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Printemps parfumé/Printemps parfumé

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Anonyme
Traduction par J.-H. Rosny et Hong-Tjyong-Ou.
E. Dentu (p. 13-140).


Autrefois vivait dans la province de Tjyen-lato, dans la ville de Nam-Hyong, un mandarin nommé I-Teung qui avait un fils, I-Toreng[1], âgé de seize ans. I-Toreng était parmi les plus habiles lettrés de son pays et il grandissait tous les jours dans l’étude.

Un matin, par un beau temps clair, le soleil brillait, le vent chuchotait doucement dans les arbres, agitant les feuilles dont les ombres tremblaient sur le sol, les oiseaux volaient à travers les ramures, s’appelaient les uns les autres et chantaient en chœur sur les branches ; les branches des saules trempaient dans l’eau comme pour y pêcher, les papillons allaient de fleur en fleur, et I-Toreng, qui regardait ces choses, appela son domestique :

« Voyez cette admirable nature, — dit-il, — le cœur me manque pour travailler quand je la vois si belle, et que je songe que celui-là même qui vivrait jusqu’aux limites de la vie, qui vivrait un siècle, ne vivrait que trente-six mille jours, voués à la tristesse, à la pauvreté ou à la maladie. Ah ! ne serait-il préférable de vivre au moins quelques jours parfaitement heureux. Pourquoi toujours travailler, toujours étudier ! Il fait si beau, je veux me promener. Indiquez-moi donc un endroit à visiter dans cette ville. »

Le domestique lui dit d’aller à Couang-hoa-lou[2], qui est situé sur un pont, et d’où l’on voit le panorama des montagnes et de la rivière.

« Je veux voir cela, — répondit I-Toreng ; — conduisez-moi donc. »

Alors le domestique[3] l’accompagna. Ils arrivèrent bientôt sur le pont, entrèrent dans le palais de Couang-hoa-lou et I-Toreng, se promenant sur les terrasses, admira beaucoup le paysage. Longtemps il se rafraîchit le cœur à la vue des montagnes, des pics coiffés de nuages et des vallées où dormait la brume. Enfin il remercia son domestique de lui avoir indiqué de si belles choses, et celui-ci, tout content, plaisanta, dit qu’il ferait bon vivre là pour un anachorète.

« C’est vrai, — fit I-Toreng, — il fait beau ; aussi pourquoi ne pas m’avoir mené plus tôt en cette charmante place afin que je m’y repose de mon dur labeur ?

— Je craignais votre père, » répondit le domestique.

I-Toreng lui imposa silence et le renvoya :

« Assez, assez, laissez-moi seul, allez vous amuser un peu plus loin ; mon père ne vous grondera pas pour m’avoir procuré une distraction. »

Mais, comme il regardait vers la montagne, il vit une jeune fille qui se balançait aux branches d’un arbre[4]. Il rappela son domestique :

« Qu’est-ce que cela, » fit-il en indiquant la jeune fille.

Le domestique, effrayé et fâché de l’aventure, fit mine de ne rien voir.

« Comment vos yeux n’aperçoivent rien là-bas ? — dit I-Toreng avec colère.

— C’est une dame qui se balance, — répondit alors le domestique.

— Pourquoi ne me l’avoir pas dit tout de suite ? — demanda I-Toreng.

— Si vous m’aviez demandé d’abord si c’était une dame, je vous aurais répondu que c’était une dame. Vous ne m’avez pas demandé cela et j’ai cru que vous aperceviez autre chose. Mais si votre père apprend que je vous ai mené ici et que vous vous êtes amusé à regarder ces choses, il sera fâché contre moi.

— Pourquoi mon père vous gronderait-il pour m’avoir mené à la promenade un seul jour parmi tant de jours de travail ? D’ailleurs ne parlons plus de mon père, et dites-moi si la personne qui se balance là-bas est une dame ou une demoiselle.

— C’est une demoiselle, — répondit le domestique.

— Est-ce une fille noble ou une fille du peuple ? » demanda I-Toreng.

Le domestique répondit que c’était une fille du peuple, nommée Tchoun-Hyang[5].

« Voulez-vous, — reprit I-Toreng. — prier cette jeune fille de venir ici ? »

Le domestique objecta que la chose offrait la plus grande difficulté. I-Toreng s’étonna de son opposition, persuadé que rien n’était au contraire plus simple que de faire venir auprès de lui une jeune fille du peuple.

Alors le domestique fit l’éloge de la chasteté, de la haute vertu de cette jeune fille, disant qu’il ne serait pas facile de la convaincre de venir trouver un jeune homme.

« Comment donc ferais-je — s’écria I-Toreng, — pour avoir le plaisir de causer quelques minutes avec elle ?

— Si vous tenez tant à cette entrevue, — dit le domestique, — je puis vous découvrir un bon moyen.

— Comment ferez-vous ? — fit I-Toreng avec empressement.

— Je demanderai la permission à votre père, — répondit le domestique.

— À mon père ! [6] — s’exclama I-Toreng avec terreur, — que dites-vous là ? Ne vous mettez pas contre moi, je vous prie, et ne parlez pas de cela à mon père. Vous me feriez grand tort. Je veux arranger cette affaire avec vous.

— Pourquoi ne pas avoir recours à votre père ? — répliqua le domestique ; — rien ne lui serait plus facile que d’appeler cette jeune fille auprès de lui, tandis que, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis vous satisfaire.

— Trouvez quelque autre moyen, — dit I-Toreng ; — je désire que mon père ne soit pas mêlé à tout ceci.

— Fort bien ; mais pour employer un autre moyen il vous faudra dépenser beaucoup d’argent.

— Je dépenserai tout ce qu’il faudra.

— Cependant, — objecta le domestique artificieux, — si vous avez l’esprit occupé de cette jeune fille vous penserez moins à vos études, et si votre père apprend que je vous ai détourné du travail, en vous menant à cette promenade, il usera de ses pouvoirs de mandarin et me fera mettre en jugement. »

À ces paroles, I-Toreng se désespéra :

« Hélas ! — dit-il, — que faire ?

Il réfléchit quelques minutes, puis :

« Enfin je vous donnerai beaucoup d’argent, mais il faut que tout se fasse à l’insu de mon père.

— Pourquoi donc n’iriez-vous pas vous promener près de l’endroit où se balance cette jeune fille ? — suggéra le domestique.

— Je veux le faire, » s’écria I-Toreng.

Ils allèrent tous deux. Arrivé près de la balançoire, I-Toreng regarda attentivement la jeune fille. Elle était très belle ; derrière les bandeaux de ses cheveux noirs que le vent ramenait sur sa face, elle apparaissait au jeune homme comme la lune entre deux nuages.

« Qu’elle est belle ! » pensait I-Toreng.

Un sourire ouvrit les lèvres de la joueuse, sa bouche fut pareille à la fleur du nénuphar entre-close sur les eaux, et, toujours se balançant, elle allait par l’espace comme une hirondelle qui vole. Du bout de son pied capricieux elle repoussait les branches, faisait tomber une pluie de feuilles. Ses mains blanches, aux jolis doigts longs, s’accrochaient aux cordes. Sa taille mince et souple s’inclinait comme le saule au vent.

I-Toreng, éperdu d’admiration, ébloui à ce spectacle, se prosterna dans une profonde désespérance. Le domestique effrayé le releva :

« Que faites-vous là ? — s’écria-t-il, — Si vous agissez ainsi dès l’abord, j’aurai tout à craindre de votre père et il me punira certainement. Calmez-vous, s’il vous plaît, rentrez chez vous et nous aviserons ensuite à quelque moyen de vous satisfaire : mais ne vous abandonnez pas dès premier jour.

— Vous avez raison, — répondit I-Toreng, — mais songez que la vie est instable que nous sommes heureux aujourd’hui, malheureux demain : qui sait si je ne serai pas mort demain, et alors pourquoi ne profiterais-je pas de l’occasion qui m’est offerte de parler à cette jeune fille ?

— Si vous pensez ainsi, faites qu’il vous plaira, » dit le domestique.

Mais, à ce moment même, la jeune fille, effarouchée d’être regardée,

... Elle allait par l'espace comme une hirondelle qui vole...

 
… Elle allait par l’espace comme une hirondelle qui vole…

descendit de sa balançoire, troussa ses robes et s’en fut, joueuse, vers sa demeure. Ses petits pieds n’allaient guère plus vite que la tortue sur le sable, et elle s’attardait encore, elle ramassait des pierres qu’elle jetait aux arbres pour faire envoler les oiseaux.

I-Toreng la regardait et s’émouvait davantage, désespéré de la voir partir. Le domestique l’engagea alors à rentrer, disant qu’il valait mieux s’en tenir là, afin que son père ne sût rien ; mais qu’il trouverait moyen de lui ménager une entrevue pour un autre jour.

« C’est vrai, impossible de rester. » balbutia I-Toreng.

Et il rentra chez lui comme un homme ivre. Il alla tout de suite voir ses parents et mangea avec eux. Ils lui demandèrent s’il s’était bien amusé.

« Oui, mon père, j’ai vu une chose ravissante, — s’écria I-Toreng, — oh ! l’exquise Tchoun-Hyang[7].

— Que parlez-vous de Tchoun-Hyang ? » fit le père.

I-Toreng, effrayé de sa distraction, répondit :

« Je veux dire, mon père, que les fleurs embaumaient délicieusement le printemps. »

Le repas s’acheva en silence et I-Toreng rentra dans sa chambre, alluma une bougie et ouvrit un livre ; mais les mots se brouillaient devant ses yeux et ils voyaient partout le nom de Tchoun-Hyang, ou sa chère image sur la balançoire et dans les différentes attitudes où il l’avait aperçue. Ne pouvant parvenir à s’abstraire, il appela son domestique.

« Eh bien ! — dit-il — avez-vous découvert quelque moyen ?

— J’y penserai toute la nuit, — répondit le domestique, — et je vous dirai demain matin ce que j’aurai trouvé. Mais, je vous prie, tenez votre esprit en repos, continuez à étudier ce soir ou couchez-vous et dormez paisiblement.

