Progrès et Pauvreté/Les salaires ne sont pas tirés du capital, mais sont produits par le travail

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 45-65).

CHAPITRE III.

LES SALAIRES NE SONT PAS TIRÉS DU CAPITAL, MAIS SONT PRODUITS PAR LE TRAVAIL.

À mesure que nous avancerons dans notre enquête on verra de mieux en mieux l’importance de cette digression ; mais nous devons constater dès maintenant son rapport avec la partie que nous étudions.

Il est évident au premier coup d’œil que la signification économique du mot salaire est perdue de vue, et que l’attention se concentre sur le sens étroit et ordinaire du mot, quand on affirme que les salaires sont tirés du capital. Car dans tous les cas où le travailleur est son propre patron et prend directement le produit du travail pour sa récompense, il est assez clair que le salaire n’est pas tiré du capital, mais est pris directement sur le produit du travail. Si par exemple je fais mon travail de cher cher des œufs d’oiseaux ou de ramasser des baies sauvages, les œufs et les baies que j’amasserai ainsi seront mon salaire. Il est bien sûr que personne dans ce cas n’affirmera que ce salaire est pris sur le capital. Car ici il n’y a pas de capital. Un homme absolument nu, jeté sur une île où aucun être humain n’a jamais mis le pied, peut chercher des œufs d’oiseaux ou ramasser des baies.

Si je prends un morceau de cuir, et si je le travaille pour en faire des souliers, les souliers seront mon salaire, la récompense de mon travail. Ces souliers ne sont sûrement pas tirés d’un capital, que ce soit mon capital ou celui d’un autre, mais ils ont été créés par mon travail dont ils sont le salaire ; en obtenant cette paire de souliers comme salaire de mon travail, le capital n’en est pas amoindri d’un iota même momentanément. Car si nous faisons appel à l’idée de capital, mon capital, en commençant, consiste en un morceau de cuir, en fil, etc. À mesure que mon travail avance, j’ajoute à la valeur de ce que je fais, et lorsque mon travail a pour résultat une paire de souliers finis, j’ai mon capital plus la différence de valeur qu’il y a entre la matière première et les souliers. En obtenant cette valeur additionnelle, qui est mon salaire, comment prendrais-je à un moment quelconque sur le capital ?

Adam Smith, qui a donné à la pensée économique la direction qui a conduit à formuler les théories courantes sur la relation du salaire et du capital, admet que dans les cas simples comme ceux que j’ai cités, les salaires sont le produit du travail, et commence ainsi son chapitre sur le salaire du travail (chap. viii) :

« Le produit du travail constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail. Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. »

Si le grand Écossais avait pris ceci comme point de départ de son argumentation, et continué à considérer le produit du travail comme le salaire naturel du travail, et le propriétaire et le patron comme ceux avec lesquels on partagé ce produit, ses conclusions auraient été bien différentes, et l’économie politique ne renfermerait pas aujourd’hui une aussi grande quantité de contradictions et d’absurdités ; mais au lieu de suivre la vérité évidente dans les modes les plus simples de production comme un fil d’Ariane à travers l’embarras des formes plus compliquées, il l’a reconnu momentanément, pour l’oublier immédiatement ; et, établissant que « dans toutes les parties de l’Europe il y a vingt ouvriers servant un maître contre un indépendant, » il recommença son enquête en partant de ce point de vue que le patron tire de son capital les salaires de ses ouvriers.

Il est évident qu’en disant que la proportion des ouvriers indépendants n’était que de un contre vingt, Adam Smith n’avait en vue que les arts mécaniques et que, en comprenant tous les travailleurs, la proportion de ceux qui touchent directement leurs salaires sans l’intervention d’un patron, devait être beaucoup plus élevée, même dans l’Europe d’il y a cent ans. Car à côté des ouvriers indépendants qui existent très nombreux dans chaque communauté, l’agriculture dans de grandes contrées de l’Europe, est depuis l’époque romaine, soumise au régime du métayage dans lequel c’est le capitaliste qui reçoit un revenu du travailleur, au lieu que ce soit le travailleur qui reçoive un salaire du capitaliste. Aux États-Unis, où n’importe quelle loi générale des salaires doit s’appliquer aussi bien qu’en Europe, et où, en dépit des progrès des manufactures, il y a encore beaucoup de gens qui sont leurs propres fermiers, la proportion des ouvriers qui reçoivent leurs salaires par l’intermédiaire d’un patron, doit être comparativement peu considérable.

Mais il n’est pas nécessaire de discuter quelle est la proportion des ouvriers indépendants par rapport aux ouvriers embauchés, ni de multiplier les exemples de cette vérité évidente que là où l’ouvrier reçoit directement son salaire, ce salaire est le produit de son travail, car du moment qu’il est démontré que le mot salaire comprend toutes les récompenses du travail, qu’elles soient prises directement par l’ouvrier sur les résultats de son travail, ou qu’elles soient reçues de la main du patron, il est évident que la supposition que les salaires sont tirés du capital, sur la vérité de laquelle a été construite sans hésitation une vaste superstructure dans les traités d’économie politique faisant autorité, est fausse au moins en grande partie, et que tout ce qu’on peut affirmer avec quelque plausibilité, c’est que quelques genres de salaires ( par exemple ceux que l’ouvrier reçoit de son patron) sont tirés du capital. Cette restriction apportée à la majeure invalide de suite toutes les déductions ; mais sans en rester là, voyons si même avec ce sens restreint elle est d’accord avec les faits. Ramassons le fil d’Ariane là où Adam Smith l’a laissé tomber, et, avançant pas à pas, voyons si la relation des faits, évidente dans les formes les plus simples de production, ne se retrouve pas à travers les plus complexes.

