Principes de morale rationnelle/2-3-1

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Félix Alcan (p. 186-203).

CHAPITRE III

DEVOIR ET BIEN

On peut résumer en quelques lignes l’argumentation par laquelle nous avons été conduits à proclamer comme principe moral suprême le principe de l’utilité générale[1].

Le point de départ de cette argumentation est dans la détermination de la véritable nature du problème moral : or le problème moral se pose parce que nous sommes des êtres raisonnables, et que notre raison prétend diriger notre conduite ; le problème moral consiste à chercher un principe tel que, nous inspirant de ce principe dans tous nos actes, nous donnions satisfaction aux exigences de la raison.

Que demande donc la raison ? Elle demande, premièrement et essentiellement, que nous ne fassions rien que nous ne puissions justifier à ses yeux. Et la raison n’étant autre chose que l’épanouissement de la personne, que cette faculté, si l’on peut ainsi parler, par laquelle le moi se réalise pleinement et s’achève, l’approbation de la raison est acquise du premier coup — il y a même ici une sorte de proposition analytiqueà ces actions que le moi, lorsqu’il réfléchit et qu’il prend possession de lui-même, veut invinciblement.

Ce n’est pas tout : en même temps qu’elle exige que nous puissions justifier nos actes, la raison exige l’unification de toute notre conduite. C’est que la justification d’un acte, pour être parfaite, implique une comparaison de cet acte pris en lui-même avec toutes ses conséquences, avec ces actes, encore, qu’on pourrait accomplir en sa place ; et cette comparaison n’est possible que si on adopte pour la conduite un principe unique. Il y aura donc une fin suprême et une commune mesure qui permettra de fixer la valeur de toutes les actions.

Enfin, la raison étant une faculté qui universalise, il ne sera tenu aucun compte, dans la mesure des valeurs morales, ni des moments du temps, ni des individus. Peu importe à la raison que la fin qu’elle approuve soit réalisée aujourd’hui ou demain, qu’elle soit réalisée par rapport à tel homme ou à tel autre[2].

La doctrine de l’utilité générale satisfait à tous ces desiderata. Elle nous recommande de chercher le plaisir et d’éviter la douleur, ce que le moi ne peut manquer de faire pour autant qu’il se libère de l’influence des impulsions internes. Elle nous fournit ainsi une mesure à laquelle nous pourrons ramener toutes les actions. Elle nous invite, enfin, à accroître le plus possible la somme du bonheur, à diminuer le plus possible celle de la souffrance parmi les êtres sentants, sans nous préoccuper d’un moment de la durée plutôt que d’un autre, sans favoriser jamais un individu aux dépens des autres.

L’utilitarisme ainsi fondé est une doctrine rationaliste. Il fait au naturalisme sa part ; car il se refuse à mettre dans le devoir rien de transcendant ; reconnaissant à la raison, par rapport aux autres forces qui agissent en nous, une certaine souveraineté, il n’admet pas que l’autorité de la raison déborde l’autorité que reconnaît à cette raison le sujet en qui elle agit, ni même en un sens qu’elle déborde son influence sur ce sujet. Mais en même temps il s’oppose au naturalisme radical, c’est-à-dire à cette conception d’après laquelle la morale n’aurait pas d’autre tâche que de déterminer quelles sont, parmi les fins que les hommes poursuivent, celles que l’on appelle morales ; il évite cette grave erreur qui ne tend à rien de moins qu’à méconnaître complètement l’objet de la morale, à supprimer en quelque sorte celle-ci.

D’autre part, se basant sur la raison, mon utilitarisme a soin de distinguer la fonction pratique de la raison de sa fonction spéculative. Il se garde de croire, comme certains philosophes ont fait, que le problème moral soit purement un problème logique[3]. Il s’écarte, encore, de la conception de ces métaphysiciens dogmatiques qui, assignant comme tâche à la morale la détermination du bien, n’imaginaient pas qu’il y eût là un problème différent des problèmes de la spéculation.

