Procès faits aux chansons de P.-J. de Béranger/Deuxième Procès

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DEUXIÈME PROCÈS


FAIT À MESSIEURS


DE BÉRANGER ET BAUDOUIN[1]


PRÉVENUS,


L’UN COMME ÉDITEUR, L’AUTRE COMME IMPRIMEUR,
D’AVOIR PUBLIÉ
TEXTUELLEMENT ET DANS SON ENTIER
L’ARRÊT DE LA CHAMBRE D’ACCUSATION DU 27 NOVEMBRE 1821,
QUI RENVOIE M. DE BÉRANGER DEVANT LA COUR D’ASSISES,
COMME AUTEUR
DES CHANSONS RELATÉES DANS LEDIT ARRÊT.




Les portes de la cour d’assises se sont ouvertes à neuf heures du matin. Les ordres les plus sévères avaient été donnés pour éviter les inconvénients occasionnés dans la première affaire par l’envahissement de la salle ; des gendarmes occupaient toutes les issues, et ne laissaient entrer que les personnes qui avaient été assez heureuses pour obtenir des billets.

L’intérieur du parquet était occupé par des dames dont la présence embellissait l’enceinte ordinairement si sévère d’une cour criminelle. On remarquait, parmi le petit nombre d’hommes qui avaient obtenu la faveur d’être admis dans le parquet, M. Gévaudan, député ; M. Andrieux, professeur au collège de France et membre de l’Académie-Française ; M. Paul Louis Courier, savant helléniste, qui a précédé M. de Béranger à Sainte-Pélagie, etc. M. Baudouin est arrivé à neuf heures et demie avec Me Berville, son avocat, et a fait distribuer des exemplaires de la consultation rédigée en sa faveur. À dix heures, M. de Béranger a été introduit. Les accusés ont procédé, dans la chambre du conseil, au tirage et à la récusation des jurés ; et la séance a été ouverte à onze heures moins un quart.

La cour était présidée par M. Jacquinot-Godard.

M. Marchangy, avocat-général, occupe le fauteuil du ministère public. Les deux accusés se placent sur des sièges qui leur avaient été préparés en avant du banc des avocats où siègent Mes Dupin et Berville, leurs avocats, et Me Coche, avoué de la cause.

Après l’accomplissement des formalités d’usage, M. le président procède à l’interrogatoire des accusés : le premier déclare se nommer Pierre-Jean de Béranger, être âgé de quarante-un ans, ex-employé, demeurant à Sainte-Pélagie ; le second, Alexandre Baudouin, imprimeur, âgé de trente ans. Tous deux reconnaissent la brochure ayant pour titre : Procès fait aux Chansons de P.-J. de Béranger, l’un pour l’avoir imprimé, et l’autre pour l’avoir fait imprimer ; ils déclarent qu’elle a été tirée à deux mille exemplaires, et que toutes les formalités exigées par la loi en pareil cas ont été remplies.

Le greffier donne lecture de l’arrêt de renvoi, duquel il résulte que les sieurs de Béranger et Baudouin sont renvoyés devant la cour d’assises du département de la Seine, pour y être jugés conformément aux dispositions de l’art. 13 de la loi du 17 mai 1819, comme coupables de réimpression, de vente et distribution d’un écrit condamné, et dont la condamnation était légalement réputée connue : délit prévu par l’art. 27 de la loi du 26 mai 1819.

La parole est à M. l’avocat-général Marchangy.

« Messieurs les jurés, dit l’orateur, dans les causes où il s’agit de récidive, l’accusation semble devoir prendre un accent plus sévère que si elle avait à signaler une première faute ; et cependant, quel est aujourd’hui le sentiment secret qui voudrait nous inspirer une tout autre disposition à l’égard du sieur de Béranger ?

« Cet auteur lut condamné à trois mois d’emprisonnement pour avoir publié des chansons déclarées coupables ; et nous qui l’avions poursuivi, nous aimions à penser que cette peine légère conciliait la justice, qui demandait une réparation, et la morale religieuse, pour qui cette réparation était demandée, avec l’indulgence que méritaient partout, mais en France plus qu’ailleurs, les licences d’un chansonnier. Oui, messieurs, nous aimions à penser que le sieur de Béranger, condamné au mois de décembre dernier, serait libre dès les premiers jours du printemps, et que son imagination, ranimée par cette saison si chère aux amis des vers, oublierait, en se mettant en harmonie avec la nature, de tristes sujets politiques puisés dans l’amertume des partis.

« L’instant où sa prison devait s’ouvrir est arrivé ; pourquoi faut-il qu’elle ne se soit ouverte en effet que pour le faire paraître de nouveau dans cette enceinte ?

« D’un autre côté, messieurs, est-ce donc à la Justice à céder ? et, satisfaite d’avoir une fois sévi, n’osera-t-elle plus frapper quiconque aura négligé ses avertissements et bravé ses coups ? Sera-t-il vrai que, dans un siècle appauvri à force de concessions, on puisse la réputer trop exigeante, lorsqu’elle viendra requérir deux peines successives contre celui qui aura commis successivement deux délits ? Appellera-t-on l’assiduité de son courage et son impassible persévérance une obstination importune et une sorte d’acharnement ? Ah ! si la condamnation encourue par une première faute assurait l’impunité de toutes les autres, elle serait implorée par les coupables eux-mêmes, qui s’en feraient une sauvegarde et un titre à la protection de cette fausse et débile philanthropie, disposée à tout excuser, parce qu’elle ne sait rien prévoir.

« L’article 27 de la loi du 26 mai punit quiconque réimprime un écrit condamné. Le sieur de Béranger a fait imprimer chez Baudouin, et mis en vente un volume intitulé Procès fait aux Chansons de P.-J. de Béranger, dans lequel se trouvent les chansons condamnées.

« Le délit que prévoit la loi est donc avéré ; mais change-t-il de caractère, parce que les chansons réimprimées sont mêlées à une procédure ?

« La défense peut vous dire : Il faut distinguer entre la réimpression pure et simple d’un écrit prohibé judiciairement, et celle de ce même écrit relaté dans les pièces d’un procès dont il a été l’objet. De tout temps ce fut un droit inhérent à la liberté de la défense que celui d’appeler en quelque sorte à son aide le témoignage de la société, et de faire entendre par-delà l’enceinte des tribunaux une voix dont l’indépendance est à la fois la garantie des accusés et un hommage rendu à la Justice elle-même, qui ne saurait redouter la publicité. Vingt procès fameux ont été imprimés de cette manière, et jamais leur compte rendu n’engendra d’autres procès.

« L’accusation répond : Oui, toute latitude est donnée à la justification des prévenus, et les grandes prérogatives de la défense leur sont laissées tant qu’ils parcourent les divers degrés de juridiction ; mais, lorsqu’une décision définitive est intervenue, ils rentrent dans la règle commune, et ne peuvent réclamer une publicité désormais sans objet, pour perpétuer un scandale qui serait la reproduction d’un délit.

« Il est des procès qu’on peut publier sans inconvénient, parce que le récit n’en est pas un crime ; mais ici le scandale se renouvelle, et la mesure répressive devient illusoire.

