Principes de morale rationnelle/1-2-2

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Félix Alcan (p. 49-59).

II

Après avoir parlé de ces auteurs qui nient, ou qui, du moins, veulent écarter le problème moral, il nous faut arriver à ceux qui, ne niant aucunement l’existence du problème, se trompent proprement sur la nature de celui-ci.

La première erreur de cette sorte qu’il convienne de signaler est celle qui consiste à méconnaître le caractère humain — je ne trouve pas de meilleure expression — du problème moral. Cette erreur est celle des défenseurs de la morale théologique d’une part, et d’autre part de ceux qui veulent fonder la morale sur des thèses métaphysiques, j’entends sur des thèses relatives à des choses qui nous sont extérieures, ou sur des conceptions de la réalité spirituelle, des rapports de celle-ci avec les autres réalités, qui ne procèdent pas d’une manière immédiate et indubitable de l’observation intérieure.

La critique des morales théologiques a été trop souvent faite, et bien faite, pour qu’il y ait lieu de la développer ici à nouveau[1] ; quelques brèves observations suffiront.

Les morales théologiques assignent comme fin à l’homme l’obéissance aux prescriptions divines ; elles lui ordonnent du moins de se conformer à ces prescriptions, le laissant libre d’agir à sa guise dans tous les cas où elles ne trouvent pas leur application. Et alors une question se pose tout de suite : les commandements que la divinité a dictés sont-ils arbitraires ? ou bien, au contraire, la divinité n’a-t-elle dicté ces commandements que parce qu’en eux-mêmes ils sont justes et bons ? Lorsqu’on ne se représente pas simplement Dieu comme un être plus puissant que l’homme, et qu’on veut lui conférer toutes les perfections, on se trouve très embarrassé en présence de cette alternative. Attribuer aux commandements divins une valeur intrinsèque, décider que Dieu ne pouvait pas en formuler d’autres, c’est, semble-t-il, refuser à Dieu l’omnipotence, c’est subordonner sa volonté à quelque chose qui serait hors de lui. Et d’autre part, comment parler de la bonté et de la raison de Dieu, si on regarde la morale que celui-ci nous impose comme le résultat d’un choix tout arbitraire ? Placés dans cette alternative, beaucoup de théologiens, et la plupart des métaphysiciens qui, sectateurs d’une religion révélée, ont spéculé sur l’idée de Dieu, se sont prononcés en faveur du caractère raisonnable des prescriptions divines. Mais si l’on adopte cette opinion, la morale théologique ne sera plus vraiment première, elle sera subordonnée à la morale rationnelle. On pourra se dispenser d’étudier les textes de la révélation, et chercher par la réflexion à déterminer la conduite que l’on doit suivre. Que si l’on préfère chercher dans les textes sacrés les règles de la conduite, pour s’épargner de la peine, ou par crainte de tomber dans des erreurs, il restera toujours que ces règles enseignées par la religion procèdent de la raison divine, qui est essentiellement pareille à la nôtre, qu’elles relèvent, par suite, de notre raison à nous, et qu’en définitive c’est l’assurance que nous avons que notre raison, éclairée, les approuverait, qui nous autorise à nous en rapporter à la révélation.

Entre ceux qui tiennent pour la primauté de l’entendement divin et ceux qui tiennent pour la primauté de la volonté divine, je n’aurai garde de prendre parti. Aussi bien il est une voie directe et sûre pour établir que la morale théologique est une morale dérivée, qu’elle ne se suffit pas à elle-même. Cette voie consiste à montrer — et il s’agit ici d’une vérité évidente — que lorsque nous nous soumettons aux prescriptions d’une religion, les motifs, les mobiles de cette soumission sont en nous, qu’ils sont purement humains, que ces motifs et ces mobiles, par conséquent, relèvent de la raison, qu’il appartient à celle-ci de les juger, que c’est à elle de décider si nous devons ou non y obéir. Pourquoi suit-on les commandements qu’on croit dictés par la divinité ? Ce peut être simplement, c’est à l’ordinaire parce que ces commandements sont respectés par ceux qui nous entourent, et sans que nous fassions une considération particulière de leur origine divine : dans ce cas, la morale théologique perd son caractère propre pour n’être plus qu’une morale traditionnelle. Ce sera souvent parce qu’on craint, si l’on enfreint les commandements de Dieu, d’être châtié. Ce sera parce qu’on voit Dieu infiniment supérieur, de toutes les manières, à ce que l’on est soi-même, et que l’on éprouve pour lui le respect profond, la vénération aveugle que certains hommes ont pour des hommes qui les dépassent, que l’enfant a pour ses parents et le chien pour son maître. Ce sera encore parce qu’on aime Dieu et qu’on se livre entièrement à lui[2]. Mais doit-on craindre Dieu, doit-on le vénérer, doit-on l’aimer, et doit-on subordonner sa conduite à ces sentiments de crainte, de vénération, d’amour ? c’est une question qu’on ne peut pas esquiver, et que la raison seule a qualité pour résoudre. Si la raison nous invite à prendre pour principe directeur de notre conduite la crainte ou l’amour de Dieu, alors, pour savoir comment nous devons nous comporter dans les diverses circonstances de la vie, il nous faudra nous en rapporter aux enseignements de la religion. Mais tout d’abord la raison doit se prononcer pour ou contre ce principe de la crainte ou de l’amour de Dieu.

