Progrès et Pauvreté/La signification des termes

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 26-44).

pour détruire toute idée fausse à ce sujet, nous devons changer la forme de notre raisonnement et passer de la déduction à l’induction. Voyons donc si, en commençant par les faits et en cherchant leurs relations, nous arrivons aux mêmes conclusions que celles qui s’imposent à nous lorsque, débutant par les premiers principes, nous retrouvons leur trace dans les faits complexes.


CHAPITRE II.

SIGNIFICATION DES TERMES.

Avant de continuer nos recherches, fixons la signification des termes que nous aurons à employer, car la confusion des mots produit nécessairement de l’ambiguïté et de l’indécision dans le raisonnement. Non seulement il faut en économie politique donner aux mots : richesse, capital, rente, salaire, un sens mieux défini que dans le langage ordinaire, mais encore se rappeler que, même en économie politique, quelques uns de ces mots n’ont pas de signification certaine, fixée de l’assentiment général, puisque différents auteurs donnent au même terme des sens différents, et que les mêmes écrivains emploient souvent le même mot dans des sens différents. Rien ne peut ajouter plus à la force de ce qui a été dit par des écrivains éminents sur l’importance des définitions claires et précises, que ce fait : ces mêmes écrivains tombant dans de graves erreurs (et cela souvent) par la cause même qu’ils signalent. Rien ne montre mieux l’importance du langage par rapport à la pensée, que le spectacle de penseurs émérites fondant leurs conclusions principales sur l’emploi d’un mot pris dans des sens différents. J’essaierai d’éviter les mêmes dangers. Je ferai tous mes efforts, à mesure que je rencontrerai un terme important, pour établir clairement quel sens je lui donne, et pour l’employer dans ce sens et non dans un autre. Qu’il me soit permis de prier le lecteur de noter les définitions ainsi données, car autrement je ne pourrais espérer être compris. Je n’essaierai pas d’attacher aux mots des significations arbitraires, ou d’inventer des termes, même quand cela pourrait être utile ; je me conformerai autant que possible à l’usage, cherchant seulement à fixer la signification des mots de manière à ce qu’ils expriment clairement la pensée.

Ce que nous avons d’abord à faire, c’est de découvrir si, en fait, les salaires sont tirés oui ou non du capital. Déterminons avant tout ce que nous voulons dira par salaire et par capital. Le premier de ces mots a été assez bien défini par les économistes, mais le second a toujours été entouré de tant d’ambiguïté qu’il demande un examen détaillé.

Tel qu’on l’emploie dans le langage ordinaire le mot salaire signifie compensation payée pour ses services à une personne louée ; et nous parlons d’un homme qui « travaille pour un salaire » par opposition avec un homme qui « travaille pour lui même. » L’usage de ce terme est encore restreint par l’habitude que nous avons de ne l’appliquer qu’à la compensation du travail manuel. Nous ne parlons pas du salaire d’un homme ayant une profession libérale, d’un administrateur, d’un ecclésiastique, mais bien de leurs honoraires, commissions, traitements. Ainsi, dans le langage courant, le salaire est la compensation donnée à une personne engagée, pour son travail manuel. Mais en économie politique le mot salaire a une signification plus large et indique tout paiement fait en retour d’un effort. Car, ainsi que l’expliquent les économistes, les trois agents ou facteurs de production sont la terre, le travail et le capital, et cette partie du produit qui revient au second de ces facteurs est appelée salaire.

Ainsi le mot travail comprend tout effort humain fait en vue de la production de la richesse, et le mot salaire, — les salaires étant la part du produit qui revient au travail, – toute récompense donnée en retour de cet effort. Il n’y a donc, au sens économique du terme salaire, aucune distinction faite quant au genre de travail et à la manière dont la récompense est distribuée par un patron ou non ; le mot salaire signifie seulement paiement en retour de l’effort de travail, ce qui le distingue du paiement en retour de l’usage du capital, et du paiement en retour de l’usage de la terre. L’homme qui cultive la terre pour lui-même reçoit son salaire dans le produit que lui donne son champ, de même que s’il emploie lui-même son capital ou possède sa propre terre il pourra encore recevoir l’intérêt et la rente ; le salaire du chasseur est le gibier qu’il tue ; le salaire du pêcheur est le poisson qu’il prend. L’or lavé par le chercheur d’or indépendant est son salaire aussi bien que l’argent payé au mineur embauché, par l’acheteur de son travail[1], et, comme le prouve Adam Smith, les profits élevés des détaillants ayant de grands stocks de marchandises, sont en grande partie encore des salaires, puisqu’ils sont la récompense de leur travail et non de leurs capitaux. En résumé tout ce qui est reçu comme le résultat ou la récompense d’un effort, est un salaire.

