Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/20

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Séance générale publique

Pour la distribution des prix du concours,
le Jeudi 25 novembre 1858.

Présidence de M. A. COMBES.


La séance est ouverte à une heure et demie, dans une des salles de l’Hôtel-de-Ville.

Le R. P. Lacordaire, membre honoraire, MM. de Grimaldi, sous-préfet de Castres, et Miquel président du tribunal de première instance, sont présents.

MM. Remacle, préfet du Tarn, Rocher, conseiller honoraire à la cour de cassation, recteur de l’académie de Toulouse et Laferrière, inspecteur général de l’ordre du droit, ont écrit pour s’excuser de ne pouvoir assister à la séance.

M. A. COMBES, président de la Société, prononce l’allocution suivante :

Messieurs,

Mon premier devoir de président est de clore cette seconde année de nos travaux, par des remerciements adressés aux personnes qui ont bien voulu s’intéresser à la formation, comme aux succès de la Société littéraire et scientifique de Castres (Tarn). Cette expression de mes sentiments de reconnaissance, je la partage avec tous mes collégues, membres du bureau d’administration. Solidaires de mes dispositions en faveur d’une œuvre plus importante qu’on ne l’a cru généralement dès le début, ils seront fiers, avec moi, de la voir se développer encore, suivant la direction que le Gouvernement, par l’organe de S. E. M. le Ministre de l’instruction publique et des cultes cherche à lui imprimer. Ils comptent plus que jamais, sur cet appui, afin d’en élever le niveau par des explorations utiles, d’en agrandir le caractère progressif, de la rendre profitable, en un mot, à notre pays malheureusement si peu connu, et qui pourtant mérite tant de l’être.

En effet, Messieurs, si jusqu’à présent le département du Tarn, ce département si riche, si varié, si pittoresque, si généreusement doté par la Providence, si grandiose dans son avenir, à cause de l’active intelligence de ses enfants, a semblé rester stationnaire au milieu du mouvement de transformation qui s’opère de tous côtés, c’est qu’il n’a pas répété assez haut : Voyez ce que je suis, appréciez mes ressources, supputez les chiffres de ma production, et calculez ce que tout cela pourrait devenir, sous un pouvoir résolu, rapide et fécond, comme celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre.

C’est pour donner à nos contrées cette voix qui leur manque ; c’est pour les empêcher de s’abandonner encore tout-à-fait elles-mêmes, afin qu’on ne les abandonne pas ailleurs ; c’est pour rendre à nos descendants l’esprit investigateur de nos pères ; c’est pour laisser s’éteindre dans l’impuissance des vieux systèmes politiques, le caractère de lutte et non de concours, dont la France trop longtemps s’est montrée animée, qu’a été reprise ici, à deux cent dix ans d’intervalle, la pensée testamentaire de Richelieu, voulant constituer l’unité du royaume, sur la diversité des institutions administratives ou littéraires, et qu’a été produite, d’un premier jet, notre association.

J’aurais à vous révéler ensuite comment elle a employé ces onze derniers mois. Notre seconde publication, entièrement terminée, m’épargne cette tâche. Distribuée régulièrement à tous les membres honoraires, fondateurs, titulaires, associés ou correspondants, adressée à l’autorité supérieure, à un certain nombre de Sociétés savantes, offerte comme hommage à diverses personnes d’une spécialité ou d’un bon vouloir reconnus, elle en dira assez par elle-même, pour se passer de commentaire.

Vous n’aurez ainsi, Messieurs, qu’à répéter à tous lisez et jugez. Pas une séance sans emploi ; pas une quinzaine sans lecture ; pas une communication venue du dehors qui n’ait amené son rapport ; pas une pièce du volumineux concours, dont le compte particulier va vous être rendu, qui n’ait provoqué un examen réitéré et approfondi ; pas un fait local de pratique ou d’érudition, que vous n’ayez soigneusement recueilli, comparé, expliqué, souvent mis en lumière ; pas une circonstance d’étude sur laquelle vous n’ayez tenu à appeler l’attention publique ou privée. C’est ainsi, Messieurs, que se résume notre existence de deux ans ; existence qui répond à bien des questions, et fait taire bien de mauvais pressentiments avortés dans leur germe.

Aux premiers jours de notre installation, on nous demandait : Que prétendez-vous faire ? Nous répondions timidement, avec modestie, mais pleins de confiance : Étudier, décider par notre exemple d’autres à étudier. On s’écriait : Étudier ! ce n’est ni de notre temps, ni de nos mœurs, ni de nos habitudes. Le siècle vogue vers des terres bien différentes ; le matérialisme industriel règne désormais sans partage ; à l’aide d’un peu de vapeur ou de quelques locomotives, il absorbe les facultés sociales ; l’homme veut jouir physiquement et non plus par des élaborations intellectuelles, toujours pénibles, toujours longues, la plupart du temps sans récompense ici bas, et qui s’adressent tout au plus à une incertaine postérité. La science est devenue vulgaire. Avec quelques livres du prix le plus modique, tout le monde transforme chaque wagon en cabinets de lecture, les seuls que puisse admettre la génération actuelle, avec ses goûts voyageurs, ses tendances cosmopolites, son besoin naturel de changer de place, de goût, d’occupation. L’art lui-même cède à de nouveaux instincts ; il devient métier ; il calcule le revient de ses lignes vendues en feuilleton, de ses coups de pinceau jetés sur une enseigne, de ses notes imprimées ou lancées en l’air ; il abjure la tradition ; il ne croit plus à son influence morale ; il dédaigne de l’exercer ; il sait qu’autour de lui n’existent que des juges incompétents, des esprits blasés ; et que ses efforts, pour si généreux qu’on les suppose, iraient se perdre dans un milieu réfractaire à tout sentiment noble et magnanime.

L’objection vous le voyez, Messieurs, était puissante. Nous n’avons pas moins essayé de la combattre. Vos actes et les nôtres sont là pour prouver à tous de quel côté s’est rangée la raison.

Le pays, disait-on, ne possède pas des éléments suffisants en hommes, en choses, en débris, pour fournir à la constitution d’une Société littéraire et scientifique. Eh bien ! le premier jour, le nombre fixé à trente membres fondateurs s’est trouvé atteint. À mesure que des vides se sont montrés dans ce personnel, soit pour fait de déplacement, soit pour cause de mort, vous avez pu immédiatement les combler.

En même temps, à côté de nous, se sont révélés des versificateurs, des naturalistes, des mathématiciens, des philologues, des physiologistes, des biographes, cherchant à s’associer à nos recherches, afin de les compléter ou de les étendre : pépinière déjà nombreuse de sujets propres à remplacer ceux de nous que le sort frappera, en nous laissant d’avance la consolation de dignes successeurs !

Quant aux choses qui devaient tant nous manquer, nous avons trouvé une mine bien loin d’être épuisée, d’abord dans l’histoire de l’idiôme local ; histoire à peine commencée, et que nous poursuivrons, non point comme on a paru le croire, au point de vue d’un patriotisme aveugle, retréci, puéril, plein de préjugés, mais dans le même but de nationalité que se propose le Gouvernement, en réunissant avec soin les chants populaires de la France, les restes des vieux monuments, les légendes des troubadours et des trouvères, ces pères du langage moderne, devenu, grâce à eux, un et multiple, suivant le tempérament des peuples et leur mode naturel de communication.

En second lieu, des ressources nous sont advenues de nos différents centres d’habitation, villes, châteaux, églises, communautés municipales ou diocésaines, que leur nom seul quelquefois a garantis contre l’oubli, et qui tous conservent, quand on sait le découvrir, un passé instructif, quoique souvent borné aux éléments de quelques pierres sculptées, d’inscriptions à moitié détruites, d’archives dispersées plutôt qu’anéanties par le vent des révolutions.

Des documents ? Est-ce donc que par une étrange fatalité notre pays s’en trouverait dépourvu, lui qui tour-à-tour, camp romain, abbaye chrétienne, château féodal, place de guerre, siége d’académie et de parlement, foyer de production agricole ou manufacturière, représente à tous ces titres une succession de chartes, de manuscrits, de livres, de registres, d’actes notariés, de cahiers de délibération, des notes d’une remarquable intégralité, et dans laquelle il n’y a qu’à prendre pour enseigner aux Castrais d’aujourd’hui ce que furent les Castrais d’autrefois, dans leur originalité native, leurs services publics, leurs vertus guerrières ou civiles, en d’autres termes leur véritable amour de la patrie.

Des débris ? Fouillez et ils surgiront en abondance. Le plateau de St-Jean regorge de fragments d’architecture, d’objets domestiques, de bijoux précieux, d’urnes funéraires apportés là, ou confectionnés sur place par les soldats de César. L’ancien Chapître de St-Benoît, survivant par la porte de son vieux clocher, veuf à jamais de son église, a semé partout sur notre sol, outre ce monument de la période lombarde, des chapiteaux ornés, des médailles monétaires, des ossements illustres, fragments qui peuvent servir à reconstruire des cathédrales, rectifier de grands faits historiques, réhabiliter de glorieuses mémoires. Les guerres religieuses elles-mêmes, formant une période de soixante-quatorze ans, qui semblait avoir pour mission de détruire tour-à-tour les traces ou les souvenirs des deux partis qui s’entregorgeaient, ont été impuissantes à annuler les événements du passé, dans leur reproduction éparpillée, la seule qui demeure après les bouleversements des empires, comme après les cataclysmes du globe. Témoin, la chambre transformée depuis quelques jours seulement, où Henri de Bourbon, roi de Navarre, peu de temps après roi de France, vint reposer sa tête, pendant son séjour dans cette ville ; témoins encore les restes des habitations construites par les dignitaires de la Chambre de l’Édit, ou honorées par la résidence momentanée d’hommes qui, comme le célèbre Fermat, sont morts ici dans l’exercice de la magistrature ; témoins enfin le palais des anciens évêques, les hôtels des gens de guerre partis simples soldats et devenus généralissimes des armées de la Grande Bretagne, les maisons plus modestes de Pellisson, de Dacier, de Borel, de Rapin de Thoyras, d’Alexandre Morus, noms fameux parmi les fameux du siècle de Louis XIV ; témoin en un mot, tout ce qui se rattache de près ou de loin à la vie castraise de nos plus brillantes illustrations.