Sous le rapport de la simplicité, l’état le plus voisin de « cet état primitif de choses » dont on peut donner bien des exemples et dans lequel tout le produit du travail appartenait à l’ouvrier, c’est celui où l’ouvrier, bien que travaillant pour une autre personne, ou avec le capital d’une autre personne, reçoit son salaire en nature, c’est-à-dire en choses produites par son travail. Dans ce cas comme dans celui de l’ouvrier indépendant, il est clair que les salaires sont pris sur le produit du travail et non sur le capital. Si j’embauche un homme pour ramasser des œufs ou des baies, ou pour faire des souliers, et que je le paie avec des œufs, des baies ou des souliers produits de son travail, on ne peut pas mettre en doute que la source de son salaire soit le travail pour lequel on le donne. Cette forme de louage se retrouve encore dans le mode de fermage des peuples pasteurs, étudié avec tant de perspicacité par sir Henry Maine dans son Histoire primitive des Institutions et qui implique si nettement la relation de celui qui emploie et de celui qui est employé, de façon à rendre celui qui accepte le bétail, l’homme ou le vassal du capitaliste qui l’emploie ainsi. C’est dans ces conditions que Jacob travailla pour Laban, et même de nos jours dans des pays civilisés, ce mode d’emploi du travail est assez fréquent. Qu’est-ce que la culture en participation qui domine dans les états du Sud de l’Union et en Californie, le métayage de l’Europe, et tous les autres cas où les surveillants, les courtiers, ont une commission sur les profits, si ce n’est l’emploi du travail dont le paiement consiste en une part du produit ?

Quand les salaires bien qu’estimés en espèce sont payés en quelque chose d’autre de valeur équivalente, il y a un pas de plus de fait de la simplicité vers la complexité. Par exemple, sur les baleiniers américains la coutume est de ne pas payer de salaires fixes, mais de donner une part en proportion de la prise, qui varie d’un seizième ou d’un douzième pour le capitaine, jusqu’à un trois-centième pour le mousse. Ainsi quand un baleinier arrive à New-Bedfort ou à San-Francisco, après un heureux voyage, il porte dans ses flancs les salaires de son équipage, aussi bien que les profits de ses propriétaires, et un équivalent qui les remboursera de toutes les provisions usées pendant le voyage. Il est bien clair que ces salaires, cette huile, ces baleines qu’a pris l’équipage, ne sont pas tirés du capital, mais qu’ils sont bien réellement une part du produit de son travail. Le fait n’est nullement changé quand pour plus de commodité, au lieu de distribuer à l’équipage ce qui lui revient d’huile et de baleines, on estime au prix du marché la valeur de la part de chaque homme et qu’on lui donne de l’argent à la place. L’argent n’est que l’équivalent du salaire réel, huile et baleines. Il n’y a dans ce paiement aucune avance du capital. L’obligation de payer les salaires n’existe que lorsque la valeur sur laquelle on doit prendre pour les payer, entre dans le port. Au moment où l’armateur prend à son capital de l’argent pour payer l’équipage, il ajoute à son capital de l’huile et des baleines.

Jusqu’ici rien ne donne lieu à discussion. Faisons un nouveau pas en avant, et arrivons à la manière ordinaire d’employer le travail et de payer les salaires.

Les îles Farallone, au large de la baie de San-Francisco, sont très fréquentées par les oiseaux de mer qui viennent y couver leurs œufs ; une compagnie qui possède ces îles emploie des hommes, dans la saison voulue, à chercher les œufs. Ces hommes pourraient être payés par un nombre d’œufs proportionnel au nombre d’œufs trouvés par eux, et probablement il en serait ainsi s’il y avait plus d’incertitude dans ce genre de travail ; mais les oiseaux sont si nombreux et si peu sauvages qu’on peut récolter un grand nombre d’œufs avec un travail fixe, de sorte que la compagnie trouve plus simple de donner aux hommes qu’elle emploie des salaires fixes. Les hommes se rendent dans les îles, y restent, récoltent les œufs et les portent en un endroit où, à des intervalles rapprochés un petit vaisseau les prend, les emmène à San-Francisco où ils sont vendus. Quand la saison est passée les hommes s’en vont et on leur paie alors en argent leurs gages convenus d’avance. Cette transaction n’a-t-elle pas en somme le même résultat que si les salaires fixés au lieu d’être payés en argent, l’étaient avec une quantité d’œufs ramassés ayant une valeur équivalente ? Est-ce que l’argent ne représente pas les œufs par la vente desquels il a été obtenu, et les salaires ne sont-ils pas aussi bien le produit du travail pour lequel on les paie, que le seraient les œufs appartenant à un homme qui les aurait ramassés pour lui-même, sans l’intervention d’aucun maître.