Voilà tout ce qu’il est nécessaire de noter sur les salaires, mais il est important de se le rappeler. Car dans les ouvrages économiques qui font loi cette signification du mot salaire n’est admise d’une façon plus ou moins claire que pour être oubliée ensuite.

Il est plus difficile de dégager l’idée de capital des ambiguïtés qui l’encombrent, et de fixer l’emploi scientifique de ce terme. En général on parle vaguement de tout ce qui a une valeur ou peut rapporter quelque chose, comme d’un capital, tandis que les économistes varient tellement dans l’emploi du mot capital qu’on peut à peine dire qu’il a une signification fixe. Comparons entre elles quelques-unes des définitions de quelques écrivains :

« Cette part du fonds d’un homme, dont il espère toucher un revenu, est appelée son capital (Adam Smith, livre II, chap. 1), » et le capital d’un pays ou d’une société, continue l’auteur, consiste : 1° en machines et instruments industriels qui facilitent et diminuent le travail ; 2° en constructions, non pas en simples habitations, mais en bâtiments qui peuvent être considérés comme des instruments de commerce, boutiques, maisons de ferme, etc. ; 3° en améliorations de la terre lui permettant d’être mieux labourée et cultivée ; 4° en capacités acquises et utiles de tous les habitants ; 5° en argent ; 6° en provisions qui sont entre les mains des producteurs et des négociants, et par la vente desquelles ils espèrent réaliser des profits ; 7° en articles complètement ou incomplètement fabriqués et encore entre les mains des producteurs ou des marchands ; 8° en articles finis, encore entre les mains des producteurs et des marchands. Adam Smith appelle les quatre premiers de ces éléments du capital, le capital fixe, et les quatre derniers le capital en circulation, distinction dont nous n’avons pas besoin de tenir compte.

La définition de Ricardo est celle-ci :

« Le capital est cette partie de la richesse d’un pays, qui est employée dans la production et qui consiste en nourriture, habillements, outils, matériel, machines, etc., nécessaires pour que le travail soit effectif. » Principes d’économie politique, chapitre v.

On voit que cette définition est très différente de celle d’Adam Smith, puisqu’elle exclut plusieurs choses qu’il y comprenait, les talents acquis, les articles de goût ou de luxe en possession des producteurs ou des négociants ; et qu’elle comprend plu sieurs choses qu’il exclut, la nourriture, les vêtements, etc., en possession du consommateur.

Voilà la définition de Mc Culloch :

« Le capital d’une nation comprend réellement toutes ces portions du produit de l’industrie qui existent et qui peuvent être employées soit à entretenir la vie humaine, soit à faciliter la production. » Notes sur la richesse des nations, livre II, chap. Ier.

Cette définition est du même genre que celle de Ricardo, elle est seulement plus large. Pendant qu’elle exclut tout ce qui ne peut aider à la production, elle renferme tout ce qui peut y aider, que l’usage soit immédiat, utile, ou non : car, suivant ce qué dit expressément Mc Culloch, le cheval qui tire une voiture de luxe est aussi bien un capital que le cheval qui tire une charrue, parce qu’il peut, si cela est nécessaire, être employé à tirer la charrue.

John Stuart Mill, suivant dans leurs lignes principales les théories de Ricardo et de Mc Culloch, fait de la détermination de l’usage, et non de l’usage, le caractère distinctif du capital. Il dit :

« Toutes les choses qui sont destinées à fournir au travail productif, l’abri, la protection, les outils et les matériaux que nécessite l’ouvrage, et à nourrir et à soutenir d’une façon quel conque l’ouvrier pendant son travail, sont du capital. − Principes d’économie politique, livre I, chap. IV.

Ces citations prouvent assez quelles divergences il y a entre les maîtres. Parmi les auteurs moins importants, les différences sont encore plus grandes et quelques exemples suffiront à le montrer.

Le professeur Wayland, dont les Éléments d’Économie politique ont été longtemps le manuel favori des institutions américaines d’éducation, où l’on avait la prétention d’enseigner l’économie politique, donne cette définition lucide :

« Le mot capital est employé dans deux sens. En relation avec le produit il signifie toute substance sur laquelle peut s’exercer l’industrie. En relation avec l’industrie il signifie la matière à laquelle l’industrie va donner de la valeur et celle à laquelle l’industrie en a donnée ; les instruments qui servent pour donner cette valeur, aussi bien que les moyens de subsistance qui soutiennent l’être qui accomplit l’opération. − Éléments d’Économie politique, livre I, chap. I.