La raison pratique se distingue de la raison spéculative. Ses exigences sont plus grandes, d’abord ; ce qui revient à dire que la raison, quand on l’envisage dans sa fonction pratique, est quelque chose de plus complet, de plus profond que lorsqu’on l’envisage dans sa fonction spéculative. La raison spéculative unifie le savoir, elle ramène la multiplicité indéfinie des connaissances particulières à un nombre toujours réduit de propositions toujours plus générales : et l’on aperçoit sans peine que cette unification n’a pas sa fin en elle-même, que cette science que la raison spéculative construit ne vaut qu’en tant qu’elle servira de moyen pour atteindre un but situé en dehors d’elle. La raison pratique, elle, ne se borne pas à unifier la conduite : elle réclame une autre chose encore, et tout d’abord, à savoir la justification de cette conduite ; elle veut que le principe auquel nos actes seront subordonnés se fasse approuver d’elle. Plus simplement, la science constate ce qui est, et la morale décide ce qui doit être ; et il faut bien voir que la deuxième recherche va plus loin que la première, qu’elle est l’aboutissement, le terme dernier où la philosophie doit venir, et où elle doit s’arrêter.

D’un autre côté, la marche que suit la raison pratique est différente de la marche suivie par la raison spéculative. L’unification que celle-ci opère dans la connaissance est une unification progressive, tout au moins dans l’ordre des vérités expérimentales : des faits particuliers on s’élève à des lois générales, qui seront rat tachées à leur tour à des lois plus vastes. Et cette unification progressive, qui a pour condition l’abstraction, qui ne résume les phénomènes en des lois que parce qu’elle abandonne une partie de la réalité toujours infiniment complexe de ces phénomènes, cette unification est condamnée — la thèse opposée apparaît contradictoire et absurde — à demeurer toujours incomplète. Au contraire, l’unification de la conduite par la raison pratique doit être faite du premier coup. Il y a des problèmes scientifiques ; la tâche de la raison spéculative consiste dans une recherche multiple et qui jamais ne sera achevée ; mais il y a un problème pratique, qui comporte une solution, une seule. Il faut donc sans retard, quand on aborde l’étude de la morale, se mettre en quête de cette solution, sauf à appliquer ensuite le principe suprême qu’on aura adopté aux circonstances diverses de la vie.

J’ajoute encore — me réservant de revenir là-dessus plus loin — que lorsqu’on fera l’application du principe moral suprême à la diversité des circonstances de la vie, les formules générales auxquelles on arrivera seront très éloignées d’avoir la même valeur que les propositions générales de la science : celles-ci sont approximatives en ce sens qu’elles n’expriment jamais d’une manière adéquate la réalité concrète ; mais du moins n’unissent-elles que deux termes dont l’un est posé comme la suite immédiate de l’autre ; les règles morales, elles, doivent nous dire la valeur de nos actes, et comme cette valeur est subordonnée à la considération de toutes les conséquences de ces actes, et que les séries des conséquences de deux actes, si pareils que ceux-ci soient en eux-mêmes, sont toujours très loin de coïncider, les règles morales comporteront toujours des exceptions nombreuses, elles impliqueront une approximation beaucoup plus grossière que celle des lois scientifiques.

J’arrive à la question des rapports du devoir et du bien, question sur laquelle il ne sera pas inutile de nous arrêter un peu. Cette question a été débattue plus d’une fois dans les ouvrages des philosophes : l’utilitarisme, tel que je le présente, la fait disparaître.

Dira-t-on, en effet, que dans ma doctrine le devoir découle du bien ? résumera-t-on cette doctrine ainsi : l’observation nous enseigne que les actions agréables sont nécessairement voulues par nous, quand nous y appliquons notre attention réfléchie, ces actions sont bonnes, en d’autres termes, et c’est parce qu’elles sont bonnes que nous nous regardons comme tenus de les accomplir ? Mais ce serait là s’écarter de l’argumentation que j’ai exposée, et méconnaître ma pensée. Au vrai, le mot bon ne peut avoir tout son sens — son sens moral — que si la notion du devoir y est impliquée : l’action agréable provoque l’adhésion du moi raisonnable ; mais il n’y a rien là de moral, tant qu’on n’a pas développé le contenu de cette idée — je veux dire l’idée du moi raisonnable — ; l’action agréable devient bonne seulement quand on conçoit l’autorité spécifique, la souveraineté de cette raison qui nous la fait vouloir.

