Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/12

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Séance du 30 avril 1858.


Présidence de M. A. COMBES.


M. J. Roumanille écrit à la Société pour la remercier du titre de membre correspondant qu’elle lui a conféré.

M. Gabriel de Nattes fait hommage à la Société d’une fable inédite intitulée : La caille voyageuse. Ce petit drame plein de vie et de mouvement, coupés d’incidents variés et intéressants, est accueilli par la Société avec la faveur qui s’attache à tout ce qui est vrai, délicat, élevé et profondément moral.

M. Chevallier, chimiste, membre de l’académie impériale de médecine, est nommé membre correspondant de la Société.

M. Barry, professeur d’histoire à la faculté des lettres de Toulouse, adresse un exemplaire d’un travail sur les poids inscrits du midi de la France. L’examen est renvoyé à M. Contié.

Il est procédé à la nomination d’une commission chargée de l’examen des pièces envoyées au concours ouvert par la Société. Cette commission aura pour mission :

1° De classer les manuscrits, et de déterminer s’il y a lieu d’accorder des prix ;

2° De se prononcer sur toutes les questions relatives aux médailles à faire frapper ;

3° De fixer l’époque de la séance générale pour la distribution des prix.

Elle est composée de MM. Serville, Cavayé, Daste, Chauffard, Bru, Contié, de Larambergue, Parayre, Combes, de Barrau, Canet. Elle se divisera en bureaux spéciaux, chargés du jugement de chaque partie du concours. Le rapport à la Société sera fait au nom de la commission tout entière.


M. CONTIÉ entretient la Société des fossiles déposés par M. C. Valette. Ces fossiles sont : 1° L’Hélix Poliezi, grande et petite forme : 2° Le Planorbis Castrensis ; 3° Les Lymnea Castrensis et Albiensis, dont un échantillon est un peu aplati.

Tous ces fossiles sont à l’état de moules, la plupart déformés ou incomplets. La gangue dont ils étaient entourés est une sorte de marne ou de macigno, grès calcaire très-mou et friable, d’un gris foncé, et servant comme de transition du calcaire au grès. Ces fossiles sont signalés dans les formations lacustres tertiaires. Aussi n’est-il pas étonnant qu’ils aient été rencontrés sur le plateau qui couronne la butte de Beaumont ; car ce plateau paraît avoir appartenu au lac tertiaire de Castres.

La carrière de pierre à chaux, d’où M. Valette a extrait ces fossiles, a été comblée. Elle est occupée aujourd’hui par une vigne. Cependant, sur une bande de 7 à 8 mètres de long, sur 1 à 2 mètres de large, dont la couleur gris-blanchâtre tranche sur la couleur rouge du sol argileux environnant, il est encore possible de recueillir quelques échantillons. De plus, au bord du sentier qui traverse la butte dans son milieu, on trouve des blocs de grès de grosseur variable, portant sur une de leurs faces, une couche criblée de petits cailloux roulés, de composition minéralogique variable. Parmi ces cailloux se trouvent des débris assez reconnaissables des fossiles désignés, et aussi des carapaces de tortues. Vraisemblablement ce dépôt doit sa formation à un remous des eaux du lac tertiaire, soit à l’époque où se déposait là couche calcaire à planorbes à lymnées et à hélix du rocher de Lunel, soit peut-être plutôt à l’époque où se sont produites, par érosion et dénudation, la vallée de l’Agoût, et la première terrasse de ce bassin, dont notre ville occupe à peu près le centre.

Quoi qu’il en soit, ces fossiles amènent à constater la présence du calcaire sur une butte environnée de grès de tout côté. C’est la seule qui, jusqu’à ce jour ait présenté cet accident géologique, parmi les buttes ou coteaux fermant l’enceinte occidentale du bassin de Castres. Ce calcaire est-il à l’état d’affleurement, et va-t-il en plongeant dans le bassin, se relier au calcaire de Lunel, à celui des bords et du lit de l’Agoût, et passer ainsi, soit sous les grès, soit sous les alluvions anciennes, ou de notre époque historique, qui forment au moins trois terrasses au midi et à l’ouest de Castres, en s’échelonnant du sol de notre ville jusqu’aux plateaux de Peyrous et de Saïx ? Ou bien, ce calcaire constitue-t-il une formation accidentelle au-dessus des grès, ou contemporaine de cette roche à laquelle elle s’adosserait ? C’est ce que des études plus complètes éclairciront peut-être.


