Progrès et Pauvreté/Livre 2/2

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 96-122).

parler de Malthus et ceux qui n’ont pas la moindre idée de sa théorie, la professent et en raisonnent.

Néanmoins, comme la théorie courante des salaires a dû s’évanouir devant un examen sérieux, de même je crois que sa jumelle, la théorie de Malthus, doit disparaître devant l’étude des faits. En prouvant que les salaires ne sont pas tirés du capital, nous avons soulevé de terre cet Antée.


CHAPITRE II.

ÉTUDE DES FAITS.

L’acceptation de la théorie de Malthus et la haute autorité dont elle a été revêtue font qu’il m’a semblé nécessaire de revoir les causes qui ont contribué à lui donner une si grande influence dans la discussion des questions sociales.

Mais quand nous soumettrons la théorie elle-même à l’épreuve d’une analyse approfondie, je crois que nous la trouverons aussi insoutenable que la théorie courante des salaires.

D’abord les faits qui sont cités à l’appui de cette théorie ne sont pas concluants, et les analogies invoquées ne lui apportent aucun soutien.

En second lieu, il y a des faits qui la réfutent complètement. Je vais au cœur de la question en disant que rien ne justifie, par expérience ou par analogie, la supposition qu’il y a une tendance de la population à augmenter plus vite que les moyens de subsistance. Les faits cités pour prouver cette tendance montrent simplement que là où, par l’effet de l’éparpillement de la population, comme dans les pays nouveaux, là où par l’effet de la distribution inégale de la richesse, comme parmi les classes pauvres des pays anciens, la vie humaine est occupée par les nécessités physiques de l’existence, la tendance de la reproduction est parfois, lorsqu’elle n’est pas réfrenée, trop développée par rapport aux moyens de subsistance. Mais il n’est pas légitime d’inférer de ceci que cette tendance aurait la même force si la population était suffisamment dense, et la richesse distribuée avec une égalité suffisante, pour élever une communauté entière au-dessus de la nécessité de consacrer toutes ses forces à lutter seulement pour vivre. On ne peut pas non plus supposer que cette tendance, en causant la pauvreté, doive empêcher l’existence d’une semblable communauté ; car ce serait supposer le point en question et tourner dans un cercle. Et même en admettant que cette tendance doive en fin de compte produire la pauvreté, on ne peut pas dire que la pauvreté existante est entièrement due à cette cause, à moins qu’on ne prouve qu’il n’y, a pas d’autre cause à laquelle on puisse attribuer la pauvreté, chose absolument impossible dans l’état actuel du gouvernement, des lois et des coutumes.

C’est ce que montre l’Essai sur la population lui-même. Ce livre fameux, dont on parle plus souvent qu’on ne le lit, mérite cependant bien une lecture, ne serait-ce que par curiosité littéraire. Le contraste entre les mérites du livre lui-même et l’effet qu’il a produit ou qu’on lui attribue (car bien que Sir James Stewart, M. Townsend, et d’autres, partagent avec Malthus la gloire d’avoir découvert le « principe de population, » c’est l’Essai sur la Population qui l’a mis en avant), est, à ce qu’il me semble, une des choses les plus remarquables dans l’histoire de la littérature ; et il est aisé de comprendre pourquoi Godwin, dont la Justice Politique avait provoqué l’Essai sur la Population, a, jusque dans sa vieillesse, dédaigné de répondre. Malthus commence par supposer que la population tend à augmenter suivant une progression géométrique, tandis que la subsistance, en mettant les choses au mieux, n’augmente que suivant une progression arithmétique, supposition aussi valable, et pas plus, que celle qu’on tirerait de ce fait : un petit chien double la longueur de sa queue pendant qu’il ajoute autant de livres à son poids, affirmons donc une progression géométrique de queue et une progression arithmétique de poids. Et la déduction tirée de la supposition ressemble à celle que Swift dans une satire aurait pu attribuer aux savants d’une île auparavant sans chiens ; ces savants en rapprochant les deux progressions auraient pu en déduire cette « conséquence frappante » que, en même temps que le chien atteint un poids de cinquante livres, sa queue doit dépasser un mille de long et devenir très difficile à remuer, qu’il faut donc, si on ne veut pas en venir aux amputations constantes comme remède positif, prévenir le mal par un bandage. Après avoir commencé par une semblable absurdité, l’essai renferme une longue argumentation en faveur de l’imposition d’un droit sur l’importation, et le paiement d’une prime sur l’exportation des grains, idée qu’on a depuis longtemps renvoyée aux limbes des erreurs condamnées. Et dans tout le cours de l’ouvrage on trouve des passages qui prouvent de la part du vénérable gentleman l’incapacité la plus ridicule de pensée logique, comme par exemple quand il dit que, si les salaires étaient augmentés par jour de dix — huit pence ou deux shellings à cinq shellings, la viande augmenterait nécessairement de prix de huit ou neuf pence par livre à deux ou trois shellings, et que par conséquent la condition des classes ouvrières ne serait pas améliorée ; c’est une manière de présenter les faits que je ne peux mettre en parallèle qu’avec ce que me soutint une fois très gravement un certain imprimeur : parce qu’un auteur qu’il avait connu avait quarante ans quand lui en avait vingt, il déclarait que l’auteur devait maintenant avoir quatre-vingts ans puisque lui (l’imprimeur) en avait quarante. Cette confusion de pensée ne perce pas seulement de temps en temps, elle caractérise l’ouvrage entier[1]. Le corps du livre est occupé par ce qui est en réalité une réfutation de ce qu’avance le livre, car la revue de ce que Malthus appelle les freins positifs à l’excès de population, prouve simplement que les résultats qu’il attribue à l’excès de population ont actuellement d’autres causes. De tous les cas cités, et à ce sujet le monde entier, ou à peu près, est passé en revue, dans lesquels le vice et la misère arrêtent l’accroissement, soit en limitant le nombre des mariages, soit en abrégeant la longueur de la vie humaine, il n’y en a pas un seul dans lequel on puisse attribuer au vice et à la misère l’accroissement actuel du nombre de bouches dépassant la force des mains qui les accompagnent pour les nourrir ; mais dans chaque cas on voit le vice et la misère naître soit de l’ignorance et de la rapacité, soit d’un mauvais gouvernement, de lois injustes, ou d’une guerre destructive.

Et ce que Malthus n’a pas su prouver, personne ne l’a su depuis lui. On peut inspecter le globe entier, fouiller dans l’histoire, et chercher vainement un exemple d’un grand pays[2] où la pauvreté et le besoin soient uniquement attribuables à l’excès de population. Quelque soient les dangers possibles renfermés dans la puissance d’accroissement de l’humanité, ils n’ont encore jamais éclaté. Quelqu’ils puissent être parfois, ce n’est pas encore là le mal dont a souffert l’humanité. La population tendant toujours à dépasser les limites que lui imposent les moyens de subsistance ! Comment se fait-il alors que notre globe, depuis les milliers ou les millions d’années que l’homme y habite, ait encore une population si clairsemée ? Comment se fait-il


alors que tant de ruches de la vie humaine soient aujourd’hui désertes, que des champs jadis cultivés soient aujourd’hui couverts de broussailles, et que les bêtes sauvages lèchent leurs petits là où s’agitaient autrefois des foules humaines affairées ?