Vous le voyez, Messieurs, nous sommes riches, très-riches ; mais riches à la manière de ceux pour qui la fortune naît du travail, se grossit par la persévérance, se moralise par l’économie, se distribue, en se conservant, par l’ordre en toutes choses. Invoquer la sainteté du travail, donner appui à la persévérance, indiquer des règles à l’économie, s’exciter par le désir de transmettre en vue de l’utilité générale, voilà les moyens à l’aide desquels on a vu notre Société revêtir bien vite le caractère d’une institution digne d’être encouragée, à cause de son influence régénératrice et sagement appropriée.

Aussi, vous le savez, l’attention de cette Société n’a pas tardé à se porter principalement sur les questions d’un intérêt local, pratique, actuel. Sans se montrer infidèle aux grandes synthèses de la philosophie, de l’histoire, de la tradition littéraire, de l’archéologie païenne ou catholique, de la paléographie du moyen-âge et de la renaissance, elle s’est proposée, pour but essentiel, de les vérifier à l’aide de faits analytiques, recueillis sans opinion préconçue, sans préjugé de clocher, sans antagonisme systématique, professant elle aussi, que discuter la supériorité de la synthèse ou de l’analyse, au lieu de n’y voir que les deux éléments de la méthode, c’est rechercher, comme l’a dit un homme de génie, s’il vaut mieux élever ou baisser le piston d’une pompe, pour la mettre en jeu.

En même temps, cette Société, dans un même ordre d’idées, a tout fait afin de constituer l’harmonie d’une direction collective, avec la liberté de chacun de ses membres, liberté qui a trouvé une garantie écrite dans un article formel des Statuts de l’Académie de Castres de 1648, et, qu’avec votre approbation, j’ai cherché à expliquer dès la seconde séance de cette année.

Ces principes que j’ai tenu à rappeler aujourd’hui, nous ont admirablement bien servi dans le choix des sujets d’étude, et dans le mode de les traiter : ils ont spécialisé nos lectures de chaque séance, les empêchant par là de s’égarer sur des matières trop transcendantes, et les retenant dans le cercle limité de nos forces individuelles. Par eux, des notes complémentaires se sont produites avec avantage, parce qu’il n’est aucun de nous qui ne se soit trouvé à même d’ajouter aux recherches d’un autre, ses renseignements de lecture ou de tradition. Sous cette influence, nous avons poursuivi souvent jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la rencontre de la vérité, des problèmes de linguistique ou d’histoire posés par un vieux parchemin, par quelques lignes lapidaires, par un livre remontant aux premiers temps de l’imprimerie. Avec le secours qu’ils nous offrent, ils vont aider à des compositions nouvelles, desquelles nous espérons encore plus d’intérêt pour nos séances.

Vous en jugerez. Messieurs, quand je vous aurai fait connaître, par leurs titres seulement, les travaux en projet ou en cours d’exécution.

Du dehors doivent nous advenir, les suivants :

1° Essai sur les gisements minéralogiques des différents bassins du département ;

2° Histoire de la préfecture du Tarn, depuis la constitution de l’an VIII jusques au 25 janvier 1855 ;

3° Étude de météorologie locale, principalement applicable à l’hygiène publique et au traitement des maladies ;

4° Biographie de Philippe Pinel, né à St-Paul Cap-de-Joux, mort directeur de l’hôpital de la Salpétrière, membre de l’Institut ;

5° Poésies en langue Romane, sur diverses légendes du pays Castrais ;

6° Chants populaires, paroles et musique, recueillis dans la Montagne-Noire et dans celle du Sidobre ;

7° Recherches comparatives, sur la production œnologique de la Champagne, et celle des plaines crayeuses de l’arrondissement de Castres avec les moyens d’utiliser cette dernière comme boisson de luxe ;

8° État actuel de la langue romane, examinée d’après ses rapports ou ses différences, à Toulouse et à Avignon ;

9° Mémoire sur les routes stratégiques des Romains, dans les bassins du Thoret, de l’Arn, de l’Agoût, et du Dadou ;

10° Détails et conclusion d’expériences mathématiques et physiques faites sur le pendule, comme preuve du mouvement de la terre ;

11° Études sur l’alimentation des habitants de la plaine et de la montagne, des environs de Castres.


Simultanément les membres résidants, se sont engagés à fournir en lectures ou en notes écrites, savoir :

Rapports :

1° Étude physiologique et médicale des manuscrits et des livres imprimés d’Alexis Pujol ;

2° Jugement littéraire et moral, sur différents ouvrages envoyés à la Société par Roumanille, poète provençal ;

3° Le procès Sirven jugé au point de vue et suivant les appréciations de M. Rabaud, pasteur protestant à Mazamet ;

4° La sénéchaussée de Castres, examinée d’après sa constitution et son personnel, à propos de la publication de M. Dougados, avocat, sur le dernier juge-mage de Carcassonne ;

5° Analyse raisonnée des ouvrages de M. Remacle, sur l’économie sociale.

Lectures :

1° Particularités historiques sur la chambre de l’Édit, (1597-1670) ;

2° Histoire du maréchal de Ligonnier, né à Castres, en 1680, mort en Angleterre en 1770 ;

3° Étude biographique sur Honoré Quiqueran de Beaujeu, évêque de Castres, (1705-1735), avec appréciation de son caractère de savant, de théologien, d’orateur, et d’homme d’administration ;

4° Notice complémentaire, à l’occasion des écrits ayant pour but d’honorer la mémoire de Jean-Sébastien de Barral, Évêque de Castres, (1757-1773) ;

5° Documents inédits, sur la carrière épiscopale et les vertus de Jean-Paul-Gaston De Pins, archevêque d’Amasie, administrateur du diocèse de Lyon, pendant près de vingt ans ;

6° Annales des établissements de bienfaisance publique, dans la ville de Castres ;

7° Notice littéraire sur les deux frères Ferlus, directeurs successifs de l’école de Sorèze ;

8° Flore spéciale des cantons de montagne de l’arrondissement ;

9° Monographie de l’ancienne Collégiale de Burlats, et de la chapelle bâtie par Constance, fille de Louis le Gros ;

10° Mérite apprécié des divers tableaux, sculptures ou ornements des trois églises de Castres ;

11° Application de la vapeur aux instruments et machines d’agriculture, les plus appropriés au sol, et aux habitudes des paysans du midi de la France ;

12° Caractère des dernières épidémies, qui ont régné dans les contrées situées au versant nord de la Montagne-Noire ;

13° Monographie du château de Ferrières, ancienne prison d’État ;

14° Les eaux des rivières de Castres, au point de vue de leur utilisation hygiénique ;

15° Éloge de Jean-François-Joseph Azaïs, président du Tribunal civil de Castres, de 1814 à 1837.

Tel est Messieurs, le programme des sujets annoncés pour l’année qui va s’ouvrir ; programme étendu, varié, capable par conséquent de soutenir, même d’accroître l’intérêt que le public a pris à la lecture de nos procès-verbaux, et de préparer des publications à venir dignes de leurs précédentes.

Ajoutez à cela l’exécution du plan, arrêté par vous, de concert avec l’autorité, pour doter enfin la ville de Castres, d’une bibliothèque locale, ainsi que de collections semblables à celles que possèdent déjà, autour de nous, Narbonne, Béziers et plusieurs autres centres du même ordre de population. N’oubliez pas en même temps, que des mains nombreuses se sont déjà ouvertes à notre voix, dans le but de contribuer, avec générosité, à la classification de ce qui reste encore épars, sur le sol, dans les habitations, au fond de la terre, en fait de richesses scientifiques propres à servir à notre instruction, et par elle à l’enseignement de nos enfants.

Avec de pareils motifs d’encouragement, vous ne sauriez rester inactifs et stationnaires. La noblesse intellectuelle oblige, encore plus que celle des armes. Soldats de la vérité, vous avez à la conquérir avec dévouement et persistance, malgré les dégoûts qui s’attachent aux œuvres de l’esprit, si mal récompensées quelquefois, traitées le plus souvent de passe-temps égoïstes ou d’illusions ridicules.

L’homme studieux pourtant devrait se faire pardonner bien des choses, parce qu’il ne se montre jamais avare. À peine en possession d’un résultat, d’un document, il cherche à le répandre, à l’expliquer, à le mettre à la portée de l’intelligence commune. Il ne reçoit que pour transmettre. Il absorbe, mais il distribue. Disposition admirable, qui donne naissance au progrès indéfini, et qui fait de l’humanité, suivant la pensée de Pascal, un homme qui apprend sans cesse !

C’est là, Messieurs, tout le secret de l’action morale de notre Société. Cette action l’a fortifiée à son berceau ; elle a légitimé ses premiers efforts ; elle lui a mérité l’adhésion des hommes éminents qui ont bien voulu accepter le titre de membres honoraires. Par là, elle se rattache tous les jours, à d’autres institutions de la même origine, si bienveillantes et si empressées, quand nous leur avons témoigné le désir de correspondre avec elles. Avec ce caractère, nul doute qu’elle ne soit appréciée à sa plus juste valeur, par le Gouvernement de S. M. l’Empereur, cherchant à nationaliser les lettres et les sciences, comme le plus puissant moyen de civilisation.


Après cette allocution, M. V. CANET, secrétaire, lit le rapport suivant sur le concours :

Messieurs,

Les concours littéraires offrent-ils des avantages ? Exercent-ils une influence réelle et profonde sur les esprits, au sein d’une société tout entière, ou dans un cercle plus spécial et plus restreint ? On l’a affirmé avec persistance, on l’a nié avec obstination. On a exalté ces luttes de l’intelligence, comme un bienfait pour la pensée humaine, comme une occasion pour le génie d’essayer ses forces ; on les a abaissées comme un jeu puéril, une vaine et frivole parade. De quel côté est la vérité ? Serait-elle un milieu entre ces deux extrêmes ? Résiderait-elle dans une appréciation plus calme et plus mesurée, qui ne serait ni exagérée par l’intérêt, ni affaiblie par la passion, et qui concilierait les droits de la raison avec les données de l’expérience ?