M. CONTIÉ fait ensuite un rapport sur un agneau qu’il ne lui a pas été possible d’étudier dans son organisation intérieure et qu’il a dû se borner à examiner dans ses caractères extérieurs.

Des cas assez fréquents de tératologie, ont été signalés parmi les animaux domestiques qui naissent dans la plaine de Revel. M. Brianne a eu plusieurs fois occasion de venir en aide à la science pour conserver, au moyen de ses procédés habiles et sûrs, des monstres très-curieux et fort intéressants. Dernièrement encore, il a pu préparer un agneau, que l’ensemble de ses caractères tératologiques, permet de ranger parmi les monstres composés doubles autositaires monocéphaliens déradelphes.

Il présente en effet comme eux, deux individus composants, sensiblement égaux en développement ; distincts et séparés à la région pelvienne ; réunis et en apparence confondus aux régions mi-sus-ombilicale, thoracique et cervicale, et confondus intimement à la région céphalique, de manière à ne présenter qu’une seule tête, allant en s’élargissant de la partie antérieure de l’occiput, et ne présentant aucune partie surnuméraire.

Les membres thoraciques, au nombre de quatre, sont disposés par paire, non pas comme dans certains monstres du même genre, entrecroisés et tournés du même côté que les membres pelviens, mais bien les uns au-dessus, les autres au-dessous du thorax, et d’une manière parfaitement symétrique.

Il est à regretter que lors de la préparation de ce monstre, les viscères n’aient pas pu être étudiés dans leur organisation et leur disposition relative. Le squelette lui-même, si important pour les études anatomiques, n’a pas pu être conservé. Il serait à désirer que ces monstres ne fussent plus ni un sujet de frayeur, ni des objets sans importance, pour les personnes, témoins de leur apparition. La conservation de ces êtres intéresse au plus haut point les progrès des sciences physiologiques et anatomiques.


M. A. COMBES entretient la Société, d’une délibération du chapitre de l’église cathédrale de Castres, en date du 2 janvier 1671. Elle porte en substance, une proposition de M. de Fossé, grand archidiacre, relative à la réédification de l’église St-Benoît. Cette proposition est acceptée. De 1671 à 1678, pendant les travaux préparatoires, pour la démolition de toutes les constructions qui occupaient l’espace destiné au nouvel édifice, un plan est produit par Mercier et mis en concurrence avec celui de Cailhau qui est préféré. Les travaux commencent ; mais ils sont arrêtés en 1682 par la mort de M. de Tubœuf.

Il propose la traduction suivante de l’inscription retrouvée :

Ces murs qu’un bras impie avait mis en poussière,
Par tes soins, ô Tubœuf, se relèvent nouveaux.
Trop longtemps oubliés, par toi rendus plus beaux,
À ton noble blason, ils doivent leur lumière.


M. COMBES lit ensuite une allocution dans laquelle il rappelle aux membres de la Société, plusieurs points sur lesquels il est utile que s’arrête leur attention, et que se dirige leur activité.

M. Combes croit qu’il est utile pour les Sociétés littéraires de revenir de temps en temps sur leurs pas, pour revoir le chemin parcouru, se rendre compte des efforts qu’elles ont faits, et constater, pour leur propre émulation, les résultats qu’elles ont obtenus.

Il résume les travaux dont la Société a entendu la lecture, depuis le commencement de sa seconde année, les opinions qu’elle a discutées et les faits intéressant le pays qui ont été le fruit des recherches auxquelles se sont livrés plusieurs membres. Il tire de ces divers actes, la preuve que la Société se trouve dans des conditions générales, qui assurent son existence et promettent un développement régulier du mouvement qui l’anime, et de l’influence qu’elle doit légitimement exercer.

Mais la bonne volonté a besoin de se retremper et de s’affermir de temps en temps. Il faut surtout que lorsqu’une occasion se présente, elle soit saisie avec empressement, et qu’elle devienne un objet spécial d’études, quand elle porte avec elle la promesse d’une utilité réelle.

C’est à ce titre qu’il appelle l’attention de la Société sur la situation nouvelle faite aux Corps savants, par un arrêté de S. E. le Ministre de l’instruction publique et des cultes.