« Le sieur de Béranger n’a pu, comme il le dit dans une Consultation signée de trente-deux avocats, alléguer la nécessité de réimprimer la défense pour rétablir l’équilibre, parce que l’arrêt de renvoi où sont comprises les chansons ne fait pas partie de la défense, qu’on eût pu imprimer sans parler de l’arrêt qui n’est destiné qu’à l’instruction. On doit ensuite observer qu’il n’y a point de parité entre la défense et l’accusation, lorsque la condamnation est intervenue : car, après cette condamnation, l’accusation est seule présumée la vérité, res judicata pro veritate habetur ; enfin, où est le tort causé au condamné, puisque l’arrêt de condamnation doit être affiché ?

« La censure a, dit-on, supprimé la défense du sieur de Béranger. Les lecteurs y ont perdu sans doute le plaisir de connaître l’œuvre d’un talent distingué ; mais la censure n’a pas été instituée pour le plaisir des lecteurs : reste à savoir si la publication de la défense était nécessaire après le jugement.

« Le prévenu, en ne réimprimant que les chansons condamnées, n’est pas moins coupable que s’il eût imprimé tout le recueil ; il l’est même davantage, puisqu’il ne choisit précisément dans ce recueil que ce qui a été l’objet d’une juste réprobation. »


Après avoir ainsi soutenu l’accusation, voici comment monsieur l’avocat-général a terminé sa plaidoirie :


« Les uns penseront peut-être que, pour traduire les décisions des jurés et des magistrats à la barre de l’opinion publique, on peut faire connaître les écrits qu’ils ont injustement punis ; que dans ce cas la plainte est un droit, l’opposition un devoir, l’insulte un combat légitime, et le scandale une propriété ; qu’à la vérité la loi défend de publier des écrits condamnés, mais qu’ici la loi doit être récusée comme alliée de la Justice, qui a prononcé la condamnation ; et comme partie intéressée au procès qu’on défère à la société. Ces principes excitent votre surprise, et cependant, messieurs, ne serait-ce pas les consacrer que d’absoudre les prévenus ?

« Les autres penseront qu’on doit rejeter, comme de funestes erreurs, ces étranges distinctions entre la Justice et la société, qui n’ont au contraire qu’un seul et même intérêt, car la Justice est l’interprète de la société, puisqu’elle est l’organe des lois qui sont les paroles de la société personnifiée par le concours des trois pouvoirs ; qu’ainsi appeler à la société des arrêts de la Justice, c’est se révolter contre la société elle-même. Ils penseront que si cette téméraire inconvenance n’est pas un délit, du moins ne peut-on pas en faire un moyen spécieux pour exercer un délit véritable, tel que celui de la réimpression d’écrits condamnés : qu’ici la loi et la Justice sont à la fois bravées ; que si, dans ces agressions dérisoires, l’autorité légale était vaincue, l’état serait bientôt abandonné à l’insurrection et à l’anarchie, en telle sorte qu’au nom des lumières ils nous ramèneraient à la barbarie, avec cette différence, que si l’on sort de la barbarie fort de croyance, d’illusion et de vertu, on y rentre par l’incrédulité, la faiblesse et les sophismes. »

Me Dupin commence en ces termes[2] :


« Messieurs Les Jurés,

« Si nous étions en pays d’inquisition, le téméraire qui aurait osé divulguer quelque procédure du saint tribunal pourrait être taxé d’indiscrétion, et son tort pourrait être facilement transformé en crime d’état. En effet, révéler les secrets du despotisme, les montrer au grand jour, c’est par cela seul le frapper de mort.

« Mais dans un pays qui fut toujours franc et toujours libre, dans une monarchie qui, de tout temps, fut tempérée ou par les lois ou par les mœurs et le caractère national, quelquefois même par le bon naturel et la générosité de ses rois ; sous un gouvernement aujourd’hui représentatif, et dont la liberté de la presse est la principale condition ; sous l’empire d’une Charte qui proclame la publicité des débats en matière criminelle, on doit s’étonner de voir des citoyens traduits en jugement et menacés de peines ultra-sévères, pour avoir osé publier un acte éminemment public, un arrêt de cour souveraine !

« Tel est cependant, messieurs, le genre de l’accusation que nous avons à discuter devant vous ; telle est la question que le jury français, appelé pour la dernière fois peut-être à prononcer dans ces sortes de causes, aura à résoudre dans celle des sieurs Baudouin et de Béranger. »

L’avocat, après avoir rappelé ce qui s’est passé lors du premier procès, continue ainsi : « La censure, peu regrettée et peu regrettable, avait laissé aux journaux toute latitude pour insérer l’accusation ; mais on vit alors le premier exemple de la suppression totale de la défense qu’on s’était jusqu’à ce temps contenté de mutiler et de restreindre ; on n’en a rien laissé mettre à aucun journal ; le Drapeau blanc eut cela de particulier, qu’après ces mots : « Me Dupin prend la parole, » il laissa une colonne de blanc ; vient ensuite la réponse de monsieur l’avocat-général qui réfute victorieusement ce qui précède. (On rit dans l’auditoire.)


« M. de Béranger, accusé de quatre délits, avait été acquitté sur trois chefs d’accusation. Il lui importait de faire savoir que les trois quarts de l’accusation étaient mal fondés ; mais l’accusation seule avait été reportée devant le tribunal de l’opinion publique ; il avait le droit d’y faire entendre sa défense.

« M. de Béranger, faisant un historique exact de son procès, dit en commençant : « Le greffier lit l’arrêt de renvoi ; » c’est un fait incontestable, cet arrêt a été lu en audience publique ; il a pu être entendu par tout le monde ; mais, pour ne point couper le récit, il le renvoie à la fin, et le place au nombre des pièces justificatives. Il ne met dans son récit aucune animosité, aucune passion. Il veut publier son procès ; il dit : « Je serais coupable si je ne faisais entendre qu’une seule voix ; je donnerai ma défense, mais je donnerai aussi l’accusation, et même je mettrai l’arrêt de renvoi, afin que chacun apprenne le sujet de l’accusation, que chacun puisse le juger avec connaissance de cause. » Il y met tant de bonne foi, tant de scrupule et de fidélité, qu’il s’empresse de rendre hommage à la justice et à l’impartialité de monsieur le président. Ce n’est donc pas, comme on l’a dit, un esprit de vengeance et d’animosité qui l’inspirait. La seule chose qu’on ait attaquée dans son récit semblait la seule qui fût inattaquable ; on n’accuse ni le compte rendu, ni la plaidoirie de son avocat ; mais on accuse l’arrêt même de la cour ! c’est la Justice qui se saisit de sa propre main en appelant au secours ! de telle sorte que, par un nouvel arrêt de condamnation, la Justice se frapperait elle-même… en la personne de Béranger toutefois. (On rit.)

« La question à examiner est celle de savoir si l’impression d’un arrêt est un crime ou un délit ; en d’autres termes, s’il y a des arrêts bons et des arrêts dangereux ?

