du monde est une légende de ruses pour défendre des monopoles, — à commencer par les expéditions secrètes des Phéniciens, jusqu’à l’événement contemporain de la destruction de l’industrie cotonnière de l’Inde et la promulgation sur tout cet immense territoire des lois de patente, qui défendent de perfectionner l’outillage sans l’autorisation de gens qui vivent à plusieurs milliers de milles de là. Il y a aussi une légende de guerres pour le même motif : — ce sont, par exemple, les Carthaginois, déterminés à prévenir à tout prix, la concurrence pour l’achat des énergies potentielles de l’Afrique, — les Vénitiens et les Génois pour celles de l’est et de l’ouest de l’Europe ; — les Hollandais pour celles des îles de l’Asie, — ou le peuple anglais pour celles de la Jamaïque, ou des occupants des terres de la baie d’Hudson[1].

Revenons à notre diagramme, qui représente la gradation de changements par laquelle passent les sociétés.

En haut, point de concurrence pour l’achat du travail ; — le trafiquant est le seul maître et seul régulateur du partage entre lui et les hommes qui font son travail[2].

De plus, nous trouvons manque total de circulation, — la somme la plus insignifiante de production, — et inaptitude complète à se faire concurrents pour Tachât du travail des autres, — l’esclavage de la population de l’ouest tendant ainsi à produire l’esclavage parmi ceux de l’est.

À droite, nous trouvons an état de choses tout à fait différent : — concurrence pour acheter le travail, — production considérable, — consommation grande, — et à un haut degré, faculté de concourir pour l’achat de la production étrangère.

Venant à la France sous les Valois, ou à l’Angleterre sous les Plantagenets nous trouvons un état de choses presque analogue à celui de la gauche du diagramme ; c’est à peine s’il existe une concurrence pour Tachât du travail : — la production est faible, — la faculté de se porter demandeur pour les produits des autres pays est tout à fait insignifiante.

Suivons ces deux pays dans leur marche : la concurrence, pour acheter les services du travailleur, s’accroît à mesure que les matières premières de la terre commandent de plus hauts prix, — et l’homme gagne en liberté à mesure que la terre gagne en valeur. Plus s’élèvent les salaires, et plus le montant de la rente augmente ; plus s’accroît nécessairement la faculté de concourir pour l’achat de la production des autres pays, et plus s’accroît la tendance de la liberté au dehors, — laquelle, à son tour, réagit pour accroître la liberté dans le pays. Chaque société a donc un intérêt direct à adopter des mesures qui tendent à élever la valeur de la terre et du travail dans son pays même et dans chacun des autres ; tandis que toutes ont également un intérêt direct à résister, by all, de tous ses moyens, à toute mesure qui tend à produire les effets opposés, — car il y a la plus complète harmonie entre les intérêts nationaux réels et permanents.

§ 4. — La centralisation trafiquante tend à produire concurrence pour la vente des denrées premières et du travail. Elle est par conséquent contraire à ce que l’homme et la terre gagnent en valeur. L’arrêt de circulation est le mode qui produit l’effet désiré. Comment la centralisation opère dans les contrées de libre-échange.

La centralisation tendant, comme elle fait, à produire la concurrence pour la vente du travail, est hostile à la liberté de l’homme. Comme elle est de deux sortes, la politique et la trafiquante, il est essentiel de les distinguer, et cela avec le plus grand soin. Le souverain qui désire centraliser le pouvoir dans sa personne, impose de lourdes taxes ; mais, au-delà de l’intervention nécessaire pour les percevoir et de la faculté de les dépenser, il n’y a pour lui aucun avantage dans toute mesure tendant à affaiblir le pouvoir d’association parmi ses sujets. Au contraire, il est désirable pour lui que leur travail devienne productif ; ils en seront plus aptes à contribuer au revenu public. En lui abandonnant le soin du gouvernement, il leur reste de pouvoir combiner des entreprises pacifiques ; — sa puissance s’accroît à mesure que la circulation s’accélère et que la production augmente. Excepté sur certains points, ses intérêts et ceux de ses sujets sont les mêmes et ne forment qu’un ; ce qui explique comment nous voyons, chez quelques-unes des nations de l’Europe soumises au despotisme, tant d’efforts persévérants pour faciliter tout mouvement qui tende à développer la concurrence pour l’achat des services du travailleur, et pour les denrées premières de sa ferme.

La centralisation trafiquante est précisément l’inverse ; son principal objet est cet arrêt de la circulation qui, dans la centralisation politique, n’est qu’un résultat accidentel. Le trafiquant désire tenir les populations séparées les unes des autres, et créer ainsi une nécessité pour de nombreux changements de lieu et de mains, à chacun desquels leur production puisse être taxée.

Le souverain gagne en puissance à la diversité croissante des professions, — au développement des facultés humaines, — à la proportion élevée du capital fixé, — et à l’accroissement de richesse.

Le trafiquant gagne en puissance à la nécessité croissante de circonscrire les professions, — de les parquer, — à l’élévation de la proportion de propriété mobile, — au rapetissement des facultés humaines, — à l’invasion croissante de la pauvreté et de la misère parmi ses esclaves. De toutes les formes de l’esclavage, la plus torturante, la plus épuisante est celle qu’impose la domination trafiquante préoccupée de la pensée d’annihiler la concurrence pour l’achat de travail et des denrées premières de la terre, et détruisant ainsi la valeur du travail et de la terre. À quel point elle y parvient, c’est ce que nous allons rechercher.

Il y a moins d’un demi-siècle, l’industrie cotonnière faisait vivre la moitié des habitants de l’Hindoustan[3]. L’Inde, alors, exportait des cotonnades au monde entier, après avoir vêtu sa population, qui se compte par cent vingt millions, et qui, an rapport d’un des hommes d’État les plus distingués que l’Angleterre ait envoyés dans ce pays, « n’était point inférieure en civilisation à la population de l’Europe[4]. » La centralisation politique y existait dans sa plus grande force, mais la concentration trafiquante était beaucoup modifiée par l’exercice du souverain pouvoir, qui s’interposait entre le négociant et ceux qui produisaient, transformaient et consommaient le coton. Le trafic cependant triompha par la suite et contraignit ses malheureux sujets à la libre importation de cotonnades d’Europe, tandis qu’en même temps il prohibait l’exportation de toute machine ou de tout ouvrier habile qui peuvent les produire.

L’industrie indigène disparut, et avec elle toute concurrence pour l’achat du travail et de ses produits. La conséquence fut la déperdition à peu près complète des énergies potentielles d’un dixième de la race humaine, — au préjudice du monde entier : — l’homme qui ne trouve point à vendre son travail est dans l’impuissance de concourir pour l’achat des produits du travail des autres.

Voici cinquante ans que la population des États-Unis a commencé à faire chez elle-même concurrence à l’Europe pour l’achat du coton en laine, — concurrence qui implique celle pour l’achat de bras à appliquer à la transformation en étoffes. Si on ne l’eût troublée, elle eût depuis longtemps pris assez de développement pour enfanter dans les États planteurs cette concurrence pour l’achat du travail qui conduit à la liberté. Elle a succombé à plusieurs reprises sous les attaques du trafic, d’où il a résulté que pendant toute cette période, la population de ces États et les cent millions d’habitants de l’Inde ont été engagés dans la concurrence pour la vente de leurs produits, — ce qui conduit inévitablement au redoublement des maux de l’esclavage déjà existant et à le produire là où il était inconnu. L’exportation prolongée des matières premières du sol a les mêmes effets dans les deux pays : — épuisement de la terre et tendance vers la mort commerciale et morale et la dissolution politique. Dans l’un, l’existence du gouvernement dépend des monopoles du sol et de l’opium ; tandis que, dans l’autre, nous voyons une folle détermination, à tout hasard, d’étendre sur tout le territoire un système qu’il y a soixante-dix ans, les hommes les plus éminents des États du Sud regardaient comme un fléau, une malédiction dont il fallait se délivrer.

Il n’y a qu’un demi-siècle, le travail de l’Irlande trouvait encore une concurrence pour l’acheter. La centralisation politique existait depuis longtemps ; mais il restait à celle du trafiquant d’annihiler toute concurrence pour l’achat des énergies humaines indigènes, et d’éteindre toute concurrence irlandaise pour l’achat de celles du dehors. Il en est résulté que les huit millions d’âmes de la population irlandaise ne forment pas, pour le principal produit de l’Inde et de la Caroline, un marché aussi important que celui formé par un simple million d’âmes au Massachusetts.

Il y a un siècle, le Mexique avait à souffrir l’oppression d’une centralisation politique, et néanmoins il prospérait. Depuis lors, tout en gagnant l’indépendance politique, — il est tombé sous la domination du trafiquant. Les résultats sont que, produisant peu, il a peu à vendre ; et ses marchés n’ont aucune importance pour le reste du monde. Il en est de même pour la Turquie, le Portugal, la Jamaïque et tout autre pays de libre-échange, — leur pouvoir de production est tellement faible que c’est à peine s’ils figurent, dans le commerce, pour l’achat du travail des autres nations.