Il est de fait que pendant que nous comptons des millions d’hommes comme accroissement de population, nous perdons ceci soit un fait que dans ce que nous connaissons de l’histoire du monde, la décroissance de population est aussi commune que l’augmentation. Quant à savoir si aujourd’hui la population entière du globe est plus considérable qu’à une période antérieure quelconque, nous ne pouvons là-dessus faire que des conjectures. Depuis que Montesquieu, au commencement du siècle dernier, affirmait (et cela devait être alors l’impression dominante) que la population de la terre a beaucoup diminué depuis l’ère chrétienne, l’opinion a complètement changé. Mais des recherches et explorations nouvelles ont donné du crédit à ce qu’on avait d’abord considéré comme des récits exagérés des historiens et voyageurs anciens, elles ont révélé des indices de populations plus denses et de civilisations plus avancées qu’on ne le soupçonnait, et d’une antiquité plus haute de la race humaine. Et en fondant notre estimation de la population sur le développement du commerce, sur le développement des arts, sur la grandeur des villes, nous serons plutôt conduits à estimer trop bas la densité de la population que la culture intensive, caractéristique des civilisations primitives, pouvait soutenir, particulièrement là où l’on avait recours aux irrigations. Comme nous pouvons le voir dans les districts très cultivés de la Chine et de l’Europe, une population très considérable, ayant des habitudes simples, peut exister alors même que le commerce est peu développé, que les arts dans lesquels le progrès moderne a été le plus marqué sont encore en enfance, et que la tendance que montrent les populations modernes à se concentrer dans la ville, n’existe pas[3].

Le seul continent qui compte assurément un plus grand nombre d’habitants qu’autrefois, c’est l’Europe. Mais ceci n’est pas vrai de toutes les parties de l’Europe. Il est certain que la Grèce, les îles de la Méditerranée, la Turquie d’Europe, probablement l’Italie et peut-être l’Espagne, ont été plus peuplées qu’aujourd’hui, et cela peut encore être vrai de certaines parties du nord-ouest, est, et centrales de l’Europe.

L’Amérique aussi a augmenté de population pendant le temps où nous savons quelque chose d’elle ; mais cette augmentation n’est pas aussi considérable qu’on le suppose en général, quelques estimations donnant au Pérou seul, lors de la découverte, une population plus nombreuse que celle qui existe aujourd’hui dans toute l’Amérique du sud. Tout porte à croire que la population a été déclinant en Amérique avant la découverte. Quelles grandes nations ont rempli leur carrière, quels empires se sont élevés puis sont tombés, dans « ce nouveau monde qui est l’ancien, » c’est ce que nous pouvons seulement imaginer. Mais des fragments de ruines considérables attestent l’existence d’une civilisation et d’une grandeur disparues ; au milieu des forêts tropicales du Yucatan et de l’Amérique centrale on trouve les restes de grandes cités oubliées déjà lors de la conquête espagnole ; Mexico, lorsque Cortez y arriva, montrait la superposition d’un état de barbarie à un développement social supérieur, et dans une grande partie de ce qui est aujourd’hui les États-Unis, on trouve des remparts disséminés qui prouvent l’existence d’une population relativement dense, et çà et là, comme dans les mines de cuivre du lac supérieur, des traces

d’un art supérieur à celui que connaissaient les Indiens quand les blancs entrèrent en relation avec eux.

Quant à l’Afrique, il ne peut y avoir de doute. Le nord de l’Afrique ne contient qu’une fraction de la population qu’elle a eue dans les anciens temps ; la vallée du Nil a renfermé jadis une population énorme en comparaison de celle d’aujourd’hui, tandis que dans le sud du Sahara rien ne prouve qu’il y ait eu un accroissement depuis les temps historiques, et là, la traite des noirs a certainement amené la dépopulation.

Pour l’Asie, qui même aujourd’hui, renferme plus de la moitié de la race humaine, bien qu’au point de vue de la densité, elle soit moitié moins peuplée que l’Europe, nous avons des indications qui montrent que l’Inde et la Chine ont été beaucoup plus peuplées que maintenant, et que ce grand terrain producteur d’hommes d’où sont partis des essaims entiers pour l’Inde et la Chine puis pour l’Europe, a dû être bien plus populeux. Là où le changement est le plus marqué, c’est en Asie Mineure, en Syrie, en Babylonie, en Perse, dans tout le pays en un mot qu’avaient soumis les armées conquérantes d’Alexandre. Là où furent jadis de grandes cités et des foules immenses, on trouve aujourd’hui des villages malpropres et des déserts stériles.

Parmi toutes les théories qui ont été énoncées, il est étrange qu’on n’ait pas répandu l’idée qu’il y a sur la terre une quantité fixée de vie humaine. Cela s’accorderait en tous cas mieux avec les faits historiques, que ne le fait l’idée d’une tendance excessive de population. Il est clair qu’ici la population diminue et que là elle augmente ; ses centres ont changé ; de nouvelles nations sont nées, de vieilles nations ont décliné ; des pays à peine connus sont devenus populeux, et les pays populeux, déserts ; mais aussi loin que nous pouvons remonter sans tomber dans l’âge des suppositions, rien ne nous prouve un accroissement continu de population, ou même un accroissement périodique. Autant que nous pouvons nous en rendre compte, jamais les pionniers des peuples n’ont avancé dans des terres complètement inhabitées, leur marche a toujours été une bataille contre quelque autre peuple possédant antérieurement la terre ; derrière des empires que nous connaissons obscurément, apparaissent dans le lointain les fantômes d’empires plus vaguement entrevus encore. Que la population du monde ait commencé par être très peu de chose, c’est ce que nous affirmons hardiment, car nous savons que pendant une certaine époque géologique la vie humaine ne pouvait exister, et nous ne pouvons croire que les hommes soient nés tous ensemble comme des dents de dragon semées par Cadmus ; cependant à travers les échappées de vue où l’histoire, la tradition, les antiquités jettent une lumière qui se perd vite en faibles rayons, nous pouvons discerner de grandes populations. Et pendant ces longues périodes le principe de population n’a pas été assez fort pour remplir le monde, ou même autant que nous pouvons en juger, pour augmenter matériellement sa population totale. Étant données ses capacités pour entretenir la vie humaine, la terre dans son ensemble est encore peu peuplée.

