Principes de morale rationnelle/2-4-1

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Félix Alcan (p. 204-223).

CHAPITRE IV

DE DIVERSES CONCEPTIONS DU BIEN

I

La doctrine de l’utilité générale nous a fourni une solution pleinement satisfaisante du problème moral. Mais cette solution est-elle la seule que l’on puisse proposer ? La question a été réservée jusqu’à présent ; le moment est venu de l’aborder. On ne saurait en effet l’écarter avec cette remarque que l’idée d’une multiplicité de solutions du problème moral est une idée contradictoire. Pour si forte que soit cette raison, elle n’est pas de nature à nous faire rejeter de piano toutes les conceptions du bien qui diffèrent de la conception utilitaire, elle ne doit pas nous dispenser, par conséquent, d’examiner ces conceptions.

Ce qu’on peut noter, tout d’abord, dans les croyances, dans les doctrines morales qui s’opposent à l’utilitarisme, c’est la place très grande qu’y occupe, d’une manière ou de l’autre, la préoccupation de l’utilité.

Hume soutenait que la considération de l’utilité était le fondement de tous les jugements moraux. Dispute-t-on sur la valeur morale d’un acte, l’aumône par exemple, ou le tyrannicide ? ce sont toujours des arguments utilitaires que l’on invoque de part et d’autre. L’utilité a donné naissance à la justice : c’est par elle seulement que peuvent s’expliquer les lois de la propriété ; et l’on voit que l’application des règles de la justice est suspendue dans les cas de nécessité. C’est l’utilité, encore, qui a donné naissance aux préceptes courants sur la chasteté, à la prohibition de l’inceste. L’unique réserve que l’on doive faire à la thèse de l’origine utilitaire des idées morales, c’est que parfois à l’utilité vient s’ajouter une induction bizarre et capricieuse, analogue à celle des jurisconsultes[1].

La thèse de Hume a trouvé des partisans nombreux. Pour Stuart Mill, « si [les] croyances morales ont atteint un certain degré de consistance ou de stabilité, [c’est] grâce à l’influence tacite d’un principe non reconnu ouvertement », lequel n’est autre que le principe utilitaire[2].

Aujourd’hui sans doute nous voyons que l’opinion de Hume et de Mill est vivement combattue. M. Durkheim entre autres a déployé une grande ingéniosité pour prouver que l’utilité est très rarement à l’origine des croyances morales. Sa critique toute fois, si elle est fondée en partie, paraît aussi contenir beaucoup d’exagération. M. Durkheim veut que tous les sentiments forts des hommes des communautés primitives aient été revêtus du caractère de l’obligation. Mais parmi ces sentiments forts n’y en avait-il pas beaucoup qui procédaient d’une intuition plus ou moins nette de l’utilité soit individuelle, soit générale ? Il faut voir l’intuition de l’utilité partout où elle est, réelle ou illusoire : les obligations religieuses, par exemple, sont sorties souvent de la crainte que les hommes primitifs avaient, s’ils négligeaient de certains rites, d’attirer sur eux-mêmes ou sur leurs proches la colère de la divinité ; et ainsi ces obligations peuvent en un sens être regardées comme ayant une origine utilitaire, encore que le détail des rites ne s’explique point par des vues directes d’utilité[3].

De plus, la théorie de M. Durkheim est de moins en moins exacte à mesure qu’on passe des sociétés primitives aux sociétés avancées. La différenciation toujours croissante qui s’établit entre les membres des communautés humaines affranchit les individus — M. Durkheim l’a montré lui-même — du joug de la coutume, de la tradition. On réfléchit sur ce qu’on faisait tout d’abord comme par suggestion : et la réflexion développe, d’une part sans doute l’égoïsme, mais d’autre part aussi — parce que l’homme, être raisonnable, ne peut pas ne pas se placer souvent au point de vue de l’universel — des idées morales nouvelles, dont le principe sera la considération de l’utilité générale. C’est dans la direction de l’utilitarisme que les croyances morales évoluent : de plus en plus celles-là sont laissées de côté, parmi les règles traditionnelles, que l’utilité ne justifie pas. On peut d’ailleurs observer que cette évolution est plus rapide dans la morale sociale que dans la morale personnelle. Ne s’agit-il que de nous-même ? nous éprouvons des scrupules très forts à secouer le joug des idées morales qui nous ont été inculquées. S’agit-il d’actions qui concernent notre prochain ? alors plus facilement nous nous inspirerons de notre raison, laquelle nous engagera à vouloir le bon heur de ce prochain, et pas autre chose. La morale personnelle, j’ajoute, ne sera pas identique selon qu’on se l’appliquera à soi-même ou qu’on l’appliquera à l’un de ses semblables : j’admettrai que les autres, dans celles de leurs actions qui se terminent à eux-mêmes, ne cherchent que leur plaisir, plus aisément que je ne me résoudrai à ne penser pour moi qu’à mon plaisir.