Ce qui montre à quel degré est stationnaire, si même elle ne décline pas, la condition de la population de tous ces pays, et combien ils sont inutiles au reste du monde, c’est ce fait que, dans le surcroît de la fourniture de coton pendant les deniers vingt ans, la presque totalité est consommée par les pays qui cherchent à fonder une concurrence pour l’achat du travail domestique comme préparatoire à augmenter la concurrence pour son achat au dehors[5].

La concurrence que fait A, pour l’achat du travail de B, tend à produire concurrence que B fera pour le travail de C, et ainsi jusqu’à la fin de l’alphabet ; ou l’assertion est exacte ou elle ne l’est pas. Dans le premier cas, toutes les sociétés dont la politique y est conforme marchent à la liberté pour elles-mêmes et pour le monde, tandis que celles où la politique y est opposée doivent marcher à l’établissement de l’esclavage chez elles et dans le monde entier. Cela est clair, et pourtant, chose étrange, tandis que la première politique embrasse plusieurs des pays absolutistes de l’Europe, c’est la seconde que l’on trouve dans les deux États du monde qui sont surtout trafiquants, la Grande-Bretagne et les États-Unis, — qui s’intitulent les amis de la liberté et les patrons des révolutionnaires dans le monde entier.[6].

§ 5. — Effet de la centralisation négociante sur la condition du peuple anglais.

Cependant on nous assure que le bas prix des matières premières est indispensable à la prospérité du peuple anglais. Dans ce cas, que devient l’harmonie des intérêts ? — car le bas prix des matières premières marche toujours de compagnie avec la barbarie, l’esclavage et la terre sans valeur. Comme preuve qu’il y a là erreur, c’est qu’à côté des avocats du système qui tient le bas prix du travail comme essentiel au maintien des manufactures anglaises, des personnages éminents de cette nation déroulent sous nos yeux des tableaux de vice, de crime et de dégradation » dont le monde n’offre point d’exemple ailleurs[7].

Bas prix du travail et bas prix des matières premières, signifie simplement barbarie, — car ils sont un résultat naturel de l’absence de concurrence pour acheter ces deux choses, qui résulte d’une production peu abondante. La production décline en Angleterre, et voilà pourquoi un voyageur, des plus philanthropes, après avoir étudié avec soin ce pays, arrive à s’exprimer ainsi : « On a beaucoup fait dans ce pays pour les classes inférieures, et l’on s’y est pris de la plus noble manière ; — on a fait appel à la sympathie humaine, aux efforts patients, aux généreux sacrifices, — et vous ne pouvez vous défendre de cette réflexion, qu’on s’est mis à l’œuvre trop tard. »

« Ce n’est pas seulement, continue-t-il, parce que vous passez dans des rues sales, qui fourmillent d’hommes et de femmes misérables et perdus de vices, occupés à tramer de vieilles roueries de crime et de meurtre, on voit de ces choses là, jusqu’à un certain degré, même dans les rues neuves de nos cités lies plus nouvelles d’Amérique. »

C’est la somme, c’est la masse de tous ces maux qui frappe d’épouvante. Aller d’école en école, de refuge en refuge, et trouver partout, — non-seulement des enfants en haillons, sales et déjà vicieux, mais des enfants qui n’ont aucun domicile, des parias, qui, sur leur visage et sur tout leur corps, portent l’aspect de sauvages animaux de rues ; apprendre que ces établissements privés ne peuvent abriter qu’une petite partie de ce rebut de la population, et qu’il y a, en outre, la classe des enfants trouvés et des orphelins élevés aux frais du gouvernement ; se promener pendant le jour dans des rues encombrées d’une population sale, aux yeux chassieux, couverte de haillons ; lire l’agonie sur presque tous les visages et parfois rencontrer quelques pauvres diables qui s’ingénient à exercer mille singeries amusantes, pour attraper un morceau de pain ; marcher de jour en jour à travers des scènes de misère, d’ivrognerie, de dégradation dans des rues où les siècles ont entassé des nuisances et des sources d’infection ; savoir que telle est la misère amoncelée sur les deux millions et un quart d’habitants de Londres ; mais que c’est relativement pire encore dans d’autres grandes villes et que le fléau est répandu comme une malédiction sur la campagne,. — voilà tout ce qui donne à comprendre que l’Angleterre a attendu trop longtemps pour la cure. L’Anglais se met avec assurance à réagir contre la maladie sociale. Nous avons grande confiance en ses réformes ; mais il va bien lentement. La débâcle de maux sur Londres seule me semble dépasser toutes les proportions imaginables. Contre elle l’action des écoles à haillons, ragged schols, des asiles, des maisons de bain, et le reste me semble devoir produire aussi peu d’effet — que des digues de sable contre la marée.

« Il y a des milliers et des milliers d’enfants pauvres qui ne mettent pas le pied dans les écoles, et la plupart d’eux sont destinés à grandir et à vivre dans les vieux repaires du vice. Les lodging-houses, asiles, ne peuvent influer que sur un petit nombre des cent milliers de la population ouvrière. De nouveaux bills du Parlement pour améliorer les rues pestilentielles peuvent purifier certains quartiers ; mais la plus grande partie des vieux quartiers est mal bâtie, et les ouvriers doivent se loger près de leur travail, quand bien même la rue ne serait point asséchée, et quand même la maison couvrirait un marécage à engendrer le typhus[8].

Toute la littérature contemporaine anglaise atteste les mêmes faits. Lisez les ouvrages de Dickens, de Tackeray, ou de Kingsley, ce sont partout des tableaux d’une lutte incessante à laquelle est condamnée, pour soutenir sa vie, toute la partie de la population anglaise qui a besoin de vendre son travail. Les documents officiels nous confirment la triste vérité que, bien qu’on ait acquis le pouvoir de commander les services de la nature, la condition de la population n’a pas été améliorée[9].

Une centaine de mille hommes, employés à produire la bouille et le fer, commandent les services d’un esclave obéissant qui fait l’ouvrage de 600 millions d’hommes, et ne demande en retour ni la nourriture, ni l’habillement, ni le logement ; et néanmoins la lutte pour vivre devient plus pénible à chaque accroissement de richesse et de pouvoir. Pourquoi ? Parce que la politique anglaise a pour base cette idée, que l’intérêt domestique réclame l’adoption de mesures qui tendent à avilir les prix de la terre et du travail chez les autres nations, et qui conduisent à l’asservissement de l’homme chez toutes celles qui se soumettent à cette politique. Heureusement cependant il existe dans le monde entier une harmonie des intérêts tellement parfaite, qu’une nation ne peut commettre l’injustice, sans qu’à la fin ne retombe sur elle une part des charges qu’elle impose aux sociétés envers lesquelles elle s’est rendue coupable. Tout ce qui tend à détériorer la condition de l’homme en un lieu, tend à le faire partout ailleurs, — la terre et les hommes d’Europe profitent de tout ce qui se fait de sage en Amérique ; et ceux d’Amérique souffrent de toute faute commise en Europe, en Asie et en Afrique.

Dans le monde physique l’action et la réaction sont égales et opposées. — Il en est de même dans le monde social. — La société qui consacre son énergie potentielle à arrêter le mouvement quelque part est arrêtée elle-même dans le sien. C’est l’histoire d’Athènes et de Rome, c’est celle de la France pendant plusieurs siècles. C’est celle de la Grande-Bretagne actuelle, — dont la population s’appauvrit à chaque accroissement du pouvoir de commander le service de la vapeur, de l’électricité et des autres forces merveilleuses placées sous l’empire de l’homme. À quoi cela aboutira-t-il ? « À la même misère, dit le révérend M. Kingsley, parlant au nom d’un pauvre tailleur, à la même misère que 15.000 ou 20.000 hommes de notre classe endurent aujourd’hui. Nous deviendrons les esclaves, et souvent les prisonniers corporellement des Juifs, des intermédiaires, des hommes engraissés de nos sueurs qui tirent leur subsistance de notre épuisement. — Nous aurons à faire face, comme le reste l’a déjà fait, à des prix du travail de plus en plus abaissés et à des profits toujours croissants prélevés sur ce travail par les contractants, les tâcherons qui nous emploient, — à des amendes arbitraires imposées selon le caprice de mercenaires, — à la concurrence faite par des femmes, des enfants et le famélique Irlandais. — Nos heures de travail s’augmenteront d’un tiers, ou notre paye diminuera de moitié ; et dans tout cela nous n’aurons ni espoir, ni chance d’un meilleur salaire, mais toujours plus de pénurie, d’esclavage, de misère, à mesure que nous serons pressés par ceux qui sont saccagés par cinquantaines, — quasi par centaines et jetés, de cet honorable métier dont nous avons fait apprentissage, dans l’infernal système du contrat à la tâche, qui dévore notre métier et tous les autres, corps et âmes. Nos femmes sont forcées de passer la nuit et le jour à nous aider, nos enfants doivent travailler dès le berceau, sans aucune chance d’aller à l’école, c’est à peine s’ils ont celle de respira l’air frais sous le ciel, — nos garçons, en grandissant, sont réduits à mendier ou à s’inscrire sur la liste des pauvres, — nos filles, comme des milliers d’autres, à chercher dans la prostitution un surcroît à leur misérable gain. Et après tout, une famille entière ne parvient pas à gagner ce qu’un de nous gagnait à lui tout seul[10].

