Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/1/11

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Séance du 17 Avril 1857.


Présidence de M. A. COMBES.


M. Maurice de Barrau écrit pour rendre compte de la première réunion des délégués des Sociétés savantes. Il constate le véritable caractère de ce Congrès, et s’applaudit des dispositions manifestées par tous les membres qui le composent. Dans une époque où l’association se produit sous toutes les formes, et répand partout ses bienfaits, on doit être heureux de la voir appliquée dans l’intérêt des plus nobles préoccupations de l’esprit. La Province trop longtemps isolée, trouvera enfin un moyen de rendre ses recherches et ses travaux plus féconds, de les diriger vers un but commun, et de les assujettir à un plan général.

Les premières opérations du Congrès promettent des résultats satisfaisants, au double point de vue de la direction des Sociétés, et des moyens à employer pour ramener ou maintenir leurs efforts dans des limites où ils puissent être utiles.

M. A. Combes rend compte d’un travail adressé à la Société par M. de Caumont. C’est une Étude détaillée et comparée du Castellum Romanum de Larçay près de Tours.

Les études archéologiques n’ont pris une importance véritable que de nos jours. Des efforts individuels et d’une grande importance avaient été tentés, sans doute, et ils n’avaient pas été sans sucées. Mais ils s’étaient bornés à des sujets particuliers, et n’étaient pas arrivés jusqu’à l’époque peut-être la plus intéressante, parce que c’est la plus riche en monuments et en institutions. Les Romains n’ont pas seulement signalé leur passage et leur séjour sur les divers points du territoire de notre patrie, par des constructions gigantesques que les siècles et les hommes plus destructeurs encore, ont été impuissants à conserver ; mais ils ont imprimé partout ce cachet durable que les grands peuples laissent dans leurs moindres souvenirs. Or, la Gaule était la province privilégiée de Rome : elle était devenue, pendant la longue et constante décadence de l’empire, une seconde Italie. Les travaux romains ne pouvaient pas avoir disparu complètement dans les destructions violentes ou dans les transformations successives et insensibles. Il s’agissait d’aller les retrouver, de les étudier, de découvrir, à l’aide des renseignements qui nous ont été transmis, la loi qui les gouvernait, enfin de faire une science de ce qui n’avait été, jusqu’alors, qu’une série d’observations isolées et indépendantes.

C’est ce qui a été accompli de nos jours. Les Sociétés de province ont compris que c’était une partie importante de leur tâche. Elles ont voulu poursuivre le passé dans toutes ses profondeurs, et l’étudier dans tous ses mystères. Elles sont ainsi arrivées jusqu’aux temps primitifs qu’elles ont entrevus à travers la transformation que la conquête apportait pour se maintenir. Ainsi, les observations se sont classées, les obscurités se sont éclaircies, et ce qu’on ne faisait qu’entrevoir, on a pu l’étudier dans toutes ses parties, et l’embrasser dans son ensemble.

M. de Caumont a été un des promoteurs les plus ardents et les plus actifs de la science nouvelle. Il a bien souvent, avec l’autorité que donnent des travaux importants et des services nombreux, rendu hommage aux recherches les plus modestes. Les Sociétés se sont engagées dans cette voie où elles avaient peu de gloire à attendre, mais beaucoup de faits à constater, des découvertes à faire, des erreurs à redresser. Elles ont voulu être utiles dans leur sphère restreinte, convaincues que, de la réunion des efforts individuels ou collectifs, appliqués à une localité, sortirait inévitablement quelque chose de complet. Le succès a répondu à leurs espérances. Ce que l’on dédaignait autrefois, on le recherche aujourd’hui ; et aucun reste du passé ne disparaît, sans laisser une trace dans le souvenir et dans les travaux des hommes qui ne veulent être indifférents pour aucune des manifestations de la vie de l’humanité.