En somme, la morale théologique n’est pas une morale complète ; elle est une « morale pratique » ; mais cette « morale pratique » doit s’appuyer sur une « morale théorique » que la religion, que la théologie ne nous fournit pas, que nous devons tirer de nous-mêmes. C’est en nous que nous trouvons ce besoin de pouvoir justifier nos actes qui donne naissance à la morale ; c’est en nous que sont les causes de nos actes ; et, par suite, c’est en nous, ce n’est qu’en nous que nous pouvons trouver la justification de ces actes. Loin que la constitution d’une morale rationnelle soit impossible, comme le veulent les théologiens, cette morale rationnelle est nécessaire pour fonder la morale théologique.

Les mêmes arguments par lesquels je viens de combattre les prétentions de la morale théologique valent aussi bien contre la morale métaphysique. C’est qu’à vrai dire celle-là n’est qu’une variété de celle-ci. La morale théologique part de ce fait, qu’elle tient pour donné, qu’il y a un Dieu, et que ce Dieu a formulé pour nous des commandements ; elle croit pouvoir tirer de ce fait l’obligation où nous serions de nous incliner devant les commandements divins, oubliant que le fondement de l’obligation — s’il faut employer ce mot — ne peut être qu’en nous. Remplaçons le fait de l’existence de Dieu et des prescriptions que celui-ci nous aurait dictées par quelque autre fait extérieur, par quelque conception relative aux destinées de l’univers, par la croyance à la prédominance du mal sur le bien ou du bien sur le mal dans le monde, et nous aurons ce qu’on appelle la morale métaphysique. De cette morale on ne peut que répéter ce qui a été déjà dit de la morale théologique, à savoir qu’elle doit — si tant est qu’il faille l’admettre — se cantonner dans le domaine des applications. La conviction où je serai arrivé qu’il y a ou qu’il n’y a pas de la finalité dans l’univers, que l’être est radicalement mauvais ou que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, la certitude, encore, que j’aurai acquise — à supposer qu’il y ait là matière à certitude — que l’âme est essentiellement distincte du corps, que cette âme est impérissable, que le temps est une illusion comme l’espace, que les « individus » ne sont séparés les uns des autres qu’en apparence, qu’une liberté nouménale se superpose au déterminisme des phénomènes — ces dernières propositions, on le notera, se rapportent au moi ; mais elles énoncent des thèses dont l’observation interne ne montre pas immédiatement la vérité, et par là elles sont extérieures, en un sens, à la personne morale, au moi qui doit agir, qui réfléchit, et qui se demande comment il lui faut agir —, toutes ces convictions, dis-je, peuvent influer sur la façon dont notre raison nous invitera à nous conduire dans les diverses circonstances de la vie ; mais elles n’influeront en rien sur le choix que la raison devra faire d’un principe suprême de conduite.

Et cependant c’est bien souvent que les philosophes ont fondé, partiellement du moins, leur morale sur des théories métaphysiques. Dans notre époque même, où la métaphysique est quelque peu discréditée, le fait n’est pas sans exemple. Non seulement il s’est trouvé des métaphysiciens pour construire des morales métaphysiques, ce qui n’a rien que de très naturel[3], mais il est arrivé à des esprits purement critiques, on serait tenté de dire sceptiques, de faire, sans le vouloir sans doute, des concessions à la morale métaphysique. Ainsi M. Simmel, dans son Introduction à la science de la morale, s’applique à analyser longuement l’idée du moi, à montrer que le moi, dont la philosophie proclame à l’ordinaire l’unité, n’est au vrai que l’intersection d’une quantité de cercles sociaux[4]. Et il lui semble que cette analyse critique — dont il n’y a pas lieu de discuter ici la valeur —, non seulement détruit certaines morales particulières comme l’utilitarisme égoïste ou la morale du devoir — du devoir entendu d’une certaine façon —, mais supprime la possibilité de toute « morale théorique » ; comme si la « morale théorique » devait considérer autre chose, dans le moi, que ce que ce moi connaît de lui-même immédiatement, lorsqu’il examine quel principe général de conduite il doit adopter pour satisfaire la raison.