C’est là de l’esclavage, et aussi cet esclavage est la conséquence d’un effort longtemps prolongé pour asservir autrui, en essayant de confisquer dans ce but les monopoles de l’empire de grands pouvoirs, que le Créateur a donnés pour l’usage de l’humanité entière. Que les populations de l’Irlande, de l’Inde, du Portugal, de la Turquie, de la Jamaïque eussent été encouragées à se servir elle-mêmes de l’empire sur la vapeur, — qu’elles eussent été poussées à développer les ressources de la terre en mettant au jour ses différents métaux, qu’il se fût produit dans ces pays une concurrence pour l’achat dos énergies potentielles de la terre, — et tout serait bien différent aujourd’hui. Produisant davantage, elles incitent davantage à vendre, et deviendraient d’année en année de meilleurs chalands pour le peuple anglais. Dans l’état actuel, elles produisent peu et ne peuvent acheter que peu, — et ce peu même va diminuant en raison de ce que diminue la concurrence du travail, au lieu qu’elle devrait s’accroître. L’Angleterre elle-même, comme on l’a vu, ne produit plus les objets à échanger contre ceux dont elle a besoin, — sa consommation entière de coton, de sucre, de thé, de café, et d’autres utilités lui est fournie par des profits qui dérivent de sa position d’intermédiaire, qu’elle a prise entre la population qui travaille à produire et ceux qui ont besoin de consommer[11].

§ 6. — Comment la protection produit concurrence pour l’achat du travail. Le système du libre-échange vise à produire concurrence pour sa vente. Résultat de l’expérience américaine.

En prenant exemple sur l’Angleterre, la tendance générale de la politique américaine s’est dirigée vers le trafic et a été hostile au commerce, ce qui a eu pour effet un accroissement continu de concurrence pour la vente de toutes les matières premières qu’emploient les manufactures, et l’avilissement de leurs prix, tant dans le pays qu’au dehors, au préjudice de toutes les nations agricoles du monde. Parfois, et par courts intervalles, le commerce a eu le par exemple aux époques qui se tenaient en 1817, 1834 et 1847 ; aujourd’hui il n’oppose plus de résistance, et c’est le trafic, qui, selon toute apparence, déviait le régulateur des destinées de la nation. En ce cas, si nous voulons tirer son horoscope, nous pouvons consulter avec avantage le diagramme suivant, qui indique les conditions les plus élevées et les plus basses du travailleur, dans le dernier demi-siècle.

À aucune époque de l’histoire du pays, la concurrence pour acheter le travail n’a été si grande à l’intérieur et au dehors que dans les années 1815, 1833 et 1847, — qui closent les quelques périodes de protection. Jamais aussi la condition du travailleur n’a reçu autant d’amélioration.

À aucune époque, la détresse n’a été si universelle ; à aucune, la concurrence pour vendre le travail n’a été si grande — qu’en 1822, en 1842 et au moment où nous écrivons.

À aucune époque, la tendance à un accroissement de la concurrence pour vendre le travail n’avait été plus prononcée qu’en 1850, lorsque ce mouvement fut arrêté par la découverte des gisements d’or en Californie, dont l’influence a déjà disparu ; — aujourd’hui, la concurrence pour la vente du travail a recommencé à s’accroître, en même temps que la quantité de nourriture et de vêtements qu’on peut obtenir en échange du travail va diminuant.

Toutes les utilités tendent vers les marchés où elles trouvent les meilleurs prix ; — la force humaine ne fait point exception à la règle générale. Puisque le flot des hommes s’écoule toujours vers les lieux où ils sont le mieux payés, le mouvement de l’immigration devrait fournir la manifestation concluante de l’efficacité des différents systèmes pour produire la concurrence, soit de l’achat, soit de la vente du travail. Et il la fournit, comme nous le montrent les faits suivants.

De 1825 à 1834. le chiffre d’immigrants augmente très régulièrement jusqu’à ce que de 10.000 qu’il était en 1825, il arrive, en 1834, à 65.000. Ensuite il devient très-irrégulier, — s’élevant ou s’abaissant après les différentes périodes d’excitement ou de dépression qui ont caractérisé cette époque, mais donnant, pour les huit années qui Unissent en 1842, une moyenne qui ne dépasse pas 70.000, c’est-à-dire très-peu d’augmentation. Il monte de nouveau rapidement ; en 1847, il est déjà parvenu à 235.000 ; — il arriva à 297.000 en 1849. Dans les années suivantes, la soif de l’or californien a été un stimulant pour qu’il montât ; mais il est tombé aujourd’hui un peu au-dessous de 100.000[12].

§ 7. — Accroissement de concurrence pour la vente des denrées premières dans tous les pays exclusivement agricoles. Accroissement de concurrence pour leur achat dans les pays protégés de l’Europe.

Les hommes qui produisent le coton sont partout trop pauvres pour faire concurrence aux autres pour son achat : — l’Indou en est réduit à se vêtir moins que n’exige la décence la plus indulgente et l’esclave de la Caroline doit se contenter de la quantité insignifiante d’étoffe que son maître lui accorde. Pourquoi ? Parce que la prohibition dans l’Inde de l’usage des machines, et les insuccès répétés des tentatives faites pour les introduire dans les États du Sud, ont forcé les producteurs de coton du monde entier à se faire concurrence pour la vente de leurs produits, sur un marché lointain, avec un abaissement constant et nécessaire du prix.

Il en est de même pour la nourriture. Les deux producteurs de riz de l’Inde et de la Caroline obtiennent à peine à manger, et, comme les deux producteurs de coton, se trouvent forcés de se faire concurrence pour la vente du peu qu’ils ont à vendre. Le trafiquant vise à produire la concurrence pour la vente de tout ce qui est matière première pour les manufactures : nourriture, coton et travail ; — plus cette concurrence est grande, plus il peut prélever pour sa part et plus il fait de profits.

De même pour le blé. — Le prix du blé américain est à baisse continue depuis quarante ans[13]. Pourquoi ? Parce que l’inhabileté à créer à la terre un marché domestique ou voisin, fait une nécessité d’entrer en concurrence avec l’Allemagne, la Russie, l’Égypte et l’Italie, pour la vente de subsistances au préjudice de tous. Plus il existe de concurrence pour la vente des denrées premières de la terre, plus le trafic se fera une large part, et plus il y aura tendance à l’asservissement de l’homme.

Dans l’Europe du centre et du nord il y a tendance universelle à la concurrence pour acheter le travail et les matières premières de la terre ; aussi la terre y gagne en valeur, elle se divise et les hommes gagnent en liberté. Chez les nations qui marchent à la suite de l’Angleterre il y a concurrence croissante pour vendre le travail et les matières premières de la terre ; aussi dans toutes la terre perd en valeur, elle se consolide et l’homme est de plus en plus asservi.

§ 8. — La centralisation trafiquante détériore la condition des travailleurs du monde entier. Nécessité de lui résister.

Cependant on nous dit que toutes les nations peuvent fabriquer aujourd’hui, s’il leur plaît, — que les machines peuvent s’exporter, — Les ouvriers habiles se répandre au dehors. Le peuple anglais applaudit au développement de l’industrie. Tout homme aussi est libre de lire ; mais avant de lire, il faut avoir appris. L’habitude d’association s’accroît avec la richesse ; mais la richesse elle-même ne peut s’accroître sous un système qui tend à épuiser le sol. Pour que l’homme puisse acquérir la richesse, il lui faut une agriculture savante, laquelle suit toujours et ne précède jamais l’industrie manufacturière. En s’opposant à l’existence de celle-ci, la centralisation empêche de créer l’autre, d’où il suit que la valeur de la terre et du travail décroit vite dans tout pays où n’existe pas la protection.

Matières premières et travail gravitent vers le centre ; et plus forte est cette tendance, plus il y aura de concurrence pour vendre le travail, et moins il y aura de faculté au centre pour l’acheter ; — l’abaissement des prix de toutes les matières premières pour les manufactures au centre correspondant avec l’accroissement ainsi produit de la concurrence pour leur vente. Tels sont les effets si clairement signalés par Adam Smith, comme résultat infaillible d’un système basé sur l’idée de n’avoir qu’un seul atelier pour le monde entier.