Ce qui vient d’être dit de l’influence de la réflexion sur l’évolution des idées morales courantes porterait à croire que dans les doctrines élaborées par les philosophes l’utilité doit tenir une place plus grande encore que dans les croyances communes. Il n’en va pas toujours ainsi. Les philosophes ont souvent une tournure d’esprit scolastique — c’est là chez eux une sorte de tare professionnelle — ; l’attention qu’ils donnent aux abstractions les détourne de la vue directe et concrète des choses. Il leur arrive même, parfois, de mettre un point d’honneur à s’éloigner de ce que le bon sens, la raison enseigne. Malgré cela, on voit l’utilitarisme pénétrer les doctrines mêmes de ces auteurs qui se défendent d’être utilitaires. Bentham soutenait qu’on ne combat jamais la doctrine de l’utilité qu’avec des principes qui lui sont empruntés ; et il y a une part de vérité dans cette assertion. Il représentait que les morales opposées à l’utilitarisme procèdent, souvent, d’observations relatives à l’utilité : l’ascétisme par exemple, qui nous prescrit de nous refuser tout plaisir, de résister tout au moins aux sollicitations de la chair et de mortifier celle-ci, est sorti de cette constatation qu’il y a des dangers et des inconvénients multiples à suivre docilement ses appétits[4].

On peut prendre la morale kantienne comme exemple de l’influence que l’utilitarisme exerce, quoi qu’ils en aient, sur les philosophes. Nul auteur plus que Kant n’a eu le souci de se tenir éloigné de la doctrine utilitaire : si Kant a constitué une doctrine formaliste, c’est qu’il lui a semblé qu’à introduire une matière dans l’énoncé de la loi morale on se condamnait à verser dans l’utilitarisme. Et cependant l’utilité est partout dans la morale kantienne. Elle est dans les principes, dans la partie générale de cette morale : à preuve le rôle que la sanction joue chez Kant, cette synthèse de la vertu et du bonheur qu’il faut opérer, d’après Kant, pour avoir le souverain bien, l’objet complet de la volonté raisonnable ; à preuve encore cette idée que Kant exprime en divers endroits, à savoir qu’à côté de ce qui est obligatoire il y a un préférable, qui est le plaisir ; idée confuse et même quelque peu contradictoire, car dans la notion du préférable — les stoïciens intransigeants le savaient bien — il y a quelque chose de moral. Et l’utilité, surtout, est dans l’application que Kant fait de ses principes : c’est en recourant à elle — il ne s’en rend d’ailleurs pas compte — que Kant réussit à tirer de sa loi formelle les règles spéciales où il croit que la morale doit aboutir, qu’il réussit à tirer de cette loi des préceptes vraiment pratiques.

Abordons directement la question qui nous occupe. Il me faudrait montrer, pour bien faire, que les doctrines non utilitaires proposent toutes ou des principes purement verbaux, ou des principes qui ne répondent pas aux données du problème moral. Mais on comprendra qu’il n’est pas possible de passer ici une revue complète de ces doctrines. Même en laissant de côté les doctrines pratiques qui ne sont pas vraiment morales — je veux indiquer par là les formes diverses du naturalisme radical —, en négligeant, aussi, ces doctrines qui ne formulent pas de principes généraux et qui cherchent la solution du problème moral dans des intuitions particulières, je ne pourrai examiner qu’un petit nombre de doctrines, et je devrai les examiner très sommairement.

