Progrès et Pauvreté/Le Problème

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 1-12).


INTRODUCTION


Bâtissez, bâtissez ! Vous n’y entrerez pas, vous
Semblables aux tribus que le désert dévore ;
Loin de la terre promise vous vous flétrissez et mourez,
Avant que sa verdure brille devant vos yeux fatigués.

Mrs Sigourney.

LE PROBLÈME

Le XIXe siècle a été marqué par un accroissement prodigieux de puissance productrice de richesse. L’utilisation de la vapeur et de l’électricité, les progrès apportés dans les moyens de produire économiquement le travail, la grande subdivision et la grande échelle de production, les facilités énormes apportées aux échanges, ont multiplié l’efficacité du travail.

Au début de cette ère merveilleuse, il était naturel de s’attendre, et on s’attendait, à ce que des inventions économisant le travail diminueraient la peine et amélioreraient la condition de l’ouvrier ; à ce que l’énorme accroissement de puissance productrice de richesse ferait de la vraie pauvreté une chose de l’ancien temps. Si un homme du siècle dernier, un Franklin ou un Priestley, avait vu, dans une vision, le bateau à vapeur prenant la place du bateau à voile, la locomotive celle de la voiture, la moissonneuse celle de la faucille, la batteuse celle du fléau ; s’il avait entendu le bruit des machines qui, obéissant à la volonté humaine et satisfaisant les désirs humains, ont une puissance plus grande que celle de tous les hommes et les bêtes de somme réunis ; s’il avait vu les arbres des forêts transformés en bois travaillés, en portes, châssis, volets, boîtes ou barils, presque sans que la main de l’homme y ait contribué ; des machines fabriquer des bottes et des souliers en moins de temps qu’il n’en fallait à un savetier pour remettre une semelle ; s’il avait vu marteler à la vapeur les arbres énormes des machines, les ancres puissantes des vaisseaux, ou découper délicatement des ressorts de montre ; s’il avait vu le foret en diamant creusant dans le cœur des rochers, et les huiles minérales remplacer l’huile de baleine ; s’il avait pu concevoir l’énorme économie de travail résultant des améliorations apportées dans les moyens de communication et d’échange, voir les moutons tués en Australie et mangés frais en Angleterre, l’ordre donné dans l’après midi par le banquier de Londres exécuté à San-Francisco dans la matinée du même jour ; s’il avait enfin entrevu les centaines de milliers de progrès dont ceux-ci ne font que suggérer l’idée, quelle conclusion en aurait-il tiré sur la condition sociale de l’humanité ?

Ce n’est pas par déduction qu’il aurait pu connaître cette condition ; à mesure que la vision se serait développée, il lui aurait semblé voir cette condition même ; et son cœur aurait palpité, et ses nerfs auraient tressailli ; il aurait été comme celui qui, d’un sommet, considère au delà de la caravane altérée les couleurs vives des bois frissonnants et les reflets des eaux riantes. Certainement, dans cette vision de l’imagination, il aurait considéré ces nouvelles puissances élevant la société au-dessus de sa base, mettant le plus pauvre à l’abri du besoin, exemptant le plus humble de tous les soucis matériels de la vie ; il aurait vu ces esclaves du savoir prenant sur eux la malédiction traditionnelle, et ces muscles de fer, et ces nerfs d’acier faire de la vie du plus pauvre ouvrier un jour de fête, dans lequel chaque grande qualité, chaque noble tendance se développait librement.

Et de ces heureuses conditions matérielles il aurait vu naître, comme conséquences nécessaires, des conditions morales réalisant l’âge d’or dont l’humanité a toujours rêvé : la jeunesse libre de grandir et de manger à sa faim ; la vieillesse sans pensées d’avarice ; les enfants jouant avec les tigres ! Les vilaines choses disparues, les choses difficiles devenues faciles ; la discorde devenue harmonie ! Car comment les passions mauvaises pourraient-elles exister dans un monde où tous ont assez ? Comment le vice, le crime, l’ignorance, la brutalité qui naissent de la pauvreté, existeraient-ils là où il n’y a plus de pauvreté ? Comment ramperait-on là où il n’y a que des hommes libres ; qui donc serait oppresseur là où tous sont égaux ?