Comme preuve que ces résultats sont accomplis, ne voyons-nous pas le travailleur rural d’Angleterre ne recevoir qu’un shilling et demi pour sa journée de travail, dont un cinquième passe à acquitter la rente de son petit cottage, — ce qui ne lui laisse en moyenne pas plus d’un shilling pour nourrir et vêtir sa femme, ses ses enfants et lui[14]. Dénué de concurrence pour l’achat de ses produits dans le pays, le fermier ou le planteur en trouve peu au dehors car l’avilissement de valeur de sa propre terre et de son travail a pour conséquence les mêmes effets se produisant partout ailleurs. La faculté lui est virtuellement interdite d’accumuler la richesse nécessaire pour favoriser l’accroissement de ce pouvoir de combinaison si indispensable pour entretenir une concurrence avec les pays qui sont avancés, pour Tachât des matières premières et pour la vente des utilités achevées. Telle est la difficulté qui doit exister partout, quelles que soient les conditions favorables qu’un pays tienne de la nature. À cela cependant, s’ajoutent les monopoles aujourd’hui établis partout par le moyen de brevets nationaux et de patentes, — assurant aux sociétés l’usage exclusif des améliorations inventées[15]. Et comme par-dessus le tout vient le pouvoir prodigieux qu’exercent les trafiquants combinés, il est impossible on le comprend aisément, que la concurrence pour l’achat du travail puisse s’élever dans un pays quelconque où la population ne s’unit pas dans le but de se protéger elle-même contre une centralisation qui, comme nous l’avons dit, « permet à quelques très-gros capitalistes de triompher de toute concurrence étrangère. » — les grands capitaux devenant ainsi « des instruments de guerre contre le capital concurrent des autres pays, » et produisant cette concurrence pour la vente de la terre et du travail qui mine lé propriétaire et asservit le travailleur[16].

La combinaison d’action est nécessaire pour résister à l’invasion d’une armée. Elle l’est également pour résister au système dont nous parlons. L’armée, après qu’elle a pillé, fait retraite, et il suffit d’un certain temps pour qu’on se retrouve dans la condition première. Les invasions de trafiquants qui visent à anéantir le pouvoir d’association ont des effets plus durables, — elles réduisent un pays à un état de barbarie dont il a peu d’espoir de sortir.

§ 9. — La liberté de commerce s’accroit dans les pays qui ont adopté des mesures de protection contre le système anglais.

La liberté du commerce a fait, comme nous l’avons dit, de grands progrès ; à quoi sont-ils dus ? Il y a quarante ans, l’acte de navigation de l’Angleterre était encore en pleine vigueur. — Il avait pour objet de prévenir la concurrence pour l’achat et le transport des matières premières de la terre. Il a cessé d’exister. Pourquoi ? Par suite de l’opposition bien arrêtée des États-Unis, de la Prusse et d’autres pays. Il y a quarante ans, l’Allemagne exportait de la laine et importait du drap, — payant douze cents par livre pour le privilège de le faire passer par les métiers anglais. Cette charge ne pèse plus sur elle. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne s’est mise à faire concurrence à l’Angleterre pour l’achat de la laine. À cette époque, le coton et toutes les matières premières payaient un droit, mais comme, peu à peu, la France, l’Allemagne, la Russie, les États-Unis et d’autres pays se sont mis à faire concurrence par leur achat, les droits ont disparu. Chacun de ces grands pas vers l’émancipation du commerce international a été la conséquence directe des efforts des nations agricoles, afin de fonder chez elles une concurrence domestique pour l’achat du travail et des denrées premières de la terre. Chaque progrès vers la liberté, parmi les hommes, dans les dernières quarante années, a été le résultat d’une détermination de résister à la centralisation trafiquante que l’Angleterre cherche à établir. Chaque pas rétrograde vers l’esclavage a été tait chez la population qui s’est soumise au système. À cela il n’y a et ne peut y avoir nulle exception, — l’esclavage étant une conséquence directe de l’agriculture exclusive ; la liberté, le résultat nécessaire de cette diversité des professions qui est nécessaire au développement des facultés de l’homme. La route vers la liberté parfaite du commerce domestique et international se trouve dans l’adoption du système recommandé par Colbert et maintenu en France ; — c’est en le suivant que les hommes acquièrent l’aptitude de combiner leurs efforts pour développer les pouvoirs de la terre, — devenir les maîtres de la nature, —— élever la proportion du capital fixé au capital mobile, et produire cet état de choses où la concurrence pour acheter le travail est universelle, tandis que la concurrence pour le vendre a cessé d’exister.

§ 10. — Harmonie des intérêts réels de l’humanité entière. Toutes les nations ont intérêt à adopter des mesures tendantes à la concurrence pour l’achat des matières premières et du travail.

Les nations agricoles de l’Europe, on pourrait le penser, tirent avantage de la pauvreté de l’Hindou, de la misère de l’Irlandais, et de l’esclavage du nègre, — la concurrence pour acheter le coton en étant diminuée et le prix réduit. À combien leur revient cet avantage ? La production totale du coton ne donne qu’un peu plus d’une livre et demie par tête, et quand le prix vient à doubler, l’acheteur doit ajouter une contribution de 10 ou 15 cents par tête. D’un autre côté, les populations de l’Inde et des États-Unis, dans l’impuissance de constituer le marché domestique pour leurs produits, sont forcés d’envoyer leur riz, leur blé, leur farine, leurs porcs sur un grand marché central, au grave préjudice des fermiers de la Pologne, de la Russie, de l’Italie et de l’Égypte. Le prix de la production entière étant axé par celui de la quantité insignifiante qu’ils exportent, les mille millions de boisseaux produits aux États-Unis sont forcés de se soumettre à n’importe quelle réduction opérée par la concurrence russe ou turque sur le marché central. — Cette concurrence, que la centralisation négociante a pour objet de faire naître, a pour effet que les nations purement agricoles du monde entier sont rendues incapables de concourir pour l’achat du travail tant domestique qu’étranger ; tandis que les autres sont de leur côté incapables d’acheter leur subsistance. L’arrêt de circulation, en un lieu quelconque, tendant à produire un arrêt partout ailleurs, la terre et le travail payent en dollars des avantages imaginaires qui se comptent par demi-pence. Que l’industrie cotonnière prenne solidement racine aux États-Unis, et la population pourrait se retirer de la concurrence avec le fermier russe pour la vente des céréales, — ce qui ajouterait des centaines de millions à la valeur argent des blés russes, et mettrait leurs productions en état de faire de larges demandes du coton qu’aujourd’hui ils ne peuvent acheter. Que la Turquie s’émancipe du joug d’un système sous lequel ses fabriques ont disparu, elle acquerra la faculté de rendre à la culture des sols riches, qui sont aujourd’hui abandonnés, et de développer la richesse minérale qui abonde partout chez elle. Produisant beaucoup, elle aura beaucoup à vendre et beaucoup à acheter ; — elle fournira de la laine à l’Allemagne et l’exonérera de concurrence pour la vente du blé.

N’importe où l’on jette les yeux, on trouve une harmonie parfaite des intérêts réels, — et toutes les nations intéressées à l’adoption universelle d’une politique qui tende à développer la concurrence pour l’achat des matières premières qu’emploient les manufactures : — le travail et l’intelligence, la laine, le coton, les peaux et les céréales.

§ 11. — Les deux sociétés qui prétendent marcher en tête pour la cause de la liberté prennent des mesures qui tendent à produire concurrence pour la vente du travail, — et par là elles propagent l’esclavage. Les pays absolutistes d’Europe, au contraire, prennent des mesures qui tendent à la concurrence pour son achat, — et par là ils propagent la liberté.

De toutes les nations agricoles du monde, se prétendant au rang des civilisées, la seule qui rejette l’idée de développer la concurrence domestique pour l’achat des produits du champ et de la plantation. === C’est celle des États-Unis qui s’obstinent à suivre les traces de l’Angleterre. Le suivant, néanmoins, se propose d’atteindre un autre but que celui vers lequel marche le guide. Le premier se réjouit à l’aspect de la concurrence étrangère pour l’achat des subsistances, et du coton, et pour la vente du drap, — regardant comme favorable à ses intérêts le haut prix des denrées premières et le bon marché du drap. L’autre se réjouit de la destruction de concurrence pour l’achat des matières premières et pour la vente du drap, — regardant comme très-favorable à ses intérêts de prendre beaucoup du fermier et du planteur, et de donner peu en retour. Ce que le guide désire est donc précisément ce que le suivant doit rejeter, et cependant, chose étrange à dire, le système que le premier recommande est adopté par le dernier.

Entre les nations de l’Europe continentale et les États-Unis il y a parfaite harmonie des intérêts réels ; — chacune et toutes ont avantage au développement de concurrence pour l’achat des denrées premières et pour la vente des utilités achevées. Entre toutes ces nations et la Grande-Bretagne il y a opposition, — la dernière désirant amener un état de choses directement opposé aux intérêts des autres.

D’après cela, l’on pourrait supposer que la politique américaine s’empresse de se mettre en harmonie avec celle des nations de l’Europe centrale. C’est cependant le contraire qui a lieu, et le monde offre le spectacle extraordinaire de deux grandes nations qui prétendent marcher en tête dans la cause de la liberté, et qui pourtant agissent ensemble pour accomplir l’acte énorme d’anéantir la concurrence pour l’achat des denrées premières de la terre ; — c’est-à-dire d’établir l’esclavage comme la condition normale de la partie de l’humanité qui travaille.