Il y a un autre fait très général qui ne peut manquer de frapper quiconque regarde au delà de la société moderne. Malthus enseigne comme loi universelle que la tendance naturelle de la population est de dépasser les moyens de subsistance. Si cette loi est vraie, elle doit se manifester partout où la population atteint une certaine densité, comme le font les grandes lois naturelles. Comment se fait-il alors que ni dans les croyances et les codes classiques, ni dans ceux des Juifs, des Égyptiens, des Hindous, des Chinois, ni parmi les peuples qui ont formé des associations étroites, des croyances et des codes, nous ne trouvions aucun encouragement à la pratique de ces contraintes prudentes que conseille Malthus ; mais qu’au contraire la sa gesse des siècles, les religions du monde, aient toujours enseigné comme un devoir civique et religieux, l’opposé de ce que l’économie politique courante conseille, de ce que Annie Besant essaie en ce moment de populariser en Angleterre ?

Et l’on doit se rappeler que des sociétés ont existé où la communauté garantissait à chaque membre un emploi et des moyens de subsistance. John Stuart Mill dit (livre II, chap. XII, section II) que, accorder cette garantie sans régler les mariages et les naissances, c’est produire un état général de misère et de dégradation. « Ces conséquences, » dit-il, « ont été si souvent et si clairement signalées par des auteurs connus, qu’il est impardonnable aux personnes instruites de les ignorer. » Cependant à Sparte, au Pérou, dans le Paraguay, et dans les communautés industrielles qui semblent, presque partout, avoir constitué l’organisation agricole primitive, on paraît avoir été dans l’ignorance profonde de ces terribles conséquences d’une tendance naturelle.

À côté de ces faits très généraux, il y a des faits qui ressortent de l’expérience de chacun, et qui semblent absolument en désaccord avec cette tendance excessive à la multiplication. Si la tendance à la reproduction est aussi puissante que le suppose Mathus, comment se fait-il que si souvent des familles s’éteignent, et des familles qui ne connaissent pas le besoin ? Comment se fait-il donc, lorsque toute prime est offerte par des titres héréditaires et des possessions héréditaires, non seulement au principe d’accroissement, mais à la conservation de la science généalogique, et à la preuve de la descendance, que dans une aristocratie comme celle de l’Angleterre, tant de pairies tombent, et que de siècle en siècle on soit obligé de faire des créations nouvelles de pairs pour conserver la Chambre haute ?

Pour trouver un exemple solitaire d’une famille ayant duré très longtemps, bien qu’ayant sa subsistance assurée, et étant comblée d’honneurs, il faut que nous le cherchions dans la Chine immuable. Là existent encore les descendants de Confucius, et ils jouissent de privilèges particuliers et d’une grande considération, si bien qu’ils forment en réalité la seule aristocratie. D’après la supposition que la population tend à doubler tous les vingt-cinq ans, ils devraient être, 2, 150 ans après la mort de Confucius, 859, 559, 193, 106, 709, 670, 198, 710, 528. Au lieu de ce nombre inimaginable, les descendants de Confucius, 2, 150 ans après sa mort, sous le règne de Kanghi, étaient 11, 000 mâles, ou disons 22, 000 âmes. Cela fait une grande différence, d’autant plus frappante si l’on se rappelle que la considération en laquelle on tient cette famille à cause de son ancêtre « le plus saint des anciens maîtres, » a dû empêcher toute application du frein positif, et que les maximes de Confucius sont loin d’enseigner la pratique du frein de prudence.

Cependant on peut dire que même cet accroissement est très considérable. Vingt-deux mille personnes descendant d’un seul couple en 2, 150 ans, voilà qui est loin de la progression de Malthus, et qui cependant suggère l’idée d’un encombrement possible.

Examinons la chose. Un accroissement de descendants ne prouve pas un accroissement de population. Smith et sa femme ont un fils et une fille qui respectivement épousent la fille et le fils de quelqu’un d’autre, et ont chacun deux enfants. Smith et sa femme auront ainsi quatre petits-enfants ; mais cela ne fera pas une génération plus nombreuse que l’autre ; chaque enfant ayant quatre grands — parents. En supposant que cela se renouvelle, les descendants finiront par être des centaines, des milliers, des millions ; mais dans chaque génération de descendants il n’y aura pas plus d’individus qu’il n’y en avait dans une génération quelconque d’ancêtres. Le tissu des générations est comme une toile où les fils sont en treillis ou en diagonales. En commençant à un point quelconque du sommet, les yeux suivent des lignes qui à la fin divergent considérablement ; mais en commençant à un point quelconque de la fin, les suivent des lignes qui divergent de la même façon vers le sommet. Combien un homme peut-il avoir d’enfants, c’est problématique, mais qu’il a deux parents voilà qui est certain, et que ceux-ci ont également eu chacun deux parents, voilà qui est encore certain. En suivant cette progression géométrique à travers quelques générations n’arrivons-nous pas à des « conséquences aussi frappantes » que celles de M. Malthus peuplant les systèmes solaires ?

Que ces considérations nous conduisent à une étude plus sérieuse. J’affirme que les cas cités communément comme des exemples de population excessive, ne supportent pas l’examen. C’est dans l’Inde, la Chine, l’Irlande que l’on prend les plus forts de ces cas. Dans chacun de ces pays de grands nombres d’hommes sont morts de faim, ou sont réduits à la misère la plus abjecte, ou à l’émigration. Est-ce réellement le résultat d’un excès de population ?

En comparant la population totale à la surface totale, l’Inde et la Chine sont loin d’être les pays du monde où la population est la plus dense. Suivant les estimations de MM. Behm et Wagner, l’Inde n’a que 132 habitants par mille carré, la Chine 119 ; tandis que la Saxe a 442 habitants par mille carré, la Belgique 441, l’Angleterre 422, les Pays-Bas 291, l’Italie 234, et le Japon 233[4]. Il y a donc dans ces deux pays de grands espaces inoccupés ou incomplètement occupés, et même leurs parties les plus peuplées pourraient, sans aucun doute, faire vivre une population plus nombreuse, dans de meilleures conditions, car dans ces deux pays le travail est appliqué à la production d’une façon aussi grossière et aussi peu productive que possible, pendant que de grandes ressources naturelles sont absolument négligées. Cela ne tient nullement à une incapacité innée chez le peuple, car les Hindous, ainsi que l’a montré la philologie comparée, sont de notre sang, et la Chine possédait une civilisation très développée, et les rudiments des inventions modernes les plus importantes alors que nos ancêtres étaient des sauvages errants. Cela vient de la forme qu’a revêtue dans ces deux pays l’organisation sociale, qui a enchaîné la puissance productive, et privé l’industrie de sa récompense.