— Je vous remercie, — fit I-Toreng, — et, avec l’espoir que vous me donnez, j’aurai l’esprit tranquille et je dormirai bien. »

Cependant le domestique se retira, après avoir souhaité le bonsoir, et se dit :

« Voilà une bonne occasion de gagner de l’argent ! Mais ce sera difficile. »

Il resta quelque temps pensif, perplexe, puis tout à coup :

« Oh ! oh ! — fit-il, — j’ai trouvé. Je paierai une vieille femme pour qu’elle aille prier Tchoun-Hyang de se promener avec elle dans un endroit convenu, puis je dirai à I-Toreng de se vêtir en femme et je le mènerai au même endroit ; ainsi il pourra causer avec la jeune fille. Maintenant, en voilà assez, dormons ! »

Le domestique parti, I-Toreng, ne pouvant dormir, plein du souvenir de la belle jeune fille, ouvrit la fenêtre et regarda dehors. La lune était claire et les étoiles rares. Les corbeaux[8] volaient vers le sud. Le vent soufflait dans les bambous, les faisait s’entrechoquer : les oiseaux se réveillaient, ne pouvaient se rendormir dans le bruit et s’envolaient au loin. Les poissons dormaient à l’ombre des branches sur l’étang. La vue de ces choses, émouvant I-Toreng, le faisait penser davantage à l’aimée.

« Impossible de supporter cela plus longtemps, — fit-il, — je veux fermer la fenêtre et dormir. »

Il se coucha sur son lit ; mais il s’agitait sans cesse, se retournait sur l’un et l’autre côté, ne pouvant décidément clore les yeux. Enfin, après une longue veille, il s’assoupit et rêva qu’il se promenait dans Couang-hoa-lou, qu’il retrouvait Tchoun-Hyang se balançant aux arbres, qu’il allait la voir et qu’elle rentrait chez elle, joueuse et capricieuse ; mais il la suivait, il lui disait des choses très douces et elle ne lui répondait pas. « Ah ! a-t-elle donc le cœur aussi dur que la pierre et le fer ? — pensait-il, — comment arriverai-je à la toucher. » Attiré cependant davantage encore par ce silence, il la suppliait de lui dire quelque parole, rien que pour entendre le son de sa voix.

Elle lui répondit que l’usage voulait que les hommes fussent séparés des femmes et, qu’en entrant ainsi chez elle, il commettait une impolitesse, et que c’était pour cela qu’elle ne lui répondait pas.

I-Toreng, — tout honteux, — ne trouvait pas de mots, et dans son angoisse, il s’éveilla :

« Mon domestique a dit la vérité. — pensa-t-il ; — cette jeune fille est très vertueuse et il sera difficile de l’approcher. Mais heureux celui qui l’épousera, elle lui sera fidèle. Si je pouvais en faire ma femme, quel bonheur ! »

Et la nuit lui parut interminable dans l’attente. L’aube vint. I-Toreng appela son domestique :

« Eh bien, — dit-il, — avez-vous cherché quelque moyen ?

— Oui, j’ai cherché et, bien que ce soit très difficile, j’ai trouvé. Je veux découvrir dans ce quartier une vieille femme et l’envoyer à Tchoun-Hyang pour la prier de se promener dans Couang-hoa-lou.

— Et ensuite ? — demanda I-Toreng.

— Ensuite, — fit le domestique, — vous revêtirez des robes de femme et vous rencontrerez la jeune fille à Couang-hoa-lou.

— Fort bien, — dit I-Toreng, — je veux vous obéir.

— Mais, — suggéra le domestique, — il faut que je donne de l’argent à la vieille femme.

— Certainement, — fit I-Toreng, je dépenserai tout ce qu’il faudra. Combien voulez-vous ? Parlez, je vous le donnerai… Voici quarante mille poun, [9] transportez-les chez vous : vous en userez comme il vous plaira et vous noterez vos dépenses. »

Le domestique acquiesça, rentra chez lui très content, et s’occupa tout de suite de trouver une vieille femme. Dès qu’il l’eut découverte, il lui dit :

« J’ai besoin de vous pour ménager une entrevue entre I-Toreng et Tchoun-Hyang. »

Cette femme répondit :

« Je veux bien, mais Tchoun-Hyang est une vierge, et si ses parents apprennent que j’ai détourné leur fille. je crains leur vengeance.

— Ne craignez rien, — dit le domestique, — nous tiendrons cette affaire secrète et les parents n’en sauront jamais rien.

— Je suis prête à vous servir, mais comment ?

— Je vais vous l’indiquer. Vous irez chez Tchoun-Hyang, et vous la prierez de se promener avec vous à Couang-hoa-lou.

— Et comment alors I-Toreng lui parlera-t-il ?

— J’ai pensé qu’I-Toreng mettrait des vêtements de femme, qu’il irait ainsi à Couang-hoa-lou, et rejoindrait Tchoun-Hyang. Quant à vous, pour leur laisser un moment d’entretien particulier, vous feindrez de vous intéresser à autre chose et vous vous éloignerez un peu.

— Soit, — dit la vieille femme, — mais combien me donnerez-vous pour cela ?

— Autant que vous voudrez.

— C’est que, — reprit-elle, — si les parents apprennent jamais la chose, je serai mise en jugement et cela me paraît valoir une bonne somme.

— Oui, je sais, — dit le domestique ; — mais si vous êtes jugée, ce sera par le père de I-Toreng et, par conséquent, la peine ne sera pas forte.

— Si c’est comme cela, je veux essayer ; mais il faut encore que la jeune fille accepte de se promener avec moi et je vais le lui demander.

Elle partit là-dessus trouver Tchoun-Hyang qui étudiait. La jeune fille l’accueillit poliment, lui tendant la main.

« Vous étudiez donc toujours ? — dit la vieille femme.

— Oui, — répondit Tchoun-Hyang. — j’étudie beaucoup ; que ferais-je ?

… Et s’occupa tout de suite de trouver une vieille femme…
… Et s’occupa tout de suite de trouver une vieille femme…


 
… Et s’occupa tout de suite de trouver une vieille femme…

Je ne puis sortir toute seule ; par conséquent je suis obligée de travailler pour me distraire.

— Trouvez-vous ce livre bien intéressant ? — demanda la vieille femme.

— Oui, je le trouve fort intéressant, et je l’aime beaucoup.

— Quel en est le titre ?

— C’est le livre du philosophe Confucius, » répondit Tchoun-Hyang.

La vieille femme réfléchissait que cette jeune fille, qui aimait tant la philosophie de Confucius, devait être très vertueuse, donc difficile à détourner, car la philosophie enseigne la crainte de tout plaisir.

« Il faudra donc que je ruse pour obtenir d’elle qu’elle m’accompagne à la promenade, — pensait-elle, Et s’adressant à Tchoun-Hyang :

— Oh ! j’aime aussi beaucoup le livre de Confucius, et j’aime aussi beaucoup l’étude ; mais toujours étudier, c’est une grande fatigue ; aussi, souvent, pour me reposer, je prends mon livre et je vais me promener dans les bois. Aujourd’hui, il faisait beau, je suis sortie dans la campagne et j’ai composé une poésie que j’écrirai pour vous, la voici :

« Je me promenais dans un chemin près de la montagne ; — je vis un beau pêcher en fleurs ; — le vent impétueux soufflait dans ses branches, — et, les agitant, faisait tomber les blancs pétales comme une neige parfumée ; — et ils voletaient tout pareils à des papillons au cœur froid, — puis je vis des saules et leurs fleurs cotonneuses faisaient chaud au cœur des petits oiseaux qui chantaient sur l’arbre ; — et je me dis : nous sommes ainsi que ces fleurs, nous nous flétrissons. — mais pour toujours, sans pouvoir, comme elles, refleurir au printemps nouveau. »

Tchoun-Hyang écouta, rêveuse, et tout à coup ferma son livre.

« C’est vrai, — dit-elle, — ce que vous dites dans cette poésie. Malheureusement, je ne puis sortir seule ; cependant je me sens bien lasse : voulez-vous venir me chercher demain ? je vous accompagnerai à la promenade. »

La vieille accepta avec empressement et demanda à quelle heure elle devait venir.

« Venez demain à une heure et demie dans l’après-midi, je serai libre.

— Je viendrai, — fit la vieille femme. — Au revoir. »

Elle partit, alla trouver le domestique et lui dit :

« La chose est décidée, je me promènerai demain avec Tchoun-Hyang.

— Très bien, je suis content de vous, — fit le domestique ; — n’oubliez pas que c’est à Couang-hoa-lou que vous devez vous rendre.

— Je n’y manquerai pas. »

Ils se quittèrent là-dessus et la vieille femme rentra chez elle. Le lendemain, le domestique couru chez I-Toreng et lui dit :

« Tout est arrangé. Vous échangerez vos vêtements contre des vêtements de femme et, cette après-midi, vous vous promènerez dans Couang-hoa-lou. Mais prenez garde à ce que vous ferez, car la jeune fille est très vertueuse et ne permettrait pas un geste malhonnête.

— Je sais, je sais, » fit I-Toreng.

Le domestique prit alors congé de son maître en lui souhaitant une bonne promenade. I-Toreng alla, sans tarder, rendre visite à ses parents et demanda l’autorisation de se promener dans Couang-hoa-lou. Ils accordèrent facilement cette permission, et ils lui dirent de bien s’amuser. I-Toreng les salua et partit.

Tout heureux, il transporta ses vêtements de femme jusqu’auprès de Couang-hoa-lou. Là, dans un hôtel, il se déguisa, et quand ce fut fait il se regarda dans un miroir ; il se trouva très bien, jugeant que nul ne le reconnaîtrait. Puis il pensa qu’il ne serait pas bon d’entrer tout de suite dans Couang-hoa-lou, qu’il pourrait effaroucher Tchoun-Hyang, mais qu’il vaudrait mieux se rendre d’abord dans la montagne y cueillir des fleurs, y attraper des papillons, s’amuser enfin jusqu’au moment où il jugerait convenable d’entrer au palais. Il s’examina une dernière fois dans le miroir et, satisfait, marcha vers la montagne où il passa quelque temps, comme il avait dit, à cueillir des fleurs, à chasser des papillons, et à dépouiller des branches de saule de leurs feuilles qu’il éparpillait ensuite sur l’eau, pour faire venir les poissons. Si bien que Tchoun-Hyang fut attirée par ces jeux. Elle appela la vieille femme et lui demanda :

« Cette jeune fille qui joue là-bas, la connaissez-vous ?

— Où ? — fit la vieille femme, feignant l’ignorance.

— Comment vous ne voyez pas ?

— Ah ! oui, je vois, mais c’est un peu loin, je ne puis distinguer.

— Il est vrai qu’à votre âge vous ne pouvez y voir aussi loin que moi, cette jeune fille a une charmante figure ; elle est vêtue si magnifiquement qu’il est impossible qu’elle soit d’ici où nous sommes tous de pauvres gens.

— Est-elle vraiment si belle ? approchons-nous un peu pour que moi aussi je puisse voir. »

Elles descendirent sur le pont, et la vieille femme pria Tchoun-Hyang de l’attendre.

« J’irai, — dit-elle, — tout auprès de cette jeune fille, je l’observerai bien et je viendrai vous raconter ce que j’aurai vu.