« De Béranger s’est conformé à l’usage existant, depuis longtemps confirmé par l’opinion de savants jurisconsultes, et par l’autorité des ministres eux-mêmes. M. de Béranger est donc de bonne foi. La publicité des actes de l’autorité, des lois et ordonnances est commandée ; des formes sont prescrites pour établir cette publicité ; il en est de même des décisions de l’autorité judiciaire, des arrêts dans les procès civils et criminels.

« Tel est l’usage constant de nos pères ; n’est-ce pas d’eux, en effet, que nous est venue cette maxime du Palais, que tout arrêt rendu appartient au public ? Est-il besoin de rappeler le procès de Calas, l’affaire des trois roués, le procès de Damiens le régicide, qui fut imprimé sans qu’on craignît le danger de la publication des faits atroces qu’il contient ? On a publié, en deux volumes in-folio, le procès de la Cadière avec le père Girard, jésuite, accusé de l’avoir séduite, procès qui contient les détails les plus scandaleux. L’arrêt du parlement qui prononça l’expulsion des jésuites a été imprimé avec un grand luxe de gravure. »


L’avocat montre à la cour et aux jurés cet arrêt imprimé sur une simple feuille entourée d’un cadre gravé.


« On représenta avec soin, dans cette vignette, tous les vices que l’on attribuait aux jésuites, avec des numéros correspondants qui en donnent l’explication. Ainsi on voit là l’ambition, l’hypocrisie, le larcin, l’assassinat, etc., etc. ; et cet arrêt, ainsi imprimé, se vendait publiquement pour le prix modique de seize sous !

« Voulez-vous des arrêts rendus en matière de délits de la presse, j’en citerai deux remarquables. Le 23 février 1776, on condamna une brochure intitulée Des Inconvénients des droits féodaux. Le réquisitoire de monsieur l’avocat-général, où se trouvaient les passages incriminés, fut imprimé, et l’arrêt du parlement qui condamnait l’ouvrage à être lacéré et brûlé par la main de l’exécuteur des hautes-œuvres, fut imprimé, lu et affiché par ordre du parlement lui-même.

« L’Histoire philosophique de Raynal fut aussi condamnée à être lacérée et brûlée par la main du bourreau (car alors on condamnait les écrits à la peine capitale) ; l’arrêt de condamnation fut imprimé et affiché : les vétérans de la littérature se rappellent encore de l’avoir lu, et l’un d’eux m’a avoué avec naïveté que c’est après cette lecture qu’il est allé acheter l’ouvrage.

« Après que l’Émile de Rousseau eut été condamné par arrêt du parlement à la même peine, l’archevêque de Paris transcrivit dans un mandement plusieurs passages de ce livre, pour les réfuter, et ce mandement fut affiché dans toutes les églises.

« Lorsque Buffon publia son Histoire générale, il fut censuré par la Sorbonne ; l’acte de censure relata quatorze passages dans lesquels on l’accusait d’attaquer la doctrine des livres saints. Buffon, que ces censures n’arrêtèrent point, continua l’impression de son ouvrage, et fit insérer dans le tome iv de son Histoire naturelle l’acte de censure avec les quatorze passages censurés ; il y joignit même une réfutation ; et, ce qui est fort remarquable, son ouvrage fut non seulement publié avec privilège du roi, mais encore sortit des presses de l’Imprimerie royale.

« Ainsi, dans l’ancienne législation, permission d’imprimer tous les arrêts, avec les passages qu’ils condamnaient, sans que jamais on ait vu là une récidive ; et pourtant alors la procédure était secrète, les accusés étaient privés de défenseur ; les tribunaux pouvaient condamner, sans autre explication, pour les cas résultant du procès, ordonner l’étranglement entre deux guichets ; il y avait torture, censure et Bastille ! C’est sous un tel gouvernement qu’on donnait la plus grande publicité aux arrêts ; et aujourd’hui on les redouterait comme dangereux, aujourd’hui que nous vivons sous un gouvernement représentatif, qui a pour base, en point de droit du moins, la publicité des actes de l’autorité !

« Examinez maintenant quelle a été la jurisprudence de la révolution, car cet usage est de tous les temps et de tous les lieux, il remonte à l’antiquité la plus reculée, où l’on inscrivait au-dessus de la tête des condamnés les motifs de leurs condamnations ; nous en voyons ici une autorité sacrée : au-dessus de la tête de ce crucifix vous lisez : Jésus de Nazareth, condamné à mort pour avoir pris le titre de roi des Juifs ; et le crime du proconsul qui fit périr un innocent vient déposer ici de l’usage antique de publier les arrêts.

« Si l’on condamne un coupable, c’est pour agir sur l’esprit des autres citoyens ; mais, pour que sa condamnation soit utile, il faut que le crime soit connu. Quand il consiste dans un écrit, il faut donc qu’on sache ce que contient cet écrit. Depuis 1792, tous les procès célèbres ont été publiés. La fureur de la Convention n’a pas été jusqu’à étouffer la publication du procès de Louis XVI. La susceptibilité du consulat ne s’est point effrayée de celui de mademoiselle de Cicé. L’autorité impériale n’a pas craint de laisser connaître les détails de celui de Moreau.

« Aujourd’hui, la Charte, sous l’empire de laquelle nous vivons, proclame en principe que les débats sont publics en matière criminelle. Sera-ce une publicité d’exception, une publicité privilégiée, une publicité pour tous, ou seulement pour ceux qui auront pu se procurer des billets d’entrée ? Non, messieurs : la publicité garantie par la Charte a été stipulée pour la société tout entière. La publicité est tellement de l’essence des arrêts, que lors même que la loi permet que l’audience ait lieu à huis clos, il faut que l’on ouvre toutes les portes avant la prononciation de l’arrêt, afin que l’arrêt soit prononcé en public.

« Tel était le droit antérieur à la loi du 26 mai. Depuis, le principe de la publicité des arrêts et des débats a encore été confirmé par de nouveaux exemples. Les journaux ont eu le droit de rendre compte des débats en matière criminelle ; mais la censure, qui a quelquefois interdit la défense, ne s’est jamais exercée sur les arrêts : une seule fois cette censure agonisante a cru pouvoir porter une main criminelle sur un arrêt de la cour ; elle en a retranché le considérant qui blessait un de ses membres ; mais cet attentat, jusqu’alors inouï, ne s’est pas renouvelé. Non seulement les journaux ont pu rendre compte des accusations et des arrêts qui les ont couronnées, mais presque tous les procès notables ont été imprimés séparément, en corps d’ouvrage.

« Ainsi, dans le premier procès jugé à la cour des pairs, et publié en 2 vol. in-8o, l’éditeur a rendu compte du vote même des juges. On a également imprimé le procès de Drouot, de Cambrone, du duc de Rovigo, etc., etc.