Depuis un temps immémorial les classes ouvrières dans l’Inde ont été refoulées par les exactions et l’oppression dans un état de dégradation sans remède et sans espoir. Pendant des siècles et des siècles le cultivateur du sol s’est estimé heureux quand un bras plus fort que le sien lui laissait sur le produit de son travail, de quoi se nourrir et semer l’année suivante ; là, nulle part on ne pouvait accumuler en sûreté du capital et surtout l’employer un peu largement à aider la production ; toute richesse qu’on pouvait arracher au peuple était en la possession de princes qui ne valaient guère mieux que des chefs de voleurs disséminés dans le pays, ou entre les mains de leurs fermiers ou de leurs favoris ; et elle était gaspillée en un luxe inutile ou pire qu’inutile, pendant que la religion qui s’était transformée en une superstition terrible et compliquée, tyrannisait les esprits comme la force physique tyrannisait les corps. Dans de semblables conditions, les seuls arts qui pussent prospérer étaient ceux qui servaient l’ostentation et le luxe des puissants. Les éléphants du rajah brillaient sous l’or merveilleusement travaillé, et les parasols, symboles de sa puissance royale, étincelaient de pierres précieuses ; mais la charrue du ryot n’était qu’un bâton dégrossi. Les femmes du rajah s’enveloppaient de mousselines si fines qu’on les appelait un souffle tissé, mais les instruments des artisans étaient tout ce qu’il y a de plus pauvre et de plus grossier, et tout commerce ne pouvait se faire qu’à la dérobée.

N’est-il pas évident que cette tyrannie et cette insécurité ont produit la misère et la famine dans l’Inde ; et que ce n’est pas, comme le dit Buckle, l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance, qui a produit la misère, et la misère la tyrannie[5]. Le Rév. William Tennant, chapelain au service de la Compagnie des Indes orientales, qui écrivait en 1796, deux ans avant la publication de l’Essai sur la population, disait :

« Quand on pense à la grande fertilité de l’Hindoustan, on s’étonne de la fréquence des famines. Elles ne viennent évidemment pas de la stérilité du sol ou du climat ; le mal doit être attribué à quelque cause politique, et il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour découvrir qu’il vient de l’avarice et des extorsions des différents gouvernements. Le grand aiguillon de l’industrie, la sécurité, manque. Il s’ensuit que personne ne fait pousser plus de grain qu’il n’en faut pour soi-même, et que la première saison défavorable à la culture produit la famine.

« À aucune période le gouvernement mongol n’offrit pleine sécurité au prince, encore moins à ses vassaux ; pour les paysans, la protection était illusoire. C’était un tissu continuel de violences et d’insurrections, de trahisons et de punitions, avec lesquelles ni le commerce ni les arts ne pouvaient prospérer, et l’agriculture se pratiquer d’une façon systématique. Sa chute donna naissance à un état de choses encore plus malheureux, puisque l’anarchie est pire que la tyrannie. Le gouvernement mahométan était si méprisable que les nations européennes n’eurent même pas le mérite de le renverser. Il tomba sous le poids de sa propre corruption et il a été remplacé par la tyrannie variée de petits chefs dont les droits au commandement consistaient en leur trahison envers l’État, et dont les exactions sur les paysans n’avaient pas plus de limites que leur avarice. Les impôts du gouvernement étaient levés, et le sont encore là où les natifs règnent, deux fois par an par des bandits impitoyables formant un semblant d’armée, qui, de gaieté de cœur détruisaient ou emportaient la part du produit que réclamait leur caprice ou leur avidité, après avoir chassé les paysans infortunés des villages dans les bois. Toute tentative faite pour défendre leurs personnes ou leurs propriétés dans les murs de boue de leurs villages, ne faisait qu’attirer sur les utiles, mais malheureux paysans, une vengeance terrible. Ils étaient alors enveloppés, attaqués avec de la mousqueterie et des pièces de campagne, jusqu’à cessation de résistance ; les survivants étaient vendus, leurs habitations brûlées et rasées. Ainsi vous rencontrerez fréquemment les ryots ramassant les restes dispersés de ce qui était hier leurs habitations, si la peur les a laissés y revenir ; mais plus souvent vous verrez les ruines fumant, après une seconde visite de ce genre, sans qu’une créature humaine trouble le silence imposant de la désolation. Cette description s’applique non seulement aux chefs mahométans, mais encore aux rajahs des districts hindous[6]. »

À cette rapacité impitoyable qui aurait produit le besoin et la famine, y aurait-il eu seulement un habitant par mille carré, et la terre aurait-elle été un jardin d’Éden, succéda au début de la domination anglaise dans l’Inde, une nouvelle rapacité impitoyable, appuyée sur une puissance irrésistible. Macaulay dans son essai sur Lord Clive, dit :

« D’énormes fortunes s’entassèrent rapidement à Calcutta, pendant que des millions de créatures humaines étaient réduites à la dernière misère. Elles avaient été accoutumées à vivre sous la tyrannie, mais pas sous une pareille tyrannie. Elles trouvaient le petit doigt de la Compagnie plus pesant que les reins de Surajah Dowlah… C’était le gouvernement de génies du mal plutôt que celui de tyrans humains. Parfois les Hindous se soumettaient, patients dans leur misère. Parfois ils fuyaient devant l’homme blanc comme leurs pères avaient fui devant le Maharatte, et souvent le palanquin du voyageur anglais traversait des villes et des villages silencieux que la nouvelle de son approche avait rendus déserts. »

Sur ces horreurs que Macaulay ne fait que signaler, l’éloquence vive de Buckle jette une lumière plus éclatante, et montre des districts entiers livrés à la cupidité de ce qu’il y a de pire dans l’espèce humaine, des paysans frappés par la pauvreté, torturés pour leur arracher leurs petits trésors, et des régions populeuses changées en désert.

Mais la licence sans frein du premier gouvernement anglais fut bientôt réprimée. La main ferme de l’Angleterre a donné à toute une grande population plus que la paix romaine ; les principes équitables de la loi anglaise ont été répandus par un ensemble très étudié de codes, et des magistrats ont été institués pour assurer au plus humble de ces peuples abjects les droits d’un anglo-saxon libre ; on a coupé la péninsule de lignes de chemins de fer, et construit de grands travaux d’irrigation. Et cependant, redoublant de fréquence, les famines se sont succédées, se développant avec une plus grande intensité sur des surfaces plus grandes.

Ceci n’est-il pas une démonstration de la théorie de Malthus ? Cela ne prouve-t-il pas que quelque augmentés que soient les moyens de subsistance la population ne continue pas moins à être excessive par rapport à eux ? Cela ne montre-t-il pas, comme le soutenait Malthus, que fermer les écluses par les quelles était emporté le trop-plein de population, c’est forcer la nature à en ouvrir d’autres, et que, à moins que les sources de l’accroissement de population ne soient prudemment en rayées, il n’y a d’autre alternative que la guerre ou la famine ? C’est là l’explication orthodoxe. Mais, d’après les faits mis en lumière par les journaux anglais à la suite des récentes discussions sur les affaires de l’Inde, la vérité c’est que ces famines qui ont détruit et détruisent encore des millions d’hommes, ne sont pas plus causées par l’excès de population sur les moyens de subsistance, que ne l’était la ruine du Karnatic, quand les cavaliers d’Hyder-Ali y avaient passé comme un tourbillon destructeur.