Le Caslellum Romanum étudié par M. de Caumont, avait été déjà l’objet d’un travail important de M. Boileau et d’une description de M. Roach Smith, de Londres. En appelant l’attention sur cet ouvrage, M. de Caumont a voulu non seulement en donner une idée complète aux antiquaires, mais encore leur signaler les études de ce genre qu’ils pourraient faire sur bien des points de la France qui n’ont pas été encore suffisamment explorés.

Le Castellum de Larçay occupe le sommet d’un côteau sur la rive gauche du Cher, non loin de la route qui va de Tours à Bléré. Il présente la forme d’un carré régulier. Le côté sud a un développement de 75 mètres ; il était flanqué de quatre tours. Les deux côtés plus petits n’en avaient que trois. Les murs, dans leur plus grande hauteur, s’élèvent à 6 mètres ; ils sont appuyés, comme presque tous les ouvrages de défense gallo-romains, sur le sol superficiel, sans excavations. Leur épaisseur est de 4 mètres à la base. La première assise de la tour du côté de l’ouest se compose de plusieurs fragments de grand appareil, parmi lesquels on remarque plusieurs tronçons de colonnes cannelées.

À l’intérieur de la place, le long du mur oriental, sur la base du revêtement, des fûts de colonne sciés par le milieu et disposés d’une manière symétrique attirent l’attention. Une place de guerre aurait-elle été construite avec des débris de bâtiments ? Ce qui le ferait supposer, c’est que d’autres habitations gallo-romaines sont groupées dans le voisinage du Castellum. On y trouve des fragments de poterie rouge, des tuiles à rebords, des briques, des monnaies romaines. Il est impossible de déterminer avec quelque exactitude l’importance de cette agglomération. Peut-être des fouilles faites avec méthode et d’après les données de l’expérience, permettraient-elles d’arriver à des conjectures qui ne seraient pas sans importance. Les Romains, immédiatement après la Conquête, comme au moment où ils étaient obligés de se défendre contre les invasions du Nord, avaient adopté un système de châteaux fortifiés, rattachés entre eux par des voies et appuyés par des camps mobiles. Peut-être y aurait-il intérêt à dresser une carte exacte de ce travail d’ensemble. Rome n’agissait que sous l’empire de principes traditionnels. Tout dans ses actes était régulier. Les mœurs s’altérèrent ; elles se corrompirent, au point d’amener une dissolution inévitable : le courage avait perdu sa confiance ; le nom de patrie n’avait plus ce magique pouvoir qui faisait des prodiges ; mais, jusqu’au dernier moment, l’organisation militaire resta entière, les mêmes ordres dirigèrent l’attaque et la défense ; on perdait les provinces et bientôt le territoire de la patrie, en conservant les formes extérieures de la discipline qui avait fait conquérir le monde.

En reconstituant l’état topographique de la Gaule, au moment où les Romains la disputaient à leurs vainqueurs, on constaterait donc en même temps l’état antérieur, et l’on jetterait un jour nouveau sur les procédés de la conquête. Ainsi, les travaux stratégiques des Romains seraient, grâce à ces observations de détail, ramenés à une vue d’ensemble ; et les antiquités des divers points de la France, mieux connues, donneraient l’explication de bien des faits dont la cause est ignorée.

Sur la proposition du bureau, M. de Caumont est nommé membre correspondant.

M. J. Tillol dépose une note renfermant quelques théorèmes nouveaux sur la théorie des transversales, et de la géométrie de J’espace.

La Société renvoie l’examen de ce travail à M. Grasset, capitaine du génie, qui est chargé de faire un rapport.


M. A. Combes lit la troisième partie de ses études sur la langue Romano-Castraise.

Cette langue parlée par 35 départements méridionaux est-elle destinée à s’absorber dans le Français, et à disparaître comme le dernier et le plus tenace obstacle à l’unité ?