« Dans les procès relatifs aux délits de la presse, la Bibliothèque historique, après avoir été condamnée, a rendu compte de son procès, et a produit les pièces justificatives ; le Censeur a tenu la même conduite. M. Fiévée, traduit pour un des numéros de sa Correspondance privée, a publié l’ordonnance de la chambre du conseil ; il fit imprimer le jugement de condamnation, et y ajouta, pour la commodité du lecteur, les passages incriminés, dont on s’était contenté d’indiquer les pages, et notamment le fameux passage où se trouvait le mot bonhomie. »

Me Dupin, après avoir cité quelques autres exemples, s’appuie du témoignage de M. de Serres, auteur de la loi du 17 mai. M. Sirieys de Mayrinhac voulait que le député qui se serait servi d’une phrase inconvenante fût déporté sur son banc ; un autre membre proposa par amendement que la phrase ne fût pas répétée dans les journaux. M. de Serres, alors garde des sceaux, s’éleva contre cette proposition : « L’amendement, dit-il, dans une discussion publique, rendrait une partie de la discussion secrète : ce serait une chose contraire à ce qui se passe ailleurs. Quelque atroce que soit un fait, quelque infâme que soit un libelle, on permet aux journaux, en rendant compte des arrêts des tribunaux, de citer les passages incriminés. Cela est même dans l’intérêt de la morale publique. »

« Aussi, continue Me Dupin, quand la question a été soumise au barreau, on n’a été embarrassé que de limiter le nombre des souscripteurs ; trente-deux jurisconsultes, parmi lesquels on remarque notre doyen, notre ancien bâtonnier, et d’autres avocats distingués, trente-deux jurisconsultes investis de la confiance publique ont tous répondu, sans hésiter, que le fait d’avoir imprimé et publié un arrêt de la cour ne constituait ni crime ni délit ; et vous voulez qu’un chansonnier, qui n’entend pas les lois comme trente-deux jurisconsultes, ait considéré comme défendu ce que tant d’hommes de talent ont cru permis, ce qu’un garde des sceaux a déclaré être même dans l’intérêt de la morale publique !

« M. de Béranger avait le droit de se rendre historien, pourvu que le compte fût fidèle, et ce n’est pas au moment où un article d’une loi nouvelle punit le compte rendu avec infidélité, qu’on punira de Béranger pour avoir été trop fidèle en copiant l’arrêt lui-même.

« Mais cet arrêt renferme des chansons ! Cela est possible ; l’arrêt renferme ce qu’on y a mis ; si la loi ordonne de lire en audience publique, c’est qu’elle ne le croit pas dangereux ; s’il y a quelque inconvénient à cela, si l’on pense que la loi est mauvaise, il faut la rapporter. Il suffira pour cela d’ajouter un article au crédit législatif en ce moment demandé par les ministres. Mais en attendant, reste dans toute son étendue le droit de publier les arrêts en leur entier, et tels qu’ils sont rendus.

« Eh ! d’ailleurs, n’est-ce pas faire injure à la cour que de supposer qu’un seul de ses arrêts puisse être dangereux ? Non, ce n’est point un écrit coupable, ce n’est point un écrit dangereux que de Béranger a publié, c’est l’arrêt, l’arrêt, l’arrêt.

« Vainement on veut distinguer entre les différents arrêts : où la loi ne distingue pas, le juge ne peut pas distinguer ; si la publicité d’une chanson est plus dangereuse que la publicité d’un crime, c’est le chansonnier qu’il faut condamnera mort, et le meurtrier à l’amende. Mais c’est évidemment s’abuser ; si l’on a pu sans danger publier les détails de l’affaire de Fualdès, que craindre de la publicité de quelques couplets insérés dans un arrêt ? Le crime est malheureusement plus commun que le génie, et il y a plus à craindre de voir se renouveler des assassinats, que de voir faire à d’autres des chansons comme celles de de Béranger. »

L’avocat se demande en résultat ce qu’on doit entendre par le mot de réimpression ? C’est la reproduction d’un ouvrage entier ou dans une partie notable, mais isolément, et non celle de quelques passages qui se trouvent incrustés dans un arrêt, car c’est alors l’arrêt qu’on reproduit. La réimpression n’existe que dans le cas où il y aurait lieu à la poursuite en contrefaçon, si elle était faite par un autre que l’auteur.

Examinant ensuite la question d’intention, Me Dupin dit qu’un fait criminel peut bien s’excuser quelquefois par l’intention, mais qu’un fait innocent en lui-même ne peut jamais être incriminé par une intention supposée mauvaise, lorsque d’ailleurs tous les faits repoussent cette supposition. Il discute ces faits et expose les motifs légitimes qu’a eus de Béranger de publier son procès. Il montre ensuite que, si l’on condamnait M. de Béranger, il faudrait ordonner la suppression de l’arrêt. Ainsi l’on verrait une cour royale ordonner la suppression d’un de ses arrêts comme dangereux.

Me Dupin termine sa brillante plaidoirie par un résumé plein de force et de clarté. « Si je n’ai pu vous convaincre, dit-il en finissant, un autre saura vous persuader. »

Il cède la parole à M. Berville, qui s’exprime en ces termes :


« Messieurs Les Jurés,

« Pourquoi sommes-nous devant la cour d’assises ? quel crime si grave a pu soulever contre nous la sévérité du ministère accusateur ? Je cherche un corps de délit, et je trouve un arrêt de cour royale ; je cherche un coupable, et je vois un homme qui a publié sa défense avec des pièces justificatives. Du côté de l’éditeur, les principes les plus sacrés ; la publicité des débats, la sainteté de la défense, la majesté des arrêts, une possession de droit consacrée par un usage immémorial ; du côté de l’imprimeur, une confiance fondée sur les causes les plus légitimes, une fin de non-recevoir invincible et puisée dans le texte même de la loi que l’on invoque contre nous ; tout se réunit pour assurer le succès de la défense ; tout semblait écarter d’avance jusqu’à l’idée d’une accusation. Pourquoi donc sommes-nous devant la cour d’assises ?

« J’éprouve ici, messieurs les jurés, un embarras bizarre et cependant réel, c’est d’avoir trop raison. Il est plus difficile qu’on ne le croit de prouver l’évidence. Comment trouver des arguments sérieux pour démontrer que le jour est l’opposé de la nuit, que deux et deux font quatre, et qu’un imprimeur ne mérite pas une année de prison pour avoir imprimé textuellement l’arrêt d’une cour de justice lu en audience publique, et certifié par la signature d’un officier ministériel ?

« Vous vous rappelez quelles circonstances ont amené cette publication. L’un de nos premiers poètes, M. de Béranger, venait d’être traduit devant les tribunaux ; la cour n’avait pas vu d’inconvénient à la publicité des débats ; elle n’avait pas cru nécessaire de tenir son audience à huis clos : après des plaidoiries contradictoires prononcées devant un concours immense d’auditeurs, de Béranger, condamné sur un seul chef d’accusation, avait triomphé sur tous les autres.