Prenons un autre exemple qui montre par réversion l’identité des salaires en argent et des salaires en nature. À Saint-Bonaventure, vit un homme qui se fait un excellent revenu en tuant, pour leur huile et leurs peaux, les veaux-marins communs qui fréquentent les îles formant le canal de Santa-Barbara. Quand dans les expéditions il emmenait deux ou trois Chinois, il les payait en argent. Mais les Chinois semblent trouver une grande valeur à quelques organes du veau-marin, qu’ils sèchent et pulvérisent pour en faire quelque remède, ainsi qu’aux longs poils et aux moustaches des mâles surtout quand ils dépassent une certaine longueur et qu’on peut les employer dans un but qui n’est pas bien clair pour les barbares étrangers. L’homme découvrit bien vite que les Chinois préféraient prendre, au lieu d’argent, ces parties des veaux-marins tués, et à partir de ce moment les leur donna pour salaire.

Pourquoi ce que nous constatons être vrai dans tous ces cas, — l’identité des salaires en argent et des salaires en nature, — ne le serait-il pas aussi dans tous les cas où l’on paie un salaire pour un travail productif ? Le fonds créé par le travail n’est-il pas réellement le fonds où l’on prend les salaires à payer ?

On dira peut-être : « Il y a cette différence : quand un homme travaille pour lui-même ou quand, travaillant pour un autre, il reçoit son salaire en nature, son salaire dépend du résultat de son travail ; que celui-ci, par une malchance quelconque, soit nul, il ne reçoit rien. Quand il travaille pour un maître il reçoit toujours son salaire parce qu’il dépend de l’accomplissement du travail et non du résultat du travail. » Cette distinction n’est évidemment pas réelle. Car en moyenne le travail fourni pour un salaire fixe produit non seulement le montant du salaire, mais plus encore : s’il en était autrement les patrons ne pourraient pas réaliser de bénéfices. Quand les salaires sont fixes, le patron prend pour lui tous les risques, et il y a compensation pour cette assurance, car les salaires fixes sont toujours un peu moindres que les salaires proportionnels. Mais, bien que, lorsque la somme fixée des salaires est stipulée, l’ouvrier qui a rempli le rôle que lui imposait le contrat, ait un recours légal contre son patron, il arrive souvent, sinon généralement, que le désastre qui empêche le patron de tirer un bénéfice du travail, l’empêche aussi de payer les salaires. Dans des industries importantes, le patron est légalement exempt en cas de désastre, bien que dans le contrat les salaires soient certains et non proportionnels. Car il est dit dans la loi de l’amirauté « la cargaison est la mère des salaires, » et bien que le matelot ait accompli sa tâche, le désastre qui empêche le navire de rapporter une cargaison le prive de ses droits à un salaire.

Dans cette maxime est enfermée la vérité que je veux démontrer. La production est toujours la mère des salaires. Sans la production les salaires ne seraient et ne pourraient pas être. C’est du produit du travail, et non d’avances du capital que viennent les salaires.

Partout où nous analyserons les faits, on trouvera que c’est vrai. Car le travail précède toujours le salaire. C’est universellement vrai des salaires reçus d’un patron par les ouvriers, comme des salaires pris directement par l’ouvrier qui est son propre patron. Dans l’un comme dans l’autre cas la récompense dépend du travail. Le paiement des salaires par le patron aux ouvriers, qu’il se fasse à la fin de la journée, ou à la fin de la semaine ou du mois, à la fin de l’année ce qui est plus rare, ou à la pièce comme cela a lieu dans bien des branches d’industrie, implique toujours un travail préalable fait par l’ouvrier et dont bénéficie le patron, car les cas peu nombreux où les paiements sont faits d’avance, pour des services personnels, ne sont attribuables qu’à la charité, ou à un désir de garantie. Le nom d’« arrhes » donné par les légistes aux avances faites sur le paiement, montre le vrai caractère de la transaction, de même pour le nom de « argent de sang » donné dans les expéditions très lointaines, au paiement qui, nominalement, est une avance sur les salaires des matelots, mais qui, en réalité, est un argent d’achat, la loi anglaise et américaine considérant comme un objet mobilier un matelot aussi bien qu’un porc.

J’ai appuyé sur ce fait évident que le travail précède toujours le salaire, parce que pour bien comprendre les phénomènes les plus compliqués des salaires, il est nécessaire d’avoir toujours ce fait présent à l’esprit. Évident comme il l’est, ou comme je l’ai rendu, on comprend que la proposition que les salaires sont tirés du capital, proposition qui a servi de point de départ à tant de déductions importantes, n’ait pu être acceptée que parce qu’on ignorait ou qu’on détournait les yeux de cette vérité, qu’on partait de ce principe que le travail ne peut être productif que soutenu par le capital[1]. Le lecteur irréfléchi, admet tout de suite ce fait que le travailleur doit avoir des aliments, des vêtements, etc., afin de pouvoir accomplir son travail ; et comme on lui a dit que les aliments, les vêtements employés par les ouvriers sont du capital, il admet la conclusion que la consommation du capital est nécessaire à l’application du travail, et en déduit tout naturellement que l’industrie est limitée par le capital, que la demande de travail dépend de l’approvisionnement de capital, et que par conséquent les salaires dépendent du rapport entre le nombre des ouvriers cherchant de l’ouvrage, et la somme de capital consacrée à leur embauchage.

