Principes de morale rationnelle/2-1-1

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Félix Alcan (p. 121-132).

LIVRE II

LE PRINCIPE MORAL


CHAPITRE PREMIER

L’UTILITÉ INDIVIDUELLE

I

Nous sommes à la recherche d’un principe de conduite, d’une fin qui porte en elle sa justification, et qui en même temps puisse opérer l’unification de notre activité : la découverte d’une telle fin nous donnera la solution du problème moral. Pour simplifier les choses, je considérerai tout d’abord un individu isolé, n’ayant à penser qu’à lui-même.

En quel sens, tout d’abord, est-il permis de parler de la justification d’une fin ? Pour qu’une fin détermine notre activité, il faut que notre sensibilité s’y soit intéressée ; et ainsi, justifier une fin, c’est justifier un sentiment, le sentiment que fait naître en nous la connaissance de cette fin. Or il a semblé à nombre d’auteurs qu’un sentiment ne comportait pas de justification. Un sentiment, disent ces auteurs, agit ou n’agit pas ; on l’éprouve ou on ne l’éprouve pas ; mais il ne saurait être question de le justifier ou de le condamner : car entreprendre de le justifier, c’est l’assimiler à une proposition, et une telle assimilation est fautive. Tout ce que l’on peut donc faire, c’est de constater les chances plus ou moins grandes de durée que le sentiment possède, c’est encore de voir si l’accord existe entre le sentiment de l’individu et les sentiments de ses semblables. En définitive, ce ne sont que des questions de fait — jamais des questions de droit — qu’il y a lieu de poser à propos des sentiments.

Nous avons déjà rencontré cette opinion. Les objections que j’ai fait valoir contre elle tendaient à établir que, si on l’adopte, il devient impossible de constituer une morale rationnelle ; que d’autre parties tenants de cette opinion n’avaient pas prouvé qu’il n’y eût pas quelque manière de résoudre le problème moral. Il faut maintenant compléter cette réfutation, et indiquer la voie par laquelle nous arriverons à la solution désirée.

Je dirai tout de suite que la justification d’un sentiment ne peut pas se faire comme la démonstration d’un théorème. Le théorème affirme un certain rapport entre deux termes ; le sentiment est un mouvement de l’être vers un certain objet. On démontre un théorème en s’appuyant sur quelque autre proposition, en recourant, le plus souvent, à un troisième terme pour unir les deux termes qu’il rapproche ; la justification d’un sentiment — pour autant du moins que ce sentiment est élémentaire, qu’il n’implique pas la croyance à une proposition théorique — doit se trouver, littéralement, dans ce sentiment lui-même.

Retomberons-nous donc dans la conception à laquelle je veux échapper ? Serons-nous réduits à ne voir de justification pour un sentiment que l’efficacité même qu’il manifeste, que son irrésistibilité ? Et par là serons-nous empêchés de trouver une justification réelle des sentiments, de résoudre le problème moral ? La difficulté paraît insurmontable ; elle n’est pas réellement telle.

Un sentiment est une force qui tend à nous faire poursuivre de certains objets, plus généralement, à nous faire accomplir de certaines actions. Ce sentiment — on pourrait employer encore les mots de tendance ou d’inclination — s’accompagne de la connaissance de sa fin : c’est en cela qu’il se distingue de certaines autres forces psychiques qui sont tout à fait inconscientes. Dès lors, on peut l’envisager de deux points de vue : on peut l’envisager en tant qu’il nous pousse, en quelque sorte, vers cette fin où il tend, et on peut aussi s’attacher à la pensée de l’objet de telle manière que le sentiment devienne l’attrait exercé par cet objet sur notre moi conscient. Pour mieux parler, il convient de distinguer le sentiment, tel qu’il est à l’état primitif, et ce que ce sentiment devient quand notre attention — notre moi étant en pleine possession de lui-même — se fixe sur l’objet. Je désire un bien : ce désir, encore qu’il comporte la connaissance du bien en question, n’est tout d’abord qu’une impulsion plus ou moins violente. Que je vienne maintenant à me demander si ce désir est raisonnable, si l’objet vers lequel il me pousse mérite que je le recherche, alors je considérerai cet objet face à face, en faisant abstraction de l’impulsion que je subis, et l’objet sera bon, et la poursuite sera raisonnable si mon moi conscient y donne son adhésion.