Les millions d’habitants de l’Inde ont courbé le cou sous le joug de bien des conquérants, mais le pire de tous c’est celui de la domination anglaise constante et écrasante, dont le poids pousse positivement hors de l’existence des millions d’hommes et qui, ainsi que le montrent les écrivains anglais, tend inévitablement à une catastrophe effrayante et énorme. D’autres conquérants ont habité le pays, et bien que mauvais et tyranniques, ont compris le peuple et ont été compris de lui ; mais aujourd’hui l’Inde est comme un grand domaine possédé par un propriétaire étranger et toujours absent. Une administration civile et militaire très considérable est entretenue et remplie par les Anglais qui regardent l’Inde comme un lieu d’exil temporaire ; et une somme énorme, estimée à 20,000,000 de livres au moins, annuellement levée sur une population où les ouvriers sont, dans bien des endroits et lorsque les temps sont bons, heureux de travailler en recevant de 1 dime (environ 0, 50 centimes) ou 1 dime 1/2, à 4 dimes par jour, s’en va en Angleterre sous forme de remises, de pensions, de charges du gouvernement, etc., sans qu’il y ait jamais compensation. Les sommes immenses dépensées en chemins de fer ont été, au point de vue économique, improductives ainsi que le montrent les revenus ; les grands travaux d’irrigation ont été pour la plupart de coûteux insuccès. Dans plusieurs régions importantes de l’Inde, les Anglais, dans leur désir de créer une classe de propriétaires terriens, ont mis le sol en la possession absolue des récolteurs héréditaires d’impôts, qui l’affermèrent sans merci aux cultivateurs, aux taux les plus élevés. Dans d’autres régions où l’État perçoit lui-même l’impôt sous forme de taxe sur la terre, le taux en est si élevé et il est recueilli avec tant de dureté, que les ryots, qui, dans les bonnes saisons, ne récoltent que juste ce qu’il leur faut pour vivre, tombent forcément entre les griffes des usuriers plus rapaces encore, si c’est possible, que les zémindars. Sur le sel, article de première nécessité, surtout quand la nourriture est entièrement végétale, il y a un impôt de près de douze pour cent, ce qui empêche tout emploi industriel du sel, et fait que beaucoup de gens ne peuvent même pas en acheter assez pour conserver en bonne santé eux ou leurs bestiaux. En dessous des employés anglais il y a une horde d’employés nés dans le pays qui oppriment et extorquent. L’effet de la législation anglaise, avec ses règlements rigides, et sa procédure qui paraissait mystérieuse aux indigènes, fut de mettre un instrument puissant de pillage entre les mains des prêteurs d’argent du pays auxquels les paysans étaient forcés d’emprunter à des taux extravagants pour payer leurs impôts, et envers lesquels ils s’engageaient facilement par des bons dont ils ne connaissaient pas la signification. « Nous ne nous soucions pas du peuple de l’Inde » écrit Florence Nightingale, comme avec un sanglot. « Ce qu’on peut voir de plus triste en Orient, et probablement dans le monde entier, c’est le paysan de notre Empire oriental. » Et elle prouve que les causes des terribles famines sont les taxes qui enlèvent aux paysans les moyens de culture, et l’esclavage où sont réduits les ryots ; « conséquences de nos lois » qui font que dans « le plus fertile pays du monde, règne une demi-famine chronique là où ne règne pas une famine absolue[7]. »

« Les famines qui ont dévasté l’Inde » dit H.-M. Hyndman[8] « sont avant tout des famines financières. Les hommes et les femmes ne peuvent gagner leur nourriture parce qu’ils ne peuvent amasser de l’argent pour l’acheter. Cependant nous sommes forcés, disons-nous, d’imposer davantage ce peuple. » Et il montre comment, des pays frappés par la famine eux-mêmes, on exporte la nourriture comme paiement des impôts, comment l’Inde entière est soumise à des saignées continuelles et épuisantes qui, combinées avec les énormes dépenses du gouvernement, rendent d’année en année le pays plus pauvre. Les exportations de l’Inde sont presque exclusivement composées de produits agricoles. Pour au moins un tiers de ceux-ci il ne rentre rien dans le pays, car ces produits représentent le tribut, les lettres de change tirées par les Anglais sur les Indes, ou les dépenses de la branche anglaise du gouvernement de l’Inde[9]. Ce qui, pour le reste, retourne dans l’Inde consiste en munitions pour le gouvernement, ou en articles de luxe employés par les maîtres anglais de l’Inde. M. Hyndman montre que les dépenses du gouvernement ont considérablement augmenté sous la domination impériale ; que les impôts qui pèsent sur une population si pauvre que les masses ne sont qu’à moitié nourries, lui enlèvent ses derniers moyens de cultiver le sol ; que le nombre des jeunes bœufs (l’animal de trait des Hindous) diminue, et que les rares instruments de culture sont engagés chez les usuriers, car « nous, un peuple d’affaires, nous forçons les cultivateurs à emprunter à 12, 24, 60 pour cent[10] pour construire et payer l’intérêt de la dépense, de grands travaux publics qui n’ont jamais rendu cinq pour cent. » M. Hyndman écrit : « La vérité est que la société hindoue dans son ensemble a été appauvrie d’une façon épouvantable sous notre domination, et que cela continue avec une rapidité effrayante ; » voilà un exposé des choses dont la vérité ne peut être mise en doute, vu les faits présentés non seulement par les écrivains que j’ai cités, mais par des employés de l’administration de l’Inde. Les efforts faits par le gouvernement pour diminuer les famines n’ont fait que rendre plus intense et plus générale leur cause réelle, puisque ces efforts se sont traduits par une augmentation d’impôts. Bien que dans la récente famine de l’Inde du sud, on estime qu’il ait péri six millions d’hommes et que les survivants soient entièrement dépouillés, cependant les taxes n’ont pas été diminuées ou remises, et l’impôt sur le sel qui empêchait déjà les pauvres gens de se servir de cet utile aliment, fut augmenté de 40 p. 0/0, de même qu’après la terrible famine du Bengale en 1770 les revenus s’accrurent parce qu’on augmenta les impôts sur les survivants, et qu’on s’y prit d’une façon plus sévère pour les recueillir.

Dans l’Inde d’aujourd’hui comme dans celle d’autrefois, c’est seulement en n’ayant qu’une vue superficielle des choses qu’on peut attribuer le besoin et la famine à l’excès de population et à l’incapacité du sol de produire assez. Si les cultivateurs pouvaient conserver leur petit capital, s’ils pouvaient échapper à cette saignée qui, même dans les années moyennes, réduit de grandes masses d’entre eux à vivre avec moins qu’il n’en faut aux cipayes, moins que n’en donne aux prisonniers l’humanité anglaise, l’industrie se réveillerait, prendrait des formes plus productives, et suffirait certainement à nourrir une population plus considérable. Il y a encore dans l’Inde de grands espaces incultes, de grandes ressources minérales non employées, et il est certain que la population de l’Inde n’a pas atteint et n’a jamais atteint, dans les temps historiques, la limite réelle que lui imposent les ressources du sol pourvoyant à sa subsistance, ni même le point où ces ressources diminuent avec l’accroissement des emprunts qu’on y fait. La cause réelle de la misère dans l’Inde a été et est encore la rapacité de l’homme et non l’avarice de la nature.