J’espère que le précédent chapitre a rendu chacun capable d’apercevoir l’idée fausse renfermée dans ce raisonnement, idée fausse qui a embarrassé les esprits les plus perspicaces dans les filets qu’ils se tressaient eux-mêmes. L’emploi du mot capital dans deux sens différents a fait tout le mal. Quand on dit que le capital est nécessaire à l’exercice du travail productif, on comprend dans le mot « capital » les aliments, les vêtements, l’abri, etc. ; quand ensuite on tire de ceci des déductions, on emploie le mot avec son sens commun et légitime de richesse consacrée, non à la satisfaction immédiate du désir, mais à l’accroissement de la richesse, de la richesse aux mains des patrons par opposition à celle entre les mains des ouvriers. La conclusion n’est pas plus valide qu’elle le serait si l’on acceptait cette proposition : un ouvrier ne peut pas aller à son travail sans avoir déjeuné, et sans avoir quelques vêtements, donc le nombre d’ouvriers pouvant travailler est limité par le nombre de ceux auxquels leurs patrons ont fourni un déjeuner et des habits. En fait les ouvriers fournissent en général leur propre repas et les vêtements avec lesquels ils vont au travail ; de plus, le capital (le mot pris dans le sens qui le distingue du travail) peut, dans quelques cas exceptionnels, faire des avances au travail, mais il n’est jamais forcé de le faire, avant que le travail commence. Si l’on proposait à ce nombre énorme d’ouvriers inoccupés en ce moment dans le monde civilisé, de travailler sans recevoir aucune avance de salaire, on n’en trouverait probablement pas un, parmi ceux qui désirent vraiment travailler, qui refuserait la proposition. La plus grande partie d’entre eux travailleraient avec joie quand même on ne leur promettrait le paiement de leurs salaires que pour la fin du mois ; il y en aurait probablement bien peu refusant de travailler et d’attendre les salaires jusqu’à la fin de la semaine comme le font bien des ouvriers ; il n’y en aurait certainement aucun qui ne voudrait pas attendre sa paie jusqu’à la fin de sa journée, ou au moins jusqu’à l’heure de son prochain repas. Le moment précis du paiement est indifférent ; le point essentiel, le fait sur lequel j’appuie, c’est que ce paiement se fait après l’accomplissement du travail.

Donc le paiement des salaires implique toujours un travail préalable. Mais qu’implique dans la production ce travail ? Évidemment la production de la richesse qui, si elle est échangée ou remise dans la production, est du capital. Donc le paiement du capital en salaires présuppose une production de capital par le travail, travail pour lequel on paie les salaires. Et comme le patron a généralement un profit, le paiement des gages n’est, pour ce qui le concerne, que la remise au travailleur d’une portion du capital produit par le travail. Pour l’ouvrier, c’est seulement la réception d’une portion du capital que son travail a déjà produit. Comme la valeur payée en salaires est ainsi échangée pour une valeur amenée à l’existence par le travail, comment peut-on dire que les salaires sont tirés du capital ou avancés par le capital ? Comme dans l’échange du travail pour les salaires le patron gagne toujours le capital créé par le travail avant de payer les salaires, comment le capital serait-il amoindri même temporairement[2] ?

Que les faits soient juges de la question. Prenons par exemple un chef de manufacture qui est en train de transformer des matières premières en articles finis, du coton en vêtements, du fer en quincaillerie, du cuir en souliers, etc., et qui paie une fois par semaine les ouvriers qu’il emploie, comme c’est généralement le cas. Faisons un inventaire exact de son capital le lundi matin avant que le travail commence ; ce capital comprendra ses constructions, ses machines, ses matières premières, son argent en caisse, et ses produits finis en magasin. Supposons, pour plus de simplicité, qu’il n’achètera ni ne vendra, pendant cette semaine ; et après que le travail sera arrêté, qu’il aura payé ses ouvriers le samedi soir, faisons un nouvel inventaire de son capital. La somme d’argent en caisse sera moindre, car elle aura passé en salaires ; il y aura moins de matières premières, moins de charbon, etc., il faudra déduire de la valeur des constructions et des machines une somme égale aux dégâts et aux fatigues de la semaine. Mais s’il fait des affaires rémunératrices, ce qui en moyenne est le cas, la quantité de produits finis sera assez grande pour compenser toutes ces pertes, et pour se résumer par un accroissement de capital. Évidemment donc, la somme qu’il a payée pour la main-d’œuvre en salaires, n’a pas été prise sur son capital ou sur le capital de quelqu’un d’autre. Elle ne vient pas du capital, mais de la valeur créée par le travail lui-même. Il n’y a pas plus ici avance du capital que si ce patron louait des hommes pour déterrer la mye des sables, puis les payait avec les coquillages qu’ils auraient déterrés. Leurs salaires sont aussi réellement le produit de leur travail que l’étaient les salaires de l’homme primitif quand, « longtemps avant l’appropriation des terres et l’accumulation du capital, » il obtenait une huître en la détachant des rochers avec une pierre.