La vérité psychologique sur laquelle je fonde la possibilité d’une solution du problème moral a été entre vue plus d’une fois. Mais on ne l’a pas toujours bien énoncée, et on a manqué à en tirer les conséquences qui s’en déduisent. Plus d’une fois il a été parlé de l’influence dissolvante de l’analyse sur les sentiments. Cette influence est réelle, et c’est bien d’analyse qu’il convient de parler, quand il s’agit de ces sentiments complexes, ou si l’on veut dérivés, qui impliquent la croyance à quelque proposition théorique : que l’on vienne à perdre la croyance sur laquelle de tels sentiments reposent, à se convaincre de la fausseté des raisonnements qui y sont impliqués, et les sentiments seront condamnés à périr, comme des arbres dont on aurait coupé les racines. Mais il ne faut pas parler seulement de l’influence de l’analyse, il faut encore, d’une manière plus générale, parler de l’influence de la réflexion : et c’est ce qu’on n’a pas nettement discerné. Réfléchissons sur l’objet d’un sentiment ; efforçons-nous d’oublier la force plus ou moins grande qui nous porte vers lui, de ne pas céder à l’entraînement de cette force : procédant ainsi, nous attribuerons à l’objet en question une certaine valeur, qui ne sera pas proportionnelle à l’influence que tantôt le sentiment exerçait sur nous. En étendant l’emploi de cette méthode, nous arriverons à substituer à l’échelle primitive des valeurs une échelle nouvelle, très différente de celle-là.

Quand j’ai dit qu’il ne s’agissait, pour déterminer la valeur morale des fins de notre activité, que d’appliquer à ces fins notre réflexion, je prenais ce mot dans son sens vulgaire. Mais ce sens n’est pas sans avoir du rapport avec le sens philosophique ; et le discernement du rapport qui existe ici entre les deux sens du mot montre mieux que toute autre chose que la méthode préconisée ci-dessus est bien celle sur laquelle on doit fonder la morale rationnelle. Qu’est-ce que la réflexion ? C’est au sens philosophique, et au sens propre du mot, le retour du sujet sur lui-même, c’est le sujet prenant possession de soi. Et comment ai-je demandé que l’on considérât les fins de notre activité, quand on veut en déterminer la valeur morale ? J’ai demandé qu’on les considérât en se détachant des forces internes qui nous poussent vers elles, et qui sont par elles-mêmes, en un certain sens, étrangères au moi ; en d’autres termes il faut les considérer en faisant un retour sur soi, avec la volonté d’être soi-même, d’affirmer sa personnalité. Mais d’autre part qu’est-ce que la raison ? La raison, c’est l’épanouissement de la personne, c’est cette faculté, la plus haute qui soit en nous, qui travaille à donner au moi la plénitude de la réalité. Dès lors, c’est bien satisfaire la raison que de procéder comme je l’ai indiqué plus haut ; une fin sera rationnellement justifiée que notre moi, tout à fait conscient de lui-même, ne pourra pas se refuser à vouloir.

On voit par là quel sens précis il convient de donner à certaines formules qui sont d’un emploi courant dans la philosophie. Le bien, au sens moral du mot, c’est, dit-on, le désirable ; et le désirable, qu’est-ce donc, sinon le désiré ? À quoi je répondrai : le désirable sans doute ne peut être autre chose que du désiré, c’est chimère que de vouloir séparer complètement les deux notions ; seulement, tout le désiré n’est pas moralement désirable ; le désirable, c’est une certaine sorte de désiré, c’est ce qui se fait désirer du moi pleinement conscient, du moi qui veut avoir l’entière possession de lui-même. Le bien, dit-on encore, c’est, et ce ne peut être que ce que l’on veut ; cela est bon absolument, sans que l’on puisse aller plus loin, que l’on veut irrésistiblement. D’accord ; mais pour constater cette irrésistibilité, il faut qu’au préalable vous adoptiez une certaine attitude, celle qui vient d’être définie. Il y a deux sortes d’irrésistibilité, dans l’ordre pratique : il y a l’irrésistibilité de l’impulsion, qui est simplement le fait que cette impulsion l’emporte sur toutes les forces contraires ; il y a d’autre part l’irrésistibilité de la conviction pratique rationnelle, c’est-à-dire le fait que le moi conscient, raisonnable, est contraint de trouver une action bonne, ou mauvaise. Vouloir fonder la morale sur l’irrésistibilité d’une croyance morale non rationnelle, c’est commettre, comme c’est le cas de M. Rauh, en même temps qu’une erreur psychologique, une erreur dialectique grave.

En définitive, c’est sur une nécessité, je veux dire sur une vérité d’observation, qu’il faudra asseoir la morale. S’il est une fin ou des fins que notre moi, affranchi de toute impulsion aveugle, conscient et maître de lui-même, ne puisse refuser d’adopter, auxquelles sa nature lui fasse une loi de donner son adhésion, ces fins seront les fins morales. Que cette loi dont je parle ici présente des caractères particuliers, c’est ce qu’on a vu au livre précédent. Ce n’en est pas moins une loi naturelle ; de même que ce sont les faits qui ont posé devant nous le problème moral, ce sont les faits encore qui fourniront la solution de ce problème.