« De Béranger comptait de nombreux amis ; son talent comptait de nombreux admirateurs : tous attendaient avec une impatience facile à concevoir le récit des débats. Les journaux arrivent : l’accusation s’y trouve reproduite dans toute son étendue comme dans toute sa sévérité ; elle était éloquente ; la défense, on le savait déjà, ne l’avait pas été moins. On lit l’accusation, on cherche la réponse, cette réponse qui doit laver un auteur chéri des reproches amers élevés contre lui ; cette réponse qui, victorieuse devant la justice sur presque tous les points, sera sans doute également victorieuse au tribunal de l’opinion publique ; on la cherche… c’est en vain. La censure (qui, comme l’a spirituellement dit l’orateur du ministère public, n’a pas été instituée pour le plaisir des lecteurs), l’inexorable censure a tout supprimé…

« Grand Dieu ! sous un gouvernement libre, la défense d’un accusé supprimée ! Un cri général s’est élevé : c’est vous-mêmes que j’en atteste ; et ici ce n’est point l’opinion que j’interroge, c’est la conscience : l’opinion ici n’est rien, la conscience est tout. Je vous prends donc à témoin qu’en ce moment il n’est pas un homme, quels que fussent d’ailleurs ses passions ou ses principes, pourvu qu’au fond de son cœur brûlât encore une étincelle de générosité, qui ne se soit écrié : Si j’étais de Béranger, je ferais imprimer ma défense.

« Ce que tous vous eussiez fait, messieurs les jurés, c’est ce qu’a fait M. de Béranger. Il a fait mieux encore : impartial dans sa propre cause, il a joint à ses défenses les plaidoyers du ministère accusateur et les pièces officielles du procès, imprimées sur les copies délivrées par le greffier de la cour, et légalisées par la signature de l’officier ministériel.

« Voilà la cause de M. de Béranger ; voyons maintenant celle de M. Baudouin… »

(Ici l’avocat examine quelles étaient les obligations légales de l’imprimeur, et prouve qu’il ne devait pas être mis en cause ; il continue : )

« Cependant, nous y sommes : il faut donc discuter l’accusation qui nous y a conduits. Des exceptions que je vais invoquer, deux, la première et la troisième, sont communes aux prévenus ; une autre, la seconde, est particulière à M. Baudouin. J’établirai en premier lieu qu’il n’y a point, dans la cause, de corps de délit ; ensuite, qu’en supposant un délit, on ne peut accuser l’imprimeur d’y avoir participé sciemment ; enfin, que le ministère public n’est point recevable à requérir contre nous les peines de la réimpression, parce que la disposition qui défend de réimprimer un écrit condamné n’est exécutoire qu’après l’accomplissement de certaines conditions qui n’ont pas été remplies.

« Je soutiens d’abord que, dans la cause, il n’y a point de corps de délit.

« Qu’est-ce qu’un corps de délit ? Vous le savez, messieurs ; c’est un fait matériel défendu par une loi pénale, et qui sert de base à l’accusation dirigée contre tel ou tel individu. Ainsi, dans une accusation d’homicide, le corps de délit est un homme assassiné ; ainsi, dans une accusation de faux, le corps de délit est un écrit falsifié. Avant de chercher le faussaire ou le meurtrier, il faut que la Justice ait reconnu l’existence d’un faux ou d’un meurtre.

« Ici, je me demande où est le corps de délit ? Je vois un arrêt de cour royale lu dans un débat public, et je cherche dans les lois passées, présentes, j’allais presque dire futures, une loi qui défende d’imprimer l’arrêt d’une cour de justice, une loi qui défende de rapporter les circonstances d’un débat public ?

« Reprenons successivement ces deux points du procès :

« Les débats sont publics en matière criminelle. Telle est la disposition de l’article 64 de la Charte constitutionnelle ! qui n’a point en cela créé un droit nouveau, qui seulement a confirmé un ordre dès longtemps établi.

« Le principe posé par la Charte n’admet qu’une exception : À moins, dit le législateur, que cette publicité ne soit dangereuse pour l’ordre et les mœurs ; et, dans ce cas, le tribunal le déclare par un jugement.

« Ici l’exception devient un nouvel argument en notre faveur, puisqu’elle n’a point été appliquée, puisque le tribunal saisi de la cause a voulu que l’audience fût publique. Et rendons hommage à la sagesse des magistrats : ils ont senti que le mystère ne convient pas à la Justice ; qu’elle se dégraderait en essayant de se cacher ; que l’opinion refuserait de sanctionner des décisions furtives ; que l’équité la plus pure ne serait pas à l’abri des soupçons, du moment qu’elle consentirait à s’envelopper d’ombres et de voiles ; ils se sont dit que, si la publicité est pour les accusés une garantie nécessaire, elle est aussi un devoir du juge envers lui-même, envers la société qu’instruisent ses arrêts ; que, lorsque le magistrat prononce du haut de son tribunal, il semble dire aux peuples attentifs : Peuples, écoutez ; car ceci est la Justice.

« Eh bien ! du moment que le tribunal, d’accord avec la loi, a ordonné la publicité du débat, le débat est devenu propriété publique : chacun a pu s’en emparer ; la sténographie a pu le recueillir ; les journaux ont pu le reproduire : sa publication n’est pas seulement devenue licite, innocente, mais légitime, mais salutaire, elle a secondé le vœu des magistrats, le vœu des législateurs. Supposons que l’enceinte de la cour d’assises se fût trouvée assez vaste pour contenir la France tout entière ; loin d’en être blessées, la Justice et la loi en eussent été satisfaites ; leur désir eût été plus complètement rempli. Et moi, en publiant le débat, je n’ai rien fait qu’agrandir l’enceinte de la cour d’assises.

« Ainsi, lorsque j’ai rendu un compte public d’un débat public, loin de violer la loi, j’ai accompli la loi, j’ai complété par l’impression la publicité légale de l’audience ; j’ai ajouté la publicité de fait à la publicité de droit ; ou plutôt, ce n’est pas moi qui suis l’auteur de la publication, c’est la cour elle-même. Dans les autres écrits, la pensée de l’auteur est secrète jusqu’au moment de l’impression ; c’est l’impression, c’est la mise en vente qui constituent la publication. Ici, la publication était consommée quand j’ai commencé d’imprimer ; je ne l’ai point faite, je l’ai continuée. La véritable publication s’est effectuée au moment où le président de la cour d’assises a prononcé ces paroles : Huissier, ouvrez les portes de l’audience.

« Rendre compte d’un débat public, c’est donc faire non seulement ce que la loi permet, mais ce que la loi désire ; c’est ajouter à la publicité d’une chose dont la loi veut la publicité ; c’est remplir l’intention du législateur.

« Ceci posé, il ne reste plus qu’à décider un point de fait fort simple ; c’est de savoir si l’arrêt de renvoi a fait partie du débat ; mais cette question n’en est pas une : chacun sait que les arrêts de renvoi font partie des débats criminels, qu’ils font la base de ces débats ; c’est la lecture de l’arrêt de renvoi qui ouvre les débats. Vous en avez eu la preuve dans cette audience même.

« Tout notre crime est donc d’avoir fidèlement rendu compte d’un débat public ; de n’avoir retranché aucun fait, supprimé aucune circonstance ; d’avoir, en imprimant la relation d’une audience criminelle, rapporté la teneur d’une pièce lue dans cette audience : notre faute est d’être trop exempts de faute ; moins fidèles, moins scrupuleux, nous ne serions pas en accusation.