Il y a, chez beaucoup de philosophes, des formules, des principes pratiques qui sont tout verbaux, ou qui sont tellement vagues qu’ils échappent à la critique. Il est arrivé souvent aux moralistes, et principalement aux moralistes métaphysiciens, de spéculer sur le bien sans nous dire au juste ce que nous devons mettre dans cette notion. Platon, par exemple, nous dit perpétuellement que le bien est une réalité, qu’il est la réalité suprême et la cause de tout ce qu’il y a d’être dans l’univers ; il prend soin de proclamer que ce bien est une idée, accessible à la seule raison ; il le distingue du plaisir ; il veut qu’il exerce sur nous, pour autant qu’il nous est connu, un attrait invincible ; et sans doute aussi Platon nous fournit du bien, en plus d’un endroit, des déterminations qui ont une valeur pratique ; mais à l’ordinaire, néanmoins, il en parle en telle sorte qu’il semble que l’idée du bien n’ait pas besoin d’être définie ou même qu’elle ne comporte pas de définition, qu’elle soit vide de tout contenu[5].

Parlerai-je de la formule fameuse, si souvent prise dans l’antiquité comme fondement de la morale : il faut suivre la nature ? La diversité même des écoles qui ont employé cette formule — l’école péripatéticienne, la stoïcienne, l’épicurienne — montre tout de suite qu’une telle formule n’a point une signification précise, et qu’on peut la tenir pour vaine. De même pour cette autre formule — d’ailleurs assez proche de la précédente — qui est d’un usage assez courant dans la philosophie contemporaine : nous devons travailler à réaliser notre moi. Cette formule — et d’autres qu’on pourrait y ajouter — ne nous apprend rien par elle-même ; elle demande à être interprétée à l’aide de principes que l’on ne peut pas tirer d’elle. Et c’est pourquoi il convient de ne pas s’y arrêter.

Il y a lieu aussi de passer vite sur ces doctrines qui placent les fins morales en dehors des consciences. Un exemple récent de cette conception nous est fourni par M. Wundt[6]. M. Wundt ne veut pas du bonheur comme fin morale, parce que le bonheur se termine aux individus qui en jouissent. La fin morale, pour lui, c’est la réalisation toujours plus complète d’un idéal de perfection spirituelle : c’est, en d’autres termes, le progrès de la science, la création du beau, sans doute aussi l’accroissement, l’épanouissement de la moralité, de la rationalité[7]. A quoi l’on peut répondre en demandant où se réalisera cette perfection spirituelle dont M. Wundt nous entretient. Est-ce dans cette conscience qu’attribue à la collectivité la singulière invention romantique que l’on connaît ? Au vrai, tout se termine aux individus. La science n’est rien hors de la connaissance que les hommes en peuvent avoir ; la beauté n’est rien, tant qu’elle n’est pas perçue et sentie par tel ou tel ; et ce qui n’est pas ne saurait avoir un prix : la science, la beauté n’ont de prix qu’autant que les individus que nous sommes les apprécient[8].

Venons à ces morales non utilitaires qui nous proposent des fins intéressant les individus. La plus séduisante peut-être est celle qui nous invite a développer en nous la rationalité. Kant, contraint malgré lui de sortir de son formalisme, paraît en bien des endroits adhérer à cette conception. Guyau de son côté — pour ne pas aller chercher d’autres exemples — parle avec sympathie de cette doctrine qui, en même temps qu’elle puise dans la liberté sa force, voit en elle sa fin[9].

Je n’examinerai pas si le principe du développement de la rationalité permet, comme il faudrait, d’attribuer une valeur plus ou moins grande à toutes les actions, si toutes les actions ont un rapport avec lui, et un rapport mesurable ; je ne représenterai pas non plus — c’est ici un argument qu’on a déjà vu, et qui peut servir contre toutes les doctrines non utilitaires — que l’utilité étant, comme il a été prouvé plus haut, un principe moral, si le principe du développement de la rationalité en est un autre, il faudra trouver une commune mesure pour les deux principes, les subordonner à un principe supérieur, ce qui apparaît comme impossible. On peut employer, contre la doctrine qui nous occupe, un argument plus décisif à la fois et plus direct : c’est l’argument qui consiste à montrer que cette doctrine n’est nullement fondée.