Les Sociétés qui proposent des sujets à traiter et qui donnent des prix, croient faire, sans doute, une chose sérieuse et bonne. Quelle que soit la force de l’habitude, quelque puissant que soit l’attrait de l’imitation, il n’est pas permis de supposer que des réunions d’hommes habitués à vivre de la vie active et féconde de la pensée, aient pu s’aveugler sur leurs propres actes, au point de continuer sans réflexion une tradition reçue, ou de la créer sans motif. Peut-être y aura-t-il quelque opportunité à étudier cette question, sans prétendre la résoudre, au moment où la Société littéraire et scientifique de Castres vient, pour la première fois, juger publiquement ce qui a été soumis à son appréciation, et distribuer des médailles, ou rendre compte des raisons qui l’ont déterminée à ne pas proclamer de vainqueur.

Il y a, Messieurs, un intérêt profond à suivre le développement de la vie intellectuelle d’un peuple, à l’étudier dans les phases par lesquelles elle passe, et dans les efforts par lesquels elle écarte les obstacles ou triomphe de leur résistance. Il y a une satisfaction autrement vive à la provoquer par l’exemple, à la soutenir par des encouragements, à la deviner dans les plus timides révélations, dans les œuvres les moins parfaites. Dans le premier cas, on assiste en spectateur ému, mais éloigné, à ce mouvement des intelligences et des cœurs, d’où sortent souvent de si grandes choses. Dans le second, on s’y mêle pour le maintenir, le diriger, le rendre fécond, frayer une voie, relever d’une défaillance, ouvrir un horizon, et par dessus tout, inspirer cette noble confiance, principe et gage du succès.

Entre ces deux rôles, le choix ne serait pas douteux. Mais si tous les cœurs peuvent s’ouvrir à toutes les ambitions généreuses, il n’est pas donné à tous d’en voir la réalisation et d’en goûter les fruits. Il n’appartient qu’à quelques-uns d’exercer autour d’eux une action souveraine, de laisser une forte trace de leur passage, et d’entraîner à leur suite des générations animées par une admiration ardente, et rendues dociles par l’ascendant dominateur du génie. Quand des hommes de ce caractère, que Dieu semble avoir marqués d’un sceau particulier, se révèlent et agissent au sein d’une société, on s’incline devant eux, on subit l’influence qu’ils exercent ; et s’il n’est pas toujours permis d’en sonder la profondeur ou d’en deviner la portée, on en est heureux et fier, parce qu’il y a là une preuve de grandeur et une manifestation de supériorité.

Mais ce n’est pas en vain que ces hommes ont été tirés de la foule. Ils ont une mission à remplir. Ils ont été créés pour être conducteurs de peuples. Ils portent avec eux les destinées de générations nombreuses ; et leur parole, comme leurs actes est une semence qui n’est jamais perdue dans le présent, et qui porte ses fruits jusque dans l’avenir le plus éloigné. Ils se survivent à eux-mêmes dans leurs œuvres, et dans leur influence. Heureux quand ils ont semé la paix, et fait germer la vertu !

Au dessous d’eux, s’agite une foule nombreuse qui s’inspire de leur exemple, se réchauffe à leur contact et propage leur action. Chacun de ceux qui la composent n’a qu’un pouvoir restreint et spécialement appliqué. Aussi, dans cette harmonie admirable de causes et d’effets d’où la société se dégage comme une personnalité distincte, s’il est possible de reconnaître et de retrouver l’ascendant individuel qui permet de faire à chacun sa part, il faut avouer que l’isolement affaiblit leur action et borne leurs œuvres. Mais lorsque ces hommes, se jugeant avec la sincérité que donnent des intentions droites et des aspirations généreuses, mettent en commun leur bonne volonté et leur travail, pour atteindre un but déterminé, tout change pour eux et autour d’eux. La sphère s’agrandit, l’ambition s’élève, les espérances les environnent radieuses et consolantes. La pensée de l’homme a besoin de la solitude pour se dégager avec toute sa netteté, pour se concentrer en elle-même, et jaillir plus éclatante et plus vive. Mais il lui faut un milieu sympathique, où elle puisse se produire comme dans un cercle d’amis, pour s’élancer ensuite avec plus de confiance et atteindre plus loin.

Ne cherchez pas, Messieurs, d’autre explication pour la formation des Sociétés de toute sorte qui demandent à leurs membres le travail intellectuel, sous ses formes diverses et avec ses applications multiples. Il y a dans l’homme un besoin inné de propagande et d’expansion. Nul n’est assez égoïste pour garder avec un soin jaloux le fruit d’une inspiration soudaine ou d’une lente méditation. Il faut à chacun un auditoire, parce que l’homme porte partout avec lui, qu’il le sache ou qu’il le méconnaisse, le sentiment d’une mission. Elle varie à l’infini ; mais chacun a la sienne. Lorsque l’homme se trouve dans un milieu disposé à l’écouter, ne lui semble-t-il pas qu’il remplit plus facilement et d’une manière plus sûre, une des conditions de son organisation ? S’il peut émettre une pensée utile, faire jaillir une vérité ou spéculative ou pratique, réveiller quelque sentiment généreux, faire tomber un préjugé, relever une erreur, ne se trouve-t-il pas heureux ? Ah ! vous le savez, Messieurs, si le travail intellectuel porte en lui-même sa première récompense, par les douceurs qu’il donne, il y a une satisfaction profonde à dire aux hommes et à le leur prouver : c’est pour votre amélioration intellectuelle, pour votre progrès moral, que cette pensée a été méditée, que ce sentiment a été scruté dans toute sa profondeur, que cette vérité a été pénétrée jusque dans son essence, et suivie jusqu’à ses conséquences les plus lointaines.

Lorsque le travail est ainsi dégagé de toute pensée égoïste, les hommes qui en sentent tout le prix, ne veulent pas être les seuls à jouir des avantages qu’il donne, et des satisfactions dont il inonde le cœur. Que leur importerait d’avoir trouvé autour d’eux un accueil sympathique, et d’avoir éveillé, même au loin, dans quelques âmes, un assentiment tacite ou une approbation expansive ? Leur ambition va plus haut. Ce qu’ils ont fait, ils voudraient le voir tenter par d’autres. Ils comprennent que plus les ouvriers sont nombreux, plus l’action sera puissante et le résultat fécond. Il y a dans le monde, des intelligences qui sentent quelque chose s’agiter en elles, et qui ne savent pas encore ce qu’est ce mouvement, ce que signifie ce murmure. Elles ont des aspirations, mais elles ne peuvent pas les définir, et, par conséquent, les poursuivre avec la confiance que donne un but déterminé. Il s’agit de diriger cette irrésolution, d’ouvrir un lit à ce courant, et de le jeter dans la pente naturelle qui doit le conduire à cet océan où se réunissent toutes les eaux bienfaisantes, après avoir répandu sur leur passage la fraîcheur la fécondité et la vie.

Qui de nous, Messieurs, n’a éprouvé ce sentiment vague, au moment où son âme s’ouvrait aux premières ambitions de la vie, et où toutes les espérances l’enivraient de leurs parfums, et l’entouraient de leurs séductions ? Qui de nous ne se rappelle la joie qui a rempli son cœur, lorsqu’il a vu un signal dans le lointain, qu’une main inconnue, mais qu’il sentait amie, a serré la sienne, lui a tracé une route, et lui en a montré tous les charmes, en lui signalant les dangers, et lui donnant, ou l’impulsion qui les fait éviter, ou la force qui les fait surmonter ? Or, Messieurs, combien de fois ce rôle de protection n’a-t-il pas été rempli par les Sociétés littéraires ou scientifiques ? Combien de fois, par leurs travaux, n’ont-elles pas donné des indications utiles, ou inspiré de salutaires résolutions ? Combien de fois, un sujet proposé par elles, n’a-t-il pas provoqué cette ambition de jeune homme, première fleur éclose dans la solitude de son cœur, et que viennent sitôt flétrir les souffles désolants des passions !

La jeunesse vit d’enthousiasme. Le calcul froid et positif n’est pas fait pour elle ; elle a besoin de voir de vastes perspectives, de lointains et riches horizons ; et quelle que soit la voie où elle s’engage, par goût réfléchi ou par occasion, elle la poursuit avec un entraînement, quelquefois imprudent, il est vrai, mais toujours généreux, parce qu’il est sincère, toujours fécond, parce qu’il est irrésistible.

Les concours appellent surtout la jeunesse ; et si, dans un âge plus avancé, on ne dédaigne pas cette lutte et les joies qu’elle donne, c’est qu’on n’a pas perdu tous les heureux priviléges de cette période bénie, où le présent est environné de tant d’éclat, et l’avenir riche de si glorieuses espérances. Or, suivez, Messieurs, le travail qui se fait dans cette jeune âme. La voyez-vous, embrassant avec ardeur le sujet offert à son ambition ? Comme elle le féconde au premier contact de cette imagination surexcitée par l’enthousiasme, et soutenue par ce désir du succès que chacun de nous porte en lui-même ! Comme elle l’étend, le développe et l’affermit, sous cette méditation précoce qui révèle toutes ses ressources et présente successivement tous ses aspects ! Sans doute, il ne sort pas toujours un chef-d’œuvre de ce travail où se sont concentrées tant de forces, et qu’accompagnaient tant de rêves heureux. Il y a de nombreuses déceptions ; mais croyez-vous que ces déceptions aient jamais amené le découragement ? Non, Messieurs, il y a dans la jeunesse une foi qui résiste aux plus rudes épreuves. Trompée dans son attente, elle rêve d’autres conquêtes, et, malgré la défaite du présent, elle compte toujours sur l’avenir : et l’avenir, avec ses lointaines espérances, la trompe rarement, lorsqu’elle est sincère dans ses croyances, droite dans ses aspirations, persévérante dans ses vues.