« Chose étrange ! c’est au moment où l’on porte des lois contre l’infidélité dans le compte rendu des débats judiciaires ; c’est alors, dis-je, que l’on vous propose de punir un éditeur coupable de fidélité dans le compte rendu d’un débat judiciaire ! Ainsi, dans le même instant, on demande des lois contre l’infidélité, et des jugements contre la fidélité !

« Si l’inexactitude est un devoir, pourquoi fait-on des lois contre elle ? Si l’exactitude est un devoir, pourquoi sommes-nous devant la cour d’assises ?

« Faut-il maintenant appeler l’usage au secours des principes ? Examinons l’usage.

« L’usage est ici d’une grande influence ; il établit le droit : à défaut du droit, il établirait encore la bonne foi, toujours exclusive du délit en matière criminelle.

« L’usage établit le droit. Cette vérité ne saurait être méconnue. L’usage est la sanction la plus solennelle, la promulgation la plus authentique des lois. Quand, durant de longues années, quand, sous plusieurs législations successives, les citoyens ont joui constamment et sans trouble d’une faculté, l’exercice de cette faculté devient pour eux un droit acquis, qu’une loi nouvelle pourra restreindre s’il offre des dangers, mais que jusque-là nul pouvoir ne peut leur disputer. Ils suivent la foi sociale ; ils usent de ce qui existe : c’est leur propriété, c’est leur droit.

« S’il en était autrement, la justice ne serait plus qu’un piége tendu à la confiance des citoyens. Comment savons-nous qu’un acte est licite ou criminel ? N’est-ce pas par la pratique universelle, par l’expérience journalière ? Quoi ! j’aurai vu faire une chose à tout le monde, autour de moi, avant moi, sans que l’autorité publique ait élevé jamais une seule plainte ; et il faudra que, par une sorte d’inspiration, de science surnaturelle, je devine que cette chose est défendue, et défendue pour moi seul ! Ainsi la loi ne sera plus qu’un privilège ; elle perdra ce caractère de généralité qui seul assure sa pureté en assurant sa justice ; elle ne sera plus qu’une arme secrète qu’on pourra diriger à volonté contre quelques individus ! La Justice me frappera sans m’avertir ; et, parce que j’aurai pris confiance dans l’état des choses établi, dans la possession constante, sévère seulement à mon égard, le ministère public pourra fondre inopinément sur moi, me traîner au pied des tribunaux ! S’il en était ainsi, nul d’entre nous ne serait assuré de n’être pas, à chaque instant de sa vie, appelé devant la cour d’assises ; car il n’est pas un de nous qui, dans les actes de sa vie, ne prenne pour guide l’opinion commune et l’usage établi.

« Telle est, au contraire, la force de l’usage, qu’il abroge même des lois existantes. Les lois que l’on n’exécute point tombent en désuétude, et les jurisconsultes reconnaissent, outre l’abrogation formelle, l’abrogation tacite qui résulte du long sommeil de la loi. »

Ici l’orateur s’attache à prouver par de nombreux exemples que, sous toutes les législations, la relation des procès célèbres, et spécialement le compte rendu des débats publics, ont été entièrement libres. Il rappelle les exemples cités par Me Dupin ; il en ajoute quelques autres : il conclut ainsi :

« Vous le voyez, messieurs les jurés, avant la loi de 1819, depuis la loi de 1819, tout le monde a pu librement faire de semblables publications ; il n’existe pas un seul exemple de poursuites dirigées contre de tels écrits. Si nous n’avons fait que ce que tout le monde faisait avant nous avec toute sécurité, pourquoi sommes-nous devant la cour d’assises ?

« Nous avons prouvé que le compte rendu d’un débat public ne peut constituer un corps de délit. Prouvons maintenant, en examinant la cause sous un nouvel aspect, que l’impression d’un arrêt ne peut constituer un corps de délit.

« Un arrêt est l’œuvre des magistrats, il est sacré comme eux ; il participe à leur inviolabilité. Nul pouvoir n’aurait le droit de le supprimer ; nul, pas même la cour elle-même. Non, c’est dans le sentiment profond de mon respect pour la cour que je déclare que la cour ne pourrait supprimer par son arrêt un arrêt de la cour.

« Mais ce que l’on vous demande n’est-il pas une véritable suppression ? Déclarer qu’un arrêt de la cour ne peut être imprimé sans crime, n’est-ce pas en prononcer la suppression ? Bien plus, si l’on nous condamnait pour avoir imprimé l’arrêt de la cour, la cour ne se trouverait-elle pas forcée d’ordonner que l’arrêt demeurera supprimé ?

« Aussi l’accusation a-t-elle senti le besoin de changer l’état de la question. Si l’on fût venu vous demander : MM. de Béranger et Baudouin sont-ils coupables pour avoir réimprimé l’arrêt de la cour royale ? cela n’eût pas même été présentable ; l’absurdité eût sauté aux yeux. Au lieu de cela, l’accusation vous a mis un fait à la place du fait véritable : elle est venue vous dire : MM. de Béranger et Baudouin ont réimprimé des chansons condamnées. Point du tout : la question porte à faux. Nous n’avons pas imprimé des chansons ; nous avons imprimé un arrêt : des arrêts ne sont pas des chansons.

« Mais l’arrêt contient des chansons ! Est-ce ma faute ? Est-ce moi qui l’ai rédigé ? L’arrêt contient des chansons ! Cela se peut : je n’en sais rien ; cela ne me regarde pas. C’était un arrêt : je ne l’ai pas lu ; je n’ai pas dû le lire.

« Que prétendez-vous donc ? Parce que l’arrêt contenait des chansons, était-il interdit de l’imprimer ? Mais c’est la suppression de l’arrêt que vous prononcez. Fallait-il l’émonder, en retrancher les passages condamnés ? Voilà les arrêts de la cour soumis à la censure préalable des imprimeurs !

« Veuillez, de grâce, observer combien de circonstances réunies en notre faveur ! Le compte rendu fidèlement d’un débat public, nous l’avons prouvé, ne peut être coupable ; mais tous les éditeurs de semblables relations n’ont pas un intérêt également légitime à la publicité du débat, tous les débats ne consistent pas en pièces, et les pièces sont ce qu’il y a de moins altérable par la passion, la négligence ou la mauvaise foi ; toutes les pièces ne sont pas officielles, toutes les pièces officielles ne sont pas des arrêts, tous les arrêts enfin ne sont pas lus en audience publique

« Ici toutes ces circonstances viennent concourir à notre justification : nous avons rendu compte d’un procès ; ce procès est le nôtre ; ce que nous avons imprimé est une pièce ; cette pièce est officielle ; cette pièce officielle est un arrêt ; et cet arrêt a été lu publiquement au débat.

« L’accusation, messieurs, vous propose des choses bien étranges. Elle vous propose d’effacer, par une décision rétroactive, la publicité d’un débat qui a eu lieu publiquement ; de faire, après coup, d’une audience publique, une audience à huis clos ; de prononcer la suppression d’un arrêt de cour royale… En vérité, tout cela est trop fort.

« Ainsi, point de délit ; donc, point de complice. La justification de de Béranger est pour Baudouin une première ligne de défense.