On conçoit aisément comment certains philosophes en sont venus à assigner comme fin à l’homme le progrès en lui de la rationalité. Ces philosophes — Kant par exemple — voient ou sentent que c’est la raison qui pose le problème moral, que la solution de ce problème doit satisfaire aux exigences de la raison. Qu’est-ce donc qui sera raisonnable, et par conséquent moral ? Sera-ce de développer en soi la moralité ? On ne peut pas se contenter de cette réponse, qui est circulaire. D’autre part, la considération où Kant veut nous engager de la possibilité ou de l’impossibilité d’ériger les maximes de nos actions en lois universelles ne nous avance en rien, à moins d’introduire subrepticement des principes matériels dont Kant ne veut pas. Et alors l’idée se présente de dire que ce qui est moral, c’est de développer en soi la rationalité, condition de la moralité. Pour que je devienne capable toujours davantage de faire ce qui est conforme aux exigences de la raison, il faut que je travaille à donner à ma raison plus d’empire sur moi-même : je m’efforcerai donc de contracter des habitudes de tempérance, je résisterai à mes passions, j’exercerai mon intelligence et ma réflexion. Par là le cercle de tantôt est brisé ; une réponse est donnée à la question qui se posait, une fin est assignée à notre activité[10]. Oui, mais cette fin c’est une matière, qui, pour présenter une parenté avec la forme de la moralité, n’en est pas moins quelque chose de distinct de cette forme. Vous abandonnez donc votre formalisme, sans vous en douter, pour adopter un principe que la parenté indiquée ci-dessus ne justifie nullement.

Ce qui vient d’être dit sur le principe du développement de la rationalité comme fondement de la morale personnelle demeure vrai quand de ce principe on veut tirer une morale sociale. Si la rationalité, si la liberté spirituelle a de la valeur en nous, elle aura une valeur égale en chacun de nos semblables. On concevra donc que c’est un devoir pour nous de travailler à la réalisation toujours plus parfaite de cette liberté spirituelle chez nos semblables. Seulement il faudrait commencer par établir que la rationalité est une chose bonne ; et l’on ne voit pas que par elle-même elle soit telle[11].

Tandis que certains philosophes nous engagent à travailler à la réalisation toujours plus complète de la liberté spirituelle en nous et chez nos semblables, d’autres voient le bien dans l’exercice des facultés intellectuelles ; tout au moins font-ils du savoir le plus précieux des biens auxquels nous puissions aspirer. De cette conception il serait aisé de citer dans l’histoire de la philosophie des partisans nombreux, depuis Aristote, qui accordait, comme l’on sait, à la « vertu dianoétique » une place privilégiée entre toutes les autres, jusqu’à Guyau, qui attribue à la pensée et à son objet une valeur absolue, qui refuse d’admettre que la vérité soit rabaissée au rang d’instrument[12].

Cette manière de voir procède de constatations dont la morale doit tenir compte. L’acquisition et la possession de la connaissance, outre qu’elles nous sont utiles pour la réalisation de toutes nos autres fins, sont par elles-mêmes, immédiatement, une source de joies très précieuses. Nietzsche a analysé finement les plaisirs que le savant goûte : c’est le plaisir d’exercer son intelligence, de se livrer à une gymnastique de l’esprit ; c’est celui de dépasser d’anciennes conceptions ; c’est celui d’être seul parmi les hommes à détenir la vérité sur de certains points[13]. Nietzsche note aussi cet attrait de jeunesse qu’a la science dans notre époque, où les découvertes sont encore récentes[14]. Celui qui s’instruit sans être un savant exerce lui aussi des facultés, satisfait un besoin de sa nature. Pour tous l’augmentation de la connaissance représente une augmentation de la puissance, un élargissement, surtout, une sorte de dilatation du moi, lequel se fait à lui-même l’effet d’embrasser les objets nouveaux qu’il atteint, de s’étendre sur eux, et en éprouve une joie d’une certaine manière plus « grande » que toutes les autres. Et tout cela a développé à tel point en nous l’ « instinct de connaissance » que nous ne pouvons plus, comme Nietzsche l’a dit, imaginer le bonheur sans connaissance, ou apprécier « le bonheur d’une illusion solide et vigoureuse », que « nous [préférerions] tous voir l’humanité périr plutôt que de voir la connaissance revenir sur ses pas »[15].