Un comité historique créé en 1834, réorganisé en 1852, avait pour mission l’exploration de la France dans son passé. Il devait centraliser les travaux des Sociétés particulières, des Congrès spéciaux, des individus. Cette centralisation, bonne en principe, parce qu’elle donnait de l’unité à des efforts qui se seraient inutilement produits sur des points divers, sans liaison entre eux, se heurtait à chaque instant contre des difficultés nombreuses.

Les intermédiaires manquaient ; il ne se produisait aucune action propre à soutenir, à diriger, à compléter les études de chacun. Aussi, bien des documents utiles ou même importants, passaient inaperçus ; bien des découvertes qui pouvaient aider puissamment les recherches étaient ou négligées ou dédaignées. L’isolement continuait, parce que l’individu était toujours trop loin du centre où il devait aboutir.

Dans les mesures arrêtées par la sollicitude du ministre, les Sociétés sont destinées à former le lien entre l’explorateur individuel et le Gouvernement qui tient à profiter et à faire profiter les autres de ses découvertes. Au lieu de rester dans un isolement réel, malgré les rapports qui les rattachaient entre elles, et qui les ramenaient vers le comité historique, elles sont appelées à étendre leurs travaux, à donner plus de publicité aux récompenses qu’elles décernent trop souvent avec une parcimonie forcée, à se diriger vers un même but, sous la protection éclairée et toujours active du Gouvernement.

Ces mesures avaient été déjà pressenties ; elles étaient préparées, elles étaient surtout vivement désirées. Une lettre de M. le Recteur de l’Académie de Toulouse, lue dans la séance du 26 juin 1857, témoigne de cette tendance généreuse et de cette direction féconde. Les réflexions dont la Société accompagna cette lettre, constatent qu’elle en comprenait l’importance et qu’elle s’estimait heureuse de pouvoir concourir à une œuvre dont les résultats étaient garantis par tant de sollicitude.

Cet accord devient précieux pour la Société qui en a reçu une impulsion plus active et plus féconde. En l’incorporant à un titre officiel, dans le comité des travaux historiques, en l’appelant à figurer pour sa part de rédaction, au Recueil des Sociétés savantes, en l’invitant à concourir au prix qui doit être décerné tous les ans à celui de ces corps qui se distinguera le plus par son action utile, le Gouvernement a répondu à des aspirations légitimes ; il a fait pour la vie et l’autorité des Sociétés tout ce qu’il était en son pouvoir de réaliser. À chacune de ses Sociétés, de faire, avec les ressources dont elle dispose, et la bonne volonté dont elle est capable, tout ce qui pourra rendre son action utile et assurer les résultats que l’on est en droit d’attendre de cette organisation nouvelle.

M. Combes rappelle ensuite l’étude proposée par l’Empereur, sur la topographie des Gaules jusqu’au Ve siècle. Des dispositions sont déjà prises pour qu’il résulte quelque chose de grand et de complet, des travaux particuliers sur divers points du territoire faits simultanément.

Le contingent de Castres, moindre assurément que celui d’un grand nombre des villes du midi, pourra cependant avoir quelque importance. Le plateau de St-Jean, la plaine de Gourjade, ont déjà fourni des traces nombreuses d’une occupation romaine. La position de St-Jean, le nom de Castres, disent assez de quelle nature sont les souvenirs laissés à nos portes par les Romains. Un camp n’était jamais isolé, lorsqu’il devait contenir des fractions de légions, placées comme des sentinelles avancées, ou jetées au milieu de populations peu soumises encore, pour les contenir dans le devoir, ou les y ramener.

Le plateau de St-Jean se reliait évidemment, et les restes des voies pavées le prouvent, au pays Minervois par la butte d’Augmontel, station intermédiaire, et les éminences fortifiées de la forêt de Nore. Après St-Jean, des collines qui se succèdent de manière à indiquer naturellement la marche et les lieux de campement d’une armée, pourraient permettre, ou par les explorations déjà faites, ou par des recherches nouvelles, de retrouver des lignes que les Romains, fidèles en tout aux traditions, traçaient partout avec une régularité qui dirige presque, à coup sûr, les investigations modernes.