Le principe moral est le principe du plaisir. Que celui-ci seul satisfasse aux exigences de la raison, je tâcherai de le démontrer plus loin. Dans ce chapitre, je m’appliquerai simplement à faire voir qu’il remplit les conditions posées plus haut, et qu’ainsi à tout le moins il nous donne une solution du problème moral.

Il n’est pas besoin d’aller chercher des preuves bien loin pour établir que notre moi, lorsqu’il se place dans l’attitude définie ci-dessus, est invinciblement déterminé à rechercher le plaisir et à éviter la douleur. Il suffit ici de faire appel à l’observation la plus familière. Un objet me plaît ; l’acquisition, la possession de cet objet, je le sais, me seront agréables ; en l’absence de toute autre considération, si je fais abstraction de cette force qui peut me pousser vers l’objet en question et qui ne naît pas précisément de la pensée du plaisir que celui-ci me procurera, pourrai-je délibérément, volontairement, m’empêcher d’obéir à l’appel du plaisir ? De même — car au plaisir il faut toujours que la morale joigne son contraire — il m’est impossible, raisonnablement, de ne pas fuir la souffrance : il y a là, comme dans le fait précédent, une nécessité, une loi de notre nature.

Cette vérité si simple et si certaine, que notre moi, pour autant qu’il prend conscience de lui-même et des exigences de sa raison, ne peut pas ne pas rechercher le plaisir et ne pas fuir la douleur, n’a pas été dégagée nettement par les philosophes ; on l’a remplacée bien souvent, soit d’une manière expresse, soit d’une manière implicite, par des propositions autres et inexactes.

M. Belot, par exemple, voit dans l’utile le qualificatif général de toutes les fins auxquelles nous tendons, un concept par conséquent sans intérêt aucun pour la philosophie[1]. Cela revient à dire que le plaisir que nous retirons de nos actions se proportionne à l’intensité du désir qui a déterminé celles-ci. Et il suffit de présenter la thèse sous cette forme pour qu’on aperçoive aussitôt combien elle est insoutenable.

Moins éloignée que la précédente de la vérité est à coup sûr cette thèse que tant de philosophes ont adoptée — en particulier les fondateurs de l’utilitarisme moderne — : à savoir que l’homme fait toujours ce qui lui semble devoir lui procurer le plus de plaisir. Cette thèse constitue l’ « hédonisme psychologique », qu’il faudrait distinguer, d’après Sidgwick, de l’ « hédonisme éthique »[2]. A vrai dire, l’hédonisme « éthique », si on le justifie comme j’ai fait tantôt, est lui aussi, considéré dans son fondement, un hédonisme « psychologique » : c’est sur la constatation que le moi réfléchi ne peut pas refuser de vouloir le plaisir que j’ai assis le principe hédonistique pratique. Mais cet hédonisme psychologique est différent de celui dont Sidgwick parlait : autre chose est vouloir nécessairement le plaisir quand on se préoccupe d’agir raisonnablement, autre chose est le vouloir, le chercher toujours.

La thèse à laquelle Sidgwick réserve le nom d’ « hédonisme psychologique », cette thèse, bien qu’elle ait été regardée par nombre de philosophes comme incontestable, est très loin d’être conforme aux faits, et cela, quelque sens qu’on lui donne. Car on peut la prendre en deux sens : on peut entendre que l’homme va à ce qu’il pense devoir lui être le plus agréable, qu’il fuit ce qu’il pense devoir lui être le plus pénible, et on peut entendre aussi qu’il est mû par l’élément affectif qui accompagne dans le présent ses représentations, qu’il cherche nécessairement ce dont la représentation lui est agréable, qu’il fuit ce dont la représentation lui est pénible[3].

Veut-on donc entendre la thèse psychologique des fondateurs de l’hédonisme dans le deuxième des sens qui viennent d’être distingués ? prétend-on que c’est l’élément de plaisir ou de peine présent dans le désir qui détermine nos actions ? Les faits démentent cette assertion. Celui qui s’impose des fatigues, qui se met en danger de périr pour secourir un de ses semblables, n’éprouvait pas toujours, avoir les souffrances de celui-ci, une souffrance personnelle très vive ; parfois même on a plus de plaisir que de peine à voir souffrir les autres, et cela ne nous empêche pas d’aller à leur se cours[4].