Mais ce n’est pas seulement l’importance, du point de vue hédonistique, de la connaissance qui explique le prix attribué à celle-ci par tant de philosophes. L’origine de cette conception est surtout dans la facilité avec laquelle on passe de la considération des exigences de la raison, lesquelles donnent naissance à la morale, à l’idée du savoir seule fin ou principale fin morale. On a vu quelque chose d’analogue à propos de la doctrine qui nous invite à fortifier la liberté en nous et chez notre prochain : la liberté est la condition de l’activité morale ; on en faisait tout naturellement la fin de cette activité. C’est un raisonnement du même genre que l’on tient ici : la vie morale est la vie conduite par la raison ; mais cette raison a une fonction spéculative — qui nous est plus familière, peut-être, que sa fonction pratique, et dont les rapports d’ailleurs sont étroits avec cette dernière — ; on sera amené par là à identifier — tout au moins partiellement — la moralité, le bien, avec l’exercice de la fonction spéculative de la raison. Et l’on s’indignera contre les téméraires qui se refusent à adorer la science un peu comme on s’indigne contre les criminels et les impies[16].

En réalité, le savoir n’a pas son prix en lui-même. Dira-t-on qu’il y a une connaissance dont l’acquisition apparaît immédiatement comme exigée par la morale : la connaissance du principe moral ? dira-t-on que nous devons chercher la vérité sur ce point par cela seul qu’il y a un problème moral, et que nous ne pouvons pas l’éluder ? Mais l’étude du problème moral ne sera pas bonne si — comme il n’est pas inconcevable qu’il arrive — de l’étude que nous en ferons il doit résulter une diminution du bonheur général. À plus forte raison ne pourra-t-on pas dire qu’il est de notre devoir d’acquérir toutes les connaissances qui peuvent nous aider à appliquer le principe moral aux circonstances diverses de la vie. Cette conception nous conduirait à chercher avant tout à étendre notre savoir : car il n’est pas de connaissance qui ne puisse être utile un jour ou l’autre pour résoudre les cas que la pratique nous présente ; or bien souvent il vaudra mieux courir le risque de ne pas se décider pour le parti en lui-même le meilleur que de s’imposer, afin de déterminer ce parti à coup sûr — ou avec une probabilité plus grande — une étude qui peut devenir infinie. Le savoir est un bien quand, nous fixant sur la fin bonne, ou sur les moyens propres à réaliser cette fin, il nous aide effectivement, par là, à la réaliser mieux ; on peut ajouter, encore, que l’habitude de satisfaire les exigences spéculatives de la raison nous dispose — à la condition que la recherche du savoir soit désintéressée — à contenter cette même raison dans ses exigences pratiques. Ce sont là des points de la plus haute importance ; mais il faut se garder de voir dans le savoir l’unique fin morale, ou une fin privilégiée.

Je passerai rapidement sur la conception esthétique de la morale. Beaucoup de philosophes ont établi un rapprochement étroit entre les deux idées du bien et du beau, rempli la notion, vide tout d’abord, du bien en s’aidant de la notion de la beauté. Tel Platon, qui définit la justice ou le bien, tant dans l’individu que dans la société, par l’ordre et l’harmonie, tel Malebranche, encore, pour qui la vertu est l’amour constant et dominant de l’ordre[17]. Il serait aisé de montrer que dans l’application, lorsqu’il s’agit de nous dire en quoi consistent cet ordre, cette harmonie qu’on nous demande de réaliser, nos philosophes sont contraints de recourir à des déterminations arbitraires, et en tous cas point purement esthétiques. Mais surtout il serait aisé de montrer — c’est là la plus grave des objections qu’appelle une telle doctrine — que l’ordre et l’harmonie sont des biens par rapport à notre sens esthétique, et qu’on n’a nullement établi que nous devions diriger toute notre activité vers la satisfaction de ce besoin particulier de notre nature.