Il y a donc quelque chose à faire, des renseignements à indiquer, des hypothèses à formuler, des solutions à préparer. La Société ne perdra pas de vue ce sujet important. Elle sera jalouse de contribuer, pour sa part, à ne pas laisser interrompre cette chaîne qui enlaçait la Gaule, et qui retenait sous la domination romaine, un pays fier de son passé, que la défaite ne pouvait éloigner d’ardentes aspirations vers l’avenir, et qui trouvait en lui-même de quoi justifier les plus grandes espérances et la plus haute ambition.

Enfin, M. Combes entretient la Société du concours qu’elle a ouvert pour 1858. Les pièces envoyées sont au nombre de 42. Elle sont arrivées de toutes les parties de la France, quoique la publicité donnée au concours ait été fort restreinte. Si une première année donne des résultats pareils, on est en droit d’attendre plus de richesse pour l’avenir. Évidemment les études littéraires ne sont pas mortes, le goût pour cette grande manifestation de la dignité humaine n’a pas disparu du sein de notre nation. Sans doute les Sociétés littéraires ne font naître ni les poètes, ni les orateurs, ni les philosophes. Ne suffit-il pas qu’elles leur donnent quelquefois une occasion de se produire ?

Rien de tout cela ne peut rester inutile. Les exemples à citer seraient nombreux : s’il ne faut pas en grossir l’importance, il ne faut pas non plus en méconnaître la signification. La vérité, pour être puissante, n’a pas besoin d’être exagérée. Le moindre trait étranger la dénature. Il faut l’accepter, il faut la maintenir telle qu’elle est. À ces conditions on n’a rien à craindre, ni surtout rien à renier.

M. Combes termine ainsi son allocution :

« La Société se réunit aujourd’hui dans un local spécialement affecté à ses séances et à ses collections. Dès aujourd’hui, elle peut se dire chez elle. La bibliothèque qui nous entoure est confiée à sa surveillance. Les livres en seront augmentés au moyen de demandes qu’elle va adresser aux divers ministères désireux de distribuer, d’une manière utile, les ouvrages imprimés sous leur direction. Ils sont considérables et précieux. Notre part se grossira, sans doute, à mesure que nous ferons naître dans notre ville l’esprit de conservation qui lui a manqué jusqu’à présent et qui, plusieurs fois, a compromis le sort de ses établissements littéraires. Nous donnerons l’exemple du prix que nous attachons à ces ressources de l’intelligence, et par là, nous aurons un nouveau titre à la reconnaissance de nos concitoyens. »


M. V. CANET lit un mémoire sur une question de littérature générale.

Il se propose d’examiner si, avant le christianisme et depuis, en dehors de son action, tous les peuples ont pu avoir une littérature ; et, comme terme corrélatif, si depuis le christianisme, et sous son action directe ou indirecte, il a pu y avoir un seul peuple, sans cette grande et imposante manifestation de vie intellectuelle diverse et perfectionnée.

L’antiquité ne nous est connue que par les œuvres de deux peuples : les Grecs et les Romains. Le peuple Juif est complètement à part. Son histoire, sa législation, ses mœurs, sa vie tout entière, rien en lui ne ressemble à ce que nous trouvons ailleurs. Dépositaire de grandes promesses et d’une haute mission, il ne doit pas être confondu avec toutes les autres agrégations d’hommes qui ont bien aussi, sans doute, leur rôle et leur action dans l’humanité, mais sans pouvoir prétendre à de si magnifiques destinées, et sans être l’objet d’une prédilection si visible. Tout d’ailleurs, est exceptionnel en lui ; et il n’est pas possible de tirer une conséquence quelconque des ressemblances ou des différences que l’on aurait à signaler