Les nations absolutistes du nord et de l’ouest de l’Europe se meuvent dans la direction opposée, et cherchent à développer la concurrence pour les denrées premières de la terre, — c’est-à-dire qu’elles marchent dans la voie qui aboutit infailliblement à l’établissement de la liberté parfaite.

Que l’on continue à marcher des deux parts et les deux extrémités de la lice seront atteintes ; — la liberté s’établira d’elle-même dans l’Europe celtique et germaine, et l’esclavage deviendra le régime dans les contrées du monde qui reçoivent la loi trafiquante de ce qu’on appelle la race anglo-saxonne. Pour apprécier l’exactitude de la prédiction, il suffit d’étudier la marche des choses aux États-Unis, au moment actuel, dans l’Irlande, la Turquie, la Jamaïque et l’Inde au passé et au présent.

La politique qui tend à accroître la proportion de la propriété fixée à la propriété mobile est une politique qui conduit à la liberté et à la paix. Dans cette direction se meut actuellement la plus grande partie de l’Europe continentale. Celle qui tend à élever la proportion de la propriété mobile est une politique qui conduit à l’esclavage et à la guerre. Dans cette direction se meuvent actuellement la Grande-Bretagne et les États-Unis, avec une force constamment accélérée.

§ 12. — La concurrence pour l’appropriation des services de la nature élève la valeur de l’homme et de la terre.

Plus il y a concurrence pour les services de la nature, plus vite s’accroît la valeur de la terre et du travail, — les pouvoirs de la nature étant sans limites assignables, et sa disposition à rendre service étant égale à toute la demande qui peut se présenter. Il y a un siècle, le pouvoir de la vapeur était à peine connu en Angleterre ; il y fait aujourd’hui la besogne de 600 millions d’hommes. La houille existe en Turquie et dans l’Inde, comme en Angleterre ; et c’est à peine cependant si les populations y connaissent l’usage de la vapeur. Le pourquoi ? C’est que la politique anglaise s’est attachée invariablement à anéantir la concurrence pour s’assurer la disposition d’une grande force naturelle, donnée par le Créateur à l’usage de l’humanité entière. Il y a un siècle, on ne savait commander au fer que des services médiocres ; — l’Angleterre tirait de la Russie la plus grande partie de celui qu’elle employait ; — aujourd’hui elle le fabrique par millions de tonneaux. L’Inde et la Turquie aussi ont la houille et le minerai de fer, mais elles ne savent pas les extraire. Pourquoi ? Parce que les grands capitaux sont aujourd’hui regardés a comme de vrais instruments de guerre » contre l’industrie des autres pays. La population américaine possède la houille et le fer en une abondance inconnue chez toute autre nation ; il y a là un pouvoir égal à celui de milliers de millions d’hommes ; et cependant elle est ardemment occupée à s’épuiser, elle et sa terre, pour obtenir une quantité de fer si chétive que, pour fournir plus qu’à la consommation moyenne, il suffirait d’appliquer convenablement les bras inoccupés d’une seule de ses villes. Pourquoi ? Parce qu’elle mord à l’hameçon d’enseignements qui lui apprennent que le bas prix des matières premières et le bas prix du travail mettent sur la voie de la prospérité. Cependant l’esclavage gagne du terrain — et se substitue par degrés à la liberté.

La France, l’Allemagne et les États du nord de l’Europe, en général, commencent à faire concurrence pour les services de la nature ; aussi, dans tous ces pays, les prix des denrées premières, se rapprochent fermement de ceux des utilités achevées, — la terre gagne en valeur, — et l’on voit de plus en plus entrer en scène le véritable homme.

§ 13. — La concurrence pour l’achat du travail introduit la demande pour les facultés supérieures de l’homme et élève ainsi le type de l’homme. La concurrence pour sa vente produit l’effet inverse.

Plus il y a concurrence pour la disposition des pouvoirs de la nature, — plus il y aura demande du service humain ; plus ce service sera de nature supérieure, — et plus s’accroîtra le développement des facultés humaines. Plus le fermier a la faculté d’acquérir la disposition de la force de la vapeur, pour l’appliquer à changer le grain en farine, et la farine et la laine en drap, plus il trouve de demandes pour celles de ses facultés qui sont nécessaires au développement d’une agriculture savante, et plus s’accroît sa faculté de demandeur de l’habileté et du goût nécessaires pour produire le drap et la cotonnade, les livres et les tableaux. Les peuples du nord de l’Europe se meuvent aujourd’hui dans ce sens ; ainsi progressent-i1s dans l’agriculture et dans les plus belles industrie manufacturières, — produisant la demande pour les plus hautes qualités de l’homme, et aidant au développement scientifique, littéraire et artistique.

La Grande-Bretagne se meut dans une direction contraire. Elle se fait de plus en plus simple entrepreneuse de transport et trafiquante, et elle accroît ainsi la concurrence pour l’achat de celles des forces que l’homme possède en commun avec la brute. La destruction de la concurrence domestique pour les qualités supérieures chez les hommes d’Irlande a été suivie de la concurrence étrangère pour l’achat de la force purement musculaire requise chez le soldat et chez les journaliers de canal ou de chemin de fer, dont les bras ont construit les travaux publics de la Grande-Bretagne[17].

L’anéantissement dans l’Inde de la concurrence pour les facultés supérieures de l’homme est accompagné de la concurrence pour la vente des qualités inférieures, que l’on emploie à porter les armes à la guerre. La diminution d’une telle concurrence en Angleterre produit l’émigration, et produit ainsi la demande de matelots, la classe d’hommes qui, en principe, occupe le rang le plus infime dans les sociétés civilisées, — cette classe qui, avec le soldat, est encore soumise à la peine du fouet. Plus les hommes sont en état de s’associer et de combiner ensemble, plus il y a demande des facultés intellectuelles, et moins il y en a de la force musculaire. — Cependant les écrivains anglais se réjouissent de la dispersion de la population anglaise et irlandaise, parce qu’elle produit la demande de vaisseaux et de matelots !

En suivant la trace de l’Angleterre, les États-Unis ont adopté une politique qui tend à limiter la concurrence pour les facultés supérieures, tout en créant la demande de navires et de matelots, et par là augmentant le coût de transport. D’après le diagramme, nous voyons que la civilisation progresse à mesure que les hommes sont de plus en plus en état de se dispenser des services du transporteur, — tandis qu’ils marchent de plus en plus à l’asservissement lorsque s’accroît la concurrence pour ces services. D’année en année, on félicite la nation sur l’accroissement de la demande de navires ; et cependant chaque année qui succède aux autres atteste une tendance croissante à l’asservissement des hommes qui forment les équipages. En ceci, comme en tout, la folie et l’injustice tendent à produire leur propre récompense. Le caractère de la marine américaine et des équipages tend à décliner, à mesure que le désir d’augmenter la marine conduit à l’exagération de la taxe de transport qui pèse sur le fermier. Plus cette taxe est considérable, plus s’accroîtra le pouvoir de ceux qui vivent de profits, et plus se complétera l’asservissement de ceux qui ont besoin de vendre leur travail[18].

L’homme gagne en liberté à mesure que s’opère un rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées. — À chaque pas, dans cette direction, diminue la concurrence pour les services de l’homme intermédiaire, qu’il agisse eu qualité de soldat ou de matelot, de régisseur de nègres de négociant, d’amiral, de général ou de ministre d’État. La politique de la Grande-Bretagne et des États-Unis, ayant pour base l’idée d’accroître la demande de navires et de matelots, de soldats et de trafiquants, tend, et cela fatalement, à l’asservissement de l’homme, en conformité avec les enseignements de l’école Ricardo-Malthusienne[19].

§ 14. — La concurrence pour l’achat du travail tend à donner à la coutume force de loi en faveur du travailleur. La concurrence pour sa vente tend à anéantir les droits coutumiers en faveur du capitaliste. La première augmente dans tous les pays qui sont protégés contre la centralisation trafiquante ; l’autre augmente dans tous ceux qui y sont soumis. Dans les uns la circulation sociétaire s’accélère ; dans les autres elle se ralentit et la maladie de l’excès de population s’accroît.

« En réalité, dit M. Mill, ce n’est qu’à une époque comparativement récente que la concurrence est devenue, dans une proportion considérable, le principe régulateur des contrats. Plus nous nous reportons à des époques reculées de l’histoire, plus nous voyons toutes les transactions et tous les engagements placés sous l’influence de coutumes fixes. La raison en est évidente : la coutume est le protecteur le plus puissant du faible contre le fort ; c’est l’unique protecteur du premier lorsqu’il n’existe ni lois, ni gouvernement pour remplir cette tâche. La coutume est la barrière que, même dans l’état d’oppression la plus complète de l’espèce humaine, la tyrannie est forcée jusqu’à un certain point de respecter. Dans une société militaire en proie à l’agitation, la concurrence libre n’est qu’un vain mot pour la population industrieuse ; elle n’est jamais en position de stipuler des conditions pour elle-même au moyen de la concurrence : il existe toujours un maître qui jette son épée dans la balance, et les conditions sont celles qu’il impose.