Henry C. Carey, l’apôtre américain du protectionnisme, définit le capital « un instrument à l’aide duquel l’homme se rend le maître de la nature, et qui renferme en lui-même les forces physiques et mentales de l’homme lui-même. » Le professeur Perry, un libre échangiste du Massachusetts, fait très justement à cette définition le reproche de confondre complètement les limites du capital et du travail ; mais lui-même confond ensuite les limites du capital et de la terre en définissant le capital « toute chose précieuse en dehors de l’homme lui-même, et de l’emploi de laquelle résulte un accroissement ou un profit pécuniaire. »

Un économiste anglais de grande valeur, M. Wm. Thornton, commence une étude approfondie des relations du travail et du capital (Sur le travail) en disant qu’il comprendra la terre dans le capital, ce qui est à peu près comme si quelqu’un qui veut enseigner l’algèbre commençait par déclarer qu’il considérera les signes plus et moins comme voulant dire la même chose et ayant la même valeur. Un écrivain américain, également de grande valeur, le professeur Francis A. Walker, fait la même déclaration dans son livre très étudié sur La question des salaires. Un autre écrivain anglais, N.-A. Nicholson (La Science des Échanges, Londres, 1873), semble vouloir renchérir sur l’absurdité des autres en déclarant dans un paragraphe que « le capital doit naturellement être accumulé par l’épargne, » et dans le paragraphe suivant que « la terre qui produit une moisson, la charrue qui retourne le sol, le travail qui assure la récolte, et la récolte elle-même, si l’on peut tirer un profit matériel de son emploi, sont également du capital. » Mais, comment on doit accumuler par l’épargne la terre et le travail, voilà ce qu’il ne condescend pas à nous expliquer. De même, un auteur américain, le professeur Amasa Walker (Science de la Richesse, p. 66) déclare d’abord que le capital sort de l’épargne net du travail, puis immédiatement après déclare que la terre est du capital.

Je puis continuer ainsi longtemps, citant des définitions se contredisant les unes les autres ou renfermant elles-mêmes des contradictions. Mais cela ne ferait que fatiguer le lecteur. Il est inutile de multiplier les citations. Celles que je viens de faire suffisent pour montrer combien sont grandes les différences entre les manières de comprendre le terme capital. Quiconque désire connaître plus à fond la confusion qui existe à ce sujet parmi les professeurs d’économie politique, n’a qu’à chercher dans une bibliothèque où les ouvrages de ces professeurs sont rangés côte à côte.

Le nom que nous donnons aux choses est de peu d’importance si lorsque nous nous servons de ce nom nous avons toujours en vue les mêmes choses et non d’autres. Mais la difficulté qui naît dans les raisonnements économiques du vague et de la variété de ces définitions du capital, vient de ce que c’est seulement dans les prémisses du raisonnement que le terme est employé dans le sens particulier assigné par la définition, tandis que lorsqu’on arrive aux conclusions pratiques on l’emploie toujours, ou du moins on le comprend toujours, ayant son sens général et défini. Quand, par exemple, on dit que les salaires sont pris sur le capital, le mot capital est pris dans le même sens que lorsque nous parlons de la rareté ou de l’abondance, de l’accroissement ou de la décroissance, de la destruction ou de la formation du capital, sens compris de tous et défini, qui sépare le capital des autres facteurs de production, terre et travail, et des choses semblables dont on ne se sert que pour son plaisir. En réalité bien des gens comprennent assez bien ce que c’est que le capital jusqu’au moment où ils commencent à le définir, et je crois que leurs œuvres montreraient que les économistes qui donnent des définitions si variées, emploient le terme capital dans son sens le plus généralement admis, dans tous les cas, excepté dans leurs définitions et les raisonnements qui sont fondés sur elles.

Cette signification commune fait du capital une richesse consacrée à procurer plus de richesse. Le docteur Adam Smith exprime correctement cette idée très répandue lorsqu’il dit : « Cette partie du stock de l’homme dont il attend un revenu est appelée son capital. » Et le capital d’une communauté est nécessairement la somme de ces fonds individuels, ou cette partie du fonds total qui doit procurer une richesse plus grande. C’est là aussi le sens dérivé du mot. Le mot capital, ainsi que nous l’expliquent les philologues, nous vient du temps où la richesse était toute dans les troupeaux, et où le revenu d’un homme dépendait du nombre de têtes qu’il pouvait garder et faire prospérer.

Les difficultés que rencontre l’emploi du mot capital, comme terme exact, et qui sont plus frappantes encore dans les discussions politiques et sociales ordinaires que dans les définitions des économistes, naissent de deux faits : le premier c’est que certaines classes de choses dont la possession pour les individus est l’équivalent exact de la possession du capital, ne font pas parties du capital de la communauté ; le second c’est que des choses de même espèce peuvent être ou ne pas être du capital, suivant l’emploi auquel on les destine.