Le peuple Juif a une littérature. Les livres saints qu’il nous a transmis sont l’ensemble le plus complet, le plus harmonieux et le plus sublime qui puisse saisir et transporter l’imagination de l’homme. Ils sont la peinture la plus vivante, la plus diverse et la plus profonde de tous les sentiments et de toutes les passions du cœur, l’élan le plus enthousiaste et le plus vrai de l’âme : ils prennent tous les tons, se plient à toutes les formes, tour-à-tour d’une grandeur qui étonne et d’une naïveté qui charme, d’une majesté qui impose et d’une grâce qui ravit. Ici, c’est l’histoire avec une simplicité que nul peuple, que nul génie n’a su rendre ni aussi sûre, ni aussi éclatante : là, l’emportement lyrique, avec un élan que l’imagination a de la peine à suivre, avec la hardiesse de ses images, la vivacité de ses tableaux, le mouvement irrésistible d’une pensée qui s’élève à Dieu pour adorer et bénir, prier avec amour et remercier avec effusion, s’incliner sous l’aveu d’une faute, et se relever par le repentir. C’est la philosophie la plus haute, se dégageant des faits les plus simples ; c’est la désolation dans ce qu’elle a de plus poignant, le bonheur calme ou la joie expansive, la résignation avec sa sérénité, la tristesse avec l’infinie variété de nuances qui se cachent sous une apparente uniformité. Il n’y a pas un repli du cœur qui ne soit pénétré, pas une corde de l’âme qui ne vibre. Et tout cela est dominé par une même foi, soutenu par les mêmes espérances. C’est l’unité la plus parfaite dans la variété la plus constante, l’ordre le plus régulier au sein des conceptions les plus étrangères les unes aux autres.

C’est la Bible en un mot ; et ce nom suffit. Mais ce livre par excellence n’est pas l’œuvre de l’homme ; il porte à chaque page l’empreinte divine ; il est la voix elle-même de Dieu. Pourquoi tirer une induction quelconque de l’ensemble des œuvres qu’il renferme, et qui constituent la littérature la plus parfaite et la plus éclatante qu’il puisse être donné à l’homme d’étudier et d’admirer ?

D’ailleurs, nous le savons, les Juifs possédaient en outre, des légendes, des chants, des sentences, des généalogies ; et ces créations nombreuses semblent avoir réuni en elles tous les caractères qui en font, non pas des œuvres isolées, mais une littérature, c’est-à-dire un ensemble d’une grande variété, arrivé à un certain degré de perfectionnement, produit par une même influence, dirigé vers un même but, soumis à des lois découvertes par le génie, formulées par une investigation patiente, et acceptées comme la règle qui contient, dirige et discipline l’inspiration.

Il suffit, pour le moment, de cette constatation posée uniquement pour ne pas négliger un fait qui a son importance, et qui pourra être invoqué plus tard, lorsqu’en examinant l’action exercée sur la littérature par la vérité religieuse, il sera possible de signaler tout ce que l’inspiration de l’homme emprunte de force réelle et de vitalité puissante à ses croyances. D’ailleurs, le peuple Juif était dépositaire de la révélation du Sinaï, c’est-à-dire de la vérité religieuse qui devait trouver dans le Messie sa sanction et son couronnement. Si en dehors de ses livres religieux, il a une littérature, il est facile de se faire une idée des conditions favorables qu’il trouvait dans son organisation domestique, sa constitution sociale, ses dogmes, sa morale et son culte.

Les livres saints et les histoires profanes nous font connaître l’existence d’un grand nombre de peuples. Nous savons quelle a été leur formation, lente ou rapide, quels ont été leurs succès, quelles défaites ils ont subies, qu’elles phases se sont produites dans la durée de leur vie. Nous connaissons les territoires qu’ils ont conquis et ceux qu’ils ont perdus ; nous pouvons nommer les nations qu’ils ont absorbées et celles qui se sont partagé leur héritage. Nous suivons leurs actes dans la politique et dans la guerre, nous sommes initiés à leurs mœurs, et nous pouvons pénétrer jusqu’au foyer domestique pour y retrouver cette première organisation et cette image toujours vivante de la Société. Leur religion nous apparaît dans son immense variété d’erreurs et d’inconséquences ; nous pouvons suivre les traces de l’influence qu’elle a exercée sur leurs destinées, car nous savons que toute cause a ses effets ; nous remontons du fait produit au principe qui l’engendre, et il ne nous est pas possible de méconnaître l’action puissante réservée partout à la foi qui domine les âmes, et au besoin de la prière qui les courbe pour les relever, et les subjugue, pour leur donner, par l’innocence ou le repentir, une énergie nouvelle.