D’ailleurs, le travail de l’intelligence n’est jamais complètement stérile. On n’arrive pas toujours au but auquel tend ; mais ce n’est jamais en vain que l’on a exercé les puissances de son âme, et qu’on leur a demandé une création quelconque. Il n’est pas donné à tous ceux qui tentent, de faire de leur parole ou de leur plume, un levier qui soulève ces masses pesantes que l’on appelle l’erreur et les préjugés ; mais il est un point où chacun peut arriver, et où doit le conduire, avec le désir d’être utile, une volonté persévérante et ferme.

Et puis, si le travail est bon pour ceux qui le font, ne peut-il pas aussi devenir avantageux pour ceux qui l’ont provoqué, et profitable à la science ? Que d’idées neuves, de renseignements inconnus, de documents inédits, peuvent surgir au sein d’une étude venue d’un point ignoré, méditée dans le silence et fécondée dans une obscurité laborieuse ! Qu’a-t-il fallu pour redonner la vie à ces souvenirs éteints ? Une occasion, le désir d’acquérir cette gloire modeste que donnent nos paisibles solennités, et que consacre une médaille, que symbolise une fleur.

Ces motifs ne sont-ils pas suffisants pour déterminer les Sociétés à ne pas s’arrêter devant les objections élevées contre les concours, et à regarder de haut les railleries dont on les poursuit avec une persévérance qui ressemble à une tradition d’injustice ? Mais ce n’est pas tout encore. Il y a dans ces concours, une protestation réitérée contre des tendances dont la domination exclusive ou trop générale serait mortelle pour la société. Ne nous laissons pas aller à dédaigner trop facilement les merveilleuses découvertes de l’intelligence humaine. Malheur aux temps qui ne savent pas admirer ! Reconnaissons ce que notre siècle peut invoquer pour établir sa grandeur. Énumérons en nous-mêmes — et la liste est longue — les découvertes de toute sorte qui ont abrégé les distances, et presque supprimé l’espace, qui ont multiplié la puissance dont l’homme dispose, et rendu dociles les forces les plus insaisissables, et les plus rebelles, qui ont livré à une faible créature des secrets féconds que la nature semblait s’être attachée à soustraire à tous les regards. Ajoutons aux résultats obtenus, tous ceux qui semblent préparés, et ceux encore qui paraissent des rêves, mais que rend possibles un travail secret. Certes, nous nous offrirons à nous-mêmes un beau spectacle, et il nous semblera qu’il n’y ait plus qu’un mot à chercher, pour distinguer l’époque où nous vivons, de ces siècles fameux auxquels le nom de grands a suffi.

Et pourtant tout cela n’est qu’un danger. Lorsque toutes les forces de ce grand corps qu’on appelle l’humanité, ou de cette fraction qui a sa vie à part, comme nation, mais qui se rattache à la société universelle par des liens étroits, sont exclusivement dirigées sur un même point, il en résulte une perturbation, car l’équilibre n’existe plus. Les conditions des êtres sont changées : il n’y a plus ni ordre ni harmonie. Il faut alors s’attendre à des luttes violentes, à des bouleversements terribles qui rétablissent l’ordre après de longues épreuves, quand ils n’entraînent pas une décadence successive, ou une rapide dissolution. L’histoire avec ses enseignements, ne laisse aucun doute à cet égard. Or, nous sommes dans une époque où les progrès matériels ont été si merveilleux que la société a dû être en proie au vertige : elle a été si profondément éprouvée, par les résultats même auxquels elle est parvenue, que les esprits sages ont dû craindre les effets de cette manifestation extraordinaire de puissance et de fécondité ; et il faut que chacun veille pour neutraliser, par un contre-poids, ce que leur action pourrait avoir d’excessif.

Il n’appartient à personne de réclamer cette tâche d’une manière exclusive. Il est honorable pour chacun d’en prendre sa part et de travailler à une œuvre commune. Par les concours qu’elles ouvrent, aussi bien que par l’exemple et l’impulsion qu’elles donnent, les Sociétés croient accomplir ce devoir. Elles font appel à l’émulation toujours ardente et généreuse, dans les intelligences qui ont conscience de leur portée, et dans les cœurs qui se sentent capables de hautes aspirations. Elles protestent autant qu’il dépend d’elles, contre un entraînement contagieux, et qui risque de gagner de proche en proche, les parties les plus hautes et les plus inaccessibles. Elles rappellent que s’il est avantageux à l’homme de développer, par l’intelligence et l’activité, tout ce qui peut concourir à son bien-être, et augmenter sa puissance de production, il y a des études qui sollicitent la pensée, de nobles préoccupations, sous l’empire desquelles son cœur s’élève et s’échauffe, pour arriver aux conceptions les plus vigoureuses, et atteindre aux créations les plus parfaites.

Ce n’est pas sans doute que tous les concours aient cette importance ; mais il suffit qu’ils ouvrent une voie à l’ambition de quelques-uns, au moment où le plus grand nombre suit avidement ce qui courbe vers la terre, pour qu’on doive les saluer comme une noble protestation de la pensée contre la matière, comme le signal d’une réaction féconde, dans laquelle la société puise des motifs d’espérance, et des garanties d’amélioration et de progrès.

Et maintenant, Messieurs, après vous avoir exposé ce que les concours sont dans notre pensée, ce qu’ils peuvent devenir au milieu de cette multitude de causes secondaires dont l’action incessante et trop méconnue, fait le bien ou le mal, la grandeur ou l’abaissement, le calme ou la perturbation des sociétés humaines, pouvons-nous dire avec vérité que le nôtre n’a pas été stérile ? Avons-nous à vous signaler d’heureux résultats ? N’avons-nous pas à craindre, au contraire, de ne pas nous être élevés à cette hauteur, et, tout en poursuivant un but, d’être restés bien loin dans la voie qui y mène ? Vous en jugerez. En vous exposant à la fois les motifs qui nous ont déterminés dans les choix des sujets et la manière dont ils ont été traités par les concurrents, nous vous dirons ce que nous avons voulu que fut le concours. Vous verrez ce qu’il a été.

Un des buts de notre Société est l’étude du passé. Il y a dans l’homme un sentiment qui l’attache à ce qui a été, parce qu’il sait que l’humanité est une immense chaîne qui se déroule à travers les temps, et dont tous les anneaux sont étroitement unis. Il lui semble donc, en pénétrant dans les profondeurs des siècles écoulés, poursuivre comme une partie de lui-même, et la reconquérir en la dégageant de ses ténèbres. Voilà pourquoi l’histoire a tant de charmes, à côté de ses enseignements. Nous sommes plus égoïstes que nous ne paraissons, et, quel que soit le but de nos efforts, c’est toujours nous-mêmes que nous cherchons, c’est toujours notre personnalité qui se révèle. Ah ! pourquoi cet égoïsme n’est-il pas le seul qui domine notre pensée et dirige nos actes ! Nous aimerions à le louer et à le bénir, car il travaillerait d’une manière active et féconde à nous rendre meilleurs.

Si l’histoire générale a cet intérêt puissant qui attache par les grands spectacles qu’elle nous offre, elle a cependant besoin des secours obscurs, mais positifs d’une patiente érudition. Il est beau de planer au-dessus des faits, de les suivre dans leurs grandes lignes, de signaler les causes générales, et d’arriver aux conséquences les plus larges et les plus importantes. Mais d’où vient cette puissance de généralisation, sinon de la connaissance parfaite des détails ? On ne plie pas l’histoire à un système, mais on peut, d’après les données de l’histoire, formuler un système qui est un aperçu plus ou moins obscur, du grand dessein de Dieu sur les sociétés humaines. Voilà pourquoi ces études de détail que l’ignorance dédaigne ou condamne avec cette légèreté qui est son signe infaillible et sa condamnation, offrent un si puissant intérêt, et sont poursuivies avec une volonté si persévérante.

Nous avons voulu concourir à ce travail de reconstitution. On ne répare jamais trop tôt ni trop complètement une injustice. La Révolution a creusé un abîme entre l’ancienne constitution française et notre état actuel. Elle a détruit ce qui restait de l’organisation avec laquelle la France avait traversé les épreuves qui ne lui ont pas été ménagées. Elle a fait une place facile à bien des erreurs, car en faussant l’opinion sur le passé, elle n’a pas permis au présent de comprendre sur les leçons qu’il donne, et de lui demander un point d’appui pour s’élancer avec plus d’ardeur et de sécurité dans les conquêtes de l’avenir.

Mais l’état de la société française à la fin du xviiie siècle était-il celui des premières années de Louis XIV ? La Fronde trouve-t-elle les mêmes éléments sociaux et politiques que la Ligue ? La féodalité est-elle après Louis XI, ce qu’elle était avant, et le régime des communes après leur annexion à la couronne, paraît-il avec les caractères que des documents nombreux signalent, à l’époque où elles se créent, et où elles vivent avec l’indépendance de petites républiques, à côté de l’autorité, ou sous la protection du seigneur ? L’histoire générale nous donne sur ces diverses époques et sur ces points particuliers, des renseignements qu’elle discute et des opinions qu’elle motive ; mais n’y a-t-il pas un intérêt profond à surprendre dans leur vie propre ces parties d’un même tout, à étudier les principes qui entrent dans leur organisation, et à voir le jeu de ces institutions sous lesquelles ont vécu heureuses et fières de nombreuses générations ? N’est-ce pas un beau spectacle, que cette évocation d’un passé dans lequel on va chercher ce qu’il avait reçu, et constater ce qu’il a transmis ? Car rien, dans la formation complexe de la société humaine ne reste isolé : il y a toujours des points de contact, au moment même où la rupture parait radicale ; et le fait qui se produit a inévitablement sa cause, ou prochaine ou éloignée, qui se révèle au milieu d’éléments divers, et jaillit sous l’œil investigateur du travailleur patient.

Voilà, Messieurs, une des ambitions de la Société. Elle aime le pays où elle a pris naissance, et s’il lui était donné de retrouver un jour toutes ses origines, de suivre pas à pas tous ses progrès, de mettre en lumière les faits qui l’honorent, de faire sortir quelques enseignements des actes toujours trop nombreux que l’on voudrait pouvoir effacer, d’environner de reconnaissance les hommes qui lui ont rendu des services, ou dont la vie a contribué à son illustration et à ses progrès, elle serait heureuse de ces résultats, elle aurait rempli une partie importante de sa tâche.