Mais voici une doctrine qui propose à notre activité un objet plus vaste que les objets proposés par les doctrines précédentes : c’est la « morale de la perfection »[18]. Ici il ne s’agit plus de tout ramener à l’augmentation de notre empire sur nous-mêmes, à la satisfaction de notre besoin de savoir, de notre sens esthétique ou de telle autre de nos facultés, mais de développer le plus possible, en nous et chez nos semblables, toutes les facultés de notre nature humaine. Il s’agit, comme dit M. Fouillée[19], d’atteindre « le maximum de puissance pour l’activité, le maximum de conscience et de connaissance universelle pour l’intelligence, le maximum de jouissance pour la sensibilité ».

Cette formule de M. Fouillée appellerait, à la prendre dans le détail, des réserves et des critiques : l’idée du maximum de puissance n’est pas une idée nette, et l’on peut se demander pourquoi dans la sensibilité M. Fouillée ne voit que la jouissance. Tenons-nous en aux objections qui s’adressent à l’idée d’ensemble de la formule. Quelle commune mesure nous donnera-t-on pour le développement ou la satisfaction de l’activité, de l’intelligence et de la sensibilité ? J’imagine qu’entre les jouissances on préférera les plus intenses ; mais quand il faudra choisir entre un plaisir et l’acquisition d’une connaissance nouvelle, que prendra-t-on ? la recherche des plaisirs, non seulement nous ôte le loisir de nous instruire, mais peut conduire à un affaiblissement de l’intelligence : quel équilibre adoptera-t-on ici ?

Ce n’est pas tout. La doctrine indiquée par M. Fouillée, outre le tort qui vient d’être dit, en a un autre qui est, si possible, plus grave, c’est de ne pas pouvoir être justifiée. Que signifie, en effet, cette doctrine ? On sera peut-être tenté de croire qu’elle nous invite à donner satisfaction à ces besoins qui correspondent en nous à nos diverses facultés : et le fait que M. Fouillée, dans la sensibilité, ne considère que le plaisir — lequel résulte précisément, à l’ordinaire, de la satisfaction accordée aux inclinations — rend plausible jusqu’à un certain point cette interprétation. Mais de la sorte nous serions ramenés à l’hédonisme : et tel n’est pas le dessein ni même la pensée obscure de M. Fouillée. Au vrai, ce à quoi celui-ci nous engage, c’est à exercer nos facultés, toutes nos facultés, non pour le plaisir que nous en retirerons, mais pour les exercer. Et alors la question se pose, qui n’aura pas de réponse : pour quoi nous faudrait-il exercer nos facultés ? Ces objections, je ne suis pas le premier à les soulever. M. Fouillée les a fait valoir lui-même, quand il critiquait certaines doctrines contemporaines. «  Développe toutes les facultés de ta nature », disait Jouffroy ; et M. Fouillée répond avec Vacherot : « tous [les] besoins, tous [les] instincts, toutes [les] facultés réclament à la fois. Tel besoin presse, tel instinct pousse ; l’appétit commande pendant que la raison parle, que la passion crie, que la sensibilité pleure ou s’épanouit. Voilà donc une formule anarchique dont il serait impossible de tirer une véritable règle d’action »[20]. Et le même M. Fouillée dit encore : « sur quoi fonder cette loi « tends à la perfection de ton espèce », sinon sur des raisons d’utilité individuelle ou collective — il est vrai qu’il ajoute « ou sur un devoir à priori », mais nous pouvons ne pas tenir compte de cette addition — ? »[21] C’est à tort qu’on étend le mot de bien aux supériorités de toute sorte, « qu’on oublie le véritable signe intérieur du bien, la joie. Il n’est pas démontré qu’une supériorité en elle-même, quel qu’en soit l’objet, soit un bien, ni qu’un accomplissement, un achèvement, une perfection, quelque soit l’objet accompli et achevé, soit encore un bien[22]. Une volonté forte, énergique, nous semble un bien parce qu’elle renferme virtuellement beaucoup d’actions capables de procurer la félicité, soit à celui qui la possède, soit à ceux qui l’entourent. Seule, considérée comme simple puissance, elle n’est plus qu’une grande force analogue à celles de la nature, redoutable et mystérieuse, dont on ne sait si le bien ou le mal sortira »[23]. Ainsi « au point de vue expérimental il faut toujours revenir à la sensibilité, au plaisir et à la joie, pour trouver quelque chose qui mérite positivement le nom de bon »[24].

