Prise de possession/6

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VI


Comme le poète américain, nous attendons que dans l’ensevelissement du vieux monde germe la vie nouvelle.

Cette terre d’Amérique est à la fois le nouveau monde et le monde nouveau.

Les sept de Chicago y touchent Christophe Colomb.

Les légendes se mêlent, les transformations, aidées par la fécondité des plaines, par les souffles puissants des hautes montagnes, par la mer, qui leur donne son souffle immense, iront vite.

Que de ruines sur cette terre ! Le monde des Incas a sombré sur d’autres. Les symboles sont ceux de l’Atlantide mêlés à ceux de l’Inde.

Le Brésil au sol brûlant ne pouvait être insensible. Le signal a retenti pareil à un coup d’archet, et un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant le rythme qui l’entraîne, chaque nation répond à l’appel de la liberté.

Les États-Unis du Brésil nous reportent à 48, à 89 peut-être, mais nous-mêmes sommes moins encore à la même époque. Soyez tranquilles, cela chauffe.

On entend déjà souffler la machine et les rails sont encombrés encore d’attardés qui s’obstinent à attendre là que l’avenir vienne à eux. Tant pis, la vapeur passera quand même.

Lors même qu’il resterait, dans quelque coin du monde, des hommes d’État plus bêtes et plus cruels que le roi de Dahomey, l’heure de la transférade sociale, qui ferme notre cycle et précède le nouveau, n’en est pas moins venue. Ce n’est pas parce qu’il resterait quelques feuilles mortes passant l’hiver qu’elles en sont moins mortes.

Le grain est à l’horizon, il grossit et bientôt lavera la terre, balayant finances, pouvoir, mascarades et mises en scène des mensonges séculaires.

En fomentant une guerre, dont les peuples ne veulent pas mais qu’ils sont capables encore de subir, de subir d’abord, de faire ensuite avec une furie de meutes, l’instinct sanguinaire de la bête s’étant réveillé, les maîtres du bétail humain pensent refaire à neuf la vieille société ; ils se trompent. Un certain nombre d’hommes tourneraient contre l’ennemi commun les armes qu’on leur aurait données pour s’égorger entre eux et rendraient par la révolte la délivrance générale.

Cette internationale spontanée de la lutte pourrait être la minorité : la routine, l’habitude de la discipline retiendraient beaucoup d’esclaves dans le troupeau. Mais n’est-ce pas toujours une minorité qui a essayé les révolutions ?

Elles se font même seules quand l’heure est venue.

Que ce soit la grève, la peste ou la guerre qui donne le coup d’épieu au vampire du capital, la prise de possession de tout par tous n’est pas moins faite. Les uns, las de souffrir, les autres, indignés, tous, amis et ennemis, — entendez-vous ? ennemis même, — tous n’ont rien à y perdre, tout à y gagner. La prise de possession de tout par tous n’est que la délivrance de tous, — la fin du vol éternellement commis par les privilégiés et stupidement accepté par les foules.


Puisqu’on agite le fantôme de la guerre, puisqu’on veut rajeunir dans un bain de sang le vieux monde déjà mort parlons de la guerre, et en attendant de publier les notes nouvelles sur le Tonkin, servons-nous de vieilles déjà ; puisqu’on s’occupe de l’Amérique, parlons de la sombre aventure du Mexique.

Au fond, comme toujours, étaient des questions financières, entre autres celle-ci : un capitaliste juif de Suisse avait prêté aux libéros mexicains une dizaine de millions ; ne fallait-il pas qu’il fût remboursé ?

D’un autre côté, François-Joseph s’était plaint à Bonaparte et à Victor-Emmanuel que son frère Maximilien, imbu d’idées libérales, pouvait mal tourner.

N’est-on pas rivé, dans ces familles-là, au métier de roi ? Ceux qui essaient de laisser là le boulet sont des gêneurs dont on se débarrasse comme on peut. Cela se fait de même dans les républiques bourgeoises. C’est la raison d’État.

Une bien belle chose que la raison d’État ! Plus muette et plus terrible que le bourreau, elle prend partout ses victimes.