— Faites cela, s’il vous plait, — dit Tchoun-Hyang, — car je suis fort curieuse. »

La vieille femme s’éloigna, s’approcha d’I-Toreng et revint bientôt :

« Oh ! c’est vrai, comme vous le disiez, cette jeune fille n’est pas d’ici. Je crois que c’est la fille du mandarin. »

Tchoun-Hyang regarda I-Toreng, et déclara qu’en effet la jeune fille jouait avec une grâce pleine de noblesse :

« Sa figure est belle comme la lune se levant à l’orient des montagnes. — pensa Tchoun-Hyang. — Hélas ! si ç’avait été un jeune homme, combien j’aurais aimé l’avoir pour fiancé. »

Puis s’adressant à la vieille femme :

« Elle doit bien s’ennuyer de jouer ainsi toute seule, elle qui est étrangère.

— Quel bon cœur vous avez, — fit la vieille femme. — Voulez-vous que nous l’appelions ; si elle vient tant mieux, et, si elle refuse, nous n’y pourrons rien.

— Il ne serait pas poli, — dit Tchoun-Hyang, — d’appeler auprès de nous une étrangère, surtout une étrangère noble et qui ne nous connaît pas. Allons donc la trouver nous-mêmes. »

La vieille femme, toute heureuse du succès de la ruse, approuva la politesse.

Elles allèrent donc auprès d’I-Toreng. Celui-ci, qui vit tout à coup la vieille femme et la jeune fille si proches, parut surpris et les salua poliment.

« Nous étions à Couang-hoa-lou à nous amuser, — dit la vieille femme, — lorsque nous vous avons aperçue, jouant ici toute seule ; nous avons pensé qu’il nous serait très agréable de pouvoir vous tenir compagnie.»

I-Toreng était au comble de la joie. Ils remontèrent tous ensemble à Couang-hoa-lou. Là, le jeune homme regarda bien attentivement Tchoun-Hyang et pensa combien elle était jolie ! Elle, de son côté, songeait que sa compagne était d’une merveilleuse beauté. Combien les filles de l’aristocratie étaient différentes des filles du peuple par la distinction de leurs manières !

Les deux jeunes gens causèrent quelques minutes, tout en observant le paysage et en se désignant les plus beaux sites.

« Ah ! — dit Tchoun-Hyang, — je regrette que nous ne nous soyons pas connues plus tôt, nous aurions pu souvent nous promener ensemble comme aujourd’hui. »

Cependant la vieille femme s’éloignait petit à petit, les laissant en tête à tête.

Alors I-Toreng, dit à Tchoun-Hyang :
… I-Toreng se déguisa en femme…
… I-Toreng se déguisa en femme…
 
… I-Toreng se déguisa en femme…

« Je veux vous réciter une poésie que j’ai faite.

Et voyant Tchoun-Hyang attentive :

« La vie est comme un fleuve qui s’écoule, et c’est pourquoi la vue de l’eau suscite ma mélancolie ; mais le salut des saules que le vent incline me console. »

Tchoun-Hyang, en entendant ces choses, fut triste et répondit tout en marchant :

« Le monde est comme un rêve de printemps, et nous ne pouvons être jeunes qu’une fois. Ne jamais s’amuser, ne jamais sortir c’est bien triste, et, puisque nous ne pouvons être jeunes qu’une fois, il faut égayer notre jeunesse. »

Ici, elle rappela la vieille femme :

« Pourquoi ne restez-vous pas auprès de moi, — lui demanda-t-elle. — Ne vous éloignez donc pas ainsi.

La vieille femme répondit :

— Hélas ! je suis vieille, et les vieilles personnes sont des êtres inutiles.

— Pourquoi dites-vous cela ? — reprit Tchoun-Hyang.

— J’ai connu votre âge, — gémit la vieille femme, — et je me sens vieille et inutile parmi vos jeux et vos causeries, c’est pourquoi je me suis éloignée. »

I-Toreng et Tchoun-Hyang se rendirent à la justesse de cet argument, mais ils la consolèrent tout de même de bon cœur. Alors, elle les assura qu’elle ne prenait que du plaisir en leur compagnie, et qu’elle avait parlé de sa vieillesse sans amertume.

« C’est par hasard que nous avons fait connaissance aujourd’hui, — dit I-Toreng à Tchoun-Hyang ; — Dieu a voulu notre amitié, il a fait nos âmes l’une pour l’autre.

— C’est vrai, — répondit Tchoun-Hyang, — notre rencontre s’est faite par hasard. »

Mais elle restait pensive, trouvant qu’I-Toreng ne parlait pas comme une femme, qu’il n’en avait point les manières ; cette singularité la frappa et elle conçut quelque soupçon de la vérité.

« Vos parents vivent-ils encore ? — demanda I-Toreng.

— Non, mon père est mort, je vis avec ma mère. Et vous ?

— Moi, j’ai mon père et ma mère, — fit I-Toreng.

— Vous êtes plus heureuse que moi. Mais si vous rentrez trop tard vos parents ne vous gronderont-ils pas ?

— Oui, si cela arrivait souvent ; mais une fois, n’est rien.

— Les parents grondent toujours lorsqu’on rentre tard ; aussi, pour éviter les reproches de ma mère, il faut que je vous quitte. »

I-Toreng, mécontent à l’idée de là séparation, balbutia :

« Quand pourrez-vous vous promener encore avec moi ?

— Je ne sors pas souvent, — répondit-elle, — voulez-vous venir chez moi ?

— Très volontiers, — fit I-Toreng. Mais votre mère ne grondera-t-elle pas ?

— Oh ! non, elle sera très heureuse au contraire de me voir étudier et jouer avec une amie. »

Ce disant, Tchoun-Hyang rappela la vieille femme :

« Il se fait tard, — lui dit-elle, — s’il vous plaît, nous partirons ensemble.

— Oui, — fit la vieille femme. »

I-Toreng les accompagna jusque sur le pont, et là il leur dit adieu. Tchoun-Hyang s’éloigna avec la vieille femme. I-Toreng rentra chez lui, rendit immédiatement visite à ses parents, mangea avec eux et leur raconta sa promenade. Après le repas, il se retira dans sa chambre, appela son domestique, et lui dit :

« Je suis très satisfait de vous ; je me suis promené avec Tchoun-Hyang et j’ai causé avec elle. La vieille femme s’est donné beaucoup de mal, donc il faudra lui remettre de l’argent.

— Bien, — reprit le domestique, — je m’en vais la faire venir et je lui donnerai sa récompense. »

Là-dessus, il partit et rentra chez lui.

De son côté Tchoun-Hyang, de retour chez elle avec la vieille femme, la remerciait vivement de tout le mal qu’elle s’était donné.

« C’est la moindre des choses, » répondit la vieille femme, en lui disant au revoir.

Tchoun-Hyang alors alla trouver sa mère et lui fit le récit de sa journée, et surtout combien heureuse elle avait été de rencontrer la fille du mandarin avec laquelle elle s’était promenée et avait causé. « Une jeune fille bien instruite et intelligente qui viendra souvent étudier ici avec moi.

— Oh ! quel bonheur, chère fille : » répondit la mère.

Le domestique s’était rendu chez la vieille femme aussitôt qu’il avait quitté I-Toreng, et il la remercia, lui disant que son maître avait témoigné la plus grande satisfaction et lui faisait remettre un cadeau. La vieille femme, heureuse, reçut l’argent et le serra.

Tchoun-Hyang, lasse, s’étant retirée dans sa chambre, se coucha, s’endormit et rêva qu’un dragon venait s’enrouler autour de son corps. Elle eut très peur et se leva.

« Quel singulier rêve ! » s’écria-t-elle,

Cependant, elle se remit au lit, mais, ne pouvant plus dormir, elle prit un livre. La nuit se passa ainsi. Au matin elle courut auprès de sa mère.

« Je n’ai pu dormir de frayeur, — lui dit-elle ; — j’ai rêvé qu’un dragon s’enroulait tout autour de mon corps.

— C’est un cauchemar qui vous vient d’avoir eu hier l’esprit et le corps fatigués de votre promenade, de vos causeries et de vos jeux ; ne vous en préoccupez pas, »

Tchoun-Hyang alors retourna dans sa chambre.

Cependant I-Toreng n’avait pu, lu non plus, étudier ni dormir parce qu’il pensait toujours à la jeune fille. Il résolut, dès le matin, de lui écrire une lettre, annonçant sa visite pour le soir même. Il fit appeler la vieille femme et la chargea de cette lettre.

La vieille prit la lettre et la porta tout de suite à Tchoun-Hyang. La jeune fille ouvrit la missive, la lut, dans une surprise joyeuse, et se hâta d’y répondre :

« Je serai ravie de vous voir. Je pense continuellement à vous, depuis que nous nous sommes quittées à Couang-hoa-lou. Aussi combien votre lettre m’a fait plaisir ! Je vous attends avec impatience. »

La vieille femme alla remettre cette réponse à I-Toreng qui fut transporté de joie. La journée lui parut lente, au gré de son désir. Enfin l’heure du dîner vint. Il mangea, retourna dans sa chambre, s’habilla en jeune fille, se glissa dehors, alla trouver la vieille femme et lui demanda de le conduire auprès de Tchoun-Hyang.

Il fut fait ainsi.

Ils arrivèrent bientôt à la demeure de la jeune fille. Là I-Toreng pria la vieille femme de le laisser, et il entra seul.

Tchoun-Hyang l’accueillit avec empressement, remerciant la prétendue amie de la peine qu’elle avait daigné prendre. Puis elle la conduisit auprès de sa mère et la présenta comme l’amie dont elle avait parlé. Ensuite elle ramena I-Toreng dans sa chambre.

« Ah ! quelle magnifique lune, — dit la jeune fille, — voulez-vous que nous nous promenions quelques moments dans le jardin ?

— Avec joie, » fit I-Toreng.

Ils sortirent et se promenèrent jusqu’à l’endroit où I-Toreng avait vu Tchoun-Hyang se balançer, le premier jour de leur rencontre.

« Ah ! une balançoire — s’exclama-t-il, — voulez-vous que nous nous balançions ? »

Tchoun-Hyang accepta avec plaisir. Ils se balancèrent donc et I-Toreng dit :

« Je regrette beaucoup que vous ne soyez pas un jeune homme, car, si vous l’étiez, je vous aimerais infiniment et nous nous épouserions.

— Je pense comme vous, — répondit Tchoun-Hyang ; — moi aussi, je souhaiterais que vous soyez jeune homme pour vous épouser.

« … Voulez-vous que nous nous promenions quelques moments… ? »
« … Voulez-vous que nous nous promenions quelques moments… ? »
 
… Voulez-vous que nous nous promenions quelques moments… ?


— Oh ! je ne puis vous croire, — reprit I-Toreng.

— Pourquoi donc, — demanda Tchoun-Hyang.

