Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/3/7

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VII.

Séance du 25 février 1859.


Présidence de M. A. COMBES.

M. le président déclare vacante la place de M. Cavayé, nommé juge d’instruction à Albi.

M. Cavayé, conformément à l’art. 3 des statuts, devient associé-fondateur.

Sur la proposition du bureau, M. Calvet, docteur en médecine, est nommé membre ordinaire de la Société.

M. Rocher, recteur de l’académie de Toulouse, écrit à la Société pour lui faire connaître qu’il n’a pas perdu de vue les vœux qui lui ont été exprimés, et qu’il s’efforcera, autant qu’il dépendra de lui, d’en favoriser l’accomplissement.

M. le président dépose deux volumes qui ont pour titre : Éléments de paléographie, par M. Natalis de Wailly. Cet ouvrage qui renferme de précieux renseignements et de nombreux fac simile, est envoyé à la Société par M. le ministre de l’instruction publique et des cultes. Il peut être d’une grande utilité pour les divers travaux dont la Société poursuit la réalisation.

Le bureau est chargé de transmettre à M. le ministre les remerciements de la Société.

MM. Terrisse et Fabre, imprimeurs, font remettre pour la bibliothèque de la Société trois volumes du compte-rendu de l’Exposition universelle de Paris, en 1855, et deux années complètes de la collection des Annales de la colonisation de l’Algérie.

M. Calvet communique ses observations météorologiques depuis le 1er  janvier. Elles seront résumées par quinzaine à la fin de l’année.

M. Maurice de Barrau fait un rapport sur les diverses brochures adressées par M. Dardé, avoué à Carcassonne.

M. Dardé est nommé membre correspondant.

M. V. CANET lit une note sur le déplacement de la population.

Un fait important se produit dans l’arrondissement de Castres depuis plusieurs années. On a pu le considérer comme peu sérieux en lui-même, tant qu’il ne paraissait se développer que sous l’action de causes passagères. Mais il a pris un tel caractère d’expansion, il se continue avec une marche si régulière et un entraînement si général, qu’il n’est pas possible de voir en lui un de ces désordres accidentels qui disparaissent après quelque temps d’épreuve. Évidemment il tient à des causes générales, et il constate, dans les populations, des sentiments qu’il peut n’être pas inutile d’étudier et d’apprécier.

M. de Grimaldi, dans son mémoire sur le mouvement qui porte la population de la montagne à chercher des moyens d’existence hors des lieux où elle a longtemps vécu, a indiqué les causes d’un désordre fâcheux pour le présent et redoutable pour l’avenir. Il a expliqué par des faits incontestables, et par des nécessités réelles, ces déplacements qui ne sont ni dans la nature de l’homme, ni dans les mœurs de notre patrie. Un sentiment naturel fixe en effet l’homme à l’endroit où il a vu sa famille se former, grandir et continuer son industrie ou en créer une nouvelle. Le cœur s’attache instinctivement aux lieux qui lui rappellent des souvenirs ; et quand une nécessité impérieuse l’oblige à les abandonner, il y a en lui comme un déchirement dont chacun, à des degrés différents, a éprouvé la douleur. D’un autre côté, les habitudes sont puissantes. Les populations de la France ont toujours été étroitement attachées au sol, et s’il est dans certaines parties, des familles qui abandonnent, pour exercer une industrie particulière, leurs villages ou leurs campagnes, l’absence n’est dans leur pensée que passagère, et le terme en est toujours fixé au moment même du départ. Pour que ce double lien soit rompu, il faut donc des causes puissantes. Celles qui tiennent au climat, à l’infertilité du sol, à l’insuffisance des moyens d’existence, expliquent sans doute ces changements si radicaux de position pour un grand nombre de familles qui appartiennent à l’arrondissement de Castres. Elles ne peuvent s’appliquer au même fait qui se produit dans toutes les parties de la France avec une intensité au moins égale.