Mais bien que la loi du plus fort décide, il n’est pas de l’intérêt, et en général il n’est pas dans les habitudes du plus fort d’user à outrance de cette loi, en poussant ses excès aux dernières limites ; et tout relâchement en ce sens à devenir une coutume, et toute coutume à devenir un droit. Ce sont des droits ayant cette origine et non 1a concurrence sous aucune forme, qui détermine dans une société grossière, la part de produits dont jouissent le producteur. Les rapports établis plus particulièrement entre les propriétaires et le cultivateur, et les payements faits par le premier au second, ne sont dans toutes les sociétés, excepté les plus modernes, déterminées que par l’usage du pays. Ce n’est qu’à des époques récentes que les conditions de possession de la terre (comme règle générale), sont devenues une affaire de concurrence. Le possesseur, pour un temps déterminé, a presque toujours été considéré comme ayant le droit de conserver la possession en remplissant les conditions exigées par la coutume ; et il est devenu ainsi, en un certain sens, co-propriétaire du sol. Dans les pays mêmes où le possesseur n’a pas acquis cette fixité de tenure, les conditions de l’occupation ont souvent été fixes et invariables. »

La coutume est « un puissant protecteur. » On marche à la liberté, ou l’on marche à l’esclavage, selon la manière dont on décide la question : si l’on donnera à la coutume force de loi, ou si l’on ne tiendra d’elle aucun compte, — laissant le faible tout à la merci du fort. Dans l’Attique primitive, — à l’époque du commerce en progrès, — il devint de plus jeu plus de coutume, — jusqu’à ce qu’à la longue, sous les Institutions de Solon, cela devint la loi : — que des milliers de gens, qui jusqu’alors avaient été privés des avantages de la concurrence pour l’achat de leur travail, fussent autorisés à en disposer aussi librement que ceux qui avaient été leurs maîtres. Cependant, la guerre et le trafic étant devenus plus tard la politique établie à Athènes, la concurrence pour l’achat du travail s’éteignit par degrés jusqu’à ce qu’enfin il devint de règle établie qu’il n’existerait plus pour le travailleur qu’un acheteur unique, — et que celui-ci serait autorisé à déterminer lui-même le mode de distribution.

En France, le travailleur garda ses droits coutumiers et en acquit de plus en plus jusqu’à ce qu’à la longue la terre se divisât parmi une masse de libres propriétaires, — qui tiennent leurs petites propriétés sans avoir à répondre à personne d’autre qu’à l’État, qui est la personnification de la communauté. En Allemagne, en Danemark et dans le nord de l’Europe généralement, cela a été la même tendance, — la coutume ayant passé à l’état de loi, et le petit et heureux propriétaire ayant remplacé le serf misérable. Dans tons ces pays, la circulation sociétaire s’accélère d’année en année, la concurrence pour l’achat du travail se développe de plus en plus, et le taux de la quote-part du travailleur s’élève. Dans tous, la politique adoptée a pour base le rapprochement entre les prix des matières premières et des utilités achevées ; et par là, autant que possible, l’affaiblissement du pouvoir du trafiquant.

Passant aux pays qui suivent la trace de l’Angleterre, nous voyons, en Écosse, une abolition totale des droits coutumiers ; — des gens par centaines de mille, qui avaient à la terre autant de titres que leurs seigneurs, ont été chassés de leurs petite tenures avec une cruauté sauvage qui dépasse tout ce qu’on a pu voir ailleurs[20].

En Irlande nous trouvons les coutumes disparaissant par degrés jusqu’au jour où la population entière est asservie par une classe intermédiaire, — qui vit en pillant, les propriétaires de la terre et les misérables occupants.

Dans l’Inde, où vécurent jadis des dizaines de mille de communautés pacifiques et florissantes, les droits coutumiers ont disparu, et avec eux des millions de petits propriétaires[21].

Si nous venons au centre du système, et si nous suivons l’histoire des classes pauvres, nous trouvons une coutume d’assister la pauvre veuve et les orphelins, — l’estropié et l’aveugle, — l’infirme de corps et l’infirme d’intelligence. Alors que se développe le commerce, la coutume passe graduellement à l’état de loi ; — le statut d’Élisabeth établit le droit des individus qui sont dans quelqu’un de ces cas à réclamer l’assistance de ceux qui sont autour d’eux ; la pauvreté honnête est considérée comme un mal et non comme un crime. La science moderne étant venue prouver que la matière tend à revêtir sa forme la plus haute, — celle de l’homme, — plus vite qu’elle ne revêt les formes inférieures de choux et de pommes de terre, la pauvreté est devenue un crime qui mérite le plus sévère châtiment : car c’est, nous dit-on, une vérité incontestable que s’interposer, par l’exercice de la charité chrétienne, entre l’erreur qui conduit à l’excès de population et les conséquences qui sont la pauvreté, le dénoûment et la mort, c’est se rendre complice du crime[22].

Chez toutes ces dernières nations le trafic devient plus puissant de jour en jour et d’année en année. Aussi dans toutes il y a concurrence croissante pour la vente du travail.

Arrivons aux États-Unis. Nous trouvons durant le demi-siècle qui a suivi la paix de 1783, une tendance lente mais certaine à ce que s’établisse le commerce ; aussi dans toute cette période la coutume de liberté mûrit-elle par degrés pour passer à l’état de loi. C’est alors que le droit du travailleur, noir ou blanc, à chercher la concurrence pour ses services s’établit pleinement dans tous les États au nord delà ligne du Mason et du Dixon. Au sud aussi la tendance est la même ; la convention de la Virginie, de 1832, ayant traité à fond la question du droit de l’homme à vendre ses services en plein marché.

Deux ans après cependant le trafic fut adopté par le parti généralement dominant, comme la voie qui mène à la haute prospérité ; et depuis lors, excepté la période de 1843 à 1847, toute l’activité de la nation a été dirigée dans ce sens. On en voit le résultat dans la disparition graduelle de la coutume de liberté, — chaque année produisant successivement des lois locales » en vertu desquelles l’esclave et le maître sont à la fois privés de l’exercice des droits coutumiers, — lois qui interdisent à l’un de recevoir la liberté ou l’instruction et à l’autre de les accorder[23].

Il y a vingt-cinq ans la liberté était regardée comme la coutume du pays, — l’esclavage ne subsistait que comme une conséquence de lois locales. Aujourd’hui les cours décident que l’esclavage est la coutume, — la liberté tenant son existence des lois locales.

Il y a vingt-cinq ans c’était la coutume de regarder les fonctionnaires chargés de manier les affaires publiques, comme ayant droit à rester en office, tant qu’ils s’acquittaient de leurs devoirs à l’avantage de la population, — on leur laissait le libre exercice de leur jugement privé dans leurs prédilections politiques et dans le choix de leurs subordonnés. Jusqu’alors la tendance avait été vers l’établissement de manufactures, et par conséquent vers la concurrence de la demande privée et publique des facultés intellectuelles. Cependant dès l’instant même où fut adoptée la politique du libre échange, la coutume de liberté disparut parmi les fonctionnaires publics. La durée de l’office fut fixée par la loi. Ce fut mettre en action la doctrine : au vainqueur appartiennent les dépouilles.

La concurrence par les individus, pour l’achat du travail, tend donc à décroître. La concurrence pour sa vente au public tend à croître, — comme on le voit dans la création d’une bande de solliciteurs d’emplois plus importune, et de fonctionnaires plus complètement serviles, qu’on en puisse trouver dans aucun autre pays du monde. Ce que les bandes prétoriennes étaient pour l’empire romain, les fonctionnaires le deviendront avant peu pour les États-Unis.

N’importe ou vous regardez, la concurrence pour la vente du travail s’accroît dans les pays qui suivent les traces de l’Angleterre et adoptent la politique inculquée par ses économistes. La concurrence pour son achat s’accroît dans ceux qui prennent exemple de la France et adoptent la politique dont Colbert prit l’initiative. Dans la dernière le sol s’amende, — le rapprochement va s’opérant entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, — l’agriculture s’élève à l’état de science, — la production augmente, — la circulation s’accélère — et la matière tend de plus en plus à revêtir la forme de l’homme ; et plus l’accroissement de population marche vite, plus augmente la fourniture d’aliments et de vêtements. Dans les premiers pays, l’écart entre les prix va s’augmentant, — l’agriculture décline, — la production diminue, — et l’on constate de plus en plus la maladie d’excès de population.