— Parce que je crois que votre pensée ne peut-être comme la mienne et que vous me trompez. »

Tchoun-Hyang répondit :

« Je sais, je sais, Confucius a dit : « Un cœur soupçonneux soupçonne toujours les autres. » C’est pourquoi vous ne me croyez pas. C’est vous qui me trompez, j’en suis sûre.

— Oh ! — fit I-Toreng en riant, — je veux bien admettre que je vous trompe ! Ainsi vous pensez vraiment comme moi.

— Certainement, je n’ai point l’habitude de douter des autres, et je parle tout droit comme je pense.

— Alors, — reprit I-Toreng, — si vous parlez vrai, je veux vous demander quelque chose.

— Et quoi donc ?

— Eh ! bien, — dit-il, — j’ai confiance en votre parole, et nous admettrons que, si j’étais un jeune homme, vous m’épouseriez, que si j’étais une jeune fille, nous serions comme des sœurs ; mais je désire que nous mettions cela par écrit.

— Très volontiers, — dit-elle.

— Cessons donc de nous balancer, — reprit-il, — et écrivons :

— Soit. »

Ils descendirent de la balançoire et I-Toreng écrivit la promesse :

« Signez, maintenant, » dit-il, lorqu’il eut fini.

Elle signa. I-Toreng mit le papier en poche. Alors Tchoun-Hyang, plaisantant :

« Pourquoi tout cela… Est-ce donc que vous êtes un garçon ?

— Oui, vraiment, je suis un garçon, » répondit I-Toreng.

Tchoun-Hyang, surprise, s’écria :

« Je ne vous crois pas, car pourquoi, si vous êtes un jeune homme, mettre des vêtements de femme ?

— Vous avez raison, cela doit vous paraître fort singulier ; mais comme je pensais toujours à vous depuis que je vous avais vue, et que je ne pouvais pas vous approcher sous mes habits d’homme, j’ai mis des vêtements de femme. »

Tchoun-Hyang, convaincue que c’était une simple plaisanterie, fit encore :

« Vous dites cela, mais je ne vous crois pas.

— Vraiment, vous ne me croyez pas ? Je suis I-Toreng, le fils du mandarin, et, sous ces vêtements de femme, je porte mes habits d’homme.

— Oh ! ne plaisantez plus je vous prie ; vous pensez bien que je ne puis vous croire.

— C’est très sérieux, pourtant, — reprit I-Toreng, — et, si vous doutez, je vais enlever mes vêtements de femme et me montrer à vous en jeune homme. »

Mais Tchoun-Hyang, voulant pousser à bout la plaisanterie et confondre son amie :

« Eh ! bien, je vous crois, faites voir. »

Il ôta ses vêtements et apparut magnifiquement habillé en jeune homme.

« Oh ! » dit alors Tchoun-Hyang, tout à coup effrayée et attristée.

Il s’efforça de la consoler, et lui mettant doucement la main sur l’épaule :

« Pourquoi être triste, vous ne m’aimez donc pas ? J’avais bien raison tout à l’heure de dire que vous me trompiez, et j’ai bien fait de vous faire signer vos paroles.

— Je ne pensais pas que vous pussiez être un garçon, et je vous ai parlé librement comme à une sœur ; j’ai plaisanté, mais si vous parlez sérieusement alors j’ai commis une grande faute, et, pire, je l’ai signée.

— Oui, — dit-il, — et si vous refusez de remplir la convention, si vous ne m’aimez pas, je rentrerai chez moi et, muni de mon papier, je vous ferai condamner.

— Condamner ! — dit Tchoun-Hyang, — pourquoi ?

— Parce que vous avez signé la promesse de m’accepter pour époux, et que vous devez faire honneur à votre signature.

— J’ai signé par pure plaisanterie, — dit-elle, — et si j’avais su que la chose était sérieuse, je ne l’aurais certainement pas signée. »

Alors I-Toreng essaya de la convaincre :

« Nous ne serons jeunes qu’une fois, — dit-il, — et pourquoi n’en profiterions-nous pas pour nous aimer tendrement ? »

Tchoun-Hyang resta longtemps pensive, et songea qu’elle ne pourrait pas se dédire puisque c’était signé !

« Eh ! bien, — dit-elle, — j’accepte le traité, mais nous ajouterons que, une fois mariés, nous ne nous quitterons jamais.

— Une fois mariés, — fit I-Toreng. — nous ne nous quitterons plus ; il n’est pas besoin de traité pour cela.

— Si j’étais une fille noble, — répliqua-t-elle, — je ne vous demanderais aucun traité, mais les mariages ne se faisant pas entre le peuple et l’aristocratie, il est honnête que je prenne cette précaution. Si vous me refusez cela, rendez-moi le papier.

— Quoi, vous me soupçonnez ? — fit-il.

— Je vous soupçonne beaucoup, — dit-elle. — Déjà que vous m’avez fait commettre une faute, en me trompant ; je ne puis donc avoir confiance en vous.

— Soit, — reprit-il, — je ferai tout ce que vous exigerez. »

Et, très satisfait, il écrivit le second engagement, le signa et le remit à la jeune fille. Elle le prit, mutine, et le plaisantant à son tour en lui montrant le papier :

« Prenez garde, maintenant, si vous me quittez jamais, j’irai trouver votre père et je vous ferai condamner.

— Quel malheur ! — fit ironiquement I-Toreng, — en jetant ses bras autour du cou de Tchoun-Hyang et la pressant contre lui… — Jamais je ne vous quitterai, croyez-le bien.

— Voilà la nuit qui s’avance. — dit Tchoun-Hyang, — rentrons chez moi. »


Ils rentrèrent donc, enlacés doucement, s’embrassant et se disant des choses tendres. Et elle, lui pinçant la joue, comme on fait aux enfants : « Oh ! le malin, — fit-elle ravie, — comme il m’a trompée ! »


Ils entrèrent dans la chambre de Tchoun-Hyang. I-Toreng enleva les vêtements de la jeune fille, tandis qu’elle faisait de même pour lui, puis ils se mirent au lit et passèrent la nuit à s’aimer, comme les couples d’oies[10] sur les étangs.

« Vous ne me quitterez jamais, n’est-ce pas ? — disait Tchoun-Hyang, serrée étroitement contre son amant… — Sinon, gare au papier !

— Ne parlez pas ainsi, — répondait I-Toreng, — je ne vous quitterai jamais, et si vous deviez mourir avant moi, je mourrais de même, comme l’oie mâle privée de sa femelle. »

Ils s’épousèrent, et Tchoun-Hiang parlant symboliquement à I-Toreng :

« La mer du printemps est endormie dans le calme, mais le flux fera partir rapidement le mât du navire. »

Lui répondit en son extase, la contemplant et la voyant rougir si bien qu’elle était mi-mûre : « J’aime la fleur rouge de la montagne. Je veux en jouir longuement et descendre vers la plaine, le plus tard possible. »


La nuit coula, le matin fut… Ils se

… Elle s’était mise à songer…
… Elle s’était mise à songer…
 
… Elle s’était mise à songer…


levèrent. Tchoun-Hyang conseilla à I-Toreng de retourner chez lui. Il demanda pourquoi elle le pressait. Elle dit qu’elle ne le pressait point, mais qu’elle lui conseillait de retourner par crainte de son père :

« Si votre père apprenait nos amours, vous ne pourriez plus sortir et je serais bien malheureuse.

— Mon père, — dit en riant I-Toreng, — a été jeune aussi. Pourquoi me gronderait-il ?

— Si vous ne m’écoutez pas, — dit-elle, grave, — il est probable qu’il m’arrivera malheur.

— Oh ! — répondit I-Toreng. — que dites-vous là ? De quel malheur parlez-vous ?

— Je répète, — dit-elle, — que votre père n’admettra jamais que vous veniez passer ainsi la nuit auprès de moi et sa défense me rendrait triste.

— C’est vrai, — reconnut-il, — il vaut mieux que je rentre tout de suite chez moi. »

Il partit donc immédiatement et visita ses parents. Ensuite, il se retira dans sa chambre. Il prit un livre et s’efforça d’étudier ; mais le souvenir de Tchoun-Hyang, de la joie qu’elle lui avait donnée, de sa jolie figure rose de plaisir, tout cela papillotait devant ses yeux et il ne parvenait pas à lire. Il attendit impatiemment tout le jour, aspirant à la nuit. Elle arriva enfin et il put se rendre auprès de sa maîtresse.


Restée seule, elle avait étudié tout le long du jour jusqu’au soir. Alors elle s’était mise à songer à I-Toreng et, se promenant au jardin, elle avait senti une grande tristesse :

« Je suis bien heureuse d’être mariée à I-Toreng ; mais, s’il retourne dans son pays natal, il m’abandonnera ! »

Au milieu de ces réflexions mélancoliques, I-Toreng entra. Elle courut vers lui, et ils se saluèrent, se caressèrent doucement. Alors, lui, examinant la figure de l’aimée, s’aperçut qu’elle était triste. Il pensa que sa mère l’avait grondée :

« Pourquoi êtes-vous mélancolique ? — interrogea-t-il cordialement. — Serait-ce que vous vous repentez de vous être unie à moi ? ou bien votre mère vous a-t-elle grondée ?

— Non, — fit-elle, — ne dites jamais de ces choses-là.

— Alors pourquoi êtes-vous triste ? — demanda I-Toreng. — Quand je vous vois, ainsi mon cœur est comme la neige à la chaleur. Confiez-moi donc toutes vos peines.

— Non, ami, je ne suis pas triste pour les raisons que vous imaginez. Je pense seulement que, lorsque vous retournerez dans votre pays natal, vous m’abandonnerez ici et que je serai la plus malheureuse des femmes. »

I-Toreng la consola :

« Chère amie, ne dites pas cela. Nous avons fait un traité qui durera autant que la pierre. Ne vous tourmentez donc pas sur cette question.

— Vous parlez selon votre cœur, — dit-elle, — mais votre père et votre mère ne peuvent avoir les mêmes sentiments que vous ; et je crois qu’il sera bien difficile m’emmener avec vous dans votre pays.

— Oh ! — fit I-Toreng, — pourquoi cela ?

— Parce que je suis une simple fille du peuple et vous un noble.

— Qu’importe, nos cœurs ne changeront jamais, nous serons toujours l’un à l’autre. »

Et lui mettant la main sur l’épaule :

« N’y pensez plus, — dit-il, — je vous en prie. »

Rassérénés tous deux, ils allèrent à la chambre de Tchoun-Hyang, et s’aimèrent comme la nuit précédente. Mais de bonne heure I-Toreng dit :

« Il faut que je rentre à la maison.

— Pourquoi cet empressement à me quitter ? — fit Tchoun-Hyang, inquiète.

