Problèmes et Mystères/VI

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Ernest Flammarion (p. 67-80).
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VI


L’homme, comme la fourmi, comme l’abeille, ne peut vivre qu’en société. Chacun ayant besoin de tous, se doit à tous. Cela suffit pour l’abeille et pour la fourmi ; cela ne saurait suffire pour l’homme, qui a d’autres horizons. Remarquons en passant que l’abeille et la fourmi nous donnent déjà l’exemple de véritables vertus sociales : l’ordre, la prévoyance, le dévouement à la cause commune, l’amour du travail. Cependant il nous faut autre chose ; cherchons encore.


Le matérialiste vulgaire n’a cure du passé, se moque de l’avenir. Ne pense pas à demain, dit-il, jouis du moment présent : carpe diem. Il ne songe pas à ceci : le moment présent nous échappe ; il est impossible à l’homme de le saisir.


Le moment où je parle est déjà loin de moi.


Le Présent est dans le temps ce qu’est dans l’espace le point mathématique, dont une suite forme la ligne, mais que personne n’a vu ni ne verra jamais : une frontière entre la réalité et l’abstraction.

S’il y avait pour le temps un microscope comme il y en a un pour l’espace, on aurait beau employer des grossissements indéfiniment plus forts, on ne verrait jamais le moment présent.


Il n’y a de vraiment réel que le Passé qui n’est plus et l’Avenir qui n’est pas encore.


Dès lors ce n’est pas à l’Humanité présente que se doit l’homme ; c’est à l’Humanité passée et à l’Humanité future.


Cette double loi donne une raison d’être à toutes les actions humaines ; elle donne la clef d’une foule de sentiments inhérents à l’homme, qui ne sont pas explicables autrement.

L’homme se doit à ceux qui l’ont précédé ; de là le devoir pour les enfants de soigner leurs parents et de respecter leur vieillesse ; de là le culte des ancêtres, l’orgueil légitime d’une longue race de preux dont on conserve et honore la mémoire ; de là la recherche des vestiges du passé le plus reculé, le désir de faire revivre, autant que faire se peut, les temps écoulés ; la conservation des anciennes coutumes, des monuments et des chefs-d’œuvre des âges antérieurs, des langues mortes et de leur littérature, l’étude de l’Histoire et le sentiment profond que ces œuvres sont bonnes et nécessaires, ce fait que les esprits cultivés se sont toujours passionnés pour des études en apparence inutiles. Qui de nous ne s’est senti révolté en voyant détruire un objet d’art ancien ou un souvenir historique, ne s’est réjoui en apprenant que des fouilles avaient mis au jour quelque débris des civilisations disparues ? En pénétrant dans un musée, en visitant la merveilleuse Pompéi, qui de nous n’a senti vibrer, au plus profond de son être, des cordes mystérieuses ?


L’homme se doit à ceux qui le suivront. De là, la sollicitude des parents pour leurs enfants, les soins apportés par la Société à leur éducation ; la charité, cherchant à assurer l’avenir des déshérités ; le développement, l’intérêt énorme de la science, qui prépare le terrain pour l’humanité future ; la raison d’être de la science pure, étudiant les faits sans se préoccuper de l’utilité, qui viendra plus tard, le dévouement du savant entreprenant des travaux qui ne seront terminés que longtemps après lui, la confiance de l’artiste méconnu, en appelant au jugement de la postérité, l’ambition de vivre le plus longtemps possible dans la mémoire de ses semblables, d’immortaliser son nom par des œuvres ou par des actes.


Quand le vieillard de La Fontaine dit ce vers délicieux :


Mes arrière-neveux me devront cet ombrage !



n’est-il pas plus touchant que s’il nous entretenait du salut de son âme ?


« Et la morale ? »


La morale, dans une société organisée sur cette base, serait probablement un peu modifiée, ainsi qu’il est arrivé toutes les fois que l’axe de la civilisation s’est déplacé. L’intérêt du genre humain tout entier, l’avenir de la race primant l’intérêt individuel, cela ne pourrait se faire sans changer le point de vue dans bien des questions. La maternité serait sacrée, et peut-être ne verrait-on plus de malheureuses jeunes femmes honnies, persécutées, privées de secours alors qu’elles en ont le plus besoin, étranglant leurs enfants pour échapper à la honte et à la misère, parce qu’avant d’accomplir leur fonction de propagatrice de l’espèce elles auraient négligé certaines formalités ; peut-être s’apercevrait-on que le vice consiste, en certains cas, moins à faire des enfants qu’à n’en pas faire. Peut-être l’exploitation à outrance de la nature par l’homme, sans souci des conséquences ultérieures, celle de l’homme lui-même par son semblable, dans un but de lucre, cesseraient-elles d’être pratiquées. Ce serait une autre morale, ce ne serait pas l’oubli de toute morale ; bien loin de là.