Pour en finir avec les morales non utilitaires, il convient de dire quelques mots de ces morales qui visent à établir parmi les hommes l’accord le plus complet possible. Telle est par exemple la morale de la sympathie d’Adam Smith. On connaît les deux grands préceptes de cette morale. S’agit-il de ces sentiments qui se terminent à nous-mêmes ? Smith veut que nous les réglions en telle manière que nos semblables puissent s’y associer pleinement par la sympathie. Considère-t-on ces actions qui se terminent à d’autres qu’à nous ? elles seront morales ou immorales, d’après Smith, selon que le sentiment qui les aura inspirées s’accordera ou non avec les sentiments provoqués par ces actions chez ceux de nos semblables qu’elles intéressent. Ces deux préceptes, en somme, peuvent se résumer dans le précepte suivant : agir toujours de telle sorte que la sympathie — il s’agit ici, qu’on le voie bien, de la sympathie « passive » — unisse le plus possible les sentiments de notre prochain aux nôtres propres.

Une idée parente de celle de Smith paraît se trouver chez Kant. La première formule que Kant donne de la loi morale, comme on sait, est la suivante : agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. Prise en elle-même, cette formule ne peut pas signifier : il est raisonnable de vouloir ce que tous les hommes voudront : car rien ne nous assure qu’il y ait aucune fin que tous les hommes veuillent. Elle signifie donc : il est raisonnable de vouloir ce que tous les hommes raisonnables voudront. Et ainsi ce n’est qu’une tautologie. De cette tautologie, il faut à tout prix que Kant sorte, pour que sa loi morale soit susceptible de recevoir des applications. Il introduira donc dans sa doctrine — sans s’en apercevoir toujours — des idées qui n’y étaient pas tout d’abord. C’est ainsi qu’il dira entre autres choses : il est raisonnable de vouloir ce que l’on conçoit sans contradiction que tous les hommes puissent vouloir. Et cette formule qui, elle non plus, à voir les choses comme elles sont, ne comporte pas d’application, il semble bien que Kant parfois lui donne ce sens : il est raisonnable de vouloir ce que tous les hommes peuvent vouloir sans conflit.

Je ne critiquerai pas longuement ces idées de Smith et de Kant. Je me bornerai à noter qu’elles ne se déduisent pas rigoureusement de la vérité — certaine celle-là — sur laquelle on voudra sans doute les fonder. Ce qui est vrai, c’est que la volonté raisonnable n’est pas autre chez celui-ci que chez celui-là. Mais le caractère universel de la volonté raisonnable, l’accord des raisons des différents individus ne nous fonde nullement à réclamer cet unisson des sensibilités dont nous parle Smith : si telles lois psychologiques font que mon prochain peut s’associer pleinement par sympathie à tel plaisir que je goûte, et qu’il ne peut s’associer que partiellement à tel autre plaisir, en quoi cela me conduira-t-il à approuver le premier plaisir et à condamner — au moins partiellement — le second ? On n’a nullement démontré — et manifestement il est impossible de démontrer — que l’accord des sensibilités, tel que le définit Smith, soit un bien par lui-même, qu’il soit le bien suprême. Et l’on peut dire quelque chose d’analogue pour Kant. Celui-ci semble parfois demander qu’il n’y ait pas de conflits entre les hommes. Mais parmi les objets que nous désirons, parmi ceux-là mêmes qui nous sont nécessaires, il en est un très grand nombre qui ne sauraient appartenir à tous les hommes à la fois ; or, de ce que les volontés raisonnables s’accordent, il ne s’ensuit pas que seule soit licite ou morale la recherche de ces objets où toutes les volontés individuelles — non plus en tant que raisonnables, mais en tant que conduites par la sensibilité — peuvent tendre sans se heurter.