Il ne faut pas comprendre, d’autre part, que le bien découle du devoir, et qu’il suffit de poser celui-ci, de montrer comment il résulte pour nous de notre caractère d’êtres raisonnables, pour savoir quelles fins sont bonnes et quelles fins sont mauvaises. La détermination des exigences de la raison pratique ne nous fait pas connaître immédiatement ce qui satisfera ces exigences, une observation nouvelle doit intervenir ici : cette observation que l’homme, lorsqu’il prend possession de lui-même par la réflexion, ne peut pas ne pas vouloir le plaisir, que le plaisir est bon, et la douleur mauvaise. D’une certaine manière donc l’on peut dire que le de voir ne prendra toute sa réalité qu’après la constatation indiquée ci-dessus.

Ainsi je n’ai garde d’établir un lien de dépendance unilatérale entre les deux notions du devoir et du bien ; je n’ai garde, même, de les séparer complètement. Le devoir ne devient tout à fait réel que lorsque le problème moral a été résolu, lorsque l’observation nous a révélé le bien ; le bien n’est vraiment lui-même qu’autant qu’on croit à l’autorité de la raison, au devoir. Les deux notions se complètent l’une l’autre ; chacune des deux n’a son sens plein que si l’autre y est impliquée. Le devoir et le bien sont en définitive deux aspects d’une même chose : le devoir correspond au problème moral considéré en tant que tel ; le bien, à la solution de ce problème. On serait tenté de dire : le devoir, c’est l’aspect subjectif de ce que le bien exprime objectivement. Il semble en effet que dans la matière qui nous occupe la question soit nôtre, et la réponse à cette question extérieure en quelque sorte à nous. Mais ce n’est là qu’une illusion, favorisée par ce fait que le bien est produit en nous ou pour nous, bien souvent, par des causes extérieures : au vrai, c’est l’observation de nous-mêmes qui nous apprend l’existence des exigences de la raison, et c’est la même observation qui nous apprend, tout pareillement, l’attrait invincible exercé par le plaisir sur le moi réfléchi.

Cependant si les deux notions du devoir et du bien s’impliquent l’une l’autre, il n’est pas indifférent, dans l’exposition de la doctrine, de parler d’abord de l’une ou de l’autre. On pourrait à la rigueur partir de cette constatation que le moi, quand il se libère des influences psychiques impulsives, veut le plaisir et fuit la peine ; après quoi on remarquerait que se libérer de ces influences, que chercher le plaisir, c’est satisfaire en soi la raison, et on relèverait les caractères qui différencient le besoin rationnel pratique des autres besoins de notre nature. Mais on voit sans peine que cette marche renverserait l’ordre didactiquement le meilleur ; elle mettrait à la suite les unes des autres des vérités dont on n’apercevrait pas tout de suite l’enchaînement. Il y a un problème moral ; toute doctrine morale présente un énoncé et une solution de ce problème : il convient dès lors de s’attacher d’abord à donner un énoncé correct du problème, et d’indiquer ensuite la solution proposée pour celui-ci ; ce qui conduira à mettre la notion du devoir avant celle du bien.

Les véritables rapports du devoir et du bien, d’une manière générale, n’ont pas été discernés par les philosophes. Ceux-ci se sont attachés, pour la plupart, d’une façon trop exclusive à l’une ou l’autre de ces deux notions : en telle sorte qu’ils ont été amenés, soit à ne plus pouvoir faire de place à la deuxième, soit à la méconnaître complètement.

C’est à déterminer la notion du bien que se sont appliqués tous les philosophes de l’antiquité classique, et un grand nombre de philosophes modernes ; et ce faisant ils ont négligé de donner au devoir l’attention qu’il mérite, ce qui les a conduits à tomber, au sujet de ce devoir, dans des erreurs variées.

Les uns, après avoir développé leur conception du bien, sentant qu’il fallait attribuer à ce bien une certaine autorité sur notre conduite, ont entrepris de prouver que nous le voulions nécessairement, que la connaissance que nous en avons inspirait tous nos actes. C’est là le fameux paradoxe socratique, qu’après Socrate Platon et Leibnitz, entre autres, ont soutenu. Et les fondateurs de l’utilitarisme ont raisonné comme les métaphysiciens intellectualistes : ils ont affirmé que l’homme ne pouvait pas ne pas chercher toujours son plus grand plaisir, et ils ont cru que la tâche du moraliste consistait simplement à instruire ses semblables de leur intérêt, que trop souvent ils ignorent.