La question ne manque pas d’importance, et ce n’est pas la première fois qu’elle a été soulevée. Il ne faut pas méconnaître le rôle d’une langue. Expression des pensées et des sentiments d’un peuple, manifestation permanente de sa vie intellectuelle et morale, elle porte l’empreinte profonde de ce génie particulier qui marque la place et le rôle de ces grandes agglomérations dont la réunion forme l’humanité. La langue est donc intimement liée à l’existence d’un peuple : elle marque les phases par lesquelles il passe, les épreuves qu’il subit et dans lesquelles il laisse quelque chose de sa puissance, ou il acquiert des forces nouvelles. Elle reflète, avec une merveilleuse exactitude, les nuances les plus légères, les transitions les moins sensibles. Elle devient le témoin le plus fidèle que l’historien et le philosophe puissent consulter, pour constater la marche des idées et la cause des faits.

On comprend donc qu’il y ait intérêt et utilité à étudier tout ce qui se rapporte à la probabilité d’une durée plus ou moins restreinte de la langue d’un peuple. C’est de l’histoire intime que l’on fait ; c’est l’explication de l’avenir que l’on cherche dans ce qui en contient presque tous les germes ; car les modifications et les transformations des peuples sont annoncées et préparées de loin, par ce travail successif des idées manifestées dans la langue qui leur sert d’expression.

L’existence de deux langues bien tranchées, dans la France d’aujourd’hui, s’explique par les événements dont notre patrie a été le théâtre. Du temps de César, tous les peuples de la Gaule différaient entre eux par la langue, les institutions et les lois. Cette différence était-elle radicale, ou ne consistait-elle qu’en dissemblances de détail ? Y avait-il véritablement plusieurs langues, ou bien une seule divisée en un certain nombre de dialectes ?

Il est probable que le peuple Celte avait une origine commune. Il n’avait qu’une langue, soit que le premier il ait habité la Gaule, soit qu’il ait absorbé le peuple primitif. Sa longue existence avec un état social sans unité, devait amener des variations dans la manière de prononcer le mot, puis dans le sens qu’on lui attribua. Les altérations se multiplièrent. La langue romaine s’imposant victorieusement les développa. Le Midi soit par affinité, soit à cause de la plus longue possession, et des rapports plus fréquents, subit l’influence la plus grande. L’invasion qui s’arrêta longtemps dans le Nord, mêla à l’idiome national le langage tudesque. Le double serment de 842 est la preuve de cette séparation. Le génie comme les intérêts des deux peuples, se manifestent dans ce serment d’une si grande importance au double point de vue de la langue et de l’histoire.

Aussi remarque-t-on, dans les documents postérieurs à cette époque en prenant 1050 pour point de départ, que le Nord et le Midi n’ont pas de mots communs. Les deux langues marchent parallèlement : une rivalité prononcée, souvent une haine ardente empêchent tout rapprochement notable. Chacun des deux peuples se crée un genre de littérature qui reflète son génie. On chante au Midi, on cause au Nord. Ici, c’est un bourgeois, heureux de dire du mal de tout ce qui le gêne dans ses préférences ou sa vanité ; là, c’est un chevalier tout entier à la gloire et à l’honneur, prenant pour règle de conduite et inspiration de ses chants la noble devise qui résumait et commandait un triple dévouement. Troubadours et Trouvères vivent en même temps : ils ne s’entendent guère, ils ne se ressemblent pas.

À mesure que l’on avance, les faits se caractérisent avec plus de netteté. La prépondérance administrative et politique du Nord s’établit, se développe et se maintient, malgré des résistances dont les traces sont nombreuses et profondes. La langue profite de toutes ces conquêtes dont elle a été l’instrument le plus sûr, et le plus fréquemment employé.