— Oh ! je ne suis pas pressé de vous quitter, — dit-il, — au contraire.

— Mais oui que vous êtes pressé, répliqua-t-elle. — L’autre nuit vous ne pensiez pas ainsi à m’abandonner.

— C’est que, — répondit-il, — à cette heure, mon père et ma mère ne sont pas encore endormis. Je veux donc aller leur souhaiter le bonsoir et puis revenir ici.

— Bien comme cela, mais alors il sera préférable que vous restiez chez vous et ne reveniez que demain.

— Oh ! quelle rusée vous êtes. Tout à l’heure vous me reprochiez de vouloir partir et, maintenant, c’est vous qui me chassez.

— Oh ! non, je ne vous chasse pas, — dit-elle ; — seulement, si vous me revenez tard dans la nuit. comme l’air est froid dans la montagne, vous pourriez être malade et j’en serais très triste. Il vaut donc mieux remettre à demain la joie de nous revoir.

— Que vous êtes aimable, » dit I-Toreng.

Et il la quitta ainsi qu’elle le désirait.

Dès qu’il fut rentré, il alla chez ses parents qui lui donnèrent l’ordre de se coucher de bonne heure. Mais, dans sa chambre, il se remit à songer à Tchoun-Hyang, inquiet d’elle, ne pouvant dormir, s’agitant sans cesse. N’y tenant plus, il s’habilla et courut vers là demeure de sa maîtresse.

Restée seule, elle s’était mise au lit et tout-à-coup elle entendit la voix d’I-Toreng. Elle se leva, ravie du courage, de la passion de son amant, et vite elle lui ouvrit la porte, l’introduisit.

« Pourquoi, êtes-vous revenu ? — gronda-t-elle, — je vous avait dit de ne revenir que demain, et vous aviez accepté. Comment donc aurais-je confiance en votre parole, si vous manquez ainsi à vos engagements ; vous faites renaître tous mes doutes pour le futur.

— Pardon, amie, je reconnais ma faute ; mais, seul dans mon lit, je vous revoyais sans cesse, je ne pouvais dormir, et c’est pourquoi je suis venu.

— Je vous sais grâce d’avoir pensé à moi, — dit-elle ; — seulement, si vous faites ainsi tous les jours, vous ne pourrez étudier, votre corps souffrira, et voilà pourquoi je me sens ennuyée.

— Rien n’est plus vrai, — dit I-Toreng ; — mais accordez-moi encore cette nuit !

— Impossible, — se récria-t-elle, mutinement, — je ne puis accepter que vous manquiez à tous vos traités. À demain donc.

— Que vous êtes méchante ! — répliqua-t-il.

— Je ne suis pas méchante du tout. Écoutez-moi. En songeant tout le temps à notre amour, vous n’étudierez pas, vous ne serez pas instruit et vous rendrez le peuple malheureux ; vos parents seront attristés, et, de plus, vos visites trop fréquentes auprès de moi affaibliront votre corps. Je juge donc qu’il est préférable que je n’accorde pas ce que vous me demandez.

I-Toreng insista :

— Cette nuit seulement, — pria-t-il, — et je vous promets que, dès demain, je me mettrai au travail.

— Non, — dit-elle encore, très ferme.

— Oh ! méchante ! — fit-il.

— Pourquoi m’appeler méchante ? Je ne le suis pas.

— Oui vous l’êtes, car si vous ne m’accordez pas cette nuit, je serai malade tout de même de chagrin. Votre cruauté est donc inutile. »

Elle resta pensive, attristée qu’il pût être malade par elle, et reconnaissant d’ailleurs la justesse de ses paroles :

« Il m’aime tant, je ne puis le faire tellement souffrir. »

Et s’adressant à lui :

« Enfin, jurez-moi que si je vous accorde cette nuit, vous tiendrez invariablement votre promesse de travailler dès demain.

— Je vous jure que je ne me dédirai pas. »

Alors, elle lui caressa doucement la

… Dans une caresse très douce… elle mit sa joue contre la sienne…
… Dans une caresse très douce… elle mit sa joue contre la sienne…
 
… Dans une caresse très douce… elle mit sa joue contre la sienne…


figure et le baisa, disant qu’elle l’aimait bien, qu’elle était ravie de lui :

« Mais soyez raisonnable, ne venez pas si souvent les autres jours, travaillez, je vous en prie. »

Dans la plus grande joie, il promit de travailler de tout cœur, puis ils se mirent au lit, la nuit passa. Ils se levèrent à l’aube. I-Toreng rentra chez lui, rendit visite à ses parents, puis, une fois dans sa chambre, il prit ses livres, et, suivant le désir de Tchoun-Hyang, il étudia avec ferveur. Deux jours passèrent.

Le troisième jour, le domestique lui apporta une lettre. Quand I-Toreng eut lu cette lettre il fut désespéré : elle lui annonçait que son père était appelé à de hautes fonctions auprès du roi.

« Hélas ! hélas ! que faire ? » murmurait le jeune homme.

À ce moment, son père le fit appeler et lui dit :

« Vous allez partir en avant avec votre mère.

— Pourquoi ne partirions-nous pas tous ensemble ? — balbutia I-Toreng.

— Parce qu’il faut que je mette le nouveau mandarin au courant des affaires ; il est donc impossible que nous partions ensemble.

— Alors, je partirai, » fit I-Toreng, docile.

Mais il alla trouver sa mère :

« Mon père désire que nous partions avant lui, cela vous convient-il ?

— Certainement, — dit-elle, — je ferai comme il voudra. »

I-Toreng se hâta de faire ses malles où il entassa ses objets préférés ; puis il revint à sa chambre, et, là, le cœur lui faillit, il pleura et se désespéra.

« Que faire ! que faire ! Si je pars en avant, il me sera bien difficile d’emmener Tchoun-Hyang. »

Il alla donc trouver sa maîtresse à la nuit, et, tout le long du chemin, il se lamentait. Il s’essuya pourtant bien les yeux avant d’entrer chez elle et composa son visage. Elle l’embrassa tendrement :

« Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, » lui dit-elle.

I-Toreng, triste, ne répondit pas. Elle lui dit alors que probablement son père, ayant appris ses amours, l’avait grondé, et que c’était pourquoi il n’était pas venu ces jours derniers.

I-Toreng répondit en pleurant :

« Non, amie, ce n’est pas cela. Je vais retourner dans mon pays. »

Tchoun-Hyang, à cette nouvelle, laissa tomber ses bras, la poitrine affaissée.

« Que dites-vous là ? — s’écria-t-elle. — Est-ce votre père qui vous renvoie dans votre pays parce qu’il a su notre amour ?

— Oh ! non, — fit I-Toreng, — mais mon père est appelé auprès du roi comme ministre. Je suis donc obligé de partir. »

Il pleurait en disant ces choses. Elle le consola, et, pensant qu’il lui serait difficile de l’emmener avec lui :

« Ne pleurez pas ainsi. Si vous partez avant moi, j’attendrai que vous puissiez venir me chercher.

— Vous avez raison ; mais je ne puis souffrir de vous laisser une heure, un quart d’heure seule ici, tandis que je m’éloignerai ; je vous regretterai trop : cela est au-dessus de mes forces. »

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou, et dans une caresse très douce, mais un peu ironique, elle mit sa joue contre la sienne :

« Vous allez partir, ami, dites-moi quand vous reviendrez me chercher ? »

Et montrant un tableau à la muraille où se trouvait dessinée une cigogne :

« Quand cet oiseau-là chantera et volera, quand la montagne sera la plaine, vous reviendrez, n’est-ce pas, ami ? Quand la mer prendra la place de la terre et que la terre prendra la place de la mer, alors, n’est-ce pas, vous viendrez me chercher ? Si vous voulez me tuer auparavant et partir ensuite, c’est bien ; mais me laisser seule ici cela n’est pas possible. »

Entendant ces paroles, I-Toreng s’écria :

« Comment faire ? »

Ils causaient lorsque le domestique arriva. Il prit I-Toreng à l’écart :

« Votre père vous mande à l’instant : allez vite. »

I-Toreng laissa Tchoun-Hyang en lui disant :

« Au revoir, à tout à l’heure. »

Il rentra avec le domestique et alla visiter son père, qui dit :

« Pourquoi n’êtes-vous pas encor parti ? il faut partir tout de suite. »

I-Toreng répondit :

« Oui, mon père, j’y vais. »

Il dit adieu à son père et courut trouver sa mère.

« Partez en avant, je vous joindrai au plus tôt. J’ai ici quelques amis à qui je veux faire mes adieux.

— Soit, — dit la mère. — Allez donc tout de suite auprès de vos amis, et rejoignez-moi.

— Oui, maman, — dit-il. — à tout à l’heure. »

Sa mère partie, il revint auprès de Tchoun-Hyang.

« Je pars, à l’instant, — lui dit-il. — Partir ! partir ! partir !… Je pars ! je dois vous laisser ici. Comment faire ? »

Elle s’affola :

« Partir, — fit-elle, désespérée, — maintenant, tout de suite ! Comme je vais être malheureuse ! »

Elle l’accompagna[11] jusque sur le pont où se trouvait Couang-hoa-lou. Il tenait serrée dans sa main la main de sa maîtresse, ne pouvant se résoudre à la lâcher et pleurant. Le domestique, qui surveillait I-Toreng, accourut alors et lui dit :

« Allons, allons, il faut partir, votre mère vous attend. »

I-Toreng, fâché, s’écria :

« Si vous étiez à ma place, que feriez-vous donc ? Laisseriez-vous Tchoun-Hyang seule ici et partiriez-vous sans hésiter ?

— Si j’étais à votre place, — répondit le domestique — je ne pleurerais pas ainsi. Vos parents seraient morts que vous ne gémiriez pas davantage.

— Coquin ! coquin ! — se récria I-Toreng furieux.

— Quoi, vous m’injuriez, — dit le domestique, — je vais de ce pas tout raconter à votre mère. »

Le pauvre I-Toreng le calma, le supplia de n’en rien faire.

« Nous allons nous quitter, — lui dit-il, — pourquoi me joueriez-vous ce mauvais tour ?

— Si vous partez avec moi, tout de suite, je ne dirai rien, » répondit le domestique.

Tchoun-Hyang, dit alors :

« Il est impossible que je vous accompagne plus loin ; nous allons nous séparer ici. »

Et l’embrassant étroitement, le caressant, elle dit encore :

« Ne vous tourmentez pas trop pour moi, ami ; mais étudiez bien afin qu’un jour vous deveniez mandarin à Nam-Hyong et que vous puissiez m’épouser.

— Oh ! oui, — s’écria I-Toreng, — je travaillerai beaucoup en pensant à vous et je passerai mes examens pour vous conquérir.