Voilà les rêves plus ou moins nets ou vagues, les espérances qu’ont fait naître les progrès de notre siècle. Ces espérances sont si profondément entrées dans l’esprit populaire qu’elles ont radicalement changé les courants de la pensée, transformé les croyances, et déplacé les centres les plus fondamentaux de nos idées. Les visions obsédantes de possibilités plus hautes ne parlent pas seulement de splendeur et de force, leur direction a changé : au lieu d’entrevoir derrière soi les faibles lueurs du coucher du soleil, c’est l’aurore qu’on voit couvrir tout le ciel, devant soi, de ses couleurs éblouissantes.

Il est vrai qu’on a éprouvé désappointement sur désappointement ; et que découverte après découverte, invention après invention, n’ont pas allégé le fardeau de ceux qui ont besoin de repos, n’ont pas apporté l’abondance aux malheureux. Mais il y avait tant de choses, semblait-il, auxquelles on pouvait attribuer cet échec, que, jusqu’à notre époque, la nouvelle foi n’en a pas semblé atteinte. Nous apprécions mieux les difficultés qu’il faut surmonter, mais nous croyons toujours que la tendance de notre époque c’est de les surmonter.

Maintenant, cependant, voilà que nous nous trouvons en face de faits sur la signification desquels on ne peut se méprendre. De tous les points du monde civilisé s’élèvent des plaintes sur la crise industrielle, sur la situation malheureuse de l’ouvrier condamné à une oisiveté involontaire, sur le capital amassé et gaspillé, sur la détresse pécuniaire des hommes d’affaires, sur les besoins et les souffrances de la classe ouvrière. Tout ce que ces mots « des temps difficiles » expriment de tristesse, de souffrance sourde, d’angoisse aiguë et violente, pour de grandes masses d’hommes, semble affliger le monde aujourd’hui. Cet état de chose commun à des sociétés différant complètement de situation, d’institutions politiques, d’organisation fiscale et financière, de densité de population, ne peut guère être expliqué par des causes locales. Il y a de la misère dans les pays qui entretiennent de grandes armées effectives ; mais il en existe de même dans les pays où ces masses armées ne sont que nominales. Il y a de la misère dans les contrées où des tarifs protecteurs entravent stupidement et ruinent le commerce ; mais il en est de même là où le commerce est presque libre ; dans les pays où le gouvernement est encore autocratique, la misère est grande, mais elle est égale dans ceux où le pouvoir politique est entièrement aux mains du peuple ; dans les contrées où l’argent est du papier, comme dans celles où l’or et l’argent ont seuls cours, toujours on retrouve la même misère. Évidemment à cet état général des choses nous devons découvrir une cause commune.

On fait plus que supposer qu’il y a là une cause commune, qu’il faut chercher soit dans ce que nous appelons le progrès matériel, soit dans quelque chose d’intimement lié avec le progrès matériel, quand on observe que les phénomènes que nous classons ensemble et dont nous parlons comme d’une crise industrielle, ne sont que les phénomènes portés à l’extrême, qui accompagnent toujours le progrès matériel, et qui se dévoilent plus nettement à mesure que le progrès matériel augmente. Là où les conditions auxquelles tend toujours et partout le progrès matériel, se réalisent le mieux, — c’est-à-dire là où la population est la plus dense, où la richesse est la plus grande, où les moyens de production et d’échange sont le plus développés, – nous trouvons aussi la pauvreté la plus extrême, la lutte pour l’existence sous sa forme la plus rude, et l’oisiveté forcée la plus grande.

C’est vers les pays nouveaux, c’est-à-dire vers ceux où le progrès matériel en est encore à ses premiers essais de développement, que le travail émigre pour chercher un salaire élevé, que le capital vole pour trouver des intérêts plus élevés. C’est dans les vieux pays, — c’est-à-dire dans ceux où le progrès matériel a atteint les derniers degrés de développement, qu’on trouve la misère la plus répandue au milieu de la plus grande abondance. Allez dans une de ces jeunes communautés où la race vigoureuse des Anglo-Saxons entre à peine dans la voie du progrès, où le mécanisme de la production et de l’échange est encore grossier et insuffisant, où la richesse n’est pas encore assez grande pour permettre à une classe de vivre dans l’aisance et le luxe, où les meilleures maisons ne sont que des chaumières faites de troncs d’arbres ou des tentes de toile, où l’homme le plus riche est obligé de travailler tous les jours, et bien que vous ne voyez ni richesse ni tout ce qui s’ensuit, vous n’y trouverez pas non plus de mendiants. Là, il n’y a pas de luxe, mais aussi pas de misère. Personne n’y a la vie facile ni large ; mais chacun peut y vivre, et pourvu qu’on soit capable de travailler et qu’on en ait la volonté, on ne connaît pas la crainte de manquer du nécessaire.