Comme l’ouvrier qui travaille pour un maître ne reçoit son salaire que lorsqu’il a accompli son travail, son cas est semblable à celui de l’homme qui dépose de l’argent dans une banque et qui ne peut en retirer de l’argent que lorsqu’il en a déposé auparavant. Et de même qu’en retirant ce qu’il avait d’abord déposé, le dépositaire n’amoindrit pas le capital de la banque, de même l’ouvrier en recevant son salaire ne peut amoindrir même temporairement soit le capital de son patron, soit le capital réuni de la communauté. Son salaire ne vient pas plus du capital que les chèques du dépositaire ne sont tirés sur le capital de la banque. Il est vrai que les ouvriers en recevant leurs salaires ne reçoivent généralement pas la richesse sous la forme qu’ils ont produite, pas plus que les dépositaires dans une banque ne reçoivent exactement les mêmes pièces de monnaie ou les mêmes billets, mais ils les reçoivent sous une forme équivalente, et de même que nous avons le droit de dire que le dépositaire reçoit de la banque ce qu’il lui a donné, de même nous avons le droit de dire que l’ouvrier reçoit comme salaire la richesse qu’il a produite par son travail.

Si cette vérité universelle est si souvent méconnue, il faut l’attribuer à cette source féconde d’obscurité économique, à la confusion si souvent faite entre la richesse et l’argent ; et il est curieux de voir ceux qui, depuis que le docteur Adam Smith a fait tenir l’œuf sur sa pointe, ont pleinement démontré les illusions du système mercantile, tomber dans des erreurs du même genre en traitant des relations du capital et du travail. L’argent étant le médium général des échanges, le courant commun par lequel se font toutes les transformations de richesse d’une forme dans une autre, si un échange offre certaines difficultés, on le verra immédiatement quand il s’agira de faire la réduction en argent ; et c’est ainsi qu’il est parfois plus facile d’échanger de l’argent contre une autre forme de richesse, que d’échanger de la richesse contre une forme particulière d’argent, par la raison qu’il y a plus de gens ayant des richesses et voulant faire quelque échange, qu’il n’y a de gens qui désirent faire un échange particulier. C’est ainsi qu’un producteur qui a donné son argent en salaires peut parfois trouver difficilement à changer en argent la valeur accrue pour laquelle il a réellement échangé son argent, et qu’on est amené à dire qu’il a épuisé ou avancé son capital en payant les salaires de ses ouvriers. Cependant, à moins que la nouvelle valeur créée par le travail soit moindre que les salaires payés (ce qui n’a lieu que dans des cas exceptionnels), il a maintenant en marchandises le capital qu’il avait avant en argent ; ce capital a changé de forme, mais il n’est pas amoindri.

Il y a une branche de production pour laquelle les confusions de pensée qui naissent de l’habitude de confondre le capital et l’argent, doivent se produire moins souvent parce que son produit est la matière générale, et le type de l’argent. Il se trouve que cette branche de travail nous fournit, presque en même temps des exemples de la production passant des formes les plus simples aux plus complexes.

Dans les premiers temps de la découverte de l’or en Californie, et plus tard en Australie, le chercheur d’or qui trouvait dans le lit d’une rivière ou dans un dépôt superficiel, les parcelles brillantes que les lents procédés naturels y avaient accumulées, ramassait ou lavait ses « gages » (car c’est ainsi qu’il les appelait) et s’en servait comme d’argent, car l’argent monnayé étant rare, la poussière d’or passait comme valeur courante au poids, et à la fin de la journée il serrait son salaire en argent dans un sac de peau de daim. Il ne peut ici y avoir discussion si ce salaire venait ou non du capital. Il était manifestement le produit du travail. Il en serait de même si le possesseur d’un riche placer louait des hommes pour travailler pour lui, et les payait avec une monnaie identique à celle que leur travail leur aurait fait trouver dans un placer quelconque. À mesure que l’argent monnayé devenait plus abondant, sa grande commodité fit qu’il remplaça la poussière d’or qu’il était ennuyeux de faire peser et dont on perdait toujours une partie pour l’opération ; et c’est avec de l’argent monnayé obtenu par la vente de la poussière obtenue par le travail, que les patrons payèrent les ouvriers qu’ils employaient. Quand ils avaient assez d’argent pour le faire, au lieu de vendre leur or au dépôt le plus proche, et de payer les profits du marchand, ils l’amassaient pour l’emporter ou l’envoyer à San-Francisco où on le leur changeait, sans perte, contre de l’argent monnayé. En accumulant ainsi de la poussière d’or ils diminuaient leur stock d’argent monnayé : de même le manufacturier en accumulant un stock de marchandises, amoindrit son stock d’argent. Et cependant personne n’aura l’esprit assez obtus pour se figurer qu’en amassant ainsi de la poussière d’or, et en payant avec de l’argent monnayé, le mineur amoindrit son capital.

Mais les dépôts qu’on pouvait exploiter sans travail préliminaire, furent bientôt épuisés, et l’exploitation de l’or prit alors un caractère plus sérieux. Avant de trouver des placers pouvant rendre quelque chose, il fallut ouvrir de profonds puits de mine, construire de grandes écluses, creuser dans le roc le plus dur de longues galeries, amener l’eau de très loin par dessus les montagnes et à travers les vallées, acheter de coûteuses machines. On ne pouvait faire tout cela sans capital. Parfois ces travaux demandaient des années pendant lesquelles il ne fallait espérer aucun rendement, il fallait payer chaque semaine ou chaque mois les salaires des hommes employés. On dira sûrement que dans des cas semblables, si ce n’est dans les autres, les salaires sont bien pris sur le capital ; ils sont bien avancés par le capital ; leur paiement doit nécessairement amoindrir le capital ; ici au moins l’industrie est limitée par le capital, car sans le capital on ne pourrait pas entreprendre de semblables travaux. Examinons les faits.