En donnant à ceci un peu d’attention, il ne serait pas difficile d’obtenir une idée suffisamment claire et fixe de ce que veut dire le terme capital tel qu’il est employé en général ; cette idée nette nous permettra de dire quelles sont les choses qui sont un capital et quelles sont celles qui n’en sont pas un, et de nous servir du mot sans craindre l’ambiguïté ou les erreurs.

La terre, le travail et le capital sont les trois facteurs de la production. Si nous nous rappelons que le mot capital est un mot employé avec un sens en contradiction avec le sens des mots terre et travail, nous voyons que rien de ce qui est compris dans l’un ou l’autre de ces termes, ne peut être classé sous le nom de capital. Le mot terre comprend nécessairement non seulement la surface de la terre distincte de l’eau et de l’air, mais l’univers matériel tout entier, en dehors de l’homme lui-même, car ce n’est qu’en étant sur la terre dont son corps même est tiré, que l’homme peut entrer en relation avec la nature et s’en servir. Le mot terre renferme, en résumé, toutes les matières, forces, et opportunités naturelles, et par conséquent rien de ce qui est gratuitement donné par la nature ne peut être appelé capital. Un champ fertile, une riche veine de minerai, une chute d’eau qui fournit de la force, peuvent donner à leur possesseur des avantages équivalents à la possession d’un capital, mais classer ces choses comme capital, ce serait détruire la distinction entre la terre et le capital, et, en ce qui concerne les rapports des deux choses, enlever toute signification aux deux termes. Le mot travail renferme de même tout effort humain, et par cela même, les facultés humaines qu’elles soient naturelles ou acquises, ne peuvent jamais être classées comme capital. Dans le langage courant, nous disons souvent que le savoir, l’adresse ou l’habileté d’un homme constituent son capital ; mais c’est évidemment une manière métaphorique de parler que l’on doit éviter dans toute argumentation qui vise à l’exactitude. La supériorité dans ces qualités peut augmenter le revenu d’un individu comme le ferait le capital ; et une augmentation dans la science, l’adresse ou l’habileté d’une communauté peut avoir pour effet d’augmenter sa production comme le ferait un accroissement de capital ; mais cet effet est dû à l’accroissement de puissance du travail et non au capital. Un accroissement de vitesse donné à un projectile peut produire le même résultat destructeur qu’une augmentation de poids, et cependant le poids et la vitesse sont deux choses différentes.

Ainsi nous devons exclure de la catégorie qui porte l’étiquette capital tout ce qui peut se mettre sous l’inscription terre ou travail. En agissant ainsi, il ne reste plus que les choses qui ne sont ni terre ni travail, mais qui sont le résultat de l’union de ces deux facteurs primitifs de production : ces choses seulement constituent le capital proprement dit ; ce qui revient à dire que rien ne peut être capital qui n’est pas richesse.

Mais c’est de toute l’incertitude qui entoure l’emploi du terme général richesse que sont dérivées bien des ambiguïtés dans l’usage du mot capital.

Tel qu’on l’emploie généralement le mot richesse se dit de toute chose ayant une valeur au point de vue de l’échange. Mais au point de vue économique on doit donner à ce mot une signification plus nette, car on parle communément comme de richesses, de choses qui par rapport à la richesse collective ou générale, ne sont plus du tout des richesses. Ces choses ont une valeur au point de vue de l’échange, et on les tient pour de la richesse, si bien qu’elles représentent entre les individus ou entre les communautés le pouvoir d’obtenir la richesse ; mais elles ne sont réellement pas de la richesse, puisque leur augmentation ou leur diminution n’affecte pas la somme de richesse. Telles sont les obligations, hypothèques, promesses, billets de banque, et autres stipulations pour le transfert de la richesse. Tels sont les esclaves, dont la valeur représente simplement le pouvoir qu’a une classe de s’approprier les gains d’une autre. Telles sont les terres, ou autres sources naturelles de richesse, dont la valeur résulte seulement de la reconnaissance en faveur de certaines personnes, d’un droit exclusif de s’en servir, et qui représentent simplement le pouvoir ainsi donné aux propriétaires de demander une part de la richesse produite à ceux qui s’en servent. Une augmentation dans le nombre des obligations, hypothèques, promesses ou billets de banque ne peut pas augmenter la richesse de la communauté qui comprend aussi bien ceux qui ont promis de payer que ceux qui ont droit de recevoir. L’asservissement d’une partie d’un peuple n’accroîtrait pas la richesse du peuple, car ce que gagneraient les asservisseurs, les asservis le perdraient. Une hausse dans la valeur de la terre ne représente pas une augmentation de richesse générale, car ce que gagnent les propriétaires fonciers, les tenanciers ou les acquéreurs qui paieront, le perdront. Toute cette richesse relative qui, dans la pensée et le langage ordinaires, dans la législation et la loi, n’est pas distincte de la richesse réelle, pourrait, sans autre dépense que celle de quelques gouttes d’encre et d’un morceau de papier, être complètement anéantie. Par une ordonnance de la puissance politique souveraine, les dettes pourraient être effacées, les esclaves émancipés, la terre reprise comme propriété commune de tout le peuple, sans que la richesse commune en soit diminuée de la valeur d’une pincée de tabac à priser, car ce que quelques-uns perdraient, d’autres le gagneraient. Il n’y aurait pas plus de destruction de richesse qu’il n’y a eu création de richesse quand Elisabeth Tudor enrichissait ses courtisans favoris en leur concédant des monopoles, ou quand Boris Godoonof faisait des paysans russes une propriété marchande.