  1. « On écrirait un gros volume de détails pleins d’intérêt sur cette contrée mise sous le sceau, cette région cachée à la connaissance et à l’industrie de l’humanité pendant près de deux cents ans, dans le but d’assurer à une compagnie de quelques particuliers la faculté de réaliser de beaux bénéfices… Il est impossible de regarder sans intérêt un pays de trois millions de milles carrés, riche en métaux, qui pourrait donner assez de grains pour nourrir l’Europe entière ; et, cependant, dont l’unique destinée est de fournir par année quatre chargements de peaux et de fourrures dont la valeur peut aller à 500.000 livres sterl. » Household Words, vol. VIII, p. 453.
  2. « Vivant sous des tentes grossières, se nourrissant de kammas ou bulbes conservés, de pemmican (viande desséchée,) et de fruits secs, ils (les aborigènes des établissements de la baie d’Hudson), ont peu de désir des jouissances des civilisés. De formes athlétiques, et faisant beaucoup d’exercice, ils jouissent d’une santé robuste, et chez eux la médecine se borne à guérir les blessures reçues à la guerre ou à la chasse. Pour tuer les buffles ou les daims ils ont des flèches et des lances dont la pointe est un os aigu ; ce sont dans leurs mains des armes redoutables. Comme ces animaux abondent et par troupeaux quelquefois de mille têtes, il est rare que la provision de pemmican manque pendant les mois du long hiver.
      « Pour plus d’un siècle l’existence de ces races, jadis heureuses, a été cachée à l’Europe. Tout, dans ce grand « boaver preserve, magasin de castors, » a été lettres closes pour notre pays. Cependant, à la longue, la vérité a transpiré lentement mais tristement. Des récits sont parvenus en Angleterre de l’extermination de races et de tribus entières par la famine, l’intempérance et les maladies apportées d’Europe. On a raconté des histoires, à peine croyables, de cannibalisme enfanté par la famine, de massacres en masse, résultat de l’ivresse, et il a été dit que si la destruction humaine continuait de ce train, avant la fin du présent siècle on ne trouverait pas la trace du pied d’un indigène dans toute l’étendue de ces vastes territoires. Household Words, vol. VIII, p. 453.
  3. Voyez précéd., vol. I.
  4. « Je ne vois pas exactement ce qu’on entend par civiliser le peuple de l’Inde. Ils ignorent la théorie et la pratique d’un bon gouvernement ; mais si un bon système d’agriculture, — une fabrication qui n’a point d’égale, — des écoles primaires partout, — des mœurs douces et hospitalières, — et par-dessus tout le respect scrupuleux et la délicatesse dans les rapports avec la femme, sont choses qui dénotent un peuple civilisé ; les Hindous ne sont inférieurs en civilisation à aucun peuple de l’Europe. » Sir Thomas Munro, cité par Sleeman, Rambles in India, vol. I, p 4.
      Le colonel Sleemann dit : « Je fais grand cas des classes agricoles de l’Inde généralement, et j’ai rencontré chez elles quelques-uns des meilleurs hommes que j’ai jamais connus. Le paysan de l’Inde a généralement de fort bonnes manières et il est très-intelligent, ce qui s’explique par le grand loisir dont il dispose, et par les relations faciles et sans réserve qu’il a avec ses supérieurs. »
  5. La production de coton, dans les quatre années de 1839-40 à 1842-43, a été de 1.950.000 balles. Celle des quatre années finissant en 1856-57 a été d’environ 3.000.000 balles, l’accroissement ayant été de 1.050.000 balles. Dans les vingt dernières années, l’accroissement de la consommation de l’Allemagne a été de 250.000 balles. De 1842 à 1847, la consommation américaine s’est accrue de 380.000 balles. Ajoutant à cela l’accroissement de Suède, de Danemark, de Russie et de France, sous une protection ferme, et celle des États, conséquence de la protection parfaite donnée pendant ce temps aux cotons bruts, on trouvera que l’accroissement entier de récolte a été absorbé par les contrées protégées du globe. — Nous avons vu, vol. 1, p. 557, que les provinces qui, étant manufacturières, achètent les matières premières, sont en France les meilleurs consommateurs, d’un autre côté, ceux qui les vendent et par là épuisent leur sol sont les plus pauvres consommateurs, cela nous est montré par le fait que d’une exportation moyenne, pendant cinq ans, de 1.092.000 francs, la quantité entière, prise par les cent millions d’habitants de l’Inde et les étrangers qui les gouvernent ; dépasse à peine 3.000.000 francs. Le Portugal prend 3.000.000 francs, la Turquie 17.000.000 francs. Mais, quant à cette dernière, il est probable qu’une portion notable va se consommer en dehors de l’empire turc. L’Allemagne elle-même, si énergiquement engagée dans la voie manufacturière était pour le travail français un consommateur de 42.000.000 francs, tandis que l’Amérique du Sud tout entière, ne paye que pour 72.000.000 francs. Consultez Annuaire Économique pour 1855 et les années suivantes, par Guillaumin.
  6. Mettant en oubli l’extermination de la population écossaise des Highlands, l’anéantissement de la nation irlandaise, la disparition totale des millions de nègres qui devraient se trouver dans les colonies insulaires anglaises, la conversion de millions de petits propriétaires de l’Inde en simples travailleurs, le peuple anglais se regarde comme le protecteur spécial de ceux de Grèce et d’Italie, — bien qu’il n’entretienne de colonies que dans un seul but, celui d’empêcher cette combinaison d’action sans laquelle la liberté ne peut être acquise, ni maintenue. — Le peuple américain applaudit aux révolutions étrangères comme conduisant à la liberté, en même temps qu’il suit une politique qui tend à produire l’esclavage au dehors, — et que toute l’activité du gouvernement fédéral tend à rétablir, par toute l’Union, le droit d’acheter des hommes, des femmes et des enfants. Avocats exclusifs de la liberté, le peuple anglais et le peuple américain sont toujours prêts à patronner les perturbateurs de la paix publique à l’étranger, — le trouble finissant par être profitable an trafic. Tous les deux applaudissent en ce moment à la liberté qui progresse à Neufchâtel, — singulier progrès qui se manifeste par l’établissement de lourds impôts indirects, tandis que jusqu’alors les dépenses de l’État s’étaient acquittées par des impôts directs, et par conséquent légers.
  7. Voyez précéd., vol. I.
  8. Brace
    . Walks among the Poor of Great-Britain, publié in the New-York Daily Times.
  9. « Les scènes parmi lesquelles nous avons promené le lecteur sont assurément des représentations fidèles de ce qu’on peut appeler le monde du pauvre. Ce monde, pour lui, est presque toujours croupissant, sale, affreux. Trop souvent il manque du confort d’un home, d’un logis. Lui, sa femme et sa petite famille sont exposés aux influences délétères d’un mauvais air, d’une eau mauvaise ou aux miasmes d’une localité rurale mal drainée. La mortalité sévit rudement dans cette classe. On laisse périr, par année, des milliers d’êtres qu’on préserverait de la maladie et de la mort à moins de frais qu’il n’en coûte pour la guerre la plus économiquement conduite. Les enfants de cette classe grandissent non-seulement affaiblis dans leurs corps, mais négligés dans leur intelligence. Un million ne reçoit aucune éducation ou en reçoit une qui n’a aucune valeur ; et de ceux qui arrivent à un apprentissage, bien peu se rappellent ce qu’ils ont appris à l’école. On compte par millions dans cette classe ceux qui négligent plus ou moins la plus simple pratique extérieure des devoirs religieux. En résumé, comme on l’a dit, il existe deux nations dans le même royaume : l’une pauvre, ignorante et souffrante ; l’autre confortable, passablement instruite et qui mène bonne vie. Mais le nombre des nécessiteux, des indigents, est bien autrement considérable que celui des gens à l’aise, au-dessus du besoin ; la classe riche et ayant de l’éducation présente un nombre insignifiant, comparée à la classe pauvre et ignorante. » — Inquiry into the War with Russia, by an English Landowner, ch. VI.
  10. Alton Locke.
  11. Voyez précéd., voI. II.
  12. Dans toutes les opérations dont traite la science sociale, le temps est un élément de grande importance ; mais on en peut dire autant de l’immigration. La demande de travail d’une année produit l’offre dans les années suivantes, ce qui explique comment la moyenne des années de 1835 à 1842 excède de peu le chiffre de l’année 1834. La baisse des salaires n’arrête pas l’immigration dans l’année où elle a lieu, mais dans les suivantes, ce qui explique le chiffre en 1843, inférieur à ceux de 1841 et 1842.
  13. Voyez précéd., vol. II.
  14. Voici le modeste budget des dépenses, par jour, d’un ouvrier rural en Angleterre :
    Loyer 1 sh. 6 d.
    Thé 0 6
    Lard 0 5
    Pain 5 0
    Soude, savon, etc.   0 5
    Combustible 0 8
    --- ---
    8 0

    Ici c’est 10 cents par semaine pour viande, 16 cents par semaine pour combustible, 1 dollar et 20 cents pour pain, pour une famille. Cependant la condition de ces pauvres gens est confortable comparée à celle de milliers de tisserands qui n’ont qu’un bien faible salaire, quand l’ouvrage va, et l’ouvrage est souvent sans aller. Elle est confortable comparée à celle des centaines et des milliers d’individus qui peuplent les caves, ou occupent les rues et les allées de Londres et de Liverpool, de Manchester et de Glasgow ; tous faisant concurrence pour la vente du travail, et laissant l’acheteur fixer le prix.