Ce qui est vrai de l’Inde l’est aussi de la Chine. Quelque dense que soit la population dans certaines parties, les faits prouvent que l’extrême pauvreté des basses classes doit être attribuée à des causes semblables à celles qui ont agi dans l’Inde, et non à l’excès de population. L’insécurité est complète, la production se fait dans des conditions extrêmement désavantageuses, le commerce est entravé. Là où le gouvernement est une succession d’actes oppressifs, et où il faut acheter à un mandarin la sécurité pour un capital quelconque ; où les épaules de l’homme sont les grands moyens de transport par terre ; où la jonque est forcément construite de façon à ne pas tenir la mer ; où la piraterie est un commerce régulier ; où les voleurs marchent en régiments, la pauvreté doit prévaloir, et la non-réussite de la moisson, avoir pour résultat la famine, quels que soient l’éparpillement ou la densité de la population[11]. La Chine est capable de nourrir une population beaucoup plus grande, c’est ce que montrent les grandes étendues incultes dont tous les voyageurs attestent l’existence, et les immenses dépôts minéraux qu’on sait y exister. Ainsi, par exemple, on dit que la Chine renferme les mines de charbon les plus riches du globe. On peut facilement imaginer combien l’exploitation de ce charbon aiderait à faire vivre une population plus considérable. Le charbon n’est pas un aliment, c’est vrai ; mais sa production équivaut à une production de nourriture. Car non seulement on peut échanger le charbon pour des aliments, comme cela se fait dans tous les districts houillers, mais encore la force développée par sa combustion peut être employée dans la production des aliments, ou peut permettre au travail de s’appliquer librement à la production des aliments.

Donc ni en Chine, ni dans l’Inde, on ne peut attribuer la pauvreté et la famine à l’excès de la population par rapport aux moyens de subsistance. Ce n’est pas la densité de la population, mais les causes qui empêchent l’organisation sociale de prendre son développement naturel, et le travail de recevoir sa pleine récompense, qui tiennent des millions d’individus sur les limites de la famine, et parfois en précipitent des millions dans des conditions où il n’y a plus qu’à mourir de faim. Si l’Hindou pauvre se trouve heureux quand il peut gagner une poignée de riz, si le Chinois mange des rats et des petits chiens, ce n’est pas parce que la population est trop considérable, pas plus que ce n’est à cause de cela que l’Indien Digger vit de sauterelles, ou les Aborigènes de l’Australie de vers trouvés dans les bois pourris.

Qu’on me comprenne bien. Je ne veux pas simplement dire que l’Inde ou la Chine pourraient, avec une civilisation supérieure, entretenir une population plus considérable, car à ceci accéderait tout partisan de Malthus. La doctrine de Malthus ne nie pas qu’un progrès dans les arts productifs permettrait à un plus grand nombre d’individus de vivre. Mais elle affirme, et c’est là son essence, que, quelle que soit la capacité de production, la tendance naturelle de la population est de la dépasser, et, en essayant de la dépasser, de produire, suivant l’expression de Malthus, ce degré de vice et de misère qui est nécessaire pour empêcher un plus grand accroissement ; de sorte que si les forces productives augmentent, la population augmentera d’une quantité correspondante, et, en peu de temps, les mêmes résultats qu’auparavant se reproduiront. Ce que je veux dire, c’est ceci : on ne peut pas trouver, en quelque endroit que ce soit, un seul exemple à l’appui de cette théorie ; nulle part on ne peut attribuer la misère uniquement à l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance, dans l’état actuel du savoir humain ; partout le vice et la misère, attribués à l’excès de population, peuvent l’être à la guerre, à la tyrannie, à l’oppression, qui empêchent les découvertes scientifiques d’être utilisées, et suppriment la sécurité essentielle à la production. La raison pour laquelle l’accroissement naturel de la population ne produit pas la misère, nous la découvrirons tout à l’heure. Le fait lui-même est la seule chose que nous ayons à constater en ce moment. Et ce fait est évident dans l’Inde et dans la Chine. Il le sera partout où nous chercherons les causes des résultats qu’une vue superficielle des choses attribue souvent à l’excès de population.

De tous les pays de l’Europe, c’est l’Irlande qui fournit le plus grand nombre d’exemples d’excès de population. L’extrême pauvreté des paysans et le taux très bas des salaires existant dans ce pays, font qu’on parle toujours de la famine irlandaise, de l’émigration irlandaise, comme démontrant, sous les yeux du monde civilisé, la théorie de Malthus. Je ne sais pas si on peut citer un exemple plus frappant du pouvoir d’une théorie acceptée d’avance pour aveugler les hommes sur les relations véritables des faits. En réalité, et cela se voit du premier coup d’œil, l’Irlande n’a jamais encore eu une population que les forces naturelles du pays, vu l’état actuel des arts productifs, n’auraient pu faire subsister avec confort. Au moment où elle a été le plus peuplée (1840-45), l’Irlande renfermait un peu plus de huit millions d’habitants. Mais une grande partie d’entre eux s’arrangeait seulement pour vivre, logeait dans de misérables huttes, était vêtue de haillons, et ne mangeait que des pommes de terre. Quand vint la maladie des pommes de terre, les Irlandais moururent par milliers. Mais était-ce l’incapacité du sol à nourrir une aussi grande population, qui forçait tant d’hommes à vivre misérablement et les exposait à mourir de faim par la non-réussite d’une seule récolte de pommes de terre ? Non, c’était cette même rapacité impitoyable qui enlevait au ryot hindou les fruits de la terre et le laissait mourir de faim là où la nature donne généreusement. Des bandes de récolteurs d’impôts ne traversaient pas le pays pillant et torturant les habitants, mais le laboureur était également spolié par une horde impitoyable de propriétaires, entre lesquels on avait partagé le sol, qui en avaient l’entière possession, et qui étaient sans égard pour les droits de ceux qui y vivaient.