C’est avec l’espoir de provoquer à l’étude du pays qui l’environne, qu’elle a mis au concours l’histoire d’une commune de la province du Languedoc. S’il ne lui a pas été possible de récompenser un travail spécialement local, elle a été heureuse de décerner une médaille d’or à M. Alfred Crouzat, membre de la Société archéologique de Béziers, pour la monographie de la commune de Roujan. Ce travail, considérable par son étendue, par les recherches de toute sorte dont il porte la trace, par les questions qu’il soulève, et les solutions qu’il donne, est dédié à M. Donnadieu, maire de Béziers. La Société a suivi avec un vif intérêt le développement régulier d’un plan bien conçu et sagement exécuté. M. Alfred Crouzat a cette patience qui n’est pas la lenteur, et cet amour des petites choses qui ne va pas jusqu’à la minutie. Des qualités plus brillantes ont chez lui leur place à côté de cette puissance d’investigation que réclame l’étude des faits et celle des lois qui les régissent. Aux recherches qu’il a faites avec soin, qu’il a contrôlées avec intelligence, qu’il a classées avec art, on reconnaît cet amour sérieux du passé, que donne son commerce habituel, et que fortifient de longues études. Il faut en effet un exercice qui date de loin, pour discerner entre tant de détails en apparences inutiles, ceux qui peuvent avoir une portée, et servir à caractériser une institution, ou à peindre une époque. À la vie que M. A. Crouzat a su répandre dans cette longue et consciencieuse étude, à l’intérêt qu’il jette au milieu de ces aperçus que nous sommes facilement disposés à trouver oiseux, on sent l’action de cette faculté riche et brillante qui éclaire et anime tout ce qu’elle touche. Il s’agit d’un bien petit théâtre, d’une modeste commune. Sa place dans l’histoire n’est pas grande. Elle est mêlée à peu d’événements importants ; et si elle subit le contre-coup des luttes terribles qui désolèrent plusieurs parties du midi de la France, elle n’y prend pas une part directe. Sans doute, elle a ses jours de triomphe et ses jours de défaite, elle suit la fortune des seigneurs dont elle dépend ; mais elle n’a pas d’initiative, et ne passe guère par ces alternatives brusques de bonheur et de malheur qui font l’intérêt de l’histoire. Et cependant, cette petite commune se personnifie à nos yeux ; elle vit de sa vie propre ; elle a sa charte, ses habitudes, ses magistrats, ses institutions, ses charges, ses priviléges. Nous assistons à cette vie intime toujours intéressante à étudier, parce que c’est la vie réelle. Les actes publics d’un homme ne le révèlent pas toujours tout entier. Ils ne font voir, trop souvent, qu’une face de son existence, et ce n’est pas toujours la plus vraie. Pour avoir la pleine connaissance de lui-même, c’est dans son âme qu’il faudrait pénétrer, et puisque l’âme, lorsqu’elle ne se manifeste pas elle-même, est inaccessible à toute investigation, c’est dans les petites actions, dans la vie usuelle et cachée, dans ces mille petits secrets de la réalité, qu’il faut aller surprendre ce caractère, pour en connaître les grandeurs et les faiblesses, les vertus et les vices. Il en est ainsi des agglomérations d’hommes. En étudiant l’origine de Roujan, sa topographie, ses remparts, ses fossés, ses places, ses routes, ses limites ; en interrogeant ses mœurs, ses coutumes, son industrie, son administration civile et judiciaire ; en descendant dans tous ces petits détails qui sont des nécessités de la vie ; en cherchant ce qu’ont été ses édifices religieux et ses établissements charitables, sa population et les rapports qui l’unissaient, ne se sent-on pas jeté au milieu de ces temps si différents des nôtres ? N’admire-t-on pas ces habitants si faibles par le nombre, mais forts de leurs droits, et fiers d’avoir su les conquérir ou les défendre ? Voilà l’illusion sous laquelle M. A. Crouzat nous fait vivre ; et lorsque après avoir été examinée en détail, sa monographie est parcourue sans interruption, elle absorbe si bien l’attention, par l’intérêt et la vivacité du récit, que l’on se trouve sous le charme d’une réalité pleine de vie et de mouvement. Ce serait un éloge pour un roman. Il ne perd rien de sa portée, appliqué à un fragment historique.

Les réflexions par lesquelles M. A. Crouzat termine quelques tableaux, sont en général d’une justesse que peut seule donner l’étude profonde des phases diverses, par lesquelles sont passées les communes dans notre histoire. Les inductions qu’il tire de certains faits, révèlent un esprit ingénieux que le travail assouplit et que l’habitude de la réflexion élève. On sent qu’il a aimé son sujet, et voilà pourquoi il l’a si bien traité.

Pourquoi des études de ce genre ne seraient-elles pas multipliées ? Elles jetteraient un jour éclatant sur les parties les plus obscures de notre histoire nationale ; et, dans une époque où tout se déplace, où l’on semble avoir honte de vivre paisiblement dans le milieu qui a été témoin des premières années, on s’attacherait, au moins par le cœur, aux plus petits centres, parce qu’on saurait ce qu’ils ont été, et on les entourerait de cette affection pieuse, si douce pour celui qui la ressent, et si honorable pour les objets auxquels elle s’applique.

La seconde question posée par la Société, était une étude du bassin de l’Agoût. On avait voulu, par ce choix, maintenir le concours dans certaines limites, et donner au pays un gage nouveau de cette attention dont on tient à l’entourer. La Société veut être un centre de travail intellectuel : elle sait le rôle que lui donne sa position, et les limites naturelles dans lesquelles l’enferme la force dont elle dispose. Elle n’a pas la prétention de faire rayonner au loin son action ; mais elle a l’ambition qu’elle croit légitime, d’encourager autour d’elle, d’exciter certaines intelligences, de révéler à elles-mêmes des aptitudes qu’une modestie exagérée et l’absence d’occasions risquent de laisser ignorées et stériles. Ce sujet était donc plus spécialement en rapport avec le but général de la Société. Elle a la satisfaction de constater que son attente n’a pas été déçue, et qu’un mémoire important, par son étendue et son mérite, est venu répondre à son appel.

L’étude du bassin de l’Agoût, au point de vue géologique et minéralogique, est un sujet complexe. S’il est borné par les termes même dans lesquels la question est posée, il demande cependant, un certain nombre d’observations accessoires, destinées à expliquer et à compléter l’objet principal. Il ne s’agissait pas d’emprunter à des travaux déjà publiés, les données plus ou moins exactes qu’ils renferment, il fallait prendre la nature sur le fait, l’étudier sous ses différents aspects, et se rendre compte des phénomènes qu’elle présente. L’œuvre de Dieu n’est pas seulement pour nous le théâtre sur lequel doit s’accomplir notre existence ; elle est encore un sujet proposé à nos méditations, et une manifestation permanente de cette puissance qui, après avoir créé, maintient et conserve. L’étude de la nature nous associe donc à l’œuvre de Dieu. Nous la surprenons, dans les phases diverses par lesquelles il lui a plu de la faire passer, afin de prouver selon l’énergique et profonde expression de Bossuet, « qu’il est le maître de sa matière, de son action, de toute son entreprise ; et qu’il n’a en agissant, d’autre règle que sa volonté toujours droite par elle-même. »

Il fallait donc étudier d’abord la nature des terrains dont se compose le bassin de l’Agoût ; il fallait déterminer le point où ils commencent, et celui où ils s’arrêtent ; rechercher les traces et les preuves de ces bouleversements primitifs, qui, malgré les études dont ils ont été l’objet, nous offrent tous les jours de nouveaux sujets d’observations et d’étonnement. C’est ce qu’a fait avec une attention minutieuse et une grande sûreté de vues, M. Léonce Roux. Il a interrogé lui-même ces couches diverses, ces terrains successifs, qui portent leur âge, dans leur ordre et leur formation. Il les a vus se développant avec une régularité parfaite, ou s’interrompant brusquement, sous l’empire de causes plus fortes et d’une action irrésistible.

Il a recherché les éléments qui les composent, et la proportion dans laquelle ils se mêlent, ou l’ordre sous lequel ils se présentent. Il leur a demandé l’explication de ces dépôts qui manifestent l’existence de la vie sur le globe, avant qu’il eût été donné à l’homme innocent comme un empire soumis à sa volonté, et livré à l’homme coupable comme un lieu d’exil, et le théâtre de ses combats contre lui-même, et contre les êtres ou les objets qui l’environnent. Il a montré, par le meilleur des arguments, par l’exemple, comment des observations diverses conduisent à une même démonstration, et quel est l’appui que se prêtent les ordres de connaissances qui, divisés par leur nature, s’appliquent à un même objet, et en révèlent les conditions originelles d’existence. Sans doute, M. Léonce Roux a pu trouver des secours pour l’étude générale des terrains qui suivent le cours de l’Agoût. Mais il a su les contrôler, discerner ce qu’ils renferment de positif, de ce qui peut-être contestable ou erronné. Cette manière d’emprunter aux autres, n’est pas la plus commune ; mais elle est la seule consciencieuse et la seule honorable, parce qu’elle demande des connaissances sûres, et qu’elle constitue un travail de critique, dont peu d’esprits sont capables à un degré éminent.

Les fossiles sont pour M. Roux l’objet d’une étude spéciale. Il avait posé en principe que : la stratigraphie sans la connaissance des fossiles et une science incertaine et douteuse. Il avait ajouté que : la paléontologie sans l’étude des terrains est une science incomplète. Unies, concluait-il, elles forment la base naturelle des études géologiques. Telle est l’idée générale de son travail. Elle se manifeste à chaque page, surgit de toutes les démonstrations, et donne un grand caractère d’unité à ces observations multiples qui risqueraient de manquer de lien, et de ne pas aboutir à une conclusion.