Ce fait est constant, et il préoccupe à juste titre les économistes. Aussi, a-t-on recherché les moyens de le combattre, ou de le ramener à de moindres proportions. Peut-être s’est-on trop exclusivement préoccupé des causes physiques et des motifs accidentels. Ces causes et ces motifs existent ; mais ils ne sont pas isolés. Ne serait-il pas possible de trouver un moyen de compléter cette explication par l’étude des causes morales ? Quoique contraint par les nécessités de son existence, l’homme est capable de résister, et il résiste avec succès, lorsque son cœur est habitué au sacrifice, et qu’il peut être soutenu par l’espérance que donnent toujours une organisation régulière et des institutions protectrices. Il y aurait donc un certain intérêt à étudier les changements survenus dans l’état général des populations, et à rechercher s’ils ont été assez nombreux et assez puissants pour détacher localement les familles des points où leur existence semblait définitivement fixée.

L’homme, on ne peut le nier, n’est rien par lui-même : il peut tout par l’association. C’est la loi de son existence, et il en trouve à chaque instant, en lui-même la manifestation. Interrogez les économistes. Ils vous diront par des proportions arithmétiques, combien est puissante la force de production de l’homme, et comment elle se multiplie par l’association. Plus la population augmente, plus elle produit, non pas d’une manière proportionnelle, mais d’une manière rapidement progressive : si la population suit la progression 1, 2, 4, 8, 16, sa puissance de production industrielle devra s’exprimer par la progression 1, 4, 16, 64, 256. Il s’agit, il est vrai, d’une société mathématiquement organisée et dans laquelle les forces s’équilibrent, où chaque chose est à sa place, et où les institutions ont une force qui domine les volontés et contraint les mœurs.

Notre société est-elle dans ce cas ? Après la dissolution lente, mais assurée qui s’est continuée pendant tout le XVIIIe siècle, après les bouleversements de la révolution, et les changements que nous avons subis dans cette longue période qui embrasse près des deux tiers du XIXe siècle, il n’est nullement étonnant qu’il y ait dans la société, et dans les familles qui en sont l’image restreinte, mais complète, de l’indécision, des embarras, et un désordre dont les esprits subissent l’atteinte alors même qu’il n’est plus dans les faits. On peut sortir de l’ordre quand on veut ; il ne suffit pas de la volonté, quelque puissante qu’elle soit, pour y rentrer. On peut en quelques jours détruire un édifice longuement préparé, lentement élevé, on ne le reconstruit pas le lendemain, même en se servant de ses débris. C’est ce qui est arrivé en France. Il ne s’agit pas de rechercher ce qu’il y avait à réformer de l’état ancien ni ce qu’il y avait à conserver ; il suffit de constater ce que l’histoire nous montre. On a cru qu’il n’y avait qu’à faire des lois pour rétablir quelque chose qui donnât satisfaction à toutes les aspirations et qui fut, dès le présent, en possession de l’avenir. Les faits ont cruellement démenti cette présomption. Il en résulte que pendant tout le XIXe siècle, à quelque époque que l’on se reporte, quelque période de prospérité que l’on interroge, il y a eu partout de l’indécision, un vague trouble qui se maintenait dans les esprits, et qui devait, en se propageant, acquérir une force plus grande.

D’un autre côté, le progrès du commerce, le mouvement industriel, cette surexcitation qui multiplie les entreprises et les produits, ont contribué à augmenter la perturbation. On n’a plus eu de sécurité, on n’a plus travaillé qu’au jour le jour, on a suivi avec entraînement la pensée du moment, sans se mettre en peine de la régir par la raison, de la diriger par la prévoyance. L’action partie des grandes villes s’est communiquée partout, et il faut dire qu’elle était accueillie avec transport, comme seule capable de donner satisfaction aux nécessités nouvelles, en augmentant la part de production de chacun. Il est certain que tous ceux qui étudient sincèrement les causes de prospérité des grands états, se réjouissaient de cette activité qui semblait assurer à la France un accroissement considérable de richesse, et en même temps un développement de sécurité. Pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi, et pourquoi, dans plusieurs circonstances, les crises politiques ont-elles menacé de devenir des crises sociales ? Pourquoi, pendant que la richesse générale s’accroissait, a-t-on vu diminuer peu à peu le salaire des ouvriers, et par conséquent l’aisance disparaître du milieu des familles qu’elle tenait unies et stables ? C’est là le grand problème du XIXe siècle, et il est regrettable que ceux qui veulent le résoudre théoriquement, n’indiquent que des moyens de réglementation. Pourquoi n’osent-ils pas aller plus loin, interroger le mal dans sa source ? Ils seraient plus facilement en mesure de faire connaître le remède.