Et l’idéal, et l’« au-delà » ?


Est-ce que vous n’avez pas la science ? Est-ce que vous n’avez pas l’art ? En fait de mystère, qu’y a-t-il de plus profond que la Nature ? En fait d’idéal, qu’y a-t-il de plus élevé que l’Art ? Le Bien, dit-on, est supérieur au Beau ; c’est bien possible. Mais du jour où la solidarité universelle serait pratiquée, le bien serait général, on ne s’en inquiéterait pas plus que de l’air qu’on respire quand il est pur ou de la santé quand on est bien portant ; resterait le beau, auquel on doit toujours tendre par un effort, qui est l’art. Rien n’est plus mystérieux que l’art. Qui dira pourquoi un chef-d’œuvre diffère à tel point d’une œuvre ordinaire, pourquoi il y a un abîme entre un bras dessiné par Raphaël et le même bras dessiné par n’importe quel artiste habile ? Nul ne le sait. Si ce n’est pas de l’« au-delà », où faudra-t-il aller en chercher ?


Dans l’Infini.


Mais l’Infini n’est pas à notre portée. On en parle beaucoup cependant ; quelques personnes paraissent même avoir avec l’Infini des relations assez familières. Sait-on bien de quoi l’on parle ? L’Infini ne serait-il pas, dans certains cas, un mot à effet, un simple procédé littéraire qu’on prendrait pour la source des grandes pensées ?

La Science, l’Art, c’est fort bien. Mais tous ne sont pas aptes à la science, tous n’ont pas le sentiment de l’art.


Autrement dit, le Vrai, le Beau ne sont pas du goût de tout le monde. Réduite à ces termes, la proposition prend un aspect monstrueux.


Et pourtant elle est vraie ; la haine de la science, la haine de l’art existent.

N’est-il pas horrible que l’on puisse dire : le laid, le faux, sont préférés au beau et au vrai ? Cela ne doit pas être, et cela ne serait pas si l’on élevait autrement les enfants, qu’on élève au rebours du bon sens.


Voyez ce qui se passe dans le domaine du Vrai.


Tous les enfants sont observateurs, tous ont le goût des sciences naturelles ; loin d’encourager ce goût, on le combat. L’enfant apporte à sa mère une plante et un insecte qu’il a trouvés, et lui demande ce que c’est. Que fait la mère ? elle jette la plante qu’elle traite de mauvaise herbe, écrase l’insecte et donne une tape à l’enfant ; c’est plutôt fait que de lui donner des explications qu’elle serait d’ailleurs, à l’ordinaire, incapable de lui donner. En revanche, elle lui apprend (avec quel sérieux, quelles mines attendries et solennelles !) ces grandes vérités : le monde a été fait en six jours, Adam et Ève ont croqué la pomme, l’ânesse de Balaam a parlé, Jonas a passé trois jours dans le ventre de la baleine, l’Étoile a conduit les Rois-Mages au berceau de l’Enfant-Jésus. Peu d’années après, il saura que tout cela n’était pas vrai ; il verra tout le monde, autour de lui, altérer la vérité sans le moindre scrupule ; on lui défendra de mentir, mais s’il est sincère et confiant on se moquera de lui, on lui dira qu’il n’est pas malin, on fera l’éloge de ses camarades plus malins que lui. Il entendra parler de la science avec crainte, des savants avec dérision…


Même chose s’il s’agit du Beau.


Tous les enfants aiment les images, tous cherchent à dessiner, tous ont l’instinct de représenter les objets qu’ils voient par un trait, et cet instinct est le point de départ des arts plastiques. Au lieu de guider l’enfant dans cette voie, on le laisse errer à l’aventure et s’égarer, quitte à le remettre en bon chemin plus tard, si l’on peut, quand il apprendra les « arts d’agrément ». On l’entoure d’objets affreux, on lui met dans les mains des figures mal dessinées, des choses sans forme et sans goût ; lui fait-on apprendre la musique, on habitue son oreille à la platitude et à la vulgarité, voire même à l’incorrection. Plus tard, il entendra dire qu’il y a des « objets d’art », bons pour les « connaisseurs », autrement dit pour quelques originaux, et les autres objets faits pour les gens raisonnables ; il verra l’art et les artistes tenus en suspicion comme la science et les savants, mis à part comme des anomalies bizarres et peut-être dangereuses ; il verra même certains artistes faire eux-mêmes tout ce qu’il faut pour justifier cette manière de voir…


Comment le goût du vrai et du beau pourraient-ils se développer sous un pareil régime ? Si quelque chose doit étonner, c’est qu’ils aient encore des fidèles.