Ce sont des cas de cette espèce qu’on cite toujours pour prouver que les salaires viennent du capital. Car là où les salaires doivent être payés avant que le travail ait atteint son objet, comme dans l’agriculture où le labourage et l’ensemençage doivent précéder de plusieurs mois la récolte de la moisson, comme dans les constructions de maisons, de vaisseaux, de chemins de fer, de canaux, etc., il est clair que les possesseurs du capital distribué en salaires ne peuvent espérer un revenu immédiat, mais doivent, comme le dit la phrase consacrée « débourser » ou « en être pour leurs frais » pendant un certain temps, parfois pendant des années. Et alors, si l’on n’a pas présents à l’esprit les premiers principes, on est facilement entraîné à admettre la conclusion que les salaires sont avancés par le capital.

Mais de semblables cas n’embarrasseront pas le lecteur qui a saisi ce que je voulais faire comprendre dans ce qui précède. Une analyse facile montrera que ces exemples dans lesquels les salaires sont payés avant que le produit soit achevé ou même commencé, ne sont pas des exceptions à la règle, qui est si nette quand le produit est fini avant que les salaires soient payés.

Si je vais chez un changeur transformer mon argent en or, je donne mon argent qu’il compte et met de côté, puis je reçois l’équivalent en or moins sa commission. Est-ce que le changeur m’a avancé un capital quelconque ? Évidemment non. Ce qu’il avait avant en or, il l’a maintenant en argent plus son profit. Et comme il a pris l’argent avant de donner l’or, il n’y a de sa part aucune avance, même momentanée, de capital.

Cette opération du changeur est tout à fait analogue à celle que fait le capitaliste quand, dans des cas semblables à ceux que nous examinons, il distribue son capital en salaires. Comme l’exécution du travail précède le paiement des salaires, et comme l’exécution du travail dans la production implique la création d’une valeur, le patron reçoit cette valeur avant d’en débourser une autre, il ne fait qu’échanger du capital sous une forme pour du capital sous une autre forme. Car la création d’une valeur ne dépend pas du fini du produit ; elle se développe à chaque progrès de la production, elle est le résultat immédiat de l’application du travail ; et par conséquent, quelques longs que soient les procédés de production, le travail ajoute toujours au capital par son exécution, avant de prendre ses salaires sur le capital.

Voilà un forgeron à sa forge qui fait des pioches. Il est clair qu’il produit du capital, il ajoute des pioches au capital de son patron, avant d’en tirer de l’argent sous forme de salaires. Voici un machiniste, ou un fabricant de chaudières, occupés dans la quille d’un Great Eastern quelconque. Ne créent-ils pas aussi une valeur, un capital ? Le vapeur géant, comme la pioche, est un article de richesse, un instrument de production, et bien que l’un ne puisse être terminé que dans plusieurs années, tandis que l’autre l’est en quelques minutes, le travail de chaque jour, dans un cas comme dans l’autre, est évidemment une production de richesse, une addition faite au capital. Ce n’est pas le dernier coup de marteau, pas plus que le premier, qui crée la valeur du produit fini ; la création de la valeur est continue, elle résulte immédiatement de l’exécution du travail.

Tout ceci nous apparaît très clairement là où la division du travail fait que l’exécution complète du produit est confiée à différents producteurs, c’est-à-dire là où nous avons l’habitude d’estimer la valeur qu’a créée le travail, à quelque degré d’avancement qu’en soit la production. Un moment de réflexion montrera que c’est justement le cas pour la grande majorité des produits. Prenons un vaisseau, une bâtisse, un couteau de poche, un livre, un dé à coudre ou un morceau de pain ; ce sont des produits finis, mais ils n’ont pas été produits par une seule opération ou par un seul genre de producteurs. Et ceci admis, nous distinguons rapidement différents points ou degrés dans la création de la valeur qu’ils représentent comme articles finis. Quand nous ne distinguons pas différents degrés dans l’opération finale de la production, nous distinguons la valeur des matières. On peut souvent décomposer plusieurs fois la valeur de ces matières, de façon à voir clairement les différents points de la création de la valeur finale. À chacun de ces degrés nous constatons habituellement une création de valeur, une addition au capital. La fournée de pain que le boulanger retire du four a une certaine valeur. Mais elle est composée en partie de la valeur de la farine dont la pâte a été faite. Celle-ci est encore composée de la valeur du froment, de la valeur donnée par la mouture, etc. Le fer sous forme de fonte est loin d’être un produit complet. Il doit passer par plusieurs et peut être par beaucoup de phases de production avant de devenir les articles finis qui étaient les objets derniers pour lesquels on extrayait le minerai de fer de la mine. Cependant le fer fondu n’est-il pas du capital ? Et de même le travail de la production n’est réellement pas complet quand la récolte du coton est faite, ni quand il est épluché, foulé, ni même quand il arrive à Lowell ou à Manchester, ni lorsqu’il est filé, ou qu’il est converti en vêtements ; mais seulement quand finalement il arrive dans les mains du consommateur. À chaque phase de ce progrès il y a sûrement création de valeur, addition au capital. Pourquoi donc, bien que nous ne le voyons pas ordinairement et ne l’estimions pas, n’y a-t-il pas aussi une création de valeur, une addition au capital, quand le terrain est labouré pour recevoir la semence ? Est-ce parce qu’il pourrait arriver une mauvaise saison qui compromettrait la réussite de la récolte ? Évidemment non : car une semblable possibilité de malheur menace chaque phase de la production de l’article fini. En moyenne on est sûr de récolter la semence qu’on a plantée, et tant de labourage et de semence produira en moyenne tant de coton dans la capsule, aussi sûrement que tant de coton filé donnera tant de mètres de toile.