Le travail est devenu incertain, les salaires ont baissé ; peut-on s’en prendre à l’agriculteur et à l’industriel ? Non sans doute. L’incertitude du travail tient à des causes nombreuses auxquelles le producteur ne peut rien par lui-même. Quant au salaire, s’il est regrettable d’avoir à constater les modifications qu’il a subies, surtout dans l’agriculture et l’industrie, il faut cependant avouer que cette infériorité trouve son explication dans la nécessité imposée aux chefs des diverses exploitations de réduire, autant que possible, leurs dépenses, afin de pouvoir lutter, s’ils veulent rester dans les limites d’une loyale concurrence, ou tirer de leur travail un produit suffisant. Ce sont des maux dont le remède pourra être trouvé lorsque, par un long exercice, nos institutions auront porté tous leurs fruits et que, par une action plus puissante, ou par une réaction efficace, une plus grande somme de bien se dégagera du milieu de ces éléments encore en lutte.

C’est donc à la constitution de l’industrie et de l’agriculture en France, aux conditions dans lesquelles elles se trouvent, indépendamment de la volonté de l’industriel et du propriétaire, qu’il faut attribuer ce désordre intérieur qui compromet tant d’intérêts. Des efforts louables ont apporté à cette situation toutes les modifications praticables : mais il est un point au-delà duquel on est arrêté par l’inflexibilité des résistances qui tiennent à la nature même des choses.

Et maintenant, y a-t-il du moins dans la constitution de la famille obligée de demander son pain à un travail de chaque jour, quelque chose qui puisse la mettre à l’abri de ces terribles exigences ? La famille, on a beau vouloir le nier, s’en va tous les jours. Il n’y a plus de religion du foyer. On vit ensemble, on n’est plus animé du même esprit. Ce n’est pas que les membres n’aient individuellement leur valeur et leurs vertus ; mais c’est une valeur isolée, c’est une vertu individuelle. Il est remarquable qu’au moment même où l’association appliquée à l’industrie et aux grandes entreprises, acquiert une si large extension, elle semble disparaître de son foyer véritable. À quoi tient donc cet affaiblissement de l’esprit le plus protecteur, et qui devrait être le plus vivace au sein de la société, parce qu’il est le premier besoin de l’homme ? À la corruption des mœurs, ou du moins à la confusion des rapports. Le respect, la subordination, la prévoyance, ne rattachent plus au même degré ceux qu’enferme le cercle autrefois protecteur de la famille. Le père a vu son autorité se briser en sa main, la mère n’a pas un empire de longue durée, et le désir de l’émancipation est arrivé pour les enfants, dans les idées, longtemps avant le moment où il leur est possible de le traduire en fait.

De là résulte un malaise qui se trahit par le désir de l’éloignement et de la séparation, lorsque c’est dans le rapprochement et l’union que se trouve la force. Aussi, à la première épreuve, lorsque le travail diminue ou qu’il cesse, l’épargne est trop souvent absente, et comme le chef ne veut pas voir ce que l’on souffre auprès de lui, il part pour aller, non plus à la ville voisine, mais à de grandes distances, chercher ce qui doit le faire vivre. L’absence devient longue, les rapports diminuent ; et à mesure que les enfants grandissent, ils désirent s’éloigner à leur tour. Dès lors, la famille n’existe plus réellement. Chacun va de son côté, selon son caprice ou son intérêt. On apprend à devenir égoïste, et comme on n’a plus de foyer, on n’a plus ni les affections qu’il donne, ni les avantages qu’il procure.

Il reste cependant encore quelques familles où se sont conservées ces vertus intérieures également utiles aux individus et aux agrégations. Il leur faudrait une bien grande force pour résister à l’exemple qui les environne. L’exemple a une autorité dont il est bien difficile de sonder l’étendue et de reconnaître la profondeur. Le mauvais exemple surtout, a une puissance incalculable et il est rare qu’il ne triomphe pas des plus heureuses dispositions. Le mal se propage, ouvertement ou d’une manière insensible, et bientôt rien n’est à l’abri de son influence pernicieuse.