Mais juste au moment où cette communauté réalise les conditions que toutes les sociétés civilisées cherchent à atteindre, au moment où un accord plus exact, plus intime avec le reste du monde, une meilleure utilisation du travail, rendent possible de réaliser de grandes économies dans la production et l’échange, par conséquent augmentent la richesse, non seulement dans l’ensemble, mais en proportion de la population, c’est alors que la pauvreté prend un aspect plus sombre. Quelques-uns gagnent une vie infiniment plus facile et meilleure, mais d’autres arrivent à trouver qu’il est difficile de gagner seulement de quoi vivre. Le vagabond a suivi la locomotive, et les maisons de refuge et les prisons sont des marques aussi sûres de « progrès matériel » que les demeures coûteuses, les riches magasins, les églises splendides. Dans les rues éclairées par le gaz et surveillées par des sergents de ville, les mendiants attendent les passants, et à l’ombre du collège, de la bibliothèque, du musée, s’assemblent les Huns hideux et les farouches Vandales dont Macaulay a prophétisé la venue.

Ce fait, — ce grand fait que la pauvreté avec toutes ses conséquences apparaît dans les communautés, au moment où se montrent les conditions que le progrès matériel tend à produire, — prouve que les difficultés sociales existant partout où a été atteint un certain degré de progrès, ne viennent pas de circonstances locales, mais sont, d’une façon ou d’une autre, engendrées par le progrès lui-même.

Et, quelque désagréable que ce soit à admettre, il devient à la fin évident que l’accroissement énorme de puissance productrice qui a marqué notre siècle, ne renferme en lui-même rien qui doive détruire la pauvreté, alléger les fardeaux de ceux qui sont forcés de travailler. Il a simplement élargi le golfe qui se pare le riche de Lazare et rendu plus intense la lutte pour l’existence. Les progrès de l’invention ont donné à l’humanité une puissance que l’imagination la plus hardie du siècle dernier n’a même pas pu concevoir. Mais dans les manufactures où les machines économisant le travail ont atteint le dernier degré de perfection, on voit travailler les petits enfants ; partout où ces nouvelles forces sont complètement utilisées, des classes entières d’hommes vivent de charité ou sont dans le cas d’être obligées à un moment donné d’y recourir ; au milieu des plus grandes accumulations de richesses, il y a des hommes qui meurent de faim et des enfants chétifs que leurs mères ne peuvent nourrir ; et partout la passion du gain, le culte de la richesse prouvent la force de la crainte de manquer. La terre promise fuit devant nous comme un mirage. Les fruits de l’arbre de la science sont comme les pommes de Sodome qui tombent en poussière quand on les saisit.

Il est vrai que la richesse a considérablement augmenté, et que la moyenne de bien-être, de loisir, de raffinement s’est élevée ; mais ces gains ne sont pas généraux. Les classes les plus basses n’y participent pas[1]. Je ne veux pas dire pourtant que la condition du pauvre ne se soit en aucun pays ni en aucune façon améliorée ; ce que je veux dire c’est que nulle part on ne peut attribuer une amélioration quelconque à l’accroissement de la puissance productive. Je veux dire que cette tendance que nous appelons le progrès matériel n’améliorera jamais la condition des classes inférieures, ne leur donnera pas ce qui fait la vie heureuse et saine ; et qui plus est, qu’elle fera cette condition de plus en plus malheureuse. Les nouvelles forces, quelque utiles qu’elles soient en elles-mêmes, n’agissent pas sur la société en l’élevant de ses bas — fonds, comme on l’avait longtemps espéré et cru, mais l’amènent à un point intermédiaire. C’est comme si on enfonçait un énorme coin non sous la société, mais à travers la société. Ceux qui sont au-dessus du point de séparation sont élevés, mais ceux qui sont au-dessous sont précipités dans la ruine.