« Dois-je maintenant vous parler des accusés, après vous avoir parlé de la cause ?

« Je l’avoue, messieurs les jurés, cette cause m’afflige profondément ; elle m’afflige pour elle-même, pour les principes, pour la justice ; elle m’afflige pour les hommes si dignes d’intérêt que nous venons défendre.

« Ici, c’est un jeune négociant, recommandable par l’aménité de ses mœurs et la douceur de son caractère ; c’est un nouvel époux qu’une accusation inopinée a surpris au milieu des fêtes nuptiales…

« Là, c’est un littérateur aussi distingué par ses talents que par ses qualités morales ; c’est de tous les écrivains de cette époque celui qui peut-être a fait faire le plus de progrès au genre qu’il a cultivé ; poëte ingénieux, philosophe aimable, portant la pauvreté avec noblesse, et la célébrité avec modestie… Dites-moi, n’y a-t-il pas quelque chose de barbare à tourmenter ces hommes d’élite à qui nous devons tant de plaisirs, à qui la France devra peut-être quelque gloire ? N’est-ce pas une espèce de sacrilège de les harceler par des persécutions, de troubler leurs loisirs si fertiles, de fatiguer leur existence, de flétrir leur génie ? Mieux inspirés que nous, les anciens révéraient les bons poëtes ; ils les nommaient des hommes divins ; ils les regardaient comme des êtres sacrés, ils dévouaient aux furies quiconque osait offenser ces favoris des dieux. Si Platon, plus austère, bannissait les poëtes de sa république, il ne les envoyait point en prison ; il les couronnait de roses, et les reconduisait à la frontière, aux sons d’une musique harmonieuse ; on ne pouvait donner un congé d’une manière plus aimable. Jusque dans ses sévérités, Platon respectait les dons brillants de la nature dans ceux qu’elle en avait favorisés. Et nous aussi, messieurs, respectons-les, ces hommes précieux ; respectons-les, car la nature en est avare ; respectons-les, car ils sont la fleur de leur siècle et l’honneur de leur patrie ; respectons-les, car ils sont les rois de l’avenir, ils disposent de la postérité, et la postérité prendra parti pour eux. Elle n’a point pardonné, cette postérité, à Auguste l’exil d’Ovide, à Louis XIV lui-même la disgrâce homicide de Racine ; elle a flétri d’un éternel opprobre la main qui donna des fers au chantre d’Armide. Un jour aussi, cette postérité s’informera comment la France a traité son poëte, quels honneurs ont été rendus, quelles récompenses accordées, quelles couronnes décernées au rival d’Anacréon. Quelle sera la réponse ?… Ah, messieurs les jurés ! pourquoi sommes-nous devant la cour d’assises ! »

Des applaudissements unanimes partent de tous les points de la salle.


M. Marchangy : « Notre ministère vous paraîtra sans doute bien sévère après la péroraison touchante que vous venez d’entendre, et les applaudissements indiscrets qui ont profané cette enceinte. Je rends justice cependant à la modération des plaidoiries ; les avocats, en soutenant la bonté de leur, cause, se sont gardés de se livrer aux mouvements passionnés qui auraient pu en faire douter. »


M. Marchangy discute d’abord la fin de non-recevoir, il dit que l’insertion de l’arrêt au Moniteur n’est qu’une présomption de droit, et que, supposé qu’elle n’existât pas, il y aurait encore la présomption de fait, puisqu’il était impossible que de Béranger ne connût pas l’arrêt de condamnation. Répondant à l’objection tirée de ce qu’il n’y avait pas de corps de délit, il soutient que, si la loi n’a pas prévu qu’on pourrait l’éluder à l’aide d’un protocole, ce n’est pas une raison pour soutenir qu’on a pu ainsi se jouer de sa prohibition.


M. l’avocat-général s’attache ensuite à réfuter ce qu’il appelle trois erreurs avancées par les avocats. D’abord, on a cité des exemples antérieurs à la loi qui nous régit. Et quand bien même il y aurait quelques faits qui lui seraient postérieurs, on ne pourrait pas argumenter de l’oubli des agents de l’autorité. (Ici des murmures interrompent M. l’avocat-général qui dit avec force : « Audiencier, faites faire silence. »)

« En second lieu, on a confondu dans les débats la publicité intérieure avec la publicité extérieure : la publicité n’est exigée que dans l’intérêt de celui qui veut prouver son innocence. Dès que le jugement de condamnation est intervenu, la publicité n’est plus nécessaire. »


M. Marchangy soutient que, par cela que la loi déclare qu’on ne peut être poursuivi pour la publication des pièces émanant de la Chambre des députés, sans établir la même disposition pour les pièces relatives aux affaires judiciaires, ces dernières peuvent donner lieu à des poursuites.

Enfin, on a confondu les arrêts de renvoi avec les arrêts définitifs ; le principe de publicité ne s’applique qu’aux derniers.

Quant aux paroles de monsieur le garde des sceaux, c’est trop accorder aux ministres que de leur accorder le pouvoir législatif et de recevoir leurs discours comme des oracles.


Monsieur l’avocat-général pense que Me Dupin n’a point eu à se plaindre des journaux, quoique son plaidoyer n’y ait point été inséré, puisque le Courrier entre autres dit qu’il a réfuté victorieusement les doctrines du ministère public ; que, pour apaiser l’amour-propre de l’avocat, il suffisait en tout cas d’imprimer la défense sans imprimer l’arrêt, et qu’on n’a pas dû se venger sur la société des torts de la censure.


« On a cherché à vous émouvoir, continue-t-il, par la gravité de la peine ; mais ce motif ne doit pas faire impression sur vous, messieurs les jurés : ce serait envahir le droit de faire grâce, ce droit qui n’appartient qu’au souverain. »


Me Dupin : « Après une réplique couverte d’applaudissements bien mérités, et dont il faut absoudre les auditeurs, puisque l’émotion de leurs cœurs leur a ôté le pouvoir de les refuser, je croyais que le ministère public ne serait pas revenu sur une accusation dont il désespère lui-même. »


Me Dupin réfute alors les différentes objections de monsieur l’avocat-général : « Quant à la fin de non-recevoir, la cause, dit-il, peut très bien se passer de ce secours ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en point de droit, cette fin de non-recevoir doit être admise. En effet, lorsque la loi établit des formalités spéciales pour constater la publicité d’un acte, on ne peut pas suppléer au défaut de ces formalités par de prétendus équivalents, ni remplacer la présomption de droit par une présomption de fait. C’est ainsi qu’un député qui aurait discuté une loi, qui aurait contribué par son vote à son adoption, ne serait pas cependant, en droit, censé la connaître, tant qu’elle n’aurait pas été promulguée dans les formes voulues par le Code civil. Il en est de même dans l’espèce. Pour qu’il y ait récidive dans le cas de réimpression, il faudrait que l’arrêt de condamnation eût été inséré dans le Moniteur, avec les formalités exigées pour les arrêts de déclaration d’absence, c’est-à-dire dans la partie officielle, Or, l’arrêt n’a point été inséré ; il n’y a donc point récidive aux yeux de la loi.