Ainsi, deux causes expliquent le déplacement de population qui s’est manifesté dans un grand nombre de départements. La première tient à l’état de l’agriculture et de l’industrie. Quels sont les moyens de la combattre ? C’est ce qu’il ne convient pas de rechercher : l’économie politique y travaille depuis longtemps, et elle n’a pas dit encore son dernier mot. Espérons que les travaux et les calculs produiront quelque chose qui sera une amélioration pour tous, sans qu’on l’achète par de trop grands sacrifices.

La seconde est tout à fait morale. Les maux de cette nature ont leur remède toujours prêt, toujours efficace. La religion la porte avec elle. Seule, elle peut reconstituer l’esprit de famille, resserrer les liens qui l’unissent, et détruire ainsi les conséquences déplorables d’un trop long oubli des devoirs les plus sacrés. Chose admirable ! s’écriait Montesquieu, la religion chrétienne qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur, dans celle-ci ! C’est ce que devraient ne pas oublier les économistes. Ils auraient moins de confiance en eux-mêmes, ils trouveraient, pour les maux qui affligent les individus, comme pour les désordres qui attaquent les sociétés, des remèdes plus facilement applicables que leurs théories, et ils s’attacheraient à des moyens dont l’action serait certainement plus radicale et plus sûre.


M. A. COMBES donne lecture de plusieurs lettres écrites à l’occasion des craintes exprimées par la ville de Castres de se voir enlever la chambre de l’Édit, en 1615. Ces lettres sont transcrites sur les registres de la commune de Castres. Leur existence n’avait pas même été signalée jusqu’à présent, et cependant, elles ont une importance réelle pour notre ville. Une de ces lettres est un témoignage de satisfaction donné par le roi Louis XIII. Les autres sont écrites par les députés généraux des églises réformées de France, Jean de Sully, le duc de Ventadour, Henri de Rohan, et Henri de Latour, vicomte de Turenne. Toutes ces lettres témoignent de l’importance que l’on attachait à la chambre de l’Édit, et du désir que l’on avait de la voir maintenue à Castres. Ces témoignages joints à tous ceux qui ont été déjà réunis, servent à constater quel était le rôle pacificateur assigné à la chambre de l’Édit, et poursuivi avec tant de loyauté par les magistrats qui la composaient.


M. V. CANET rend compte de la Notice historique sur Sorèze, par M. J.-A. Clos, docteur en médecine (1845).

Cet ouvrage se divise en deux parties. La première renferme une étude détaillée sur le monastère fondé par les Bénédictins, autour duquel s’éleva peu à peu la ville de Sorèze, et sur un certain nombre de localités environnantes. La charte de Pépin-le-Bref, en 757, contenant l’érection de cette abbaye, sert de point de départ. Elle est importante par diverses prescriptions qu’elle renferme, et qui prouvent avec quel soin les rois voulaient constituer au point de vue politique, des établissements destinés à jouer un si grand rôle, et à se faire, selon le double but toujours poursuivi par les enfants de Saint-Benoît, les défricheurs des intelligences et des terres.

L’abbaye de Notre-Dame-de-la-Sagne passa par des alternatives de prospérité et d’affaiblissement. Détruite en 864 par les Northmans qui venaient de faire le siège de Toulouse, elle se releva peu à peu, vit grandir auprès d’elle le nombre des habitants qui venaient se réfugier à l’abri de ses murs, ou de la vénération qu’elle inspirait, sollicita elle-même la protection de plusieurs seigneurs, et dut subir la nécessité d’obéir à des abbés commendataires, évêques ou comtes. Les démêlés de Raymond Trencavel, vicomte de Carcassonne, avec les trois frères Escaffre de la maison de Saissac, en 1152, lui firent courir de grands risques, et la guerre des Albigeois exerça quelque temps ses fureurs sur son territoire. La destruction de Puy-Vert favorisa l’agrandissement de Sorèze qui reçut tous les habitants échappés aux horreurs du siège, et rebâtit ses murs avec les débris de la forteresse qui le dominait.

M. Clos, à la suite de la guerre des Albigeois, fait l’histoire de plusieurs communes des environs de Sorèze : Montgey, Puylaurens, les Casses, la Pommarède, Saissac, Labécède, qui par leur origine, ou certaines particularités, se rattachent à l’objet principal de son attention. Un chapitre spécial est consacré à Revel, soit à cause de son importance ou de son voisinage de Sorèze, soit à cause des discussions qui se sont élevées relativement à son origine.