Cet effet d’abaissement ne se montre pas partout, car il n’est pas visible dans les pays où il existe depuis longtemps une classe tout juste capable de gagner sa vie. Là où la classe inférieure vit à peine, comme cela a longtemps eu lieu dans plusieurs parties de l’Europe, il lui est impossible de descendre plus bas, car faire un pas de plus dans ce cas c’est faire un pas hors de l’existence ; dans ces conditions-là il ne peut se manifester aucune tendance vers une misère plus grande. Mais dans la marche du progrès qui fait passer une société jeune à l’état d’ancienne communauté, on peut voir clairement que non seulement le progrès matériel ne réduit pas la misère, mais encore qu’actuellement il la produit. Dans les États-Unis il est clair que la misère, et les crimes et les vices qui en découlent, augmentent partout où le village devient ville, quand la marche du progrès apporte les avantages des méthodes améliorées de production et d’échange. C’est dans les États les plus anciens et les plus riches de l’Union que le paupérisme et la misère parmi les classes ouvrières deviennent le plus péniblement apparents. Si la pauvreté est moins profonde à San-Francisco qu’à New-York, n’est-ce pas parce que San-Francisco est une ville neuve par rapport à New-York ? Quand San-Francisco aura atteint le point de développement où est New-York en ce moment, qui met en doute qu’il y aura aussi dans ses rues des enfants déguenillés et pieds-nus ?

L’association de la pauvreté avec le progrès est la grande énigme de notre temps. C’est le fait central d’où sortent les difficultés industrielles, sociales et politiques, qui embarrassent le monde et contre lesquelles luttent en vain la politique, la philanthropie et l’éducation. C’est lui qui met des nuages dans l’avenir des sociétés les plus progressives et les plus confiantes en elles-mêmes. C’est l’énigme que pose à notre civilisation le sphinx du Destin : ne pas y répondre c’est être détruit. Tant que l’accroissement de richesse que produit le progrès moderne, ne servira qu’à édifier de grandes fortunes, à augmenter le luxe, à rendre plus blessant le contraste entre la maison de l’Avoir et la maison du Besoin, le progrès n’est pas réel et ne peut durer. La réaction doit arriver. La tour branle sur ses fondations, chaque étage qu’on y ajoute ne fait que hâter l’approche de la catastrophe finale. Donner de l’éducation à des hommes qui doivent être condamnés à la pauvreté, c’est les rendre rétifs ; fonder des institutions politiques d’après lesquelles les hommes sont théoriquement égaux, sur la plus choquante des inégalités sociales, c’est vouloir faire tenir une pyramide sur son sommet.

Bien que cette question soit de première importance, qu’elle force péniblement l’attention de tous les côtés, elle n’a cependant pas reçu de solution expliquant tous les faits et indiquant un remède simple et clair. C’est ce que montrent les essais si variés qu’on a faits pour expliquer la crise actuelle. Ils n’accusent pas seulement une divergence entre les notions vulgaires et les théories scientifiques, mais prouvent que l’accord qui pourrait exister entre ceux qui professent les mêmes théories générales, fait absolument défaut sitôt qu’on aborde les questions pratiques, et se change en une véritable anarchie d’opinion. Une haute autorité économique nous a dit que la crise était due à un excès de consommation ; une autre autorité économique nous a dit qu’elle était due à un excès de production ; en même temps d’autres écrivains de réputation dénonçaient comme cause de la crise, tantôt les ravages de la guerre, tantôt l’extension des chemins de fer, tantôt les tentatives faites par les ouvriers pour maintenir les salaires élevés, ou bien encore la démonétisation de l’argent, l’émission du papier, l’augmentation du nombre des machines économiques, l’ouverture de nouvelles routes commerciales plus courtes, etc., etc.

Pendant que les professeurs sont ainsi en désaccord, les idées qu’il y a nécessairement conflit entre le capital et le travail, que les machines sont un mal, que la concurrence peut être restreinte et l’intérêt aboli, qu’on peut créer la richesse par l’émission de l’argent, qu’il est du devoir du gouvernement de fournir du capital ou de fournir du travail, sont en train de faire rapidement leur chemin parmi les masses qui souffrent vivement, et ont clairement conscience d’un tort qu’on leur fait. De telles idées mettent les-grandes masses dépositaires du pouvoir politique suprême à la merci des charlatans et des démagogues, et sont grosses de danger ; mais on ne les combattra heureusement que lorsque l’économie politique pourra donner à la grande question une réponse en rapport avec ses enseignements, et s’imposant d’elle-même à la compréhension des grandes masses humaines.