Tout ce qui a une valeur, au point de vue de l’échange, n’est donc pas de la richesse, le mot étant pris avec le sens qu’admet seule l’économie politique. Les choses dont la production augmente, et la destruction amoindrit la richesse générale, sont seules des richesses. Si nous considérons ce que sont ces choses, et quelle est leur nature, il ne nous sera pas difficile de définir la richesse.

Quand nous parlons d’une communauté croissant en richesse, comme lorsque nous disons que l’Angleterre est plus riche depuis l’accession de Victoria, ou que la Californie est plus riche aujourd’hui qu’à l’époque où elle faisait partie du Mexique, nous ne voulons pas dire que le pays est plus grand, ou que les forces naturelles du pays sont plus grandes, ou que le nombre des habitants est plus grand (car pour exprimer cette idée nous parlerions d’un accroissement de population), ou que les dettes ou les sommes dues par quelques-uns à d’autres ont augmenté ; nous voulons dire qu’il y accroissement de certaines choses tangibles, ayant une valeur réelle et non pas seulement relative, comme les constructions, le bétail, les outils, les machines, les produits agricoles et minéraux, les marchandises finies, les vaisseaux, les voitures, meubles et ainsi de suite. Une augmentation dans le nombre de choses semblables constitue un accroissement de richesse ; une diminution dans ce nombre, une diminution de richesse ; et la communauté qui, proportionnellement à ses membres, a le plus de ces choses, est aussi la plus riche. Le caractère commun de ces choses est qu’elles sont des substances ou des produits naturels adaptés par le travail humain à l’usage ou au plaisir humain, leur valeur dépendant de la somme de travail qui, en moyenne, serait nécessaire pour produire des choses du même genre.

Donc la richesse, le mot étant pris avec son sens économique, consiste en produits naturels amassés, transformés, combinés, séparés, ou, en d’autres termes, modifiés par l’effort de l’homme, pour la satisfaction des désirs humains. C’est le travail empreint sur la matière, de façon à emmagasiner, comme la chaleur du soleil est emmagasinée dans le charbon de terre, la puissance du travail humain pour servir les désirs humains. La richesse n’est pas le seul objet du travail, car on dépense aussi du travail pour servir directement le désir ; mais c’est l’objet et le résultat de ce que nous appelons le travail productif, c’est-à-dire du travail qui donne de la valeur aux choses matérielles. Rien de ce que la nature fournit à l’homme sans son travail ne peut être appelé richesse ; aucune dépense de travail ne peut avoir la richesse pour résultat, à moins qu’il n’y ait un produit tangible, qui a et conserve le pouvoir de satisfaire les désirs.

Maintenant, puisque le capital c’est la richesse consacrée à un certain emploi, rien ne peut être appelé capital qui n’a pas sa place dans la définition de la richesse. En admettant cela et en s’en souvenant, nous nous débarrassons de toutes les idées fausses qui vicient tous les raisonnements où elles se glissent ; obscurcissent la pensée populaire, et conduisent les penseurs les plus distingués dans un labyrinthe de contradictions.

Mais bien que tout capital soit richesse, toute richesse n’est pas capital. Le capital est seulement une partie de la richesse, c’est la partie qui est consacrée à aider la production. C’est en détruisant cette ligne qui sépare la richesse qui est capital de celle qui ne l’est pas qu’on peut tomber dans un nouveau genre d’erreurs.