— Je doute encore de vos paroles, — dit-elle — une fois dans votre pays, vous aimerez quelque autre jeune fille et vous m’oublierez.

— Comment pouvez-vous me dire une pareille chose ? — dit I-Toreng ; — c’est donc que vous songez à prendre un nouvel amant. »

Ils s’embrassèrent là-dessus. Elle lui souhaita bon voyage et bon courage. Alors, il dit, à son tour :

« Ne vous désespérez pas ! Je reviendrai vous prendre le plus tôt possible. »

Ils échangèrent leurs anneaux et il s’éloigna.

Affaissée sur le parapet du pont, elle suivait des yeux son ami, et elle pleurait. Lui, se tournait sans cesse. Elle agita son mouchoir. Il fit de même. Arrivé au détour de la montagne il s’arrêta une dernière fois et il ne pouvait se lasser de lui envoyer des signaux amoureux.

Le domestique le pressait, très ennuyé. I-Toreng le suppliait d’attendre encore. Cela menaçait de s’éterniser et le domestique grommelait, regardant Tchoun-Hyang agiter son mouchoir ; enfin n’y tenant plus, il prit le bras d’I-Toreng et l’entraîna derrière le coteau d’où il ne pouvait plus voir la jeune fille.

« Hélas, hélas ! — s’écria alors Tchoun-Hyang, — voilà mon amant parti ; je ne le vois plus. Ah ! la maudite montagne qui me dérobe l’adoré ; quand je vivrais un siècle, je garderais encore rancune à cette montagne. »

Elle rentra chez elle, elle entassa dans une malle ses plus belles robes, ses parfums, ses bijoux, en signe de deuil, et resta vêtue de pauvres vêtements.

Cependant, et comme le domestique[12] s’apprétait à le quitter, I-Toreng lui dit :

« Voici de l’argent pour vous, et voici une somme que vous porterez à Tchoun-Hyang. »

Le domestique, rentré en ville, alla trouver Tchoun-Hyang, et lui donna l’argent.


Le nouveau mandarin de Nam-Hyong arriva bientôt. Dès l’abord il dit à son domestique :

« Indiquez-moi, s’il vous plaît, une jeune fille de cette ville nommée Tchoun-Hyang.

— Bien, monsieur.

— Faites-la venir auprès de moi.

— C’est difficile, — répondit le domestique, — car la jeune fille est mariée à I-Toreng, le fils du précédent mandarin. »

Le mandarin à cette nouvelle entra dans une grande colère.

« Ne dites pas cela, et appelez-la immédiatement ici. »

Le domestique s’inclina, et courut remplir sa mission. Tchoun-Hyang était là. Il la fit demander :

« Pourquoi me demandez-vous ? — fit la jeune fille, en apparaissant.

— Le nouveau mandarin désire vous voir. Venez tout de suite. »

Dans l’impossibilité de se soustraire à cet ordre elle l’accompagna. Le nouveau mandarin la regarda attentivement.

« Elle est superbe, — pensa-t-il, — malgré ses affreux vêtements.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous à Séoul dans la capitale, et je le comprends aujourd’hui en vous voyant si belle. Voulez-vous m’épouser ? »

Elle ne répondait pas. Le mandarin insista :

« Pourquoi ne me répondez-vous pas ? » dit-il.

Il répéta deux ou trois fois cette interrogation, sans que Tchoun-Hyang répondit davantage. Plein de colère, alors, il reprit :

« Pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Je suis mariée avec I-Toreng. — dit-elle enfin ; — c’est pourquoi je ne vous répondais pas. D’ailleurs, — continua-t-elle, s’exaspérant, — si le roi de Corée vous a envoyé à Nam-Hyong, c’est pour vous occuper des besoins du peuple. Le travail ne vous manquera pas. Certes au cas où le roi vous aurait envoyé ici uniquement pour m’épouser, j’obéirais à cet ordre, sinon, vous ferez mieux de remplir les devoirs de votre charge et d’appliquer en justice les lois du pays. »

La rage du mandarin fut sans bornes. Il appela ses serviteurs et leur ordonna de conduire Tchoun-Hyang en prison. Mais elle dit encore :

« Pourquoi me faire mettre en prison ? Je n’ai jamais commis aucune faute. Une femme mariée doit rester fidèle à son mari. Si le roi de Corée était remplacé par un usurpateur, le trahiriez-vous pour servir le nouveau monarque ? »

Cette fois le mandarin bondit de fureur.

« En prison, en prison tout de suite, » ordonna-t-il. — Les serviteurs se précipitèrent sur elle et la menèrent en prison. Elle y passa de longs jours dans une profonde tristesse, sans presque prendre de nourriture, pensant toujours à I-Toreng.


Cependant, I-Toreng était arrivé dans la capitale. Il travaillait énormément dans l’espoir de passer vite ses examens et d’aller retrouver sa chère Tchoun-Hyang.

Un jour, enfin, il apprit que le roi de Corée avait fixé les examens pour le surlendemain. I-Toreng passa brillamment en tête de tous, et le roi, qui aimait beaucoup le jeune homme, le questionna après l’avoir félicité :

« Que désirez-vous de moi ? Je vous accorderai tout ce que vous voudrez. Voulez-vous être mandarin, gouverneur ?

— Je souhaite d’être nommé Émissaire royal[13] », dit I-Toreng.

Le roi, alors, lui donna le sceau et les riches vêtements afférents à son emploi, et I-Toreng se mit en route, après avoir été saluer ses parents. Il travestit ses domestiques et se travestit lui-même, en mendiants. Il explora ainsi le pays, interrogeant partout le peuple pour connaître ses besoins et pour contrôler l’administration des mandarins. Il arriva bientôt aux environs de Nam-Hyong. Il se logea dans un petit village de cultivateurs, où les gens travaillaient ensemble à leurs cultures et chantaient des chants patriotiques. I-Toreng les écouta chanter, ils disaient :

« Le riz que nous faisons pousser à grand peine, sous la brûlure du soleil, que nous arrosons de nos sueurs, il en faut d’abord donner une part pour le tribut du roi, ensuite une pour les amis pauvres, puis une part pour les voyageurs, consacrer encore quelque argent à la fête des ancêtres. Et cela serait bien, si le mandarin ne nous pressurait de telle sorte qu’il nous reste à peine de quoi manger. »

« Chut, — cria ici un jeune homme — Ne chantons pas ces chansons-là, car j’ai entendu parler d’un émissaire royal qui se trouve dans les environs de Nam-Hyong, et si jamais il nous entend chanter ainsi, il reprochera au mandarin sa mauvaise conduite et celui-ci se vengera sur nous. »

Intéressé, I-Toreng s’approcha et dit :

« Je veux vous demander quelque chose.

— Quoi donc ? — firent-ils.

— J’ai entendu dire que le mandarin de Nam-Hyong est marié avec Tchoun-Hyang et qu’il est très heureux par elle. »

Le jeune homme et tout le peuple se récrièrent.

« Comment osez-vous dire cela ? Tchoun-Hyang est très fidèle et très pure, et c’est très mal à vous de parler ainsi d’elle et du méchant mandarin qui l’opprime… Non, le fils du précédent mandarin a séduit la pauvre fille et l’a abandonnée sans plus jamais revenir la voir. C’est un fils de chien, un fils de veuve[14], un fils de porc !

— Assez, assez ! — fit I-Toreng, — ne parlez pas ainsi, ayez plus de respect, craignez de vous montrer injustes. »

Mais il pensa en lui-même qu’il avait commis une faute et s’éloigna pour pleurer.

Il s’arrêta dans un autre endroit où des écoliers jouaient. Curieux de les voir de près et de les entendre, il s’approcha. En jouant, l’un d’eux, déjà un grand jeune homme, disait à ses amis :

« Aujourd’hui nous sommes gais ; il fait beau temps, voulez-vous que nous fassions une poésie ?

Un autre fit :

— Mais sur quel sujet cette poésie ?

— Le sujet sera : « La vie du peuple. »

I-Toreng pensa que c’était fort intéressant et, couché dans l’herbe, il tendit l’oreille.

Le jeune homme chanta :

« Sur le brillant et doux soleil un méchant nuage s’est glissé. Tout est triste sur la terre. Ce nuage est pareil à un hameçon qui pêche le pauvre peuple. »

Un autre jeune homme s’exclama :

« Ah ! quelle tristesse ! J’ai entendu dire qu’une jeune fille nommée Tchoun-Hyang serait exécutée dans deux ou trois jours par le bourreau du mandarin.

— Pourquoi le mandarin veut-il tuer Tchoun-Hyang ? » demanda le premier jeune homme.

Un autre répondit :

« Oh ! ce mandarin, qui ne travaille guère, ne pense qu’à Tchoun-Hyang ; mais elle est comme le sapin et le bambou qui ne changent jamais, elle reste fidèle à son mari.

— Que c’est donc malheureux d’avoir eu, après le bon mandarin d’autrefois, ce méchant au cœur dur, qui est pareil à un hameçon crochant le pauvre peuple.

— Cette Tchoun-Hyang a donc été mariée ? — dit le premier jeune homme.

— Oui, elle a été mariée au fils du précédent mandarin. Quel cochon que ce fils ! Une fois marié il a abandonné la pauvre jeune fille, il a été plus féroce qu’un tigre. »

I-Toreng, entendant cela, fut fort ennuyé et, apparaissant tout-à-coup, il demanda aux écoliers lequel d’entre eux avait chanté la poésie :

« C’est moi, — dit le premier jeune homme.

— Voulez-vous me donner votre nom ? — demanda I-Toreng.

— Je suis Tchong-Wan-Jong. »

Là-dessus, I-Toreng s’éloigna rapidement vers Nam-Hyong, et il pleurait en songeant à sa pauvre Tchoun-Hyang.


Entre-temps, Tchoun-Hyang, toujours en prison, restait fidèle au souvenir d’I-Toreng et, mangeant à peine, elle était tout amaigrie, toute faible, toute malade. Un jour qu’elle dormait, elle eut un rêve. Elle vit sa maison, et, dans le jardin, les fleurs, qu’elle avait plantées et qu’elle aimait tant, se flétrissaient et s’effeuillaient. Son miroir dans sa chambre était brisé. Ses souliers étaient suspendus au linteau de la porte. Effrayée, elle s’éveilla :

« Quel affreux cauchemar ! — pensa-t-elle, — Je vais sans doute bientôt mourir. Je ne regrette pas la vie, mais je suis triste de ne pas avoir vu I-Toreng auparavant. »

Elle arrêta un aveugle[15], qui passait en ce moment dans la rue et lui demanda la signification de son rêve. Il songea quelques minutes :

« Oh ! — dit-il enfin, — quel heureux rêve !