Parmi les moralistes contemporains qui n’ont pas su se défendre suffisamment de la métaphysique, deux des plus intéressants sont Guyau et M. Fouillée. Leur cas est curieux en ceci que, s’ils ont introduit dans leurs développements sur la morale — sur le fondement de la morale — des spéculations métaphysiques, ils ont vu par ailleurs, et ils ont dit clairement, que la morale, ou tout au moins la « morale théorique », était indépendante de la métaphysique.

Guyau, dans son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction[5], commence par discuter ce qu’il nomme « la morale de la métaphysique réaliste », cette morale qui admet un bien en soi, et qui nous prescrit de nous conformer à la nature. Il se demande si l’on peut connaître « le fond des choses et le vrai sens de la nature, pour agir dans la même direction », si « la nature, scientifiquement considérée, [a] un sens » ; il examine l’hypothèse optimiste et l’hypothèse pessimiste[6]. Mais est-il besoin d’entreprendre ces recherches, de démontrer que ni l’optimisme ni le pessimisme ne sont certains ? Procéder ainsi, n’est-ce pas accorder que l’optimisme et le pessimisme métaphysiques, s’ils pouvaient être prouvés, conduiraient à des morales essentiellement différentes ? Ne convient-il pas plutôt, pour renverser cette « morale de la métaphysique réaliste » que Guyau combat, de montrer directement que l’adoption de telle ou telle métaphysique ne saurait exercer aucune influence sur le choix du principe moral suprême ?

Mais quoi, Guyau lui-même, dans un autre passage, abonde dans ce sens. Il fait, en effet, des croyances métaphysiques des sortes de projections des croyances morales. « Si nos actions sont conformes à nos pensées, écrit-il, on peut dire aussi que nos pensées correspondent exactement à l’expansion de notre activité »[7] ; nous créons nous-mêmes les raisons métaphysiques de nos actes, nous concevons l’inconnaissable, le fond des choses, sur l’image des actes que nous voulons accomplir, donnant ainsi à ces actes, qui sans cela resteraient suspendus en l’air, « une racine dans le monde de la pensée »[8]. Mais si cette vue est juste, n’apparaît-il pas que la morale n’est nullement subordonnée à la métaphysique ?

Les mêmes erreurs — et la même contradiction — que l’on relève chez Guyau se retrouvent chez M. Fouillée. Celui-ci, parlant de la doctrine de Kant, demandera si les règles pratiques peuvent exister sans un « savoir constitutif », c’est-à-dire sans la certitude « d’un monde transcendant et [de] notre pouvoir de réaliser ce monde par nos actions » ; en l’absence de cette certitude, il affirmera que le devoir n’est pas un commandement apodictiquement démontré, qu’il est un problème[9].

Peut-être croira-t-on que M. Fouillée, dans les passages cités ci-dessus, ne vise que le devoir kantien. Il n’en est pas ainsi, et c’est ce que fait voir sa discussion de la « morale indépendante »[10]. Dans cette discussion, il représente que le devoir renferme l’idée d’une fin absolue, d’une fin qui s’impose sans condition et sans restriction, et que l’absolu est quelque chose de métaphysique[11]. Il demande que l’on examine si la volonté du bien trouvera dans la nature un obstacle insurmontable ou un concours, et déclare qu’il n’est pas indifférent à la morale « que l’univers se développe ou non selon un plan conçu par la pensée divine, qu’il marche ou non vers un but fixé par la main divine »[12].