  15. Les lois de patentes de la Grande-Bretagne, ont été récemment étendues aux 100 millions d’habitants de l’Indoustan.
  16. Pour le document parlementaire où ces idées se trouvent exposées au long, voy. précéd., vol. I, p. 429. « Dans le cours de cette année, les prix du fer en Amérique ont constamment baissé ; les fers de première qualité ont subi une baisse de 5 dollars, les qualités inférieures de 7 à 10 dans l’année. Dans les trois années dernières, la fabrication du fer, en Amérique, s’est considérablement accrue. De 1853 à 1855, elle aurait, dit-on, presque doublé, elle aurait monté de 500.000 tonneaux à 1 million, et depuis lors l’accroissement aurait été de 200.000 tonneaux par année… D’après ces faits, quelques personnes intéressées dans ce commerce, ont conclu qu’il serait sage aux fabricants de fer de Straffordshire, la semaine prochaine, d’abaisser leurs prix de 2 liv. par tonne, afin de regagner la suprématie sur le marché américain et d’expulser les concurrents qui supplantent le fer anglais dans les États-Unis. Nul doute que si la réduction du prix du fer sur cette échelle peut se prolonger quelque temps, elle ne ruine la plupart des fabriques américaines et n’ouvre un jour la voie à une large demande du fer anglais. » — London Mining Journal, déc. 1856.
  17. V. préced. vol. I, p. 249.
  18. « Les noliseurs, les patrons de navires et même les contre-maîtres ont un intérêt à ce que l’équipage déserte en arrivant de l’autre côté de l’Atlantique, et dans ce but ils font le vaisseau trop chaud pour qu’ils y puissent tenir. Les bons matelots qui sont engagés pour aller et retour, et qui entendent faire honneur à leur engagement, sont éconduits à terre sans un sou, et réduits à se tirer d’affaire eux-mêmes, dès que le bâtiment est au quai. Il y a plusieurs manières de s’y prendre ; pour l’ordinaire on emploie les mauvais traitements pendant la traversée. Et pourquoi cet intérêt des maîtres, des contre-maîtres et des propriétaires à ce que l’équipage déserte de l’autre côté ? parce qu’ils auraient à payer la solde et les frais de nourriture aussi bien dans le port qu’en mer ; et aussi parce qu’à Liverpool on trouve à se procurer des matelots en foule à raison de 2 liv. 10 sh. par mois. Les noliseurs du bâtiment trouvent ainsi à épargner 15 % de frais d’équipage, à chaque voyage, et comme le capitaine est lui-même un des noliseurs, il est intéressé à cette épargne dans la proportion de son taux d’intérêt. Le contre-maître y trouve intérêt, parce que par collision avec les agents de la marine américaine (american shipping agents), il reçoit de 5 à 10 shillings par homme qu’il parvient à éconduire du bâtiment, sous condition d’employer le suborneur à recomposer un équipage quand le moment sera venu. Et ce ne sont pas là les seules parties intéressées à pousser à la désertion ; nos consuls touchent un droit de 1 dollar pour chaque engagement de matelot qui se fait dans leur port ; il n’est pas improbable que ce droit ait parfois induit les consuls à faire la sourde oreille, à la plainte d’un pauvre diable de matelot contre ses supérieurs... Les patrons de navire ont encore une autre source de gain illicite sur l’achat de provisions de qualité inférieure. Il est bien connu que très-souvent ils achètent, pour leur équipage, du bœuf et du porc qui ne vaut guère mieux que de la charogne. Dans le cas d’engagement pour un long voyage, par exemple, toucher à San-Francisco, Chine, Londres et New-York et qu’il est dû aux matelots une bonne somme, il est des capitaines de clippers de New-York, bien connus pour maltraiter si rudement leurs équipages avant de toucher Londres, qu’ils les forcent de déserter et de perdre ainsi le montant de leur solde Les capitaines qui rentrent à New-York avec le même équipage sont tellement rares qu’on les cite comme des exceptions à la règle. » — New-York Tribune.
      Ceci a eu pour effet que le taux d’assurance pour les navires américains a été toujours s’élevant. — La moyenne est de plus d’un tiers au-dessus de ce qu’elle était il y a vingt ans. N’importe où vous regardez la sécurité va diminuant, tandis qu’augmente le coût auquel on l’obtient. C’est la voie qui conduit à l’esclavage et à la barbarie.
  19. J.-S. Mill. Principles of Political Economy, livre II, ch. IV. Traduit par Courcelles-Seneuil. Guillaumin, Paris, 1854.
  20. La terrible épuration du comté de Sunderland est trop connue pour qu’il soit besoin de la raconter une fois de plus. Le même système s’est continué ; comme nous pouvons le voir d’après les faits suivants rapporté par un journal du Canada.
      « Un colonel, Gordon, propriétaire des domaines de South List et de Barra dans les Highlands d’Écosse, a expulsé plus de 1.100 malheureux tenanciers et cottagers, en les abusant de la manière la plus cruelle et la plus frauduleuse par des tentations ; en les assurant qu’à leur arrivée à Québec, l’agent des émigrants prendrait immédiatement soin d’eux — qu’ils auraient leur libre passage pour le haut Canada où du travail leur serait fourni par les agents du gouvernement, et des concessions de terre allouées à des conditions imaginaires. Soixante-onze, sur la dernière cargaison composée de quatre cent cinquante, ont signé un document qui porte que plusieurs avaient pris la fuite, devant l’emploi de la force pour les faire émigrer. » — « Sur quoi, ajoutent-ils, M. Fleming donna l’ordre à un policeman, qui était accompagné du garde du domaine de Barra et de quelques constables, de poursuivre les gens qui avaient gagné la montagne, ce qui fut fait. On en prit une vingtaine dans la montagne et dans les îles voisines. Ils ne suivirent les officiers que sur la menace d’être garottés, et à la condition qu’on cesserait de poursuivre les autres ; d’où, il résulta que quatre familles au moins se trouvèrent partagées — quelques membres montant sur les navires pour Québec, tandis que le reste de ces familles demeura dans les Highlands. »
  21. Voy. précéd., ch. XIII.
  22. Voy. précéd., vol. I p. 423.
      La concurrence irlandaise pour l’achat du travail irlandais ayant disparu, il en résulte un grand accroissement de la concurrence pour la vente du travail anglais. Un écrivain des plus distingués de l’Angleterre, en retrace ainsi les effets. — « Il suffit de regarder au bout de son nez, avec les lunettes de la statistique, pour voir qu’à la ville et aux champs, la condition de la dernière classe des travailleurs anglais tombe de plus en plus au niveau de celle de l’Irlandais, qui leur fait concurrence sur tous les marchés ; — que tout travail qui ne demande que la force musculaire et presque point d’apprentissage, est offert et accepté, non au prix anglais, mais à un prix voisin du prix irlandais, à un prix supérieur au prix irlandais qui est au-dessus d’une disette de pommes de terre de troisième qualité pour trente semaines de l’année ; supérieur, mais qui baisse à l’arrivée de chaque paquebot, et tend à s’égaliser. Carlisle. Chartism.
      Pour le résultat définitif lisez ce que dit un Écossais distingué.
      « Ce n’est pas un malheur imaginaire ni peut-être un malheur très-éloigné, que nos moyennes classes, avec leurs petits capitaux, tombent à rien — qu’elles se transforment en des marchands ou de petits détaillants fournissant les articles de la consommation de ménage à une classe de grands manufacturiers, et parvenant à se faire candidats surnuméraires pour des fonctions civiles, militaires ou cléricales qui n’auront plus d’utilité ; et que ce négoce domestique et une aristocratie de capitalistes, pour laquelle travaillerait une population de serfs, deviennent les deux grandes parties constituantes de notre édifiée social. » Laing. Notes of a Traveller, p. 154.
  23. Ce virement d’opinion est peut être le plus remarquable de cette histoire par la brusque promptitude qu’il a mise à s’opérer. Trente ans auparavant il se trouvait peu d’incrédules à cette déclaration que les hommes de la révolution adressaient au monde entier : « Nous tenons pour vérité évidente par elle-même, que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont reçu de leur Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et l’aspiration à être heureux. » Aujourd’hui le plus haut pouvoir judiciaire de l’Union décide que : « Il est difficile aujourd’hui de constater positivement quelle était l’opinion publique au sujet de cette classe infortunée dans la partie civilisée et éclairée du monde, à l’époque de la déclaration d’indépendance et de l’adoption de la constitution ; mais l’histoire montre que pendant plusieurs siècles ils ont été regardés comme des êtres d’un ordre inférieur, indignes de s’associera la race blanche, tant socialement que politiquement, dénués de droits que les hommes blancs soient tenus de respecter. Les hommes noirs pouvaient être réduits à l’esclavage, achetés et vendus, et traités comme un article ordinaire de marchandise. Ce fut pendant tout ce temps une opinion arrêtée et universelle chez toute la partie civilisée de la race blanche. Ça été un axiome en morale que personne ne songeait à discuter ; chacun réglait là-dessus sa conduite, sans douter un moment que l’opinion pût ne pas être droite. »