Mais lorsque nous voulons savoir comment s’est traduite leur vie intellectuelle, comment se sont manifestées leurs aspirations morales, nous sommes obligés de reconnaître notre ignorance, de signaler une lacune regrettable dans les données de l’histoire ou les investigations de la science, et nous devons avouer que, malgré tout, nous avons sous les yeux un corps, mais que l’âme s’est envolée.

C’est un fait, et tous les raisonnements n’en infirmeront pas la portée. Le temps a tout détruit, dira-t-on. Cela est vrai, nous savons combien sont terribles les ravages qu’il fait, lorsque surtout, il est aidé dans son œuvre de destruction, par les passions de l’homme. Mais, s’il y avait eu, à côté de ces monuments dont les ruines nous frappent encore aujourd’hui d’étonnement et nous pénètrent d’admiration, des créations de l’esprit formant un ensemble harmonieux, et entourées de l’estime de la nation, n’en serait-il pas resté quelque chose ? Le souvenir n’en aurait-il pas été conservé par ces historiens patients qui parcouraient la terre pour recueillir des documents de toute nature, et s’emparer, afin de les admirer ou de les reproduire, des monuments du génie ?

Les deux royaumes d’Assyrie étaient parvenus à une civilisation, assez avancée, si nous, en croyons les historiens grecs ; ils étaient puissants, la Bible nous l’atteste. Ils cultivaient les arts ; les ruines de Babylone et les pierres arrachées à ce qui fut Ninive, le publient hautement. Et cependant rien ne vient nous révéler après des siècles, cette force qui remue, non des pierres mais des idées, que les hasards de la guerre n’atteignent pas, et qui, lors même que le peuple est vaincu et soumis, lui reste comme une consolation de son abaissement, ou lui survit, s’il disparaît, comme un éclatant témoignage de ce qu’il fut.

L’Égypte qui réunit dans son sein, tout les traits épars de la civilisation antique, et sut les ramener à une puissante unité, avait des sages dont la science touchait à tout ; elle avait un corps de prêtres dépositaire de ses croyances et gardien de ses institutions ; mais elle cachait avec un soin jaloux leurs inspirations, elle les traduisait dans une langue dont un petit nombre d’hommes avait le secret. La science était le domaine exclusif d’une portion de la société, et les créations du génie, même dans ce qu’elles avaient de plus général, comme les mystères de la religion, dans ce qu’ils avaient de plus haut et de plus satisfaisant pour l’âme, devaient rester renfermés dans ce cercle par une barrière infranchissable.

Telles ont été les castes sacerdotales de la plupart de peuples de l’Asie, celles de quelques nations Germaniques septentrionales, et en particulier celles de la Gaule.

L’Inde les conserve encore ; et c’est là ce qui lui donne une physionomie inaltérable, malgré les siècles et les vicissitudes de la fortune. La Chine nous les offre aujourd’hui, avec des caractères différents sans doute, et sous des apparences d’accès facile, mais, dans des conditions générales qui permettent de signaler le même fait et de tirer les mêmes conséquences.

En dehors de l’idée chrétienne, il ne peut pas en être autrement, et les études littéraires viennent aussi, comme toutes les autres manifestations de l’esprit humain, apporter un témoignage éclatant et authentique à cette affirmation.

À mesure que les hommes s’éloignaient de ce point de départ d’où venait pour eux la lumière de la vérité, les notions primitives s’affaiblissaient. Il ne subsista plus bientôt dans le monde, que des vérités tronquées, qui, dès-lors n’étaient plus des vérités, car la vérité est une et complète de sa nature. Des rapports forcés et faux s’établirent ; des déductions imparfaites et stériles de principes parfaits et féconds s’accréditèrent. « La vérité est toujours ancienne, a dit M. Bonald, et rien ne commence dans le monde que l’erreur. » Or les hommes allaient de tentative en tentative ; à la recherche d’un idéal qui les sollicitait. Ils consumaient dans des efforts isolés et trop souvent contraires, cette énergie des premiers ans, qui a besoin d’être contenue pour être utile, d’être dirigée pour devenir féconde. Ils vivaient le plus souvent, sous un pouvoir qui ne connaissait pas la dignité de l’homme, et ne pouvait pas la respecter. Nul lien, excepté celui d’un asservissement commun, quelquefois forcé par la conquête, ou inspiré par une tyrannie intérieure, quelquefois volontaire par patriotisme, ne rattachait entre eux les divers membres d’un même état, comme nulle vie commune n’animait les divers membres d’une même famille.