Il n’est pas vrai non plus qu’on fasse toujours ce qu’on pense devoir vous procurer dans le futur le plus de plaisir. A côté des actions consécutives d’un désir — c’est là d’ailleurs une objection qui pouvait être adressée déjà à la conception précédente — il est des actions dont les antécédents psychologiques sont inconscients. Dans le désir lui-même des éléments se mêlent qui n’ont rien d’affectif. Il y a dans le désir la pensée d’un état affectif futur, et en outre un état affectif présent qui est la conséquence de cette pensée : mais il y a aussi des éléments tout autres, la force impulsive, par exemple, de l’habitude, ou de l’instinct, lequel n’est sans doute qu’une habitude héréditaire. Quand une action est devenue chez nous habituelle, une disposition existe à la répéter, indépendamment du plaisir que cette action doit nous donner, comme aussi indépendamment de la souffrance inhérente à ce besoin que l’habitude a créé. Et il ne servirait de rien de dire que c’est à notre insu que la pensée du plaisir à atteindre détermine notre activité. La thèse ainsi présentée serait une affirmation purement gratuite ; et ce serait toujours une affirmation fausse : il suffit pour la renverser de cette constatation, qu’il est aisé de faire, que la proportionnalité n’existe nullement entre l’intensité du désir et le plaisir que nous pouvons attendre de la satisfaction de ce désir[5]. Ce qui est vrai, c’est que la raison cherchera à établir la proportionnalité du désir et du plaisir. La tendance, le désir nous portent-ils vers une fin avec trop de violence ? la raison pourra les affaiblir et même les détruire directement s’ils impliquent une croyance fausse ; et s’il n’en est pas ainsi, elles les affaiblira indirectement, en opposant son influence à la leur. La tendance, le désir sont-ils insuffisamment énergiques ? Alors, à l’inverse, l’influence de la raison s’ajoutera à celle qu’ils possèdent.

La thèse que je viens de discuter est quelquefois mise sous une forme un peu différente de celle qu’on a vue. On ne dit pas que dans le moment où nous nous préparons à accomplir un acte c’est le plaisir que nous devons trouver dans cet acte qui consciemment ou inconsciemment nous y détermine ; mais on dit que les tendances qui nous poussent à agir de telle ou telle façon tirent leur origine de plaisirs dont on a fait jadis l’expérience, et on paraît croire que cela revient au même. A cela l’on peut répondre — sans examiner si oui ou non, à l’inverse de cette conception, le plaisir ne suppose pas toujours, comme certains l’ont prétendu, une tendance préexistante — qu’il est des tendances qui manifestement tirent leur origine d’autre chose que du plaisir une fois goûté : la simple répétition d’un acte ne suffit-elle pas à donner naissance à une habitude, c’est-à-dire à une sorte de tendance ? Mais est-il besoin d’aller chercher cela ? Du moment qu’on reconnaît que la tendance peut devenir, une fois formée, indépendante du plaisir de l’expérience duquel elle serait née, on s’écarte de la thèse de l’ « hédonisme psychologique ».

Ainsi donc il faut renoncer à voir dans le plaisir le principe unique qui déterminerait nos actions. A côté de lui il y a le désir, la tendance, les impulsions inconscientes, toute une série de forces diverses qui agissent sur nous et avec lesquelles il n’a point de rapport, dont il ne règle pas à lui seul, du moins, l’efficacité. En revanche, ce qu’il faut dire — et cela suffit à fonder l’hédonisme comme doctrine éthique —, c’est que la réflexion nous fait chercher le plaisir et fuir la douleur invinciblement. Par l’adoption du principe hédonistique comme principe suprême de la conduite, ce besoin que nous éprouvons de ne rien faire que nous ne puissions justifier se trouve complètement satisfait. Et c’est en vain que l’on représenterait que l’attrait du plaisir est en nous la manifestation d’une tendance, d’un instinct qui n’est point essentiellement différent des autres. S’il est vrai que très souvent nous suivons cet instinct exactement comme nous en suivrions un autre, sans considérer du tout les exigences de la raison, nous pouvons aussi le suivre après avoir pris possession de nous-mêmes par la réflexion, après avoir constaté son accord avec l’exigence primordiale de la raison, et pour avoir constaté cet accord. Dès lors, la difficulté s’évanouit ; et l’autorité du principe hédonistique apparaît identique à celle que nous avons reconnue à la raison elle-même.

  1. En quête d’une morale positive, Revue de métaphysique, 1905, pp. 52-53.
  2. Voir les Lectures on the ethics of Green, Londres, Macmillan, 1902, I, 7, pp. 102-105.
  3. Voir Ehrenfels, System der Werttheorie, Leipzig, Reisland, t. I, 1897, I, 2, §§ 8 sqq. On trouve une discussion intéressante de l’hédonisme psychologique chez M. Simmel, Einleitung, 4, t. I, pp. 293 sqq.
  4. Cf. Sidgwick, Methods of ethics, I. 4, § 2, p. 48.
  5. Cf. Sidgwick, Methods of ethics, II, 2, § 2, p. 122.