Les erreurs que j’ai déjà signalées, et qui proviennent de la confusion de la richesse et du capital avec des choses entièrement distinctes ou qui n’ont qu’une existence relative, ne sont plus maintenant que des erreurs vulgaires. Elles sont, il est vrai, très répandues et profondément enracinées parce qu’elles sont partagées non seulement par les classes les moins instruites, mais encore par la grande majorité de ceux qui, dans des pays aussi avancés que l’Angleterre et les États-Unis, modèlent et dirigent l’opinion publique, font les lois au Parlement ou au Congrès, et les appliquent ensuite. On les rencontre dans les recherches de ces écrivains flasques qui fatiguent les presses, obscurcissent les idées par de nombreux volumes qualifiés de livres d’économie politique qui passent pour des traités classiques aux yeux des ignorants, et pour des autorités auprès de ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. Néanmoins, ce ne sont que des erreurs vulgaires tant qu’elles ne reçoivent aucun appui des meilleurs économistes. Par une de ces fautes qui déparent sa grande œuvre et prouvent l’imperfection du talent le plus élevé, Adam Smith range comme capital certaines qualités personnelles, ce qui n’est pas d’accord avec sa définition première du capital : le fonds dont on attend un revenu. Mais cette erreur a été évitée par ses successeurs les plus éminents, et dans les définitions (déjà citées) de Ricardo, Mc Culloch et Mill, on ne la rencontre pas. Ni ces définitions, ni celle de Smith, ne renferment l’erreur vulgaire qui fait considérer comme capital réel des choses qui ne sont que du capital relatif, comme les pièces justificatives de dettes, les valeurs foncières, etc. Mais par rapport aux choses qui sont réellement de la richesse, leurs définitions diffèrent entre elles, et surtout avec celle de Smith, pour ce qui doit ou ne doit pas être considéré comme capital. Par exemple, d’après la définition de Smith, le fonds d’un joaillier serait classé comme capital, et les aliments ou les vêtements en possession de l’ouvrier ne le seraient pas ; tandis que les définitions de Ricardo et de Mc Culloch mettraient de côté le fonds du joaillier, comme le ferait aussi celle de Mill, si l’on comprenait les mots que j’ai cités, comme le font beaucoup de personnes. Mais, ainsi qu’il les explique, ce n’est ni la nature ni la destination des choses elles-mêmes qui détermine si elles sont ou ne sont pas capital, mais bien l’intention du possesseur de consacrer les choses ou l’argent retiré de leur vente, à fournir au travail productif des outils, des matériaux, des moyens d’existence. Cependant toutes ces définitions s’accordent pour comprendre dans le capital les aliments et les vêtements des ouvriers, qu’en excluait Smith.

Examinons ces trois définitions qui représentent les meilleurs enseignements de l’économie politique courante :

On peut faire des objections bien nettes à la définition du capital par Mc Culloch : « le capital représente toutes les portions du produit de l’industrie qui peuvent être directement employées soit à soutenir l’existence de l’homme, soit à faciliter la production. » Quand on passe dans les rues principales d’une cité prospère, on peut voir des magasins remplis de toutes sortes de choses de valeur, qui, bien qu’elles ne puissent être employées ni à aider l’homme à vivre, ni à faciliter la production, constituent cependant sans aucun doute une partie du capital des marchands et de la communauté. On peut voir encore les produits de l’industrie qui pourraient servir à faire vivre l’homme ou à faciliter la production, consommés par ostentation ou par luxe inutile. Il est sûr que ces choses ne constituent pas une partie du capital, bien qu’elles le pourraient.

Ricardo dans sa définition échappe au danger d’appeler capital les choses qui pourraient être, mais ne sont pas employées en production, en ne parlant que de celles qui sont employées. Mais on peut toujours lui faire la même objection qu’à Mc Culloch ; si c’est seulement la richesse qui peut être, ou qui est, ou qui est destinée à être, employée à soutenir les producteurs, ou à faciliter la production, qui constitue le capital, alors les fonds de joailliers, marchands de jouets, marchands de tabac, marchands de vêtements, marchands de tableaux, etc., et tous les fonds d’articles de luxe ou d’articles devenus de luxe, ne font pas partie du capital.

Si Mill, en remettant la distinction à faire à l’esprit du capitaliste, a évité cette difficulté (ce qui ne me semble pas clair), c’est en rendant cette distinction si vague qu’il faudrait posséder l’omniscience pour pouvoir dire, dans un pays donné et dans un temps donné, ce qui est et ce qui n’est pas capital.

Le grand défaut qu’ont en commun ces définitions c’est qu’elles enclavent ce qui, évidemment, ne peut être considéré comme capital, si l’on fait une distinction entre le travailleur et le capitaliste. Car elles rangent dans la catégorie du capital la nourriture, les vêtements, etc., que possède le travailleur, qu’il emploiera, qu’il travaille ou non, aussi bien que les fonds qu’a entre les mains le capitaliste et avec lesquels il se propose de payer l’ouvrier de son travail.

