Progrès et Pauvreté/Livre 6/2

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 312-314).

CHAPITRE II.

LE VRAI REMÈDE.

Nous avons attribué la distribution inégale de la richesse qui est la malédiction et la menace de la civilisation moderne, à l’institution de la propriété privée de la terre. Nous avons vu qu’aussi longtemps que subsistera cette institution, les masses ne pourront bénificier durablement, d’aucun accroissement dans la puissance productive ; qu’au contraire tout accroissement tend à augmenter le malheur de leur condition. Sauf l’abolition de la propriété privée de la terre, nous avons examiné tous les remèdes qu’on invoque ordinairement, ou qu’on propose pour diminuer la pauvreté, amener une meilleure distribution de la richesse, et nous les avons tous trouvés insuffisants ou impraticables.

Il n’y a qu’un moyen d’éloigner le mal, c’est d’éloigner sa cause. La pauvreté devient plus intense à mesure que la richesse augmente, les salaires baissent alors que la puissance productive s’accroît, parce que la terre, qui est la source de toute richesse, et le champ de tout travail, est monopolisée. Pour extirper la pauvreté, pour faire que les salaires soient ce que la