— Comment pouvez-vous me dire cela. — fit-elle, angoissée, — alors que je suis en prison et que je serai bientôt condamnée à mort. Vous me trompez !

— Pourquoi dites-vous cela ? —

… Un aveugle qui passait en ce moment dans la rue…
… Un aveugle qui passait en ce moment dans la rue…
 
… Un aveugle qui passait en ce moment dans la rue…


répliqua l’aveugle ; — vous êtes en effet maintenant en prison, mais vous ne mourrez pas et plus tard vous serez heureuse !

— Mais, — dit Tchoun-Hyang, — ces fleurs qui se fanent, ce miroir brisé, ces souliers suspendus à la porte, tout cela est bien étrange et de mauvais augure.

— Ecoutez-bien, je vais vous dire ce que cela signifie : ces fleurs qui se fanent fructifieront, le bruit de ce miroir brisé sera entendu de tout le monde, les souliers sur la porte indiquent la foule venue pour vous féliciter de votre prochain bonheur.

— Je vous remercie, — dit Tchoun-Hyang, — quelle joie pour moi si tout cela arrive ! »

Et elle offrit de l’argent à l’aveugle, qui refusa énergiquement de la main droite, tandis que sa main gauche s’avançait pour recevoir la récompense.


Le nouveau mandarin, ce même jour, appela son domestique et lui dit :

« Dans trois jours, je célébrerai une grande fête, où j’inviterai tous les mandarins des environs. Ce jour-là je ferai exécuter Tchoun-Hyang. Voici de l’argent pour faire les préparatifs nécessaires.

— Bien, » fit le domestique, s’inclinant.

Il prit l’argent et s’occupa de préparer tout pour la fête.

I-Toreng, sur ces entrefaites, arriva dans la ville et alla vers la maison de Tchoun-Hyang. Tout y était abandonné, en désordre, en ruine. Il appela la mère de la jeune fille. Elle ne le reconnut pas[16], le prit pour un mendiant.

« Hélas ! — dit-elle, — je ne puis rien vous donner. Ma fille est en prison depuis longtemps ; dans trois jours elle sera exécutée et j’ai eu beaucoup de dépenses à faire. »

I-Toreng, entendant cela, fut affreusement triste :

« Venez auprès de moi, » fit-il à la mère.

Elle s’approcha et le considéra attentivement.

« Je ne vous connais pas, — dit-elle, — Votre figure me rappelle celle d’I-Toreng, mais vos habits sont ceux d’un mendiant.

— Je suis I-Toreng, » fit-il.

Elle laissa tomber ses bras de surprise et gémit :

« Ah ! tous les jours je vous attendais et ma pauvre fille vous attendait aussi. Vous voilà maintenant ; mais, hélas ! dans deux ou trois jours, Tchoun-Hyang sera morte.

— Ecoutez-moi, — répondit I-Toreng ; — quoique je sois un misérable mendiant, j’aime encore Tchoun-Hyang et je voudrais la revoir.

— Oh ! — s’écria la mère, — voilà qui est fort étrange. Vous, mendiant, vous aimez encore Tchoun-Hyang. Eh ! bien je vais vous conduire, nous allons essayer de la voir. »

Elle marcha devant et I-Toreng la suivit contrefaisant le malheureux.

Ils arrivèrent à la prison. Elle frappa à la porte et appela Tchoun-Hyang. Celle-ci, triste et fatiguée, dormait. Elle s’entendit appeler.

« Qui donc peut m’appeler ? — fit-elle. — Ma mère probablement, car qui d’autre ai-je sur la terre ? »

Elle regarda par la lucarne et aperçut sa mère.

« Oh ! mère, — dit-elle, — pourquoi m’appeler d’une manière si pressante ? Hélas ! j’attends toujours mon cher I-Toreng ; est-ce qu’il est arrivé des nouvelles ? Dites, dites-moi pourquoi vous êtes ainsi troublée ?

— Hélas ! — fit la mère en pleurant, — oui, nous attendions toujours I-Toreng, et voilà qu’un mendiant est venu chez moi !

— Eh ! bien, quoi, ce mendiant ?

— Mais c’est I-Toreng qui est devenu un mendiant, et, tenez, le voici. »

Tchoun-Hyang, incrédule devant cette absurdité, dit alors :

« Comment I-Toreng mendiant, je ne crois pas cela, ce n’est pas possible !

— Le voilà, le voilà, » fit la mère en colère, fâchée au fond de la fidélité de sa fille à cet I-Toreng qui leur revenait mendiant.

I-Toreng parut à la fenêtre. Tchoun-Hyang le regarda.

« Oh ! s’écria-t-elle, éclatant en sanglots, — il y a si longtemps, si longtemps ! »

Elle passa fiévreusement sa main par la lucarne, puis elle y passa sa tête la livrant aux baisers de son amant.

… I-Toreng parut à la fenêtre…
… I-Toreng parut à la fenêtre…
 
… I-Toreng parut à la fenêtre…


Mais la mère intervint, ironique :

« Voilà qui est fort, — dit-elle. — vous allez bientôt mourir, vous allez fermer pour toujours vos yeux à la lumière, et vous embrassez ainsi un misérable mendiant !

— Si je suis un mendiant par l’habit, — répliqua I-Toreng courroucé, — je n’en ai ni la figure ni le cœur ! Comment osez-vous m’insulter ainsi.

— Oh ! maman, — dit Tchoun-Hyang, — pourquoi dire ces paroles peu polies à un homme comme I-Toreng ? Oubliez-vous que, souvent, les héros d’autrefois traversaient de dures épreuves et tombaient dans le malheur ? Irais-je renier mon doux, mon seul I-Toreng parce qu’il est humilié ? Mais soyez-en sûre, si nous sommes misérables aujourd’hui, nous retrouverons la félicité !… Non, non, mère, oh ! je vous prie, écoutez-moi : retournez à la maison, voici les clefs de ma malle, prenez tous mes bijoux, toutes les choses précieuses qui s’y trouvent et vendez-les ; vous achèterez avec l’argent tout ce qu’il faut à I-Toreng et vous arrangerez bien ma chambre, afin de l’y loger.

— Bien, — fit la vieille mère, ricanant un peu, — je ferai cela ; mais je n’ai aucune confiance tout de même dans votre I-Toreng.

— Cher ami, — dit Tchoun-Hyang s’adressant au jeune homme. — rentrez à la maison avec ma mère. Reposez-vous bien et réconfortez-vous. Ne pensez pas trop à moi ; mais comme il faut que je meure demain pendant la fête que donne le mandarin, je désire avant ma mort que vous veniez à ma lucarne afin que je voie encore une fois votre cher visage.

— À demain donc, — répondit I-Toreng, — je reviendrai certainement. »

Et il partit en compagnie de la mère mécontente, qui grommelait en marchant vite.

« Comment, encore donner de l’argent à ce vagabond ; quelle sottise ! ma fille mérite tous ses malheurs. »

I-Toreng, contrefaisant toujours le misérable flageolant sur ses jambes, monologuait tout bas :

« Aujourd’hui vous êtes fâchée contre moi ; mais demain nous verrons votre figure. »

Ils entrèrent donc dans la maison, et la mère, obéissant au vœu de Tchoun-Hyang, courut chercher les bijoux ; mais I-Toreng l’arrêta.

« Inutile de vendre cela aujourd’hui ; nous avons le temps d’attendre jusque demain ou après-demain. »

I-Toreng alla dormir là-dessus. Le lendemain quand la mère frappa à sa porte, pour l’éveiller, en grondant contre la paresse du jeune homme, elle ne reçut pas de réponse. Ouvrant la porte, elle constata qu’I-Toreng était parti.

« Oh ! quel diable ! — fit-elle, surprise. — Hélas ! ma fille va encore s’attrister pour son dernier jour. Où donc est-il ? »

Mais elle le chercha partout vainement.

« Si je le dis à Tchoun-Hyang — pensa-t-elle, — elle va affreusement souffrir. Je lui tairai donc tout ceci. »


I-Toreng était parti pour rassembler ses domestiques, déguisés comme lui en mendiants. Il leur donna des ordres stricts pour la journée. Ils devaient se tenir chacun à son poste, autour de la maison du mandarin.

Entre-temps, le mandarin recevait ses hôtes et présidait au grand dîner de gala et aux autres divertissements. I-Toreng parvint à s’introduire au palais et même à s’approcher du mandarin.

« Je suis un pauvre homme, — dit-il, — et j’ai faim. Donnez-moi un peu à manger. »

Le mandarin, furieux, commanda à ses domestiques de chasser l’importun. Ceux-ci bousculèrent I-Toreng et le jetèrent à la porte.

« Ah ! Ah ! — grommela I-Toreng entre ses dents, — quelle vigoureuse autorité, mais patience ! cette autorité s’abaissera tout à l’heure : je montrerai ma force. »

Le mandarin, entouré de courtisanes, se livrait à l’orgie avec ses amis, mangeant, buvant, chantant. I-Toreng, cependant, rôdait autour de la maison, cherchant quelque moyen de s’y introduire. Les portes étant gardées, il résolut de se servir des fenêtres. Appelant alors un de ses serviteurs, caché près de là, il le pria de l’aider à gagner une fenêtre ouverte. Le domestique le souleva jusqu’à l’appui et I-Toreng fut de nouveau dans le palais.

Il se glissa dans l’une des salles où se tenait la fête. Le mandarin de Oun-Pong, nommé Yong-Tchang, se trouvant à côté d’I-Toreng, celui-ci demanda :

« J’ai faim, ne pourriez-vous me faire avoir quelque chose ? »

Yong-Tchang appela une des courtisanes et lui dit d’apporter quelque chose pour le mendiant.

I-Toreng mangea donc, puis, s’adressant toujours à Yong-Tchang :

« Je vous remercie beaucoup de la peine que vous vous êtes donné pour moi, et je veux vous payer d’une petite poésie, » fit-il, en tendant un papier.

Yong-Tchang lut :

« Ce beau vin dans des vases d’or, c’est le sang de mille hommes.

« Cette magnifique viande sur ces tables de marbre riche, c’est la chair et la moelle de dix mille hommes.

« Les cierges resplendissants dont les pleurs coulent, ce sont les larmes de tout un peuple affligé.

« Ces chants retentissants des courtisanes ne s’élèvent pas plus haut que les gémissements et les cris de reproche du peuple qu’on pressure odieusement. »

« Oh ! — s’écria Yong-Tchang, fort effrayé à cette lecture, — voilà : qui est contre nous. »

Et il passa le papier au mandarin de Nam-Hyong. Celui-ci lut à son tour, puis demanda :

« Qui donc a fait cela ?

— C’est ce jeune mendiant, » dit Yong-Tchang, désignant I-Toreng.

