Principes de morale rationnelle/4

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CONCLUSION


Est-il besoin, avant de clore ces pages, de démontrer l’intérêt qu’il y a à constituer une doctrine morale qui mérite le nom de vraie ? Nous avons rencontré plusieurs fois, dans le cours de cet ouvrage, cette théorie d’après laquelle les croyances morales des hommes dépendraient uniquement de l’éducation et des influences exercées sur eux par le milieu où ils sont placés ; et nous avons vu que cette théorie contenait une grande part d’exagération. La réflexion, qu’elle soit spontanée ou qu’elle soit provoquée et dirigée, modifie les idées. Et sans doute ces idées nouvelles qui se substituent aux idées précédemment reçues n’entraînent pas chez tous les individus un changement dans la conduite ; si elles en opèrent un, ce changement ne se proportionne pas toujours au changement qui s’est fait dans les idées : les convictions, toutefois, contribuent à déterminer les actions ; et il n’est pas indifférent, tant s’en faut, que les hommes adhèrent à telle doctrine ou à telle autre.

Mais n’est-ce pas une chimère de vouloir découvrir la vérité morale ? sans revenir sur ces arguments d’ordre objectif au nom desquels on a nié la possibilité de constituer une morale « théorique », n’y a-t-il pas des arguments d’ordre subjectif à faire valoir contre cette possibilité ? Nietzsche a montré comment à la source des convictions des philosophes se trouvaient à l’ordinaire des préjugés, des penchants, des traits de caractère individuels[1]. Et M. Durkheim affirme que le philosophe qui spécule sur la morale ne pourra faire autre chose que d’ériger en principe universel quelque aspiration particulière de sa sensibilité[2].

Les critiques de Nietzsche sont justes. La thèse de M. Durkheim — qui est une thèse générale — n’est pas acceptable. Si on l’admettait, il faudrait renoncer à établir une morale. Notre raison cependant exige que nous en établissions une, que nous donnions un sens et un contenu à la notion du devoir : dès lors, à refuser d’étudier le problème moral par la méthode qui peut convenir pour cette étude on s’expose, on se condamne à choisir des règles arbitraires. Et pourquoi, d’ailleurs, serait-il vain de prétendre découvrir un principe moral universel, je veux dire valable pour tous les hommes ? Les défaillances que l’on constate chez les philosophes ne doivent pas nous décourager, surtout quand nous remarquons que ces fins de notre activité entre lesquelles il s’agit de choisir sont en somme en petit nombre, et que les données du problème moral ne sont pas tellement complexes que l’intelligence ne puisse les tenir toutes embrassées.

Et maintenant, la doctrine qui a été développée dans cet ouvrage remplit-elle les conditions qu’une doctrine morale doit remplir ? Je me crois en droit de dire qu’elle répond aux tendances qui dominent dans le mouvement philosophique contemporain : elle est humaine, car elle écarte rigoureusement ce qui est transcendant ou mystérieux ; elle demande à l’observation de définir le besoin moral — d’où le problème moral prend naissance — et d’indiquer comment ce besoin peut être satisfait ; elle fait appel à la science pour déterminer comment devra être appliqué le principe qu’elle adopte. Mais je me bornerai à cette remarque : il ne convient pas à un auteur de présenter sa propre apologie.


  1. Voir Par delà le bien et le mal, §§ 3, 5, 6, 8, 186, 187.
  2. De la division du travail social, Préf. de la Ire éd., p. xxxix, Introd., pp. 7-8.