D’autres auteurs, parmi ceux qui sont partis de la considération du bien, ont recouru, pour assurer la réalisation du bien, non plus à la nécessité, mais à la contrainte. C’est ainsi qu’il y a lieu d’interpréter souvent la doctrine de ces moralistes métaphysiciens qui s’évertuent à démontrer la conformité de leur idéal moral avec le principe suprême et l’essence des choses : si leur argumentation procède parfois de l’idée que notre volonté ne peut pas ne pas se mettre d’accord avec la volonté directrice ou la réalité fondamentale de l’univers, elle implique aussi d’autres fois cette idée différente qu’il est, d’une manière ou de l’autre, de notre intérêt de nous accorder avec elle. Et on voit bien des auteurs qui expressément font appel, pour étayer le bien et lui conférer une autorité, à la notion de la sanction.

Enfin un troisième groupe de philosophes, ne croyant pouvoir recourir ni à la nécessité ni à la contrainte, ont renoncé à conserver le devoir dans leurs systèmes : ils se sont bornés à montrer que leur formule du bien traduisait les croyances morales universellement reçues, ou qu’elle indiquait du moins la direction — uniforme et par là nécessaire — de l’évolution des croyances morales.

Telles sont les conceptions diverses qui ont remplacé la véritable notion du devoir lorsque les philosophes ont commencé par diriger leur attention et l’ont attachée principalement sur le bien. La dernière supprime en quelque sorte le problème moral. Celle qui veut que nous cherchions nécessairement le bien — de quelque manière d’ailleurs que l’on définisse celui-ci — affirme une thèse psychologique insoutenable. Pour ce qui est enfin de la sanction, il faudrait tout d’abord en établir l’existence, chose sans doute impossible : et même si l’on réussissait dans cette entreprise, le problème moral ne serait nullement résolu, car il y aurait toujours lieu d’examiner si l’on doit agir comme la sanction nous invite à faire.

Ç’a été une vue très profonde de Kant de comprendre que, partant du bien, on s’interdisait de rejoindre le devoir. Mais Kant est tombé dans une autre erreur en subordonnant complètement le bien au devoir, en prétendant, non pas sans doute tirer le bien du devoir par une pure analyse, mais du moins passer du devoir au bien en réduisant presque à rien la part de la synthèse. Kant dans sa philosophie morale comme dans sa critique de la raison spéculative a effectué une révolution analogue à celle que Copernic avait effectuée dans l’astronomie : ce renversement a eu pour effet, pour ce qui est de la morale, de substituer aux difficultés que les doctrines du bien rencontraient des difficultés nouvelles, et non moins graves.

La morale kantienne est une morale formaliste. Et on a pu dire que ce formalisme n’était pas absolu : la forme chez Kant, à ce que représente M. Delbos, serait la condition suprême de l’objectivité, « d’où le conditionné tire, non pas assurément son existence, mais son aptitude à être compris par le jugement moral »[4]. Cette interprétation de M. Delbos est celle-là même que je proposais en disant que l’analyse, pour Kant, ne suffit pas à faire sortir le bien du devoir, en d’autres termes, que Kant ne prétend pas par la seule considération du devoir nous apprendre comment nous devons agir ; à envisager même le bien moral dans sa généralité, ce bien implique, dans la doctrine de Kant, l’idée d’un donné qui s’accordera d’une certaine manière avec les exigences de la raison pratique, qui sera susceptible de recevoir l’application de la forme d’universalité. Il reste cependant que l’accord du donné avec la loi formelle de la raison suffit à rendre moral ce donné, qu’il permet, sans qu’il soit besoin d’aller chercher autre chose, de distinguer les actions bonnes des mauvaises. Je ne me livrerai pas ici à une discussion approfondie du formalisme de Kant : je me bornerai à rappeler brièvement les principales des objections que l’on a adressées à Kant.