Chose assez singulière, M. Fouillée, qui verse si souvent dans la métaphysique, ne croit pas à celle-ci. Il tient du moins que la métaphysique ne peut produire que des hypothèses non susceptibles de vérification. Mais cela ne l’arrête pas ; il n’en persiste pas moins à établir un lien de dépendance entre la morale et la métaphysique : s’il est une partie de la morale, dit-il, entièrement scientifique et positive, qui roule toute sur des faits et des idées, c’est-à-dire sur des choses d’observation et de raisonnement, il en est une autre « philosophique et métaphysique, [qui] roule sur des principes ultérieurs, des hypothèses et des croyances qui échappent à la vérification »[13]. C’est de la « morale théorique » que M. Fouillée parle en ces termes, comme si elle pouvait s’accommoder de reposer sur des bases incertaines, comme si elle pouvait reposer sur autre chose, surtout, que sur ces besoins, sur ces caractères de notre nature psychique que nous saisissons immédiatement en nous-mêmes.

Mais il y a mieux encore que tout cela : et c’est l’idée que M. Fouillée a eue de tirer des conséquences de l’impossibilité même où nous sommes d’arriver à la certitude dans l’examen des problèmes métaphysiques, de la présence d’un « inconnaissable » auquel nous nous heurtons dès que nous voulons dépasser la connaissance des phénomènes[14]. Il déclare par exemple que le mystère métaphysique dont nous sommes entourés condamne l’égoïsme. Mais l’égoïsme — entendons l’égoïsme en tant qu’il prétendrait s’ériger en doctrine — peut avoir sa justification dans ce que nous savons — d’un savoir positif — de nous-mêmes ; en tous cas c’est se jouer, à ce qu’il semble, que de conclure contre lui, non pas même de spéculations hypothétiques que l’on ferait sur l’essence du moi, mais du caractère nécessairement hypothétique de telles spéculations.

Je ne rechercherai pas comment M. Fouillée, après beaucoup d’autres, a été conduit à lier comme on vient de voir la morale à la métaphysique. La première cause de cette erreur est sans doute un attachement que nos philosophes ne peuvent pas rompre, même lorsqu’ils s’y efforcent, à l’idée de l’ « obligation » et à celle de la sanction, de laquelle celle-là tire tout ce qu’elle peut avoir de consistance et en quelque sorte de réalité[15]. Mais il y a une autre cause, à savoir ce « platonisme » qui porte les philosophes à objectiver, à hypostasier ce qui n’a d’existence que dans la pensée. Ce platonisme, M. Fouillée, qui y a cédé comme Guyau, comme Guyau l’a jugé une fois on ne peut mieux : c’est quand il montre le métaphysicien se frappant les yeux et se flattant ensuite d’avoir entrevu le « bien objectif » à la lumière de son œil propre. « Nous projetons sans preuve hors de nous, dit-il, ce qui n’a peut-être d’existence qu’en nous et par nous, au lieu de reconnaître que, s’il y a dans la profonde nuit des choses une lumière, elle vient du plus profond de nous-mêmes »[16]. Cette phrase est à retenir comme un aveu : elle est la condamnation la plus nette de toute morale « théorique » qui se fonderait sur la métaphysique.

  1. Voir Pillon, La morale indépendante (Année philosophique, année 1867, Paris, Germer Baillière, 1868), Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, II, 3, § 1 (4e éd., Paris, Alcan, 1899), Höffding, Morale, 2, etc.
  2. Je ne reviens pas sur le cas, indiqué plus haut, de celui qui a plus de confiance dans la raison divine que dans la sienne propre.
  3. Ç’a été le cas de Green, de Laurie.
  4. Voir le chap. 2, t. I, p. 133, p. 171 et passim.
  5. Paris, Alcan, 2e éd., 1890.
  6. Introd., 1.
  7. II, 2, §2, p.173.
  8. § 1, pp. 161-162.
  9. Critique des systèmes de morale contemporains, IV, 11, 4, pp. 188-189.
  10. II, 3, § 2. Dans ce passage, M. Fouillée soutient exactement le contraire de ce que j’ai dit. Il accorde que la morale, en tant qu’elle étudie des relations particulières, dérivées, offre un caractère purement scientifique ; mais quand il s’agit de déterminer le « point fixe auquel toute la morale doit en quelque sorte venir se suspendre », il veut que l’on ait recours à la métaphysique (pp. 65-66).
  11. Pp. 67-68.
  12. P. 74 ; les mots mis entre guillemets sont de Vacherot, lequel pense que la présence ou l’absence de la finalité dans l’univers n’importent pas à la morale.
  13. P. 16 (I, 2).
  14. Pp. xi-xiii (Préf.) et passim.
  15. Voir le passage des pages 74-75 que j’ai déjà cité.
  16. P. 317 (VI, 3).