La Société a décerné à M. Léonce Roux, une médaille d’argent. Elle a été heureuse de cette occasion qui lui était offerte, de rendre publiquement hommage à une vocation qui se révèle avec des caractères trop évidents, et des signes trop nombreux, pour n’être pas sincère et ne pas devenir féconde. M. Roux est un jeune homme ; mais l’étude de la nature est depuis longtemps pour lui une passion. Elle lui a déjà donné beaucoup de douceurs, elle lui promet pour l’avenir de plus amples satisfactions. Lorsque toutes les puissances de l’âme se jettent avec ardeur dans une direction, il n’est pas possible que ce mouvement soit infécond. Le travail consciencieux et persévérant trouve toujours sa récompense ; et si quelquefois le présent lui manque, par un injuste dédain ou une indifférence coupable, l’avenir lui reste ; et il peut l’envisager avec confiance, et l’invoquer avec une ferme sécurité, car l’avenir lui appartient.

La poésie a toujours sa place dans un concours. Quelles que soient les préoccupations et les tendances d’une époque, elle n’oserait pas avouer qu’elle n’est pas sensible à la poésie, et qu’elle méconnaît son charme. Platon chassait bien les poètes de sa république ; mais il leur rendait hommage, en les renvoyant couronnés de fleurs. Nous ne vivons pas dans le royaume de l’utopie ; et cependant, combien de fois n’avons-nous pas vu traiter la poésie et les poètes, avec une sévérité pareille ? On ne prenait pas, il est vrai, la peine de leur rendre cet hommage facile qui laisse subsister l’arrêt, en adoucissant ce qu’il peut avoir de rigoureux. On a dit et l’on a répété que la poésie était morte, et que les poètes n’avaient pas de place au sein d’une société agitée de tant de préoccupations utiles, et tourmentée par tant d’intérêts. La poésie est un luxe dont les esprits oisifs peuvent rechercher les douceurs, et goûter les charmes : mais à quoi s’appliquerait-elle aujourd’hui ? Que pourrait-elle produire qu’il fut possible d’apprécier en avantages réels ? Et d’ailleurs, à qui s’adresserait-elle ? Ah ! ces utilitaires qui pensent et qui parlent ainsi, calomnient leur siècle. Ils méconnaissent les hommes. Ils oublient que la poésie aime à naître et à puiser ses inspirations au sein des contrastes. Ils ne savent pas que les âmes d’élite attristées de ce qui les environne, se réfugient en elles-mêmes, et qu’elles puisent dans cet isolement, que leur font les passions ardentes ou les intérêts égoïstes, une force qui les entraîne et une contrainte qui les féconde. Ils ne peuvent pas comprendre tout ce que l’amour du vrai et du beau éveille dans une imagination créatrice, accessible aux aspirations qui font la joie et qui sont la séduction du cœur. Et pourtant il y aurait une grande injustice à le nier, si ce n’était une présomptueuse et puérile prétention. Aussi, voyez comme les protestations surgissent de toutes parts. Il faut des contrepoids dans les sociétés, et plus elles se laissent aller à des penchants qui abaissent la nature humaine, plus par une heureuse compensation, il semble que la poésie multiplie ses inspirations et agrandisse son domaine.

Certes, nous avons eu dans notre siècle de tristes spectacles. Il y a eu des moments de vertige, où tout semblait se perdre dans une irrémédiable confusion. N’avez-vous pas entendu, Messieurs, au milieu de ces erreurs de l’intelligence et de ces égarements déplorables, dont le bruit venait de tous côtés frapper vos oreilles, des voix inspirées qui faisaient succéder le calme à la tempête, et qui, par leurs accents berçaient doucement votre âme effrayée ? Ne vous êtes-vous pas arrêtés, saisis d’une ravissante extase, à ces accords harmonieux qui vous faisaient espérer, lorsque votre âme déjà découragée et abattue ne savait où se prendre, et qu’elle ne voyait autour d’elle que déception, ruine et mort ? Remerciez la poésie, Messieurs ; elle est la grande consolatrice dans l’ordre purement humain. Elle met du baume sur toutes les blessures, elle jette l’espérance au sein des abattements les plus douloureux, elle est la voix de la vérité protestant contre l’erreur, elle est l’élan de l’âme s’élevant d’un vol hardi et assuré, au-dessus des misères de toute sorte qui enlacent l’âme, et risqueraient de lui ravir ses plus douces et plus précieuses prérogatives.

C’est parce que nous aimons ce culte de la poésie. c’est parce que nous avons voulu, nous aussi, lui rendre notre hommage, que nous l’avons conviée à notre concours. Sans doute, nous ne lui avons pas demandé une de ces grandes œuvres, l’éternel honneur de l’imagination qui les a conçues et exécutées. Nous savons que des créations de ce genre ne répondent pas à un commandement. Elles naissent avec spontanéité, parce que l’âme est trop fière et trop indépendante, dans ses hautes inspirations, pour se plier à un programme, pour subir une loi étrangère. Nous avons choisi le genre le plus large, parce qu’il embrasse tous les sujets, prend tous les tons, revêt tous les caractères, tour à tour grave comme la morale, léger comme le caprice, austère comme la leçon, élégant comme cette reine fugitive qu’on appelle la mode, impétueux comme la protestation hardie d’un cœur indigné. Vous avez, Messieurs, nommé l’épître.

Nous avons reçu trente-quatre pièces. Venues de toutes les parties de la France, elles accusent des aptitudes diverses, et révèlent, pour la plupart, de sérieuses qualités. Ce n’est pas sans intérêt, Messieurs, que la commission chargée du classement a examiné les essais, et étudié les œuvres plus élevées et plus solides. Elle a trouvé une satisfaction réelle à interroger toutes ces épîtres, pour leur demander si elles étaient le dernier mot des imaginations qui les avaient produites, ou si, avec des inégalités et des oublis, avec du désordre et du laisser-aller, elles n’étaient pas des espérances et des promesses. Elle a trouvé un charme véritable à cette étude. Sans doute, bien des sujets lui ont paru frivoles, peu étudiés, mal conçus, faiblement exprimés. Sans doute, la forme, cette forme trop dédaignée, parce qu’on ne se rend pas compte de la liaison étroite qui la rattache au fond, s’est montrée à elle bien des fois inégale, incorrecte, désordonnée : elle a trouvé des sujets sérieux traités avec une frivolité peu réfléchie, comme aussi, des données légères trop gravement, trop pesamment rendues. La proportion, la justesse, l’ensemble manquent le plus souvent. La pensée principale, le but définitif sont facilement perdus de vue. On trouve sur son passage un aperçu ingénieux, on s’y complaît et on l’épuise : on rencontre un trait, on le rend inoffensif à force de vouloir l’aiguiser. On se perd dans des abstractions, on s’égare dans des banalités. Ici l’effort est trop sensible ; ailleurs, la facilité désespérante. Le naturel, cette qualité précieuse qu’une étude profonde peut seule donner, et qui jaillit, non pas d’une inspiration rapide, mais d’un élan travaillé avec art, dirigé avec goût, se présente rarement environné de tous les caractères qui lui donnent son charme, et assurent à une œuvre une valeur durable.

Et puis, Messieurs, avons-nous toujours trouvé dans ces inspirations diverses, cette portée morale qui relève les sujets les plus légers, et les rend dignes d’une attention sérieuse ? Il ne suffit pas de jeter de distance à distance quelques maximes, d’aspirer vaguement à une leçon ? Il faut que ces enseignements sortent du sujet, qu’ils se dégagent, non pas d’un effort de l’esprit, mais des profondeurs d’une âme qui sent sa dignité et qui comprend ses devoirs. Alors ils sont à leur place, alors ils ont ce caractère qui les rend respectables, et cette force qui les fait pénétrer profondément, et ne permet pas qu’on les publie. C’est là ce qui relève toute poésie, et en fait véritablement une inspiration supérieure, un langage divin.

Nous aimons, Messieurs, à rendre hommage à tous les efforts tentés, à tous les résultats obtenus. Voilà pourquoi, sans vouloir connaître aucun des concurrents qui n’avaient pas, à nos yeux, un assez grand poids, une portée assez haute, un mérite assez réel, pour prétendre au prix, nous avons tenu à dire d’une manière générale le bien et le mal, laissant à chacun le soin de faire sa part, et espérant que la vanité, si souvent reprochée aux poètes, ne parlera pas assez haut en eux, pour leur faire méconnaître, en cette circonstance, la sincérité de nos jugements, et la bienveillante justice de nos appréciations.

Cependant cinq pièces nous ont paru dignes d’une attention sérieuse ; et parmi elles, une a obtenu une mention spéciale. Elle porte le numéro 19 et a pour épigraphe :

Que faire dans un lit à moins que l’on ne songe ?

Elle a pour titre : Épitre à mon Savoyard.

Le sujet est simple. Un savoyard travaille ; celui qui l’occupe et qui n’a rien de mieux à faire, réfléchit et lui adresse en vers le résultat de ses réflexions. Rien de bien élevé, de bien neuf dans ce long monologue. Des considérations morales, des peintures saisissantes pourraient naître des contrastes indiqués par la situation, et dont on retrouve en plusieurs endroits la trace. L’auteur les a laissées de côté, pour s’en tenir à la superficie du sujet. Mais là, tout est heureusement saisi, tout est rendu avec une finesse pleine de charme. Le mouvement est vif, le vers rapide ; la pensée est nette, exprimée avec justesse, disposée avec art ; les descriptions abondent. Elles rappellent involontairement une époque où elles formaient à elles seules ce que l’on appelait la poésie. Et pourtant, l’auteur est d’une autre école ; il remonte plus loin : il rappelle Boileau. Il y a surtout dans le début, quelque chose de cette allure franche et mesurée, comme un reflet de cette inspiration contenue, de cette gravité moqueuse, de cet amour des petites choses, qui forment comme un côté, et le plus caractéristique peut-être, de l’austère figure du satirique irascible à l’idée du faux. Plusieurs vers sont des traits dont on sent la portée et dont on garde l’impression. Quelques-uns mettent en relief, d’une manière vive et énergique, des aperçus piquants ou des maximes d’une raison modérée. Un éclair, mais trop rapide de sensibilité, donne un charme nouveau à ces fines et spirituelles considérations. Pourquoi le sujet n’a-t-il pas pris, en conservant l’heureuse légèreté de la forme, une portée plus sérieuse ? La raison haute et forte ne repousse pas la grâce. Pourquoi, un esprit froidement et sceptiquement railleur semble-t-il se dégager de l’ensemble de la pièce ? Pourquoi surtout, quelques vers portent-ils l’empreinte de ces systèmes désolants qui chassent la foi, glacent la raison, isolent le cœur de l’homme et en font le jouet du hasard ou d’une aveugle fatalité ?