Mais il s’effraya tout à coup, en pensant combien il était singulier qu’un mendiant eût fait ces vers. Il se leva donc et, prétendant des affaires urgentes, il se retira.

Les mandarins, pris de la même terreur, s’en allèrent tous sous des prétextes divers, et le mandarin de Nam-Hyong, resté seul et très effrayé lui aussi, se retira dans sa chambre.

Au fur et à mesure que les mandarins étaient sortis, ils avaient été arrêtés par les serviteurs d’I-Toreng, selon les ordres qu’il leur avait donné.

« Pourquoi nous arrêtez-vous ? » demandèrent les mandarins.

Les serviteurs répondirent :

« Nous ne le savons pas, nous agissons sur l’ordre de l’Émissaire royal.

— L’Émissaire royal ! Où donc est-il ? — chevrotèrent-ils, blêmes de terreur.

— L’Émissaire ? — dirent les serviteurs, — nous ne le savons pas ; il était avec vous à la fête tout à l’heure. »

Alors les mandarins furent persuadés que l’émissaire était le mendiant qui avait fait la poésie.

Cependant les serviteurs étant venus rapporter à I-Toreng ce qu’ils avaient fait, il leur ordonna de laisser partir les mandarins.

« Emparez-vous seulement — dit-il, — du mandarin de Nam-Hyong. »

Ils obéirent et conduisirent le mandarin en prison. Puis I-Toreng ordonna aux domestiques du palais de quérir Tchoun-Hyang, afin qu’elle fût jugée. Elle s’étonna fort de les voir si tôt et leur demanda pourquoi ils venaient :

« C’est l’Émissaire qui nous envoie — dirent-ils. — Il va vous juger. »

Épouvantée, elle murmura :

« Oh ! je vais mourir ! Par pitié, — dit-elle aux domestiques, faites appeler ma mère, que je la voie encore avant de mourir.

Ils se rendirent à ce vœu. La mère accourut.

« Mère, — fit-elle, — voilà l’heure de ma mort. Où donc est mon ami I-Toreng ?

— I-Toreng ! — s’écria-t-elle : — mais je ne sais pas où il est, il a disparu de la maison ce matin, et j’ai eu beau le chercher partout, je ne l’ai plus revu.

— Oh ! mère, — gémit Tchoun-Hyang, — vous l’aurez maltraité et il sera parti. Vous me rendez bien misérable ! »

Mais les domestiques les séparèrent, disant que l’Émissaire ne pouvait attendre jusqu’à la fin de leurs histoires, et ils entraînèrent Tchoun-Hyang. La mère suivit de loin, anxieuse.

L’Émissaire,[17] derrière son rideau, dès que Tchoun-Hyang fut là, se mit à l’admonester :

— Si vous n’aimez pas le mandarin — conclut-il enfin, — voulez-vous du moins m’épouser, moi, l’Émissaire royal ? »

Et, faisant signe à ses serviteurs qui, le sabre au clair, entourèrent la jeune fille, il ajouta :

« Si vous refusez de m’épouser, je vous fais trancher la tête immédiatement.

— Hélas ! — s’exclama Tchoun-Hyang, — combien malheureux le pauvre peuple de ce pays.

— Comment, — fit l’Émissaire. — qu’est-ce qu’il y a de si malheureux pour le peuple ?

… L’Émissaire, derrière son rideau, dès que Tchoun-Hyang fut là…
… L’Émissaire, derrière son rideau, dès que Tchoun-Hyang fut là…
 
… L’Émissaire, derrière son rideau, dès que Tchoun-Hyang fut là…


— Ce qu’il y a, — dit-elle, — mais d’abord l’injustice du mandarin et puis que vous, l’Émissaire du roi, qui devez aide et protection aux malheureux, vous songiez immédiatement à condamner à mort une pauvre fille que vous désirez. Voilà ce qui est triste pour le peuple. Jamais on ne vit chose plus inique. »

I-Toreng, s’adressant alors aux courtisanes qui étaient demeurées dans la salle :

« Défaites les cordes qui lient les mains de Tchoun-Hyang, — dit-il, — coupez-les avec vos dents. »

Elles le firent et Tchoun-Hyang se trouva libre.

« Levez maintenant la tête, — dit l’Émissaire, — et regardez-moi.

— Non, répondit-elle, — je ne vous regarderai pas, je ne vous écouterai même pas ; coupez-moi le corps en morceaux si vous voulez, mais je ne me marierai pas avec vous. »

Alors I-Toreng, charmé, enleva son anneau et ordonna à une courtisane de le porter à Tchoun-Hyang. Elle regarda l’anneau et le reconnut pour celui qu’elle avait autrefois remis à I-Toreng. Elle leva les yeux, reconnut son amant, se dressa toute droite et, soutenue par les courtisanes, s’approcha, tremblante d’émotion.

« Ah ! — s’écria-t-elle dans sa joyeuse surprise, — hier mon ami n’était qu’un vil mendiant et le voilà Émissaire royal. »

I-Toreng lui tendit la main, elle se précipita dans ses bras, et ils restèrent quelques minutes à sangloter de bonheur.

À ce moment, la mère, voyant ce beau dénouement, accourut en dansant de joie et s’écria :

« Quoi ! l’Emissaire est notre I-Toreng. Je n’ai pas eu de garçon, — poursuivit-elle, s’adressant aux autres, — mais ma fille me rapporte plus de joie qu’un garçon. Je l’ai bien élevée, et elle a été la plus vertueuse, la plus fidèle des femmes. La voilà mariée à un Émissaire royal. Quel bonheur ! Je vous souhaite à tous d’avoir une fille comme la mienne, plutôt que des garçons. »

Proche d’I-Toreng, elle lui demanda pardon de l’avoir maltraité la veille.

« Mais nous vous avions attendu si longtemps, — dit-elle, — et de vous voir arriver en mendiant, sans autorité pour sauver ma pauvre fille de la mort, cela m’avait fâchée contre vous. Mais tout est bien et je vous prie de m’excuser.

— Tchoun-Hyang a plus souffert que vous — répondit I-Toreng, — et m’a attendu avec plus d’impatience encore, cependant jamais elle ne s’est fâchée contre moi !

— Oh ! — fit la jeune fille, ma mère est âgée, et elle était vraiment comme folle de me voir souffrir ! »

I-Toreng, riant, déclara qu’il excusait tout de bon cœur, qu’il n’était qu’à la joie. Il donna ensuite aux domestiques et courtisanes l’ordre s’en aller et voulut se retirer avec Tchoun-Hyang dans une chambre où ils pourraient s’aimer à l’aise. Mais la jeune fille s’opposa à ce projet.

« Il faut d’abord, — dit-elle — que vous fassiez tout votre devoir, que vous rendiez justice aux malheureux, que vous punissiez les coupables. Ensuite nous serons heureux ensemble. »

I-Toreng, ravi de la sagesse de son amie, acquiesça à son désir.

Il fit donc venir le mandarin de Nam-Hyong.

« Dès que vous avez été nommé mandarin de Nam-Yong, — dit l’Émissaire, — vous avez pressuré le peuple, vous l’avez rendu malheureux ; je vous condamne pour tout cela à être envoyé dans une île. »

Ensuite I-Toreng fit comparaître l’écolier dont il avait surpris la satire. Il lui donna de l’argent et des gâteaux, l’interrogea sur ses études et lui recommanda de bien travailler. L’écolier remercia et affirma ses bonnes résolutions. I-Toreng termina ainsi toutes les affaires pendantes, dans un grand esprit de justice. Quand tout fut bien arrangé à la satisfaction générale, il repartit pour Séoul avec Tchoun-Hyang et sa mère.

Il consigna ses aventures dans un écrit qu’il remit au roi. Le roi l’ayant lu, surpris et charmé de la fidélité de Tchoun-Hyang, la nomma Tchong-Yoll-Pouin (duchesse). Elle fut alors officiellement présentée aux parents d’I-Toreng et elle se maria en grande pompe. Ils furent heureux et elle lui donna trois garçons et deux filles.

Le roi dit que la fidélité de Tchoun-Hyang, fille du peuple, était plus méritoire que celle des filles nobles : il souhaita que cette fidélité servit désormais de modèle aux autres femmes et que les hommes s’en inspirassent comme d’un symbole de la foi qu’ils devaient au roi, leur maître.


  1. I-Toreng. Le nom transmis par le père est I. Tous les fils de I-Teung se seraient appelés I-Toreng s’il en avait eu plusieurs, et, en ce cas, pour les distinguer, il eût fallu un troisième nom ; par exemple l’un d’eux aurait pu se nommer I-Toreng-Ou.
  2. Couang-hoa-lou : grande maison bâtie sur un pont à Nam-Hyong. Elle appartient au gouvernement, On s’y promène sur les terrasses comme nous nous promenons dans les jardins publics.
  3. Ce domestique est attaché à la résidence du mandarin. Il connaît par conséquent très bien la ville.
  4. Le cinquième jour du cinquième mois de l’année coréenne est un jour saint où les jeunes filles et les enfants attachent des balançoires aux arbres et se balancent longuement.
  5. Printemps parfumé.
  6. En Corée, comme en Chine, le respect filial est la base de la société. Un fils, à n’importe quel âge, est soumis à son père.
  7. Rappelons, pour expliquer le quiproquo, que Tchoun-Hyang signifie printemps parfumé.
  8. Le corbeau est très respecté en Corée, il symbolise l’amour filial.
  9. Le Poun, monnaie de cuivre valant environ un centime et demi.
  10. Les oies en Corée symbolisent le mariage. Les couples d’oies sont en effet très unis. Pendant la cérémonie coréenne du mariage, un couple d’oies est placé sur la table, entre deux cierges, parmi la fumée de encens. Les prières se font autour de cet autel.
  11. L’habitude coréenne est d’accompagner ainsi le voyageur aussi loin que possible avant de le quitter.
  12. Rappelons que ce domestique est attaché à la fonction, et non pas à l’homme.
  13. L’Émissaire royal est muni de pleins pouvoirs. Il porte le sceau royal. Il surveille d’une manière occulte l’administration des mandarins et les punit s’il les juge coupables.
  14. Le fils de la veuve, gâté par sa mère, tourne souvent mal : appeler quelqu’un « fils de veuve » est une injure grossière en Corée.
  15. Les aveugles, en Corée, exercent le métier d’astrologue, chiromancien, déchiffreur de songes.
  16. Il est sous-entendu, à cause du respect pour les parents, que la mère connaissait le mariage secret de Tchoun-Hyang avec I-Toreng.
  17. L’Émissaire royal (Oza) se tient caché derrière un rideau pour rendre ses jugements ; il est en effet essentiel qu’il soit aussi peu connu que possible puisque sa fonction est de surprendre les fautes des mandarins.