En résumé, comme le paiement des salaires dépend toujours de l’exécution du travail, le paiement des salaires dans la production, quelque longue que soit l’exécution, n’implique jamais une avance du capital, ou même un amoindrissement temporaire du capital. La construction d’un vaisseau peut durer un an ou plusieurs années, mais la création de valeur dont le vaisseau fini sera la somme a lieu de jour en jour, d’heure en heure, depuis le moment où la quille est mise en place, ou même depuis celui où cette place est préparée. En payant les salaires avant que le vaisseau soit terminé, le constructeur ne diminue ni son capital ni celui de la communauté, car la valeur du vaisseau partiellement achevé prend la place de la valeur distribuée en salaires. Il n’y a nulle avance du capital dans ce paiement des salaires, car le travail des ouvriers pendant la semaine ou le mois crée ou rend au constructeur plus de capital qu’il n’en est payé à la fin de la semaine ou du mois ; c’est ce que prouve le fait que si on demandait au constructeur de vendre un vaisseau partiellement achevé, il voudrait en retirer un bénéfice.

Et c’est ainsi que lorsque l’on creuse un tunnel comme ceux de Sutro ou du St-Gothard, ou un canal comme celui de Suez, il n’y a pas d’avance du capital. Le tunnel ou le canal, une fois creusé, devient un capital équivalent à l’argent dépensé pour le percement, ou si l’on aime mieux, équivalent à la poudre, aux forets, etc., employés pour le travail, ou aux aliments et vêtements employés par les ouvriers ; comme le montre ce fait que la valeur du capital de la compagnie n’est pas diminuée, à mesure que ce capital sous formes diverses, est changé en capital sous forme de tunnel ou de canal. Au contraire il augmente le plus souvent à mesure que le travail avance, de même que le capital employé dans un mode plus rapide de production, aurait, en général, augmenté.

Ceci est également évident en agriculture. La création de la valeur n’a pas lieu tout d’un coup quand la moisson est récoltée, mais petit à petit pendant tout le temps que dure la croissance jusqu’au moment, moment compris, de la moisson ; pendant toute cette période le paiement des salaires n’affaiblit pas le capital du fermier ; ceci est tangible quand la terre est vendue ou louée pendant ce temps de croissance, un champ labouré rapportera plus qu’un qui ne l’est pas, et un champ ensemencé plus qu’un champ labouré. C’est encore tangible quand les moissons sont vendues sur pied comme cela arrive quelquefois, ou quand le fermier ne moissonne pas lui-même mais passe un contrat avec le possesseur d’instruments de moisson. C’est tangible pour les vergers et les vignobles qui, bien que n’étant pas encore en rapport, se vendent suivant leur âge. Cela l’est encore pour les chevaux, les vaches, les moutons, qui augmentent de valeur à mesure qu’ils approchent de leur maturité. Et si ce n’est pas toujours tangible entre ce qu’on peut appeler les points d’échange usuel en production, cette augmentation de valeur se fait cependant avec chaque nouvel effort de travail. Donc là où le travail est exécuté avant que les salaires soient payés, l’avance de capital est réellement faite par le travail, et par l’ouvrier au patron, et non par le patron à l’ouvrier.

« Cependant » dira-t-on, « dans des cas semblables à ceux que nous venons d’examiner, le capital est indispensable. » Certainement ; je ne le nie pas. Mais ce n’est pas pour faire des avances au travail qu’il est nécessaire. C’est pour autre chose, pourquoi, c’est ce que nous pouvons facilement déterminer.

Quand les salaires sont payés en espèce, c’est-à-dire en richesse de même nature que celle produite par le travail, quand, par exemple, je loue des hommes pour couper du bois en convenant que je leur donnerai pour salaires une portion du bois qu’ils auront coupé (méthode parfois adoptée par le possesseur ou fermier de forêts), il est évident qu’il n’y a pas besoin de capital pour payer leurs salaires. Ni même lorsque, ceci convenant mieux à tout le monde, parce que une grande quantité de bois peut être plus facilement et plus avantageusement échangée qu’un nombre de petites quantités, je paie les salaires en argent au lieu de le faire en bois, pourvu toutefois que je puisse faire l’échange du bois contre de l’argent avant que les salaires soient dus. C’est seulement quand je ne peux pas faire cet échange, ou un échange aussi avantageux que je le désire, à moins d’avoir amassé une grande quantité de bois, que j’ai besoin de capital. Même alors je puis ne pas avoir besoin de capital si je parviens à faire un échange partiel ou d’essai en empruntant sur mon bois. Si je ne peux pas ou ne veux pas soit vendre mon bois, soit emprunter sur lui, et cependant si je désire continuer à accumuler un grand stock de bois, alors j’aurai besoin de capital. Mais il est évident que j’ai besoin de capital non pour payer les salaires des ouvriers, mais pour accumuler une grande quantité de bois. Il en est de même lorsqu’on creuse un tunnel. Si les ouvriers étaient payés en tunnel (ce qui pourrait facilement se faire en les payant avec les actions de la compagnie), aucun capital ne serait nécessaire pour le paiement des salaires. C’est seulement lorsque les entrepreneurs désirent accumuler du capital sous forme de tunnel, qu’ils ont besoin de capital. Pour en revenir à notre premier exemple : le changeur auquel je vends mon argent ne peut entreprendre son genre d’affaires sans capital. Mais ce n’est pas pour me faire une avance de capital quand il reçoit mon argent et me rend de l’or, qu’il a besoin de capital. Il en a besoin parce que le genre de ses affaires demande qu’il ait sous la main une certaine somme de capital, afin que lorsque vient un chaland il puisse faire l’échange que celui-ci désire.