Considérons les conditions de production avec lesquelles ces huit millions d’hommes arrivaient à vivre avant la maladie de la pomme de terre. On peut reproduire à ce propos les mots employés par M. Tennant pour l’Inde « le grand aiguillon de l’industrie, la sécurité, n’existait plus. » La culture était, pour la plus grande partie, entreprise par des fermiers sans bail qui, si les fermages excessifs qu’ils payaient le leur avait permis, n’osaient pas faire des améliorations qui n’auraient été que le signal d’une augmentation de fermage. Le travail se faisait donc dans les conditions les plus improductives et les plus ruineuses ; il était remplacé par une oisiveté sans but, alors que si un peu de sécurité avait protégé ses résultats, il aurait produit sans relâche. Étant données ces mauvaises conditions, il est encore prouvé que l’Irlande faisait plus qu’il ne fallait pour nourrir ses huit millions d’habitants. Car alors qu’elle était le plus peuplée, l’Irlande exportait des matières alimentaires. Même pendant la famine on charriait pour l’exportation le grain, la viande, le beurre, le fromage, pendant que le long des routes on empilait dans des tranchées les victimes de la faim. En retour de ces exportations rien ou presque rien n’entrait en Irlande. Pour le peuple lui-même les matières exportées auraient tout aussi bien pu être brûlées, jetées à la mer, ou jamais produites. Elles n’étaient pas échangées, elles formaient un tribut, une rente payée aux propriétaires absents ; un impôt arraché aux producteurs par ceux qui ne contribuent en rien à la production.

Si cette nourriture avait été laissée à ceux qui l’avaient produite ; si les cultivateurs du sol avaient pu conserver et employer le capital produit par leur travail ; si la sécurité avait stimulé l’industrie et permis l’adoption de méthodes économiques, les moyens de subsistance auraient été bien suffisants pour entretenir dans une condition aisée, la population la plus considérable que l’Irlande ait jamais eue ; et la maladie aurait pu aller et venir sur les pommes de terre sans limiter d’un repas un seul homme. Car ce n’est pas l’imprudence des « paysans irlandais » comme disent froidement les économistes anglais, qui les a conduits à faire des pommes de terre le fonds de leur nourriture. Les émigrants irlandais, quand ils peuvent gagner autre chose, ne vivent pas de pommes de terre, et certainement dans les États-Unis la prudence de l’Irlandais qui essaie de mettre quelque chose de côté pour les mauvais jours est remarquable. Ils vivent de pommes de terre parce que les loyers trop élevés leur enlèvent toute autre nourriture. La vérité est que la pauvreté et la misère en Irlande n’ont jamais été légitimement attribuables à l’excès de population.

Mac Culloch, écrivant en 1838, dit dans la note IV à la Richesse des Nations :

« L’étonnante densité de la population en Irlande est la cause immédiate de la pauvreté abjecte, et de la malheureuse condition de la plus grande partie du peuple. Ce n’est pas trop dire que d’affirmer qu’il y a aujourd’hui en Irlande plus du double du nombre de personnes que ce pays, avec ses moyens actuels de production, peut occuper ou faire vivre dans une condition moyenne d’aisance. »

Comme en 1841 on estimait la population de l’Irlande à 8 175 124 habitants, nous pouvons l’évaluer en 1838 à environ huit millions. Donc, pour changer la proposition négative de Mc Culloch en affirmative, l’Irlande aurait pu, suivant la théorie de l’excès de population, employer et entretenir dans un état d’aisance moyenne, un peu moins de quatre millions d’habitants. Et bien dans la première partie du siècle dernier, quand le doyen Swift écrivait son Modest Proposal, la population de l’Irlande ne montait qu’à deux millions. Comme ni les moyens ni les industries de production n’ont fait de progrès perceptibles pendant cet intervalle en Irlande, si l’abjecte pauvreté et la misérable condition des Irlandais en 1838 étaient attribuables à l’excès de population, en 1727 les deux millions d’habitants devaient être occupés et vivre dans un état d’aisance moyenne, suivant la théorie de Mac Culloch. Au lieu de cela l’abjecte pauvreté était telle en Irlande en 1727, qu’avec une ironie brûlante Swift proposait de soulager la population en développant le goût pour les enfants rôtis, en amenant tous les ans à la boucherie, comme nourriture délicate pour les riches, 100,000 enfants Irlandais.

Il est difficile à quelqu’un qui vient, comme moi, de parcourir tout ce qui a été écrit sur la misère irlandaise, de parler en termes convenables de l’attribution du besoin et de la souffrance des Irlandais à l’excès de population, que l’on trouve dans les ouvrages d’hommes aussi distingués que Mill et Buckle. Je ne connais rien de mieux calculé pour vous mettre en ébullition que ces froids comptes rendus de la tyrannie écrasante à laquelle a été soumis le peuple irlandais, et à laquelle il faut attribuer le paupérisme et les famines qui désolent l’Irlande ; et si l’on ne connaissait pas l’histoire du monde, l’énervement que produit partout l’excès de pauvreté, il serait difficile de ne pas ressentir comme un certain mépris pour une race qui, pour tous les torts qu’on lui a faits, n’a que par occasion assassiné quelque propriétaire !

L’excès de population a-t-il jamais été la cause du paupérisme et de la famine, c’est une question qu’on peut poser ; mais on ne peut pas plus attribuer le paupérisme et la famine de l’Irlande à cette cause, qu’on ne peut attribuer la traite des esclaves à l’excessive population de l’Afrique, ou la destruction de Jérusalem à l’infériorité des moyens de subsistance par rapport à la reproduction. Si la nature avait fait de l’Irlande un pays couvert de bananiers et d’arbres à pain, aux côtes bordées des dépôts de guano des Chinchas ; si le soleil des latitudes plus basses avait échauffé et rendu plus fécond son sol humide, les conditions sociales qui ont prévalu dans cette île auraient encore produit la pauvreté et la famine. Comment ces deux fléaux ne tomberaient-ils pas sur un pays où le taux exagéré des fermages enlève au cultivateur tout le produit de son travail sauf juste ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim dans les bonnes années ; où le fermage sans baux prévient toute amélioration et ne pousse qu’à la culture la plus improductive et la plus grossière ; où le tenancier n’oserait pas accumuler de capital, même s’il le pouvait, de crainte que le propriétaire ne le réclame ; où, de fait, il est un esclave abject qui, sur le signe d’un homme comme lui, peut être chassé de sa misérable cabanne de boue, et devenir un être sans foyer, un mendiant mourant de faim, auquel il est défendu d’arracher les fruits naturels de la terre, ou d’attraper un lièvre sauvage pour apaiser sa faim ? Quelque rare que soit la population, quelles que soient les ressources naturelles, le paupérisme et la famine doivent nécessairement exister dans un pays où les producteurs de la richesse sont forcés de travailler dans des conditions qui les privent de toute espérance, de respect de soi-même, d’énergie, de profit ; où les propriétaires absents enlèvent sans retour un quart au moins du produit net du sol ; où les propriétaires résidents se font entretenir, eux, leurs chevaux, leurs chiens, leurs agents, leurs domestiques, leurs baiļlis ; où une église étrangère et officielle, insulte aux préjugés religieux ; et où une armée d’agents de police, et de soldats empêche toute opposition faite à un système inique ? N’est-ce pas une impiété pire que l’athéisme que de charger les lois naturelles de la misère ainsi causée ?