Cependant les maux de la croisade contre les Albigeois sont à peine apaisés, que les compagnies Anglaises viennent ravager le pays et laisser partout des traces sanglantes de leur passage. Ces époques désastreuses de l’histoire nationale semblent devenir plus douloureuses encore, lorsqu’on est appelé à constater ce que chaque contrée a dû souffrir. Aux compagnies Anglaises et à leurs incursions, succèdent les guerres religieuses du XVIe siècle ; et l’on sait combien elles furent partout entreprises avec ardeur et continuées avec haine, combien de sang elles répandirent, combien de ruines elles accumulèrent. La plupart des faits racontés par M. Clos, ont eu déjà leur place dans les diverses publications relatives à l’histoire de cette époque si pleine de faits et si importante à étudier.

Un chapitre est consacré à l’étude des conséquences de cette guerre pour Sorèze. Elles furent nombreuses et apportèrent des changements considérables dans les dispositions des habitants, comme dans les conditions de leur existence intérieure.

Cette histoire si pleine de difficultés occupe une place importante dans la Notice historique de M. Clos. Elle est écrite avec le ton de la bonne foi, sans amour, sans haine. Rien n’est caché, rien n’est déguisé. Il y a des faits regrettables pour tous les partis, car on a remarqué depuis longtemps que les guerres entreprises pour la défense de ce qu’il y a de plus haut et de plus saint pour l’homme, sont les plus épouvantables. M. Clos les déplore, mais il laisse au récit lui-même l’effet qu’il doit produire, sans se laisser aller à des déclamations, toujours oiseuses, quand elles ne finissent pas par devenir injustes.

Le dernier chapitre de la Notice proprement dite, est consacré à l’histoire de l’école de Sorèze. Cette histoire a été écrite à des points de vue différents, mais toujours sous l’empire d’un sentiment profond de souvenirs affectueux, ou d’espérances qui s’épanchaient en présence d’un avenir qu’elles faisaient grand et qu’elles voyaient glorieux. Elle est réellement intéressante, parce qu’elle révèle l’influence qu’exerce l’éducation sur la vie des hommes. Nulle maison n’a peut-être laissé dans l’esprit et le cœur de ceux qu’elle a initiés à la vie, une empreinte plus profonde, un cachet plus distinct. Aussi, n’est-il pas étonnant que les moindres particularités aient été relevées, et depuis le 12 octobre 1682, jusqu’à nos jours, il est facile de suivre les vicissitudes diverses par lesquelles a passé cette illustre école, et les caractères qu’elle a revêtus suivant les hommes qui la dirigeaient.

En Angleterre, où la tradition est si puissante, et où elle survit à toutes les modifications que les faits amènent, il est possible de compter pour ainsi dire, un à un, tous les moments de l’existence d’un de ces grands établissements où se forment les générations. C’est une personnalité qui se prolonge à travers les siècles, et contre laquelle viennent se briser les agitations politiques et les ébranlements sociaux. On comprend donc que les Anglais soient fiers de leurs universités, et qu’ils leur conservent, dans toute son intégrité, l’antique constitution qui fait leur force. Il n’en est malheureusement pas ainsi en France ; et l’on dirait que nous éprouvons une certaine joie à ébranler ou à détruire ce que le temps a eu tant de peine à élever ou à conserver. Aussi, toutes les fois que l’on peut suivre dans ses développements ou ses vicissitudes, une de ces maisons qui portent avec elles de grandes destinées, on se sent ému, et l’on s’incline devant l’esprit qui a été leur vie, quand elles ont eu pour résultat ou du moins pour but, de faire les générations plus grandes, plus fortes et plus vertueuses.

Il reste une seule observation à faire sur cette première partie. M. Clos parle de l’existence d’un parlement qui se serait assemblé à Sorèze, le jeudi après Pâques, de l’année 1273. Cette assertion paraît d’abord un peu étrange, quand on songe au rôle des parlements et à leur importance. Cependant, sans discuter la valeur de Guilhaume Bardin qui affirme, et de Dom Vaissette qui nie, on peut dire que la tenue d’un parlement dans le monastère de Notre-Dame-de-la-Sagne ou de la Paix, ne serait pas aussi étrange qu’elle peut paraître au premier abord. La création des parlements remonte à Saint-Louis. Ils n’étaient pas d’abord à demeure fixe, ils suivaient le roi, ou se transportaient sur ses ordres, partout où leur présence pouvait être utile. Ce n’est que sur une ordonnance de Philippe-le-Bel, en date du 3 mars 1302, que le parlement fut rendu sédentaire à Paris. Il fut établi des cours judiciaires de même nom, à des dates postérieures, dans les principales villes du royaume.