Enfin, les chefs-d’œuvre arrivent. Les grandes et terribles luttes du xvie siècle avaient été précédées et accompagnées de discussions en langue vulgaire. Le xviie siècle aspire de bonne heure à cette domination que lui assurent les plus belles créations du génie, interprétées par un langage qui a perdu, sans doute, de sa naïveté primitive, mais qui est parvenu sans effort apparent, à une incomparable richesse. L’époque suivante, avec un but différent, aide encore à l’emploi général d’une langue qui avait détrôné le latin, et qui tendait à déposséder province par province, ville par ville, l’idiome méridional qu’elle attaquait à la fois dans la diversité de ses dialectes. La révolution, qui a voulu l’unité en tout, qui l’a voulue complète, absolue, sans tenir compte des exigences de toute nature, qui donnaient une raison d’être à des différences de forme et de détail, a fait pénétrer partout l’emploi de la langue française. Les campagnes, dernier asile de toutes les traditions du passé, ont reçu ainsi un élément de corruption pour l’idiome qui faisait encore, après tant de transformations, leur physionomie particulière. Elles n’ont pu parvenir à parler correctement le français ; elles n’ont pas su conserver à leur langage sa pureté, sa diversité, et cette grâce native, la première et la plus vive des beautés.

Ces conditions semblent bien défavorables ; et l’on se demande si, la nature même des faits, les tendances d’une centralisation à laquelle tout concourt et que rien ne semble retenir dans son envahissement successif, la rapidité et la facilité des communications, les besoins nouveaux, les aspirations qui déclassent si complètement, les individus et les familles, pour la satisfaction de quelques-uns et le malheur d’un trop grand nombre, ne sont pas des raisons suffisantes et définitives, pour enlever tout espoir de restauration, et même d’existence, à une langue si profondément en rapport avec le génie des populations méridionales, et qui est restée, malgré tout, l’interprète fidèle de leurs pensées et de leurs sentiments.

M. Combes croit que l’on ne doit pas craindre de la voir disparaître.

Le Français est bien définitivement la langue qui transmet dans le monde entier nos idées, et nous assure cette prépondérance morale à laquelle tout finit par se soumettre. Il s’est assoupli ; il a passé par toutes les épreuves qui consacrent une langue, sans la fixer définitivement. Mais sa domination extérieure, les chefs-d’œuvre qu’il a produits, la facilité avec laquelle il s’étend tous les jours, ne suffisent pas pour détruire un idiôme qui a sa raison d’être dans les mœurs, et sa force dans la constitution intime des populations qui le parlent. D’ailleurs, le patois a, par lui-même, des ressources qui assurent sa durée. Il est plein d’images, riche en expressions qui permettent de rendre toutes les nuances, en tournures qui se plient à tous les tons, qui se prêtent à tous les caprices de la pensée, à toutes les délicatesses du sentiment, à toutes les violences de la passion. L’accent est vif et sonore. La syntaxe est d’une régularité qui n’enlève rien à l’initiative de l’inspiration. Comme elle n’a pas été définitivement fixée par des œuvres capitales, elle peut s’enrichir, mais sans se dénaturer. Tous ces caractères que peu de langues réunissent au même degré, ne suffisent-ils pas pour assurer à l’antique expression du génie méridional une durée progressive ?

M. Combes examine incidemment une question qui a donné lieu à des travaux importants et à de longues discussions. C’est un beau rêve, sans doute, que de songer à l’établissement d’une langue que parleraient tous les peuples : mais c’est un rêve. La race humaine a une origine commune ; et, cependant, quelle diversité dans les idiomes dont elle se sert ! Cette diversité est rationnelle ; elle touche presque au berceau du monde. Aussi, tous les efforts de l’esprit, toutes les combinaisons de la science, se heurteront contre une impossibilité radicale. Il n’est pas plus facile de donner à tous les habitants de la terre une même expression pour leur pensée, que de faire disparaître les différences de climats, de productions, de teint, de caractère et de génie. Les avantages d’une langue universelle seraient incontestables ; mais la puissance de la volonté humaine doit toujours se heurter contre des difficultés insolubles ; elle doit se brider contre des problèmes qui font sentir son inanité à une raison orgueilleuse, en même temps qu’ils fournissent à la véritable sagesse une occasion de s’incliner humblement et de s’honorer de sa soumission.