Ce qui est vrai des trois cas que nous venons d’étudier, l’est également de tous les cas, si on les examine bien. Autant que nous le permet l’état actuel de notre connaissance des faits, nous pouvons nier en toute sécurité que l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance ait jamais été tel qu’il ait produit le vice et la misère ; que l’accroissement du nombre ait jamais amoindri la production relative de la nourriture. Les famines de l’Inde, de la Chine, de l’Irlande ne peuvent pas être attribuées à l’excès de population, pas plus que les famines du Brésil où les habitants sont très éparpillés. Le vice et la misère qui viennent du besoin ne peuvent pas plus être attribués à l’avarice de la nature que les six millions d’hommes tués par Genghis Khan, la pyramide de crânes de Tamerlan, ou l’extermination des anciens Bretons, ou les habitants aborigènes des Indes occidentales.



CHAPITRE III.

ÉTUDE DES ANALOGIES.

Si de l’examen des faits que l’on cite à l’appui de la théorie de Malthus, nous passons à celui des analogies également citées à l’appui, nous découvrirons que les uns ne sont pas plus concluants que les autres.

La force de la puissance de reproduction du règne animal et du règne végétal — un couple de saumons pourrait, s’il était défendu contre ses ennemis naturels pendant quelques années, remplir l’Océan ; un couple de lapins, dans les mêmes conditions, peuplerait un continent ; beaucoup de plantes produisent des centaines de graines ; quelques insectes pondent des milliers d’œufs ; partout dans chacun de ces règnes, les espèces tendent à pulluler, et lorsqu’elles ne sont pas arrêtées par leurs ennemis, pullulent en réalité au delà des limites imposées par la somme des moyens de subsistance — est constamment citée, depuis Malthus jusque dans les manuels de nos jours, comme prouvant que cette population aussi tend à dépasser les moyens de subsistance, et lorsqu’elle n’est pas entravée par d’autres moyens, son accroissement naturel doit avoir pour résultat nécessaire, l’abaissement des salaires, la misère ou (si cela ne suffit pas et que l’augmentation continue) la famine qui fera rentrer la population dans les barrières imposées par la subsistance.

  1. Les autres ouvrages de Malthus, bien qu’écrits après qu’il fut devenu célèbre, n’ont aucune importance, et sont traités avec dédain même par ceux qui trouvent que l’Essai est une grande découverte. L’Encyclopédie Britannique, par exemple, bien qu’acceptant pleinement la théorie de Malthus, dit de son Économie politique : « C’est un ouvrage mal composé qui n’expose ni pratiquement ni scientifiquement le sujet. Il est en grande partie rempli par un examen de certaines doctrines de M. Ricardo, et d’une étude sur la nature et les causes de la valeur. Rien n’est moins satisfaisant que ces discussions. En réalité, jamais M. Malthus n’a eu une idée claire des théories de M. Ricardo, ou des principes qui déterminent la valeur en échange de différents articles. »
  2. Je dis un grand pays parce qu’il peut y avoir de petites îles, comme les Iles Pitcairn, privées de communications avec le reste du monde, ne connaissant par conséquent aucun des échanges nécessaires aux modes perfectionnés de production naissant à mesure que la population augmente de densité, qui peuvent sembler offrir de semblables exemples. Un moment de réflexion montrera que ce sont des cas exceptionnels et hors de cause.
  3. Comme le prouve la carte des Races natives de H. H. Bancroft, l’État de Veracruz n’est pas une partie du Mexique remarquable par ses antiquités. Cependant Hugo Fink, de Cordova, écrivant au Smithsonian Institute (Rapports, 1870), dit qu’il n’y a pas dans tout le pays un pied de terrain où l’on ne trouve, en creusant, un morceau de couteau en silex ou des débris de poterie ; que tout le pays est traversé de lignes parallèles de pierres destinées à retenir la terre dans la saison des pluies, ce qui prouve que la terre la plus pauvre elle-même a été employée, et qu’il est impossible de ne pas arriver à accepter cette conclusion que la population y était au moins aussi dense qu’elle l’est à présent dans les parties les plus peuplées de l’Europe
  4. Je prends ces chiffres dans le Smithsonian Report de 1873, en laissant de côté les décimales. MM. Behm et Wagner portent la population de la Chine à 446, 500, 000 habitants, tandis que d’autres la réduisent au chiffre de 150, 000, 000. Ils portent la population de l’Inde au chiffre de 206, 225, 580, ce qui fait 132.29 habitants par mille carré ; celle de Ceylan à 2, 405, 287, ou 97.36 au mille carré ; ils estiment que la population du monde est de 1, 377, 000, 000 âmes, ce qui fait une moyenne de 26.64 par mille carré.
  5. Histoire de la Civilisation, vol. I, chap. II. Dans ce chapitre, Buckle a réuni un grand nombre de faits prouvant l’oppression et la dégradation du peuple dans l’Inde depuis les temps les plus reculés ; mais Buckle, aveuglé par théorie Malthus, qu’il avait acceptée et dont il avait fait la pierre angulaire de sa théorie du développement de la civilisation, attribue cette condition malheureuse des Hindous à la facilité avec laquelle on produit sa nourriture dans l’Inde.
  6. Récréations Indiennes, par le Rév. William Tennant. Londres, 1804. Vol. I, sect. XXXIX.
  7. Miss Nightingale (Le Peuple de l’Inde, dans le Nineteenth Century d’août 1878) donne des exemples qui, dit-elle, représentent des millions de cas, de l’état d’abjection auquel ont été réduits les cultivateurs du sud de l’Inde à cause des facilités accordées par les cours civiles aux fraudes et à l’oppression des usuriers et des employés natifs inférieurs. « Nos cours civiles sont considérées comme des institutions favorisant le riche pour opprimer les pauvres dont beaucoup s’enfuient dans les territoires encore hindous pour échapper à la juridiction anglaise, » dit Sir David Wedderburn dans un article sur les princes soumis au protectorat, article paru dans la même revue en juillet, et dans lequel il donnait un État hindou, où les impôts sont comparativement légers, comme un exemple de population prospère dans l’Inde.
  8. Voyez les articles dans le Nineteenth Century, octobre 1878 et mars 1879.
  9. Dans un article récent sur les emprunts proposés à l’Inde, le professeur Fawcett appelle l’attention sur des articles comme ceux-ci : 1,200 livres sterling pour l’équipement et la traversée d’un membre du Conseil du Gouverneur général ; 2,450 livres pour l’équipement et la traversée des évêques de Calcutta et de Bombay.
  10. Florence Nightingale dit que le taux de 100 pour 100 est commun et que même alors le cultivateur est pillé de la façon qu’elle indique. Il est à peine nécessaire de dire que ces taux, comme ceux du prêteur sur gages, ne sont pas de l’intérêt, au sens économique du mot.
  11. Le siège de la récente famine en Chine n’était pas dans les provinces les plus peuplées.