Il ne serait donc pas étonnant, qu’à l’époque où Philippe-le-Hardi venait de joindre à la couronne de France le comté de Toulouse, une cour de justice eût été établie momentanément à Sorèze, pour régler d’une manière définitive toutes les questions litigieuses qui pouvaient se présenter à la suite de ce changement de domination. Peut-être y avait-il aussi des injustices à poursuivre, et des coupables à punir ; et l’on sait que les parlements firent, dans les premiers temps, l’office réparateur confié en Champagne d’abord, et plus tard, dans tout le royaume, aux assises solennelles qui prenaient le nom de Grands-Jours.

La seconde partie de la brochure de M. Clos est intitulée : Voyage à la montagne du Causse. C’est une discussion géologique relative à une montagne qui s’élève à l’est de Sorèze, et sur laquelle se trouve une ouverture appelée le Trou du Calel. Cette caverne, d’une grande étendue, a été l’objet de l’attention de plusieurs observateurs. M. le docteur Clos fait un double voyage, à l’intérieur et à l’extérieur : il signale tous les faits qui peuvent avoir une importance, et donner une idée ou de la formation primitive ou des objets que des transformations successives ou un travail constant des eaux et des terres y ont accumulés. Tout cela est fait avec le plus grand soin et signalé avec une attention scrupuleuse. M. Clos examine, mais sans la résoudre, l’opinion qui attribuerait tous ces désordres à l’existence d’un volcan, dont il serait assez facile de trouver le cratère. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, si la solution n’est pas donnée, on peut dire que des éléments nombreux et importants réunis et comparés, peuvent permettre de l’entrevoir.

Cet ouvrage écrit avec la simplicité qui est le caractère distinctif du véritable talent, présente le plus vif intérêt. Plusieurs questions historiques y sont traitées et résolues d’une manière nette et précise. Divers points relatifs à l’histoire naturelle et à ses diverses branches, y sont l’objet de développements dans lesquels se révèlent toutes les ressources d’un esprit cultivé et familiarisé avec les études les plus sérieuses. Il serait à désirer que des travaux spéciaux, rendissent à M. Clos, par rapport à ses divers ouvrages, l’hommage dû à tout ce qui est sincère, élevé et consacré à la recherche de résultats utiles. On s’est plaint, pendant longtemps, et avec raison, de l’espèce d’indifférence par laquelle nos petites localités accueillent les travaux des hommes qu’elles ont produits. Il y aurait, au point de vue médical, comme au point de vue plus généralement scientifique, beaucoup à dire sur la vie, si pleine et si laborieuse, du docteur Clos. La Société littéraire et scientifique de Castres sera heureuse de ne pas laisser échapper cette occasion de rendre à un savant modeste l’hommage dû à des efforts constants ; elle s’acquittera d’autant plus volontiers, de ce devoir, qu’elle ne peut oublier que les traditions laissées par M. le docteur Clos ne se perdent pas, et que son amour pour le pays et pour la science reste entre les mains de dignes héritiers.


M. A. MARTIN lit la seconde partie de son mémoire sur le Livre Vert de Lacaune.

Il ne reste à faire connaître que les indications des actes du Livre Vert, spécialement relatives à la ville de Lacaune : tâche ingrate en apparence, mais au contraire pleine de l’attrait le plus saisissant, pour celui qui ne garde pas tout son attachement pour la grande ville, et qui sait apprécier le mérite d’une communauté peu puissante par le nombre et la richesse de ses habitants, mais capable de conserver ou d’obtenir les libertés les plus étendues, dont nos chroniques fournissent l’exemple. On verra en effet que vers 1300, peut-être même antérieurement, les habitants de Lacaune jouissaient de franchises et de privilèges inconnus dans d’autres localités, quatre cents ans plus tard, et que les peuples les plus civilisés de l’Europe ne possèdent pas encore.