La seconde pièce porte pour épigraphe ces deux vers d’Ovide :

Nescio quà natale solum dulcedine cunctos
Ducit, et immemores non sinit esse suî.

Elle est intitulée : l’Auvergne et mon pays natal. On y sent la douce et salutaire inspiration de l’amour du pays. Elle est largement conçue, présente une série de tableaux différents par le sujet, le ton et la couleur, renferme des descriptions séduisantes par la grâce, ou frappantes par la vigueur et par l’éclat, et traduit en vers d’une facture facile, les aspects variés d’une nature aussi riche que grandiose.

Rien n’est oublié dans cette revue faite par une admiration patriotique. Tout ce qui peut mettre en relief le charme et la grandeur d’une contrée chérie, vient tour à tour, éclairé par une poésie souvent heureuse, passer sous nos yeux, et s’unir pour la plus grande gloire de l’Auvergne. Hommes et choses, souvenirs de l’histoire et spectacles présents, guerriers et chroniqueurs, magistrats et poètes, orateurs et philosophes, tout est groupé autour de la patrie, pour dire combien elle est grande, et chanter en son honneur l’hymne de la reconnaissance. Malheureusement, la nature physique occupe une plus large place que l’étude et la révélation du cœur. Sans doute, la nature est la source des grandes inspirations ; mais il ne faut pas se contenter de la voir à la surface : il faut la pénétrer profondément, pour agrandir le spectacle et l’animer ; il faut que ces premières impressions aillent chercher leur élan et leur vie dans cette effusion de l’âme qui se les approprie, pour les rendre ensuite avec un son plus éclatant, une harmonie plus splendide, un charme plus profond et plus vrai.

Il n’y a pas d’ailleurs dans cette pièce, ce souffle puissant, ou ce lien flexible, qui doivent faire un tout de diverses parties. L’auteur semble avoir décrit pour décrire. Il en résulte quelque chose de contraint et de froid, qui nuit à l’effet général et que ne peuvent faire disparaître de beaux vers, d’ingénieuses descriptions et d’éclatants tableaux.

La troisième pièce a pour titre : Le cycle poétique de notre époque. Elle est fidèle à son épigraphe :

……… Paulò majora canamus.

Si le début est simple, le ton s’élève bientôt. Les merveilles de l’industrie humaine enfantées dans notre siècle, sont décrites avec un rare bonheur ; elles sont louées avec un chaleureux enthousiasme. On aime à suivre cette ardeur généreuse qui cherche les titres de grandeur de l’humanité, et qui, après les avoir trouvés et exaltés, les tresse avec art, pour en faire la couronne d’une époque. C’est peut-être de toutes les pièces envoyées au concours, celle qui porte la trace de la plus vive inspiration. Le mouvement se soutient d’un bout à l’autre. Mais il n’y pas proportion. L’auteur, après avoir dit les conquêtes dont nous pouvons nous enorgueillir, a voulu relever ces peintures par une idée morale, par un sentiment religieux. C’était un complément nécessaire : mais pourquoi n’est-il qu’indiqué ? Il ne suffit pas de quelques vers pour signaler les larges bases de la société humaine, et l’esprit par lequel elle doit vivre. Sans doute l’homme est grand, parce qu’il triomphe de la nature, et qu’il la soumet à sa volonté ; mais il est plus grand encore, quand il remporte cette victoire sur lui-même, et que, docile à la loi qui domine son existence, il se relève par une noble fidélité à ses devoirs, et retrempe sa dignité dans une obéissance raisonnée. Les découvertes de l’industrie peuvent être annulées ou dépassées par d’autres découvertes. La loi de l’Évangile plus haute dans son principe et dans sa fin, porte en elle-même sa fécondité, parce qu’elle est immuable, et elle suffit à remplir le cœur de l’homme, qu’elle domine avec l’ascendant irrésistible de la vérité.

Voilà des considérations que contient en germe la fin de cette épître. Développées avec la verve qui donne tant d’intérêt et un si brillant éclat à la première partie, elles auraient très-heureusement complété le sujet, et constitué une œuvre largement conçue, et d’une haute portée.

La quatrième épître est intitulée : Soyons de notre temps. C’est une attaque assez vive et fort spirituelle contre les opinions exagérées dont l’époque présente est toujours l’objet. Suivant la disposition de notre cœur, et la part qui nous est faite par la société, tout est bon ou tout est mauvais. Nous ne connaissons pas de moyen terme. L’auteur fait la part de ces exagérations, et les ramène à un sentiment plus modéré. Toutes les époques ont eu certains vices et ont été travaillées par des tendances plus ou moins prononcées, mais dans lesquelles se révèle toujours l’infirmité humaine. On les sent et on les flétrit d’autant mieux, qu’on les voit de plus près. Voilà tout le secret de l’injustice à l’égard du temps présent. Il faut dire du reste, que s’il est attaqué, il est vivant et il peut se défendre. En est-il ainsi du passé ? Ne nous montrons-nous pas trop souvent injustes envers lui, ou par prévention ou par ignorance ?

Sans doute, soyons de notre temps : ne portons pas au sein de la société à laquelle nous appartenons, des idées et des aspirations d’une autre époque, mais gardons-nous bien de nier les grandeurs dont nous n’avons pas été témoins, et les vertus dont l’histoire a conservé le souvenir. La vertu est de tous les temps. Née d’un effort de l’homme contre le mal qui est en lui et qui l’environne de tout côté, elle surgit, semblable à une plante vivace et précieuse, des terrains les plus pauvres en apparence, comme de ceux qu’une riche culture a fécondés.

Le XIXe siècle a vu des prodiges de toute sorte. De cette confusion universelle au milieu de laquelle il s’agite, se détachent à chaque instant l’héroïsme et le dévouement, sous les formes diverses que les circonstances leur imposent. L’auteur a peint ce tableau d’une manière vigoureuse, profondément sentie, pleine de mouvement et d’éclat.

Ce passage contraste avec le ton général de l’épître. Il y a de la facilité, de l’entrain ; la pensée marche rapide, nette, originale dans sa conception, variée dans sa forme peu élevée dans sa portée, mais en général vraie. C’est l’œuvre d’un esprit élégant, plus vif que profond, pratique plutôt qu’enthousiaste, dont le coup-d’œil est juste et la satire pénétrante.

L’épître à un ami membre du congrès de la paix est une œuvre fortement pensée et vigoureusement écrite. C’est un beau rêve sans doute, que la suppression de ces terrible luttes qui ensanglantent le monde et jettent sur le sol, mutilées et flétries, des moissons humaines : mais c’est un rêve. Tant que le mal régnera dans le monde, il faudra de grandes expiations. Pour que l’ordre se rétablisse, et que le châtiment ait sa portée réparatrice, il faut que les nations plient sous ces épreuves générales qui atteignent l’homme, la famille et la société. Les théories les plus séduisantes et les plus généreuses sont impuissantes contre cette inexorable nécessité ; et si l’on doit tenir compte des intentions qui les ont produites, on est forcé d’avouer qu’elles accusent une médiocre intelligence des lois qui dominent l’humanité.

Si la guerre est un mal, de combien d’actes héroïques, de combien de dévouements n’est-elle pas l’heureuse occasion ! C’est la pensée qui anime cette épître, et qui se développe avec chaleur dans les tableaux qu’elle renferme. Le soldat qui combat et meurt pour son pays est un héros : le prêtre qui le bénit avant la bataille, qui le cherche parmi les mourants, le console, le soutient, le fait grand par la résignation, a une vertu plus calme, mais un dévouement aussi sublime. La sœur de charité qui reste à son chevet, qui respire l’air infect que la contagion répand autour d’elle, qui, faible femme, trouve une force surhumaine dans sa foi et sa charité, ne donne-t-elle pas à ces horreurs devant lesquelles l’imagination recule épouvantée, une grandeur plus pure, un éclat tout divin ?

Voilà ce que la guerre apporte avec elle, comme pour dédommager des souffrances qu’elle impose, et des horreurs qu’elle sème sous ses pas. C’est avec un accent passionné, sous l’empire d’une admiration profonde, que l’auteur nous présente successivement ces tableaux où les contrastes abondent, où la vérité est saisissante, et où des vers heureux, expression hardie d’une grande pensée ou d’un sentiment chaleureux, arrêtent l’attention, et laissent après eux cette émotion bienfaisante, le premier fruit et le plus doux, de tout ce qui est vrai, élevé, généreux et bon.

Vous le voyez, Messieurs, il y a dans ces cinq pièces des mérites divers et une valeur réelle. Et pourtant, la commission a dû proposer à la Société de réserver le prix destiné à l’épître. Il lui a semblé que les œuvres poétiques, par cela même qu’elles sont un luxe, doivent être de tout point excellentes. La médiocrité dans leur ensemble ou dans quelques-unes de leurs parties, ne peut-être tolérée. La Société aurait craint, en récompensant des pièces, remarquables d’ailleurs, mais auxquelles on peut reprocher des inégalités, des faiblesses ou des inconséquences, de ne pas apprécier à sa juste valeur cette inspiration si merveilleuse dans son principe et si féconde dans ses résultats, qu’on appelle la poésie. Elle a voulu rendre hommage à l’expression la plus variée, la plus riche et la plus éclatante du cœur humain, en tenant très-haut le niveau que lui a servi le terme de comparaison pour ses jugements. Ceux des concurrents qui ont véritablement en eux ce qui constitue le poète, ne s’en plaindront pas.