Cependant il est évident que le mot capital n’est pas employé dans ce sens par ces écrivains, quand ils parlent du travail et du capital comme prenant chacun leur part distincte dans l’œuvre de la production, et recevant aussi leur part distincte du produit ; quand ils parlent des salaires comme tirés du capital ou dépendant du rapport entre le travail et le capital, ou donnent au mot salaire un des nombreux sens qu’ils emploient souvent. Dans tous ces cas le terme capital est pris dans son sens le plus répandu, il signifie une portion de richesse que les possesseurs n’ont pas l’intention de dépenser directement pour leur propre jouissance, mais bien pour obtenir une richesse plus grande. En résumé les économistes, excepté dans leurs définitions et premiers principes, entendent comme tout le monde par capital, suivant la définition de Smith, « cette portion du fonds accumulé par chaque homme dont il espère tirer un revenu. » C’est dans ce sens seulement que le mot capital exprime une idée nette, qui nous permet de le distinguer de la richesse et de l’opposer au travail. Car si nous devons considérer comme capital tout ce qui fournit au travailleur des aliments, des vêtements, un abri, etc., pour trouver un ouvrier qui ne soit pas capitaliste il nous faudra chercher un homme absolument nu, n’ayant pas même su se tailler un bâton ou se creuser un terrier, situation où, à moins peut-être de circonstances exceptionnelles, on n’a pas encore trouvé des êtres humains.

Il me semble que l’inexactitude de ces définitions, les différences qu’elles présentent, viennent de ce fait : l’idée de ce qu’est le capital a été déduite de l’idée préconçue sur la manière dont le capital aide la production. Au lieu de déterminer ce qu’est le capital et ce qu’il doit être, on a supposé ce que devaient être les fonctions du capital, et alors on a donné du capital une définition renfermant toutes les choses qui accomplissaient ou pouvaient accomplir ces fonctions. Renversons cette manière de faire, et adoptant l’ordre naturel, cherchons ce qu’est la chose avant de dire ce qu’elle doit être. Tout ce que nous essayons de faire, tout ce qu’il est nécessaire de faire, c’est de fixer les limites du terme, ce qui est déjà fait pour les lignes principales, c’est de fixer nettement les contours d’une idée commune.

Si l’on présentait in situ, des articles de richesse réelle, existant dans un temps donné, dans une communauté donnée, à une douzaine d’hommes intelligents qui n’auraient jamais lu une ligne d’économie politique, il est plus que probable qu’ils ne différeraient en rien d’opinion sur la question de savoir si ces articles doivent ou ne doivent pas être classés comme capital. L’argent que son possesseur emploie dans ses affaires ou en spéculations serait tout de suite considéré comme capital ; l’argent mis de côté pour les dépenses de la maison ou les dépenses personnelles ne le serait pas. Les chevaux et les voitures d’un loueur seraient déclarés capital, mais un équipage entretenu pour le plaisir du propriétaire, ne le serait pas. De même personne n’aurait l’idée de considérer comme un capital les faux cheveux qui ornent la tête d’une femme, le cigare qu’a à la bouche un fumeur, ou le jouet avec lequel s’amuse un enfant ; mais le fonds d’un perruquier, celui d’un marchand de tabac ou d’un marchand de jouets, seraient sans hésitation considérés comme un capital. On dira que l’habit que fait un tailleur pour le vendre est un capital, et on ne le dira pas de l’habit qu’il fait pour lui-même. On regardera les aliments emmagasinés par un hôtelier ou un restaurateur comme un capital, et non les aliments enfermés dans le garde-manger d’une ménagère, ou dans le panier de l’ouvrier. Entre les mains du fondeur ou du marchand, un morceau de fonte sera du capital, mais ce n’en sera pas, employé comme lest dans la cale d’un navire. Les soufflets du forgeron, les métiers d’une fabrique seront du capital, mais non la machine à coudre d’une femme qui ne fait que de l’ouvrage pour elle ; une habitation qu’on loue ou une construction faite en vue d’un but productif seront un capital mais le château qu’on habite ne sera pas un capital. En résumé, je pense que nous trouverions aujourd’hui comme lorsque Adam Smith écrivait « que cette portion du fonds possédée par un homme qui doit lui fournir un revenu, c’est ce qu’on appelle son capital. » Et en omettant sa malheureuse idée fausse sur les qualités personnelles, en changeant quelque peu son énumération de l’argent, il serait difficile de faire une meilleure liste des différents articles du capital que ne l’a fait Adam Smith dans le passage que j’ai résumé dans la première partie de ce chapitre.