Et nous retrouverons ceci dans chaque branche de production. On n’a jamais besoin de mettre de côté du capital pour payer les salaires quand le produit du travail pour lequel on paie les salaires, est échangé aussitôt qu’exécuté ; cela est seulement nécessaire quand le produit est emmagasiné ou, ce qui est la même chose pour l’individu, est placé dans le courant général des échanges, sans en être immédiatement retiré, c’est-à-dire vendu à crédit. Mais le capital qui est alors nécessaire ne l’est pas pour payer les salaires, ni pour faire des avances au travail, comme on le dit toujours à propos du produit du travail. Ce n’est jamais parce qu’il fait travailler que le producteur a besoin de capital ; mais bien parce que, non seulement il occupe des ouvriers, mais parce qu’il vend ou accumule les produits du travail ou spécule dessus. C’est en général le cas pour tous les patrons.

Récapitulons : l’homme qui travaille pour lui-même reçoit son salaire dans les choses qu’il produit, telles qu’il les produit, et échange cette valeur contre une autre toutes les fois qu’il vend le produit. L’homme qui travaille pour un autre, pour un salaire stipulé, payé en argent, travaille sous un contrat d’échange. Il crée également son salaire à mesure qu’il exécute son travail, mais il ne le reçoit pas, excepté en des temps fixés, en une somme fixée et sous une forme différente. À mesure qu’il accomplit son travail, il avance l’échange ; quand il reçoit son salaire, l’échange est achevé. Pendant tout le temps qu’il gagne son salaire, il avance du capital à son patron, mais en aucun moment, à moins que le salaire soit payé avant le commence ment du travail, le patron ne lui avance du capital. Que le patron qui reçoit le produit en échange du salaire, l’échange à nouveau immédiatement, ou qu’il le garde un certain temps, cela n’altère pas plus le caractère de la transaction, que ne le fait l’emploi final du produit fait par celui qui s’en sert en dernier, emploi qui peut être fait dans une autre partie du globe, et à la fin d’une série de centaines d’échanges.


CHAPITRE IV.

CE N’EST PAS LE CAPITAL QUI POURVOIT À L’ENTRETIEN DES OUVRIERS.

Mais le lecteur peut encore rencontrer sur sa route une pierre d’achoppement.

Comme le laboureur ne peut pas manger le sillon qu’il creuse, ni la machine à vapeur partiellement achevée aider en aucune façon à produire les vêtements que porte le machiniste, n’ai-je pas, comme le dit John Stuart Mill, « oublié que les habitants d’un pays sont entretenus, voient leurs besoins satisfaits, non par le produit du travail présent, mais par celui du passé ? » Ou, pour employer les mots dont se sert mistress Fawcett dans un traité élémentaire et populaire, n’ai-je pas « oublié que bien des mois doivent s’écouler entre le moment où l’on sème et celui

  1. « L’industrie est limitée par le capital : il ne peut y avoir plus d’industrie qu’il n’y a de matières à travailler ou d’aliments à manger. Quelque évident que cela soit, on oublie souvent que le peuple d’un pays est soutenu et nourri non pas par le produit du travail présent, mais par celui du passé. Il consomme ce qui a été produit et non ce qui va être produit. Dans ce qui a été produit, une part seulement est consacrée à entretenir le travail productif, et ce travail ne sera et ne pourra être plus grand que cette portion (qui est le capital du pays) ne peut procurer de la nourriture ou des matériaux et instruments de production. » — John Stuart Mill : Principes d’Économie Politique. Livre I, chap. v, sect. 1.
  2. Je parle du travail produisant du capital pour plus de clarté. Ce que produit toujours le travail c’est, soit de la richesse (qui peut être ou ne pas être du capital),soit des services, les cas où il ne produit rien étant exceptionnels. Là où l’objet du travail est simplement la satisfaction du maître, quand je prends un homme pour cirer mes souliers, par exemple, je ne paie pas le salaire sur le capital, mais sur la richesse que j’ai consacrée non à des usages productifs, mais à la satisfaction de mes désirs. Même si l’on considère de semblables salaires comme pris sur le capital, par l’effet de l’acte lui-même, ils passent de la catégorie du capital à celle de la richesse consacrée à la satisfaction des désirs du possesseur ; c’est comme si un marchand de tabac prenait sur son fonds une douzaine de cigares et les mettait dans sa poche pour son usage personnel, au lieu de les vendre.