La première de ces objections a été présentée par M. Fouillée[5]. Kant est contraint de consentir à ce que notre volonté ait une matière ; mais il affirme que la volonté sera bonne si la matière est soumise à la forme régulatrice de l’universalité : la nature, par l’application de cette forme, deviendrait un « type » de l’ordre intelligible. Or, dans cet ordre de la nature que Kant prend pour type de l’ordre moral, universel est impossible, on est obligé de se contenter du général. Kant, par exemple, condamne le suicide inspiré par l’amour de soi pour ce motif qu’une nature qui détruirait la vie par ce même penchant dont le but est précisément de la conserver serait en contradiction avec elle-même. A quoi M. Fouillée répond justement : « le penchant naturel à vivre est assez fort pour que quelques exceptions, dans des cas déterminés, ne puissent nuire en rien à la règle… Il peut être absurde de vivre pour observer une règle, et de juger d’un cas individuel par des généralités… Le vrai type sensible et naturel de la loi morale, la vraie loi de nature, c’est d’agir selon les conditions et circonstances ».

L’objection de M. Fouillée consiste à dire qu’aucune maxime de conduite ne soutient l’épreuve de l’universalisation ; en d’autres termes, M. Fouillée a montré que, quelque fin que l’on prenne, on ne saurait sur une fin fonder des règles spéciales universelles. Mais pas sons condamnation là-dessus : admettons que sur certaines fins on puisse asseoir des règles universelles : n’arrivera-t-il pas, alors, que la même chose sera vraie de toutes les fins ? et ne serons-nous pas dépourvus de tout critère permettant de déclarer telles fins — telles règles, par conséquent — morales, telles autres immorales ? Que l’on examine les exemples fournis par Kant. Il nous dit que l’on ne saurait transformer en lois pratiques la maxime de ne jamais essuyer une injure sans en tirer vengeance, celle d’augmenter ses ressources par tous les moyens sûrs, comme en s’appropriant des dépôts, celles qui permettraient de faire de faux témoignages, de mettre fin à sa vie, de regarder avec indifférence la misère d’autrui[6]. L’érection de telles maximes en lois pratiques, affirme Kant, implique contradiction. Ce n’est pas précisément cela. L’adoption de ces maximes va à l’encontre du désir que nous pouvons éprouver de voir la confiance régner entre les hommes, de voir le nombre des existences humaines se maintenir le plus élevé possible, ou la somme des souffrances se réduire au minimum. Mais le choix fait de ces fins, de préférence aux fins contraires, est arbitraire. Vous voulez que la quantité de vie qui existe dans l’univers se conserve ou s’accroisse : qu’est-ce qui m’interdit de vouloir la destruction de la vie ? qu’est-ce qui m’interdit, encore, de vouloir mon propre bonheur, sans me soucier aucunement de ce qui résultera pour les autres de cette recherche de mon avantage à laquelle je me livrerai ? Une justification serait nécessaire de ces fins matérielles que Kant adopte sans les poser expressément, sans se douter même qu’il les introduit dans ses déductions[7].

Entre les deux manières de construire la morale que l’on vient de voir, celle, d’une part, qui consiste à tirer le devoir du bien, et d’autre part celle qui tend à faire la moralité toute formelle, plus d’un philosophe hésite, croyant qu’il est nécessaire d’adopter l’une ou l’autre. Et l’on en voit qui arrivent en fin de compte à accueillir à la fois les deux conceptions contraires. Ainsi Green assure d’un côté que l’idéal moral, c’est la loi accomplie pour elle-même, c’est la pureté de l’intention, et en même temps il affirme avec autant de force que la bonté de l’action dépend de l’objet poursuivi, sans qu’il apparaisse que la moralité et la bonté des actions soient pour lui deux choses différentes[8].

Si l’on cherche les causes des erreurs philosophiques qui viennent d’être passées en revue, on trouvera tout d’abord la tendance, qui est fréquente chez les philosophes, à séparer les éléments ou les aspects de l’objet qu’ils étudient. La philosophie, comme la science, est contrainte de dissocier, d’abstraire ; mais pour rester fidèle à ce qui est son rôle propre, elle devrait s’appliquer, ce faisant, à maintenir la liaison de ces éléments qu’il lui faut distinguer, à les embrasser toujours dans une vue synthétique. Elle y manque, malheureusement, trop souvent : l’attention des philosophes se porte d’une façon trop exclusive sur tel ou tel côté de ce sur quoi ils spéculent ; et le reste est sinon supprimé — car une intuition plus ou moins vague persiste en général de la totalité complexe des choses —, du moins laissé dans l’ombre, et méconnu. C’est là l’une des causes des erreurs qui ont été signalées ; une autre cause est l’influence exercée dans la philosophie par la conception traditionnelle de l’obligation morale.