Maintenant, si après avoir ainsi séparé la richesse qui est un capital de celle qui n’en est pas un, nous cherchons à étudier qu’est-ce qui fait la distinction entre les deux classes, nous voyons qu’elle ne consiste ni dans le caractère, ni dans la destination des choses elles-mêmes, comme on a essayé de le prouver, mais dans cette considération : les choses sont ou ne sont pas en la possession du consommateur[2]. Telle portion de richesse considérée en elle-même, ou dans ses usages, ou dans ses produits, peut être échangée et est un capital ; la même entre les mains du consommateur peut ne pas être un capital. Donc, si nous définissons le capital la richesse en cours d’échange, le mot échange voulant non seulement dire le passage d’une chose d’une main dans une autre, mais encore toutes les transmutations qui arrivent lorsque les forces productives ou transformatrices de la nature sont utilisées pour augmenter la richesse, nous comprendrons alors, je crois, toutes les choses que renferme justement l’idée générale de capital, et exclurons tout ce qu’elle ne renferme pas. Par exemple, il me semble que cette définition comprendra tous les outils qui sont réellement du capital. Car ce qui fait d’un outil un article de capital ou un article de richesse, c’est que ses services et ses usages peuvent être échangés ou non. Ainsi le tour d’un fabricant employé à faire des choses qui seront échangées est un capital, tandis que le tour qui ne sert qu’à l’amusement d’un gentleman n’en est pas. Ainsi la richesse employée à construire un chemin de fer, une ligne télégraphique publique, une diligence, un théâtre, un hôtel, etc., est placée sur la voie de l’échange. L’échange n’est pas effectué tout d’un coup, mais petit à petit, et avec un nombre indéfini d’individus. Cependant il y a là un échange et les « consommateurs » du chemin de fer, de la ligne télégraphique, de la diligence, du théâtre ou de l’hôtel ne sont pas les propriétaires de ces choses, mais les personnes qui de temps en temps en usent.

Cette définition n’est pas non plus en contradiction avec l’idée que le capital est cette partie de la richesse consacrée à la production. C’est comprendre d’une façon trop étroite la signification du mot production que de la limiter à la fabrication des choses. La production ne comprend pas seulement la fabrication des choses, mais encore leur mise entre les mains des consommateurs. Le marchand, l’entrepositaire, sont donc aussi réellement des producteurs que le fabricant ou le fermier, et leur fonds ou capital est aussi bien consacré à la production que le leur. Il n’est pas maintenant nécessaire d’appuyer sur les fonctions du capital, nous serons mieux à même plus tard de les déterminer. La définition du capital que je viens de proposer n’a pas elle-même grande importance. Je n’écris pas en ce moment un manuel ; j’essaie seulement de découvrir les lois qui régissent un grand problème social, et si le lecteur a maintenant une idée nette de ce que je veux dire quand je parle de capital, mon but est atteint.

Mais avant de clore cette digression, qu’il me soit permis d’attirer l’attention sur une chose qu’on oublie souvent, c’est que les termes « richesse, » « capital, » « salaires, » et d’autres semblables, sont, en économie politique, des termes abstraits, et qu’on ne peut rien affirmer ou nier de l’un d’eux qu’on ne puisse affirmer ou nier de toute la classe de choses qu’ils représentent. C’est l’oubli de ceci qui a produit bien de la confusion dans la pensée, et a permis à bien des choses fausses, qui auraient paru telles sans cet oubli, de passer pour des vérités évidentes. La richesse étant un terme abstrait, on doit se rappeler que l’idée de richesse implique l’idée d’échange. La possession d’un certain total de richesse est, potentiellement, la possession de n’importe quelle autre espèce ou de toutes les autres espèces de richesse ayant la même valeur échangeable. Et en conséquence il en est de même du capital.

  1. C’est ce qu’indique le langage courant en Californie où les mineurs appellent leurs gains leurs salaires et parlent de salaires élevés et de salaires bas suivant la quantité d’or qu’ils trouvent.
  2. On peut dire que l’argent est entre les mains des consommateurs quand il est consacré à procurer des jouissances, parce qu’il représente, tout en n’étant pas en lui-même consacré à la consommation,’une richesse qui est ; ainsi, ce que j’ai donné dans le paragraphe précédent comme classification commune serait couvert par cette distinction et deviendrait sérieusement correct. En parlant de l’argent sous ce rapport, je parle naturellement de l’argent monnayé ; car bien que le papier puisse remplir toutes les fonctions de l’argent monnayé, cependant ce n’est pas de la richesse et ne peut par conséquent être un capital.