« Monsieur l’avocat-général a dit que le législateur n’avait pas pensé à prévoir ce cas ; je m’empare de cet aveu, et je dis que, puisque le législateur n’y a pas pensé, le ministère public ne doit pas y penser non plus.

« On nous a reproché d’avoir confondu les époques ; non : j’ai cité des arrêts de toutes les époques pour montrer que jamais cette publicité n’avait été interdite. J’en ai cité de la Convention même auxquels on avait accordé la plus grande publicité. La Convention voulait du sang, mais elle laissait du moins la publicité. Après avoir fait tomber les têtes, elle permettait aux écrivains et aux journalistes de faire reconnaître l’innocence de ceux qu’elle avait traînés à l’échafaud !

« Le ministère public a distingué la publicité de l’audience et la publicité extérieure. Je n’admets pas cette interprétation, parce qu’elle est restrictive. Partout où je verrai une interprétation qui tendra à détruire nos droits, à restreindre nos libertés, j’opposerai une interprétation plus large ; et mon amour pour la Charte, pour l’institution qu’elle consacre, me persuade que la liberté des débats doit être pleine et entière, telle que son auteur nous l’a promise, et non telle qu’on veut nous la faire.

« Quant aux inductions que j’ai tirées du discours de M. de Serres, entendons-nous : certes, je ne suis pas dans l’usage de faire trop de concessions aux ministres ; je suis loin de regarder comme vraies, encore moins comme obligatoires, toutes les propositions qui sortent de leur bouche ; ils sont les orateurs du pouvoir ; ils cherchent naturellement à l’étendre ; et c’est en pareil cas qu’il convient de les écouter avec défiance, et qu’on peut se trouver en opposition avec eux : mais, si par hasard il arrive à l’un d’eux de dire quelque chose de favorable à la liberté, alors je m’en empare, j’en prends acte comme d’un aveu sorti de la bouche de la partie adverse. »


Me Dupin soutient que la loi n’ayant pas établi de distinction pour les arrêts des cours et les jugements des tribunaux, selon les divers genres d’accusation, le droit de les publier existe en entier, quel que soit le sujet de l’accusation.


« Si je me suis plaint, continue-t-il, qu’on n’ait pas inséré mon plaidoyer dans les journaux, ce n’est pas par un motif d’amour-propre ; j’en aurais mis beaucoup à sauver mon client, et non à faire paraître mon plaidoyer. Mais j’ai partagé son indignation contre l’iniquité de la censure ; j’ai trouvé qu’une si étrange partialité passait toutes les bornes, et que tout citoyen avait le droit de se défendre devant l’opinion publique, quand il y était traduit par l’insertion dans les journaux d’un réquisitoire dans lequel il était accusé : j’ai pensé qu’il n’était pas indifférent pour un homme accusé sur quatre chefs de faire savoir qu’il avait été acquitté sur trois. Du reste, je n’ai pas voulu qu’on en usât pour la défense comme on en avait usé en faveur de l’accusation. On voulait n’imprimer que ma plaidoirie, j’ai demandé qu’on y ajoutât le réquisitoire pour que la balance fût égale.

« On a parlé de la clémence royale ! Personne ne s’en défie ; mais c’est une mauvaise manière d’obtenir des condamnations que de dire : On fera grâce !… On a recours à son souverain quand on est coupable ; de Béranger est innocent, il ne demande que justice. »

Ici Me Dupin se plaint du refus obstiné de la police, de saisir les nombreuses contrefaçons des chansons de de Béranger ; on n’a pas seulement voulu le poursuivre, on a voulu le ruiner. L’avocat parle aussi des vexations qu’on a fait éprouver à son client dans la prison : il a été soumis à des perquisitions pour un Supplément qu’il n’avait pas publié et qu’il a toujours dénié. On a été jusqu’à le fouiller comme un voleur ! « Il a eu tort de le souffrir, dit Me Dupin ; il devait se dépouiller de ses vêtements un à un, sur ordonnance du juge, plutôt que de laisser porter sur lui d’indignes mains. Quoi qu’il en soit, ces recherches n’ayant produit aucun résultat, on n’a rien imaginé de mieux que de lui faire un procès, pour avoir imprimé un arrêt ! Voilà, messieurs, l’étonnant sujet de ce nouveau procès, dont la conséquence serait d’un an d’emprisonnement ! Mais j’ai suffisamment démontré que la publicité des arrêts est de droit, et ne peut point, par conséquent, constituer un délit. »


M. le président demande aux prévenus s’ils ont quelque chose à ajouter à leur défense ; ils répondent négativement.

M. le président fait son résumé, et pose aux jurés les questions suivantes :


1o Les chansons qui ont motivé la condamnation prononcée par arrêt du 8 décembre 1821, et dont la destruction et la suppression ont été ordonnées, ont-elles été imprimées dans l’écrit intitulé Procès fait aux Chansons de de Béranger ?

2o De Béranger est-il coupable d’avoir fait imprimer, vendre et distribuer après sa condamnation, les chansons condamnées ?


Me Dupin demande le changement de la position des questions, qui lui paraissent rédigées de manière à ne laisser aucune latitude aux jurés ; c’est comme si, pour quelqu’un qui a commis un meurtre sans préméditation, on se contentait de demander si un homme a été tué. La cour entre dans la salle du conseil pour délibérer. M. le président fait appeler Me Dupin dans la salle des délibérations. Cet avocat rentre un instant après ; la cour le suit immédiatement. Me Dupin annonce aux jurés que, d’après les explications qui viennent d’avoir lieu entre lui et la cour, elle n’entend pas exclure les considérations qui doivent influer sur l’appréciation de la culpabilité, ni réduire la décision des jurés à l’appréciation d’un simple fait matériel, mais au contraire lui laisser la solution de toutes les questions morales et intentionnelles ; il croit dès lors inutile de persister dans la demande des rectifications qu’il avait présentées, et déclare qu’il s’en désiste.


M. le président confirme les explications données par Me Dupin. Il est trois heures et demie, les jurés entrent dans la salle des délibérations. Il est cinq heures quand ils reviennent. Les questions ont été résolues de la manière suivante :


Sur la première question : Oui. — Sur la seconde question : Non.


M. le président prononce l’ordonnance d’acquittement ; elle excite dans l’auditoire des marques d’approbation, qu’on parvient avec peine à comprimer. MM. de Béranger et Baudouin sont aussitôt entourés par leurs amis, dont ils reçoivent les félicitations et les embrassements.


Un huissier appelle M. de Béranger pour le reconduire à Sainte-Pélagie ; il sort, pressé par les bras des spectateurs.




  1. Le libraire de M. de Béranger, M. Baudouin, avait été aussi mis en cause dans cette poursuite, relative a la réimpression des chansons dont le texte était compris dans le jugement précédent.
  2. Le plaidoyer de Me Dupin n’ayant pas été sténographié, nous ne pouvons en offrir qu’une analyse telle que l’ont donnée les journaux, et principalement le Courrier français et le Journal des Débats, qui en ont rendu compte avec le plus d’étendue et d’exactitude.