Considérons d’abord ces systèmes qui s’attachent principalement à l’idée du bien. C’est un mouvement naturel de l’esprit qui nous porte à aborder le pro blème moral de cette façon. L’esprit humain est objectiviste ; aussi se demande-t-il quelle fin nous devons poursuivre avant d’avoir examiné ce que peut signifier au juste cette expression « nous devons » ; il avancera une solution du problème avant d’avoir examiné les termes exacts dans lesquels il convient de poser ce problème. Mais, le bien défini, il faut indiquer comment ce bien agira, quelle sorte d’autorité il aura sur nous. Or la méthode suivie a détourné les philosophes d’approfondir cette question ; et d’autre part la notion vulgaire de l’obligation leur en impose, elle les empêche d’attribuer simplement au bien cette autorité qui appartient à la raison, elle leur fait vouloir quelque chose de plus fort, d’absolu si possible. Ils consolideront donc, si l’on peut ainsi parler, le bien au moyen de cette notion de l’obligation, c’est-à-dire enfin de compte au moyen de la sanction, soit d’ailleurs qu’ils fassent appel expressément à celle-ci, soit qu’elle se dissimule derrière des affirmations métaphysiques. D’autres, cependant, recourront à la nécessité : celle-ci est parente de cette contrainte qui accompagne la sanction, et par conséquent l’obligation ; c’est la limite où tend la contrainte de la sanction à mesure qu’elle devient plus efficace, c’est une contrainte infaillible, de même que la contrainte est une nécessité imparfaite. Une psychologie simpliste contribuera d’ailleurs à introduire dans la morale la nécessité, à savoir cette psychologie qui croit que nous voulons toujours notre plus grand plaisir ; ou encore — ceci s’applique aux métaphysiciens intellectualistes — ce sera l’indétermination qui existe souvent dans le concept du bien, une confusion naïve entre les diverses significations que ce mot peut recevoir. Kant arrive, et opère sa révolution dans la philosophie morale ; il ne part plus de l’idée du bien, mais de celle du devoir. Et lui aussi il sépare ce qui doit être réuni : sa tournure d’esprit quelque peu scolastique le fait se complaire dans les abstractions ; il cherche toujours à saisir les concepts dans leur « pureté », oubliant que des concepts « purs » sont des concepts incomplets. C’est ce goût pour les abstractions qui, le conduira, ayant pris comme base de sa construction le devoir, à subordonner tout à fait le bien à ce devoir, à lui faire une place aussi petite que possible.

Mais pourquoi commencer par le devoir plutôt que par le bien ? Il y a à cela des raisons multiples. On doit mentionner ici l’analogie que Kant entendait établir entre la morale et la science, et la façon dont il concevait celle-ci. La science, pour Kant, comporte une certitude absolue ; elle se compose de lois qui sont universelles et nécessaires. La morale de même devra formuler des règles spécifiques universelles — c’est là d’ailleurs ce qu’on trouve dans la morale commune —, « valables dans tous les cas et pour tous les êtres raisonnables »[9], et ces règles en outre devront être nécessaires[10] : or comment pourra-t-on rencontrer l’ universalité, la nécessité si on se met en quête d’un principe matériel ? Un principe matériel est un principe empirique, et Kant croyait que le seul principe de détermination que l’expérience nous fit connaître était l’amour de soi : en tout cas, un principe empirique ne nous fournira par les règles universelles auxquelles il faut aboutir, et surtout il ne fournira pas aux règles qu’on pourrait fonder sur lui la nécessité, laquelle n’appartient qu’aux lois connues à priori[11].