Le jeune Maximilien, qui, en octobre 66, fut fusillé à Keretaro, après avoir été imposé par Bonaparte comme empereur du Mexique (il ne fait pas bon être imposé), est, lui aussi, une victime de la raison d’État.

Maximilien était brave ; illusionné par le titre d’Empereur, il crut être héroïque en déclarant qu’il voulait mourir souverain.

Charlotte l’aimait, elle le trouvait bien ainsi.

Jeunes tous deux, ils eurent les noces rouges, ces fils de rois, comme ceux de Chicago, les fils de la liberté. La mort délivra Maximilien du titre ridicule d’empereur,

Que de choses dans cette guerre. La terrible retraite de Puebla qui n’en finissait pas.

La contre guérilla recrutée parmi les plus féroces de toutes les nations, armés d’une carabine et d’une corde qui, disaient-ils, pouvait servir plusieurs fois et leur épargnaient la poudre, ils économisaient les cartouches et multipliaient les cadavres aux arbres des routes.

Il y a cent ans, Abraham Lincoln voyait l’Amérique libre, ayant des vigies planant sur les eaux, — l’une en regard de l’Europe et de l’Afrique, l’autre de la Polynésie, — son rêve se réalise.

Et ce n’est pas seulement l’Amérique, mais le monde entier qui sera libre.

Ce n’est pas seulement la terre qui portera les villes superbes de la confédération humaine, il y en aura sous les eaux contenues dans des navires sous-marins grands comme des contrées, dans les airs voguant peut être de saisons en saisons.

Qui sait ce que seront ces villes du XXe siècle, ce que seront les hommes qui fouleront nos poussières, parlant une autre langue ou se retrouveront semés çà et là un peu de misérables diabètes vivant une autre vie toute d’intelligence de paix d’humanité.


Dites-nous camarades de toutes les ligues, est-ce que vous allez continuer ainsi, usant les urnes, le temps et l’argent, usant vos vices inutilement ?

Que vous ont fait ces autres camarades que vous cherchez à faire [entrer dans] le lazaret du Palais-Bourbon, pourquoi leur persuader qu’ils peuvent tout, ils ne peuvent rien que se pourrir comme les autres.

Lors même qu’ils arriveraient à mettre des pièces neuves sur les [trous] de la Constitution, vous savez bien que cela n’irait pas ensemble, les morceaux neufs arracheraient la guenille.

Comme il y a longtemps qu’on étouffe bêtement du même collier !

Chose étrange, parmi les plus étranges c’est le pouvoir et la force traités par Eschyle comme nous les traitons nous-mêmes.

La scène dans Prométhée s’ouvre sur une idée moderne, le pouvoir pressant le supplice de celui qui a doté les hommes du feu.

La force dans Eschyle est muette, le pouvoir est comme aujourd’hui impitoyable dans sa terreur.

« Frappe, dit-il à Vulcain, frappe encore, ne laisse rien de lâche dans les liens ; il est capable de se tirer des pas les plus difficiles..... Je vois un coupable justement puni, mais passe des sangles autour de ses reins !

« Cloue lui aux pieds des entraves qui pénètrent dans les chairs, n’oublie pas que ton ouvrage est sévère.

« La fermeté de Prométhée n’est pas moins grande que celle des Spres des poisons. »

Sommes-nous plus avancés qu’au temps d’Eschyle, non ! C’est le même principe, la force, seulement c’était alors le matin et c’est maintenant le soir ; le soleil se couche sur le pouvoir, sur la force, sur les misères éternelles.

Aujourd’hui encore, le charnier c’est la terre toute blonde d’épis toute pleine d’êtres subissant ou donnant la mort quand tout déborde de vie.

Oui c’est bien la même chose que toujours, mais c’est bien le soir.

Et sous le soleil de demain, les cris des misérables ne frapperont plus le ciel sourd, la révolte comme la tempête aura passé.

Personne au monde ne peut rien à dénouer la situation présente.

Personne mais tout c’est la fin.

Les urnes ont assez vomi de misères et de hontes.

Au vent les urnes, place à la sociale !

Le monde à l’humanité.

Le progrès sans fin et sans bornes.

L’égalité, l’harmonie universelle pour les hommes comme pour tout ce qui existe.