D’où vient cette différence ? On désirerait sans doute pouvoir le constater d’une manière certaine ; mais on le comprend, le champ des conjectures est seul ouvert ; on s’arrête cependant à préciser deux causes : l’une antérieure, prise dans le caractère et les habitudes des hommes qui ont habité Lacaune originairement ; l’autre postérieure, tirée des rapports bienveillants que ces hommes surent avoir avec leurs soigneurs.

C’est ainsi qu’adoptant les indications de M. Compayre, qui tire l’étymologie de Lacaune du mot Celte, acaun, rocher, et l’opinion de Nicolas Jamson, excellent géographe d’après Borel, qui place à Lacaune les Cambolectri Caunonienses, mentionnés dans Pline, on arriverait à faire grouper autour du rocher de Lacaune, une peuplade celtique indisciplinée dans le principe, mais ramenée par l’occupation romaine à un état social plus développé, et transmettant d’âge en âge, avec son sang, le germe de ces principes de liberté qui amena ses descendants à résister énergiquement aux projets d’asservissement tentés contre eux par les seigneurs féodaux. Cette hypothèse aussi vraisemblable que tant d’autres qui sont reconnues comme des vérités incontestables, s’appuie d’ailleurs sur une tradition constante dans le pays : celle de l’occupation romaine. Or, on le sait, ce n’était pas le sol que les Romains voulaient occuper pour le cultiver, c’était la population qu’ils voulaient vaincre pour la soumettre. Signaler la présence des Romains dans une contrée, c’est donc prouver l’existence d’une population aborigène. Quant à cette occupation, elle ne peut être révoquée en doute ; et sans parler de cette désignation populaire qui donne aux habitants de Lacaune une épithète que l’on n’a pas épargnée aux fondateurs de Rome, on pourrait citer comme preuves : 1° l’existence sur les plateaux de l’Espinouse d’un chemin, dit chemin du Diable, dont l’utilité est inconnue pour les habitants, et dont les ornières creusées parallèlement dans le rocher, sur des longueurs immenses, ne permettent pas de révoquer en doute le passage d’une longue suite de charriots qu’une armée amène seule après elle ; 2° l’existence dans les environs de Lacaune de ces monticules factices qu’on désigne sous le nom de Tumulus ; 3° la dénomination de rupes Caesaris, Roquecesière, que porte un lieu peu éloigné de Lacaune, et qui conserve ainsi le souvenir du passage du célèbre conquérant Romain.

D’un autre côté, il suffit de lire les documents transcrits sur le Livre Vert, pour s’assurer que la population de Lacaune excessivement jalouse de ses prérogatives et de ses libertés, mettait cependant le plus grand empressement à rendre aux seigneurs féodaux de gracieux services, et il ne faut pas s’étonner dès lors, si, pour lui complaire et nourrir avec elle amour et amitié, — c’est ainsi que s’exprimait Louis de Bourbon, lieutenant de sa mère Catherine de Vendosme, — ces seigneurs accordaient à leur tour à cette population, des franchises que l’éloignement du centre féodal lui aurait peut-être permis de s’attribuer sans contrôle.

Quelle que soit la réalité de ces causes, il n’en est pas moins certain que la différence mentionnée plus haut existe, et que les prérogatives et libertés des habitants de Lacaune, méritent d’être remarquées.

L’un de ces priviléges, on pourrait dire le premier, est la consécration la plus formelle de la liberté individuelle, l’affranchissement de la contrainte par corps : pour une cause, dette ou crime, nul ne pourra être pris et arrêté ; negu de lor universitat, per alcun deute ne per alcun crime no sera près, disait Philippe de Montfort jeune, dans un acte de concession de 1269 ; il est même probable que cette concession n’était que la reconnaissance d’un usage existant, d’un droit antérieur, car dans une protestation datée de 1382, on voit qu’il était établi selon le droit écrit, et encore mieux selon les coutumes et franchises très-longuement observées, qu’aucune arrestation ne peut être faite dans Lacaune. Il y avait pourtant une exception portée dans l’acte de concession en 1269 : l’arrestation était autorisée pour le cas où un crime énorme était suffisamment justifié, se no que la enormitat d’un crime, de tant maludas presumptios no sia astrez que aysso requesista.