Mais surtout, si Kant a fait de son mieux pour s’enfermer dans un « moralisme », et dans un formalisme rigoureux, cela tient à l’importance qu’il attachait à l’idée de l’obligation. J’ai pu parler de l’analogie que Kant avait tenu à établir entre la morale et la science, telle qu’il la comprenait ; on pourrait parler aussi, et mieux encore peut-être, de l’influence de ses idées morales sur sa conception de la science. Kant croit fermement à l’obligation : les croyances traditionnelles, la morale religieuse dominent son esprit, façonné par une éducation piétiste ; ce goût pour l’abstraction que je signalais plus haut et qui le pousse à considérer toutes les idées dans leur pureté agit dans le même sens, lui fait voir dans le devoir quelque chose d’absolu. Et pour que le devoir conserve ce caractère, il est indispensable de ne pas le subordonner au bien ; il faut que la moralité soit séparée radicalement de la nature, qu’elle soit définie à priori ; il faut que l’on tire la formule de la loi morale de la seule considération du devoir, et de la raison, qui donne naissance à celui-ci.

Débarrassons-nous des préjugés courants, de la croyance à l’obligation ; appliquons-nous, d’autre part, à ne pas envisager isolément tel ou tel des côtés de ce que je voudrais appeler la réalité morale, mais au contraire à toujours garder toute cette réalité présente à l’esprit : nous renoncerons, alors, à vouloir attribuer au principe moral une autorité soit de contrainte, soit de nécessité, qu’elle ne saurait avoir. Nous nous représenterons le problème moral comme posé par la raison, laquelle crée en nous un besoin qui tend, comme tous les besoins, à se satisfaire ; nous constaterons seulement que plus nous voulons être nos propres maîtres — plus notre moi s’affirme et se réalise —, plus la force agissante du besoin rationnel grandit, plus le devoir s’impose à nous. Et c’est à l’observation encore que nous demanderons de nous enseigner ce qui satisfait la raison en tant que pratique ; c’est une deuxième constatation qui nous apprendra que le bien moral, c’est le bonheur. En définitive, nous aboutirons à une doctrine où le devoir et le bien trouvent l’un et l’autre une place, où aucune des deux notions n’est subordonnée et sacrifiée à l’autre, où les deux notions, au contraire, se soutiennent, pour ainsi dire, et se complètent mutuellement.

  1. Je prends ici pour accordé ce qui ne sera établi complètement que dans le chapitre suivant, à savoir que le principe utilitaire, qui représente, comme on a vu, une solution du problème moral, représente la seule solution possible de ce problème.
  2. Cette dernière exigence de la raison, je n’en ai pas parle dans la première partie de cet ouvrage, comme j’aurais dû faire si j’avais voulu suivre une marche rigoureusement logique. Il m’a paru préférable, pour rendre le développement et la démonstration de la doctrine plus convaincants, de ne la faire intervenir qu’une fois le principe du plaisir introduit et justifié.
  3. Voir les conceptions de Littré et de Taine discutées par M. Fouillée (Systèmes de morale contemporains, II, i). M. Staudinger (Das Sittengesetz, 2e éd., Berlin, Dümmler, 1897) croit que la moralité est réalisée quand on a supprimé les contradictions des fins de l’activité.
  4. Le kantisme et la science de la morale, Revue de métaphysique, 1900, p. 137.
  5. Systèmes de morale contemporains, IV, 3, 1, pp. 218 sqq.
  6. Critique de la raison pratique, 1re partie, I, 1 (pp. 28, 44, 73-74), 2 (p. 122).
  7. A la synthèse qui a été dite, Kant en ajoute une autre, par laquelle il obtient l’idée de l’humanité fin en soi. On verra au chapitre suivant ce qu’il faut penser de cette idée en tant qu’elle propose un objet à notre activité, qu’elle représente une conception du bien. Sur la légitimité de la synthèse par laquelle Kant arrive à cette idée, je renvoie à la discussion de M. Fouillée (Critique des systèmes de morale contemporains, IV, III, 2).
  8. Lectures on the principles of political obligation, § 2 (Works, t. II, p. 335).
  9. Raison pratique, Ire partie, I, 1, p. 40 ; cf. p. 61 et passim.
  10. Voir Préf., pp. 16-17, et passim.
  11. Pp. 16-17 ; cf. 1re partie, I, 1, scolie 2 du théorème 2 (pp. 41-42).