Cela doit bien être dans le rôle de l’économie politique de donner cette réponse. Car l’économie politique n’est pas un composé de dogmes. C’est l’explication d’un certain ensemble de faits. C’est la science qui, dans la séquence de certains phénomènes, cherche à trouver des rapports mutuels et à identifier la cause et l’effet, exactement comme le font les sciences physiques pour un autre ensemble de faits. Ses fondations reposent sur un terrain solide. Les premisses dont elle tire ses déductions sont des vérités, des axiomes que nous admettons tous, sur lesquels nous fondons en toute sécurité nos raisonnements et nos actes de la vie de tous les jours, et que l’on peut réduire à l’expression métaphysique de cette loi physique que le mouvement cherche toujours la ligne de la moindre résistance, c’est-à-dire que les hommes cherchent à satisfaire leurs désirs en faisant le moins d’efforts possibles. Partant d’une base aussi sûre, ses procédés de raisonnement, qui consistent simplement dans l’emploi de l’identification et de l’analyse, ont la même certitude. Dans ce sens, l’économie politique est une science aussi exacte que la géométrie qui, d’après des vérités similaires, relatives à l’espace, tire ses conclusions par des moyens similaires, et ses conclusions quand elles sont valables, devraient être comme évidentes en elles-mêmes. Et, bien qu’en économie politique nous ne puissions éprouver l’excellence de nos théories par des conditions ou des combinaisons artificiellement produites, nous avons cependant une pierre de touche sûre dans l’emploi de la comparaison des diverses sociétés soumises à des conditions différentes ; enfin nous pouvons encore, en idée, séparer, combiner, ajouter ou éliminer des forces où des facteurs d’un ordre connu.

Je me propose dans les pages suivantes de résoudre par les méthodes de l’économie politique le grand problème dont j’ai esquissé les lignes principales. Je me propose de chercher la loi qui associe la pauvreté au progrès, qui fait augmenter la misère avec la richesse ; et je crois que dans l’explication de ce paradoxe nous trouverons l’explication de ces phases à retour périodique de paralysie industrielle et commerciale qui, observées sans tenir compte de leurs relations avec des phénomènes plus généraux, semblent inexplicables. De telles recherches, convenablement commencées et menées avec soin, doivent aboutir à une conclusion résistant à toutes les épreuves, qui étant vraie, correspondra avec toute autre vérité. Car dans la séquence des phénomènes il n’y a pas d’accident. Chaque effet a une cause, et chaque fait implique un fait antérieur.

Si l’économie politique, telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, n’explique pas la persistance de la pauvreté, au milieu de l’accroissement de la richesse, d’une façon claire et en accord avec les notions les plus profondément enracinées dans l’esprit des hommes ; si les vérités incontestables qu’elle enseigne sont mal coordonnées ; si elle n’a pas réussi à faire faire à la vérité, quelque désagréable qu’elle soit parfois à connaître, le progrès qu’elle doit faire dans la pensée populaire ; si, au contraire, après un siècle de culture, pendant lequel elle a occupé l’attention de quelques-uns des esprits les plus fins et les plus puissants, elle se trouve méprisée par l’homme d’État, raillée par les masses, reléguée dans l’opinion de bien des gens intelligents et instruits au rang de pseudo-science dans laquelle rien n’est fixé ou ne peut être fixé, cela doit provenir, à ce qu’il me semble, non de l’incapacité de la science elle-même, mais plutôt de quelque prémisse fausse, ou de quelque facteur oublié dans les estimations. Comme en général on cache de semblables méprises, par respect pour l’autorité, je me propose dans cette enquête de ne rien tenir pour accordé, de revoir, à la lumière des premiers principes, même les théories reconnues, et si elles ne me paraissent pas justes, d’interroger les faits à nouveau afin d’essayer de découvrir leur loi.

Je me propose de n’éviter aucune question, de ne reculer devant aucune conclusion, de suivre la vérité en quelque lieu qu’elle puisse me conduire. C’est à nous qu’incombe la responsabilité de chercher la loi nous expliquant pourquoi, au sein même de notre civilisation, les femmes sont si faibles et les enfants pleurent. Cette loi prouvera une chose ou une autre, ce n’est pas notre affaire. Si les conclusions auxquelles nous arrivons vont contre nos préjugés, ne reculons pas devant elles ; si elles accusent des institutions qui ont longtemps paru sages et naturelles, ne nous détournons pas.

  1. Il est vrai que les plus pauvres peuvent maintenant, sous certains rapports, jouir de ce que les plus riches, il y a seulement un siècle, ne connaissaient même pas ; mais ceci ne prouve pas qu’il y ait amélioration, tant que les moyens de gagner les choses nécessaires à la vie ne sont pas plus à la portée de tous. Le mendiant dans une ville peut jouir de choses que le fermier perdu dans les bois ne connait pas, mais cela ne prouve pas que la condition du mendiant soit meilleure que celle du fermier indépendant.