Si ces œuvres ne sont pas tout ce qu’on était en droit d’attendre d’elles, en acceptant leur donnée première et la manière dont elles étaient comprises, la Société se plaît à signaler tout ce qu’elles renferment de bon. Elle aime à saluer ces poètes accourus à son appel, et si, par un sentiment qui sera compris, elle a cru ne pas avoir le droit de proclamer leurs noms, elle leur crie avec cette sympathie qu’inspire toujours un talent véritable : Courage ! Vous avez en vous l’étincelle divine. Conservez-la précieusement dans toute sa force et sa pureté. Retrempez votre cœur aux sources intarissables du beau et du vrai. Soyez fiers de ce culte de la poésie, et goûtez les douceurs qu’il donne, dans une époque où toutes les forces semblent suivre une autre voie et vouloir atteindre d’autres résultats. Les succès ne vous manqueront pas. Ils vous sont garantis par le respect qu’inspirent toujours les grandes créations de l’esprit, et par ce sentiment qui oblige l’homme à rendre hommage à tout ce qui porte l’empreinte de l’élévation et de la sincérité.

Le dernier prix proposé par la Société était une médaille d’argent pour un conte inédit en vers patois.

Messieurs, ne soyons ni trop absolus dans nos préférences, ni trop exclusifs dans nos répulsions. Nous avons entendu louer les dialectes du midi de la France, comme une langue qui réunit en elle tous les caractères propres à assurer, non pas seulement sa conservation, mais encore une certaine domination locale. Nous les avons entendu blâmer avec une passion, ou repousser avec un dédain qui ressemblaient à une grande injustice. Le patois a été pendant des siècles la langue de nos pères. Il s’est maintenu, jusqu’à nos jours, malgré toutes les causes qui semblaient devoir affaiblir son empire et restreindre son usage. C’est qu’il est une tradition. Et vous savez combien la tradition est puissante sur le cœur de l’homme. L’homme disparaît, l’humanité se continue ; et, dans sa marche, elle tient, à part certaines exceptions qui occupent dans l’histoire une grande place, à rester elle-même. Les peuples succombent sous la loi d’un vainqueur. Leur dernière consolation, quand ils ont tout perdu, le dernier lien qui semble les rattacher à leur passé, c’est la langue. Ne vous étonnez donc pas de les voir jaloux de ce souvenir de leur nationalité. La langue que l’on a appris à parler sur les genoux de sa mère, a toujours pour le cœur certaines douceurs ineffables, et il n’est pas possible de l’entendre, surtout loin de son pays, sans en être ému et touché.

Voilà pourquoi, Messieurs, nous avons cru devoir faire appel à tous ceux qui savent encore dans sa pureté ce langage élégant et harmonieux, gracieux et énergique, souple dans sa contexture, riche dans ses mots et dans l’image qu’ils portent avec eux. Nous leur avons demandé une œuvre peu importante par son sujet, mais dans laquelle il nous semblait possible de mettre en relief toutes ses ressources, et surtout de déployer cette naïveté qui doit être, sans doute, dans la pensée, avant de passer dans la forme, mais à laquelle certaines langues paraissent se prêter plus docilement. Le conte n’est pas un vain jeu de l’esprit ; il doit être un enseignement. Plus il est léger en apparence, plus il doit être sérieux en réalité. Il a bercé notre enfance ; il a peut-être, malheureusement contribué à égarer notre jeunesse ; car notre langue est trop riche en ces conceptions d’une frivole légèreté et d’une élégante corruption. Nous aurions été heureux que la langue patoise nous eût montré qu’il est possible d’être intéressant, sans placer sous les yeux des tableaux dont l’immoralité fait le fond, et d’être neuf, sans avoir besoin de chercher dans les raffinements d’une débauche d’esprit, quelque chose qui puisse piquer la curiosité, et la satisfaire.

Les essais ne nous ont pas manqué. Ils sont faibles en général par le sujet. Il s’agissait de créer ; et la création, quelque peu importante qu’elle paraisse, demande toujours un effort de l’esprit, car elle est une manifestation de puissance. Nous avons été dédommagés dans quelques pièces, de la faiblesse du fond, par la richesse, la variété et le charme de la forme. Sans doute, nous avons plus d’une fois constaté l’influence du français sur une langue dont le génie est si différent ; mais en général, il y a eu effort pour se tenir en garde contre ce danger, et se soustraire à cette influence. C’est une preuve de goût, et nous en félicitons nos concurrents.

Deux pièces ont attiré l’attention de la commission. La première est intitulée : Lou paysan médéci. Le dialecte est fort différent du nôtre, et ce n’est qu’après une longue étude, qu’il nous a été possible de nous rendre compte de tout, et d’apprécier les détails. Il y en a de charmants. Le style est net, franc, d’une vigoureuse simplicité. Le récit est vif, piquant, et d’une naïveté qui rappelle nos vieux fabliaux. Aussi, ce conte n’est-il pas autre chose qu’un fabliau, dont la traduction a été récemment publiée. Sans doute l’auteur se l’est approprié par la forme, et il a en lui, on le sent, assez de ressources, pour pouvoir dire : Je prends mon bien partout où je le trouve. Mais il a semblé à la commission qu’une des conditions essentielles du concours n’avait pas été remplie ; et elle a décidé avec regret qu’il n’y avait pas lieu d’accorder le prix à cette pièce, supérieure sous tous les rapports aux autres. L’auteur, du reste, avait lui-même signalé son emprunt, avec une bonne foi dont les écrivains de notre temps n’offrent pas toujours l’exemple ; et la Société aime à le constater au moment où elle donne au mérite de l’exécution l’éloge qui lui est dû.

La seconde pièce que la Société croit pouvoir signaler, est une traduction du conte intitulé : La Belle au bois dormant. Cette œuvre vient de plus près, et nous avons retrouvé dans la manière dont elle est rendue, le génie du dialecte Castrais, ses formes, sa vivacité, sa riche variété. Il y a des traits neufs, de piquantes observations, de fines peintures, d’heureux rapprochements. Il y a surtout de la vie, et, sous cette fiction, circule ce quelque chose, que l’âme du poète dépose dans tout ce qu’elle touche, comme un signe de sa présence, et le symbole de sa force.

Voilà, Messieurs, ce qu’a été notre concours. Que pourrions-nous maintenant ajouter ? Ce que nous aurions à vous dire de nous-mêmes, de notre organisation intérieure, de nos projets, de nos travaux accomplis, de nos espérances, n’aurait aucune opportunité. Laissez-nous cependant prendre devant vous l’engagement de ne pas faillir à notre origine, et de donner partout autour de nous, à défaut d’autre chose, l’exemple du travail. Les institutions ne vivent qu’à la condition de rester fidèles à la pensée qui les a créées. Elles ne grandissent d’une manière utile, elles ne se développent d’une manière féconde, qu’en s’oubliant elles-mêmes, pour être tout entières à leur but. Nous avons voulu, vous le savez, et les sympathies que nous avons rencontré, nous ont dit assez haut, que nos intentions étaient comprises, nous avons voulu créer un centre nouveau dans un pays qu’affaiblit la division, et qu’énerve l’isolement. Nous avons voulu rapprocher ce qui s’éloignait, non pas sans doute, et nous en bénissons Dieu, sous l’inspiration de la haine, mais par l’effet naturel de l’indifférence. Nous avons essayé de jeter dans des intelligences richement dotées, mais qui doutent trop facilement d’elles-mêmes, cette noble confiance aussi éloignée de la présomption, que de la timidité. Notre pays a besoin d’être connu ; nous lui avons donné une voix nouvelle pour dire au dehors ce qu’il est, ce qu’il peut être, pour raconter surtout ce qu’il a été. Nous avons compris que l’intérêt général est un puisant mobile, comme il est un but généreux. Nous l’avons pris pour inspiration ; nous l’avons assigné à notre ambition comme terme de nos efforts. Si les résultats n’ont pas répondu dans le passé à ce que nous attendions, s’il ne sont pas dans l’avenir ce que nous croyons avoir le droit d’espérer, nous vous donnerons dès aujourd’hui, Messieurs, l’explication de cette double déception. C’est que nous n’aurons pas été à la hauteur de notre tâche, c’est que nos forces auront trahi notre bonne volonté.

Et pourtant, Messieurs, les encouragements ne nous auront pas manqué. À tous les degrés de la hiérarchie administrative, dans les branches diverses avec lesquelles nous avons dû nous mettre en rapport, nous avons trouvé un accueil empressé, une protection efficace, un concours actif et dévoué. Nos membres de droit s’intéressent à nos efforts ; et celui d’entre eux qui voulut bien inaugurer notre première séance par des paroles que nous n’avons pas oubliées, n’a négligé aucune occasion ; de nous prouver qu’il appréciait notre action, et qu’il était heureux de s’y associer. Nos membres correspondants ne veulent pas rester inactifs, et nous avons d’eux des promesses que nous avons accueillies comme d’utiles et précieux secours. Nos membres honoraires, dont le nom est pour nous un si glorieux patronage, ont eu pour nos travaux et nos efforts, cette bienveillance affectueuse, qui n’est jamais plus entière que lorsqu’elle vient de haut, et dont nous avons ressenti l’influence heureuse, car elle relève toujours ceux sur qui elle se repose. Aujourd’hui, en regrettant que des devoirs publics aient arrêté leur bonne volonté, nous voyons, avec un juste orgueil, l’un d’eux siéger parmi nous. Dieu lui a donné ce qui rend maître des intelligences et des cœurs. Il l’a couronné de la royauté la plus auguste et la plus souveraine. Il lui a donné, dans la parole, cette puissance qui ne se perd pas, et qui s’exerce en faisant le bien. Oh ! pourquoi n’avons-nous pas pu nous taire pour le laisser parler ? Et pourquoi, en fermant notre bouche, ne pouvons-nous pas dire à la sienne de s’ouvrir et de répandre sur vous des flots de chaleur, de lumière et de vie ?


M. le président fait connaître le programme du concours pour l’année 1859.

M. Serville donne ensuite lecture de la pièce de vers qui a obtenu une mention spéciale.

Cette pièce, datée de Brignolles (Var), est signée des deux initiales C. V.