Sauf l’exception la plus légitime, la liberté individuelle était donc consacrée à Lacaune, de la manière la plus absolue, et l’on chercherait en vain une nation jouissant aujourd’hui d’une semblable franchise : la contrainte par corps, est en effet un des moyens rigoureux que la loi française met à la disposition d’un créancier, pour forcer son débiteur à se libérer dans certains cas donnés ; et le mandat d’arrêt est l’arme la plus puissante dont les juges instructeurs se servent pour contraindre les coupables à reconnaître leurs torts. Même dans cette contrée, qu’un écrivain appelait dernièrement la libre Angleterre, l’habeas corpus n’est autorisé que dans des cas spéciaux, laissés le plus souvent à l’arbitraire du juge. Sans doute il y a dans ce pays une tendance marquée, à diminuer le nombre des cas où la contrainte par corps est permise, en matière civile, et en ce moment, une loi est présentée dans ce but à ses assemblées législatives. Mais après que ces lois seront votées, la liberté individuelle ne pourra pas moins être violée dans certains cas ; et pour trouver sur cette matière une consécration favorable comme les habitants de Lacaune l’avaient obtenue, il faut avoir recours à celles de nos lois qui ont été rendues pendant les périodes révolutionnaires ; en 1791 et 1848, la contrainte par corps en matière civile se trouvait en effet complètement abolie.

Un autre privilége bien important était relatif à l’exercice de la justice : aucun habitant de Lacaune ne pouvait être obligé d’aller plaider à Castres, si ce n’est la qualité du juge et la condition des personnes. Tel est l’objet d’une lettre d’Éléonor de Montfort que Guilhem Biro, juge de la cour, fit publier à Lacaune en 1306. On verra plus tard, comment la justice était rendue.

À côté de ces priviléges, il en est d’autres moins importants que les divers actes transcrits font connaître ; c’est le droit de dépaissance à époques fixes, dans tous les bois situés dans la communauté ; c’est le droit de chasse aussi étendue que possible, puisqu’il s’appliquait même aux cerfs, aux chevreuils, et à toutes autres espèces d’animaux sauvages ; c’est aussi le droit de pêche dans toutes les eaux de la communauté.

Enfin on doit citer comme autant de priviléges les remises de droits seigneuriaux faites successivement aux habitants de Lacaune. En 1236, c’est le droit de Vieille leude qui disparaît ; il s’appliquait, dit la concession, à toutes les choses qui étaient vendues ou achetées dans la ville, pour raison de négoce ; et à l’avenir les habitants en seront affranchis. En 1258, c’est le droit de patz que Philippe de Montfort jeune déclare, au nom de son père, remettre à ses prohomes de Lacaune, afin que ni lui ni ses héritiers ne puissent plus rien réclamer à l’avenir. Ce droit était assez considérable, et on le percevait chaque année ; il formait une espèce de capitation, s’appliquant aux hommes et aux bestiaux : on voit en effet dans un accord de 1316, qui fixe la quotité de ce droit pour la communauté d’Albi, que chaque homme âgé de plus de quatorze ans, de moins de soixante, payait au seigneur 4 deniers. Chaque tête de gros bétail était taxée à 6 deniers ; une bête de somme à 8, cent bêtes de laine à cinq sols.

En 1266, le même Philippe de Montfort donne par pure libéralité à Lacaune, tout le passage des hommes de ladite ville, et de toutes autres choses pour lesquelles le passage était dû d’après la coutume, se réservant qu’il lui serait payé annuellement une somme fixe de dix livres tournois.

Enfin divers actes postérieurs portent la fixation à un taux fort modéré, des amendes que chaque contravention faisait encourir.

Il est donc vrai de dire, que fort anciennement, la communauté de Lacaune s’est trouvée affranchie des droits seigneuriaux qui ont persisté dans les localités plus importantes, jusqu’en 1789. Quant à l’importance de cet affranchissement, et du bien-être relatif qu’il assurait, il ne saurait être contesté. Car on voit les populations voisines envier ce bien-être, et faire pour être admises à en jouir tout ce qui était en leur pouvoir. De là résulta vers Lacaune, une immigration considérable, au point que cent familles remplissant les conditions déterminées obtinrent en 1335, la faveur de prendre à Lacaune droit de cité ; et comme pour leur faire attacher un plus grand prix à la faveur accordée, Éléonore de Montfort la refusait en même temps à d’autres familles qui se présentaient dans les mêmes conditions.