  1. Voir dans les Recherches, 2, 3, 4, passim.
  2. Utilitarisme, I, pp. 5-6.
  3. Faisons ici une distinction : je ne parlerai pas d’origine utilitaire à propos de ces prescriptions morales qui, une fois nées, ont été renforcées par l’adjonction de la sanction religieuse. Mais si, parce qu’on se représente Dieu d’une certaine manière, on croit qu’on serait puni de ne pas accomplir tel ou tel rite, si l’observation du précepte considéré dans son contenu se rattache à la conception qu’on a de la divinité, alors l’origine du précepte pourra être dite utilitaire.
  4. Introduction aux principes de morale et de législation, 2, § 9.
  5. Cf., sur l’idée du bien, Simmel, Einleitung, I, t. I, pp. 47 sqq.
  6. M. Wundt est un naturaliste. Son naturalisme cependant n’est pas absolu : s’appuyant avant tout, pour constituer la morale, sur la considération des idées morales courantes et de la direction qui suit l’évolution de ces idées, M. Wundt néanmoins, comme on peut voir ci-dessus, s’aide aussi, d’une certaine manière qu’il ne définit pas très nettement, d’une dialectique rationnelle. Au reste, on peut examiner les conclusions où M. Wundt arrive en elles-mêmes, et faire abstraction de la méthode par où il est conduit à ces conclusions.
  7. Ethik, 2° éd., Stuttgart, Enke, 1892, III, 2, §§ 2-4.
  8. C’est ce que semblent oublier souvent les théoriciens de l’aristocratie — Renan par exemple — lorsqu’ils entreprennent de fonder leur conception sur les intérêts de la science ou de l’art.
  9. Morale anglaise contemporaine, Conclusion, § 1, pp. 375-377.
  10. On contestera peut-être qu’il en soit ainsi ; on dira : il est contradictoire d’assigner comme fin à notre activité raisonnable d’accroître en nous l’empire de la raison, si l’on ne donne pas à cette activité, par ailleurs, une autre fin ; car si notre raison ne doit tendre qu’à assurer et à augmenter son influence sur nous, où verra-t-on que cette influence augmente en effet ? À cela je répondrai : la raison, si on ne lui assigne pas, en dehors d’elle-même et de son autorité, des fins vraiment morales, aura cependant un rôle à jouer : il lui appartiendra de soumettre notre activité aux lois de la logique, de nous faire employer, quand nous viserons un but, les moyens nécessaires ; pour qu’elle remplisse ce rôle, il faut que nous soyons libres déjà, c’est-à-dire maîtres de nous-mêmes. Et ainsi il est possible d’imaginer que la seule fin morale, ce soit de fortifier la raison.
  11. En définitive, comme on l’a vu au chapitre 4, la liberté est un bien réel et important, mais c’est un bien secondaire. La liberté a du prix parce qu’elle est très souvent une condition pour réaliser le bonheur. De là la nécessité d’établir parfois une balance entre la liberté et les biens primaires, et de sacrifier un accroissement de celle-là à l’acquisition de tels de ceux-ci.
  12. Voir La morale anglaise contemporaine, Conclusion, § 5 (pp. 409 sqq.).
  13. Humain, trop humain, I, § 252.
  14. § 257.
  15. Aurore, § 429.
  16. Qu’on voie par exemple certaine appréciation de M. Natorp sur Nietzsche (À la mémoire de Kant, Revue de métaphysique, 1904, pp. 291-292).
  17. M. Mauxion, dans son Essai sur les éléments et l’évolution de la moralité (Paris, Alcan, 1904), distingue trois éléments de la moralité : l’un de ces éléments, et le plus important, serait d’essence esthétique.
  18. Le mot de perfection est très vague. La morale de la perfection, pour les auteurs qui emploient cette expression, est souvent, non pas la morale que je vais définir, mais une morale esthétique.
  19. Critique des systèmes de morale contemporains, I, 2, p. 26.
  20. II, 3, §2, p.71.
  21. Pp. 70-71.
  22. VI, 2, p. 294.
  23. P. 304.
  24. P. 305.