La religion n’était pas un refuge pour l’âme ; elle ne fut jamais un appel à la concorde, un encouragement à la fraternité, une aspiration effective vers quelque chose de plus parfait. On n’était pas d’accord sur l’origine de l’homme, ou l’on ne s’entendait que pour croire et pour propagé une erreur par conséquent, on ne connaissait pas cette loi si belle et si consolante qui, de l’affinité naturelle, amène à l’effusion des âmes. On n’avait que des idées vagues et incomplètes sur la mission de l’homme pendant la vie, et sur ses destinées après la mort ; par conséquent, il n’était pas possible d’être d’accord sur le but à atteindre, et sur les moyens d’y parvenir.

Dans ces conditions il peut y avoir des poètes, des orateurs, des historiens, des philosophes ; il peut surgir de hautes intelligences et se révéler de puissantes imaginations. Des créations merveilleuses peuvent ravir les générations, et inspirer encore de nos jours, cet enthousiasme plein de vénération que commandent des beautés réelles. Il ne peut pas y avoir une littérature ; ou plutôt si elle parvient à se former, par l’action puissante de génies exceptionnels, ou l’heureux accord de circonstances particulières, comme le témoignent la Grèce, Rome, et peut-être l’Égypte, l’Inde et la Chine, il n’en restera pas moins vrai, que la constitution sociale, loin de la porter en germe, semble multiplier d’avance contre elle, les obstacles, et en faire des impossibilités.

Sans doute, ce que nous avons trouvé chez les sauvages de l’Amérique, ce que le voyageur recueille sur les plateaux et le long des fleuves de l’Afrique, ce que le nord de l’Europe et de l’Asie a proposé à une admiration toujours un peu facile pour ce qui vient de loin, ces chants de guerre et ces hymnes religieux, ces expansions d’amour et ces cris de haine, nous le trouverons chez tous les peuples, si franchissant les temps, dissipant leurs ténèbres et relevant leurs ruines, nous surprenons le mouvement des esprits, et nous étudions leur effet. Il serait aussi étrange de supposer qu’une réunion d’hommes a existé sans ces manifestations individuelles, et pour ainsi dire spontanées, de la pensée et du sentiment, que de soutenir qu’il n’a pas eu de langage. L’inspiration est, dans certains cas, et pour certaines âmes, si puissante, elle devient tellement irrésistible, qu’il faut bien lui donner une expression et la conserver, au moins pour soi-même, quand on ne veut pas, ou qu’on ne peut pas songer aux autres.

Mais est-ce que cela constitue une littérature ? Des amas de pierres ne forment pas un édifice ; il faut qu’une pensée les lie, leur assigne une place, leur donne une destination. Quelques ouvrages isolés ne sont pas des monuments complets. Des bégaiements d’esprit, qui cherchent leur voie, et obéissent à un premier entraînement, ne peuvent pas aspirer à passer pour une langue harmonieuse et pure, douce et forte, énergique et séduisante, image vraie, expression profonde d’un peuple, avec ses idées et ses aspirations, avec les tendances et les passions de son âme.

Qu’on ne s’y méprenne pas. Il est facile de s’abuser dans ces jugements qui demandent une attention sérieuse et des bases parfaitement établies. Si, parce qu’une œuvre, ou un certain nombre de productions de nature différente, révèlent, à un degré quelconque, l’esprit d’un peuple et les tendances d’une Société, on croit à l’existence d’une littérature, la question n’a plus de raison d’être ; et l’on peut dire que tout peuple a une littérature. Mais si l’on donne à ce mot un sens plus large et plus vrai, s’il ne sert pas uniquement à constater un état, et s’il apporte avec lui certaines exigences, la question n’est pas seulement sérieuse en elle-même, elle touche encore à ce qu’il y a de plus intime et de plus profond, comme de plus vaste, dans la constitution d’un peuple et dans sa vie réelle.

Que faut-il donc pour que l’esprit d’un peuple se développe, grandisse, se perfectionne et produise des œuvres assez nombreuses, assez variées et assez parfaites pour constituer une littérature ? Les conditions sont nombreuses et plus rares à trouver réunies, qu’on ne le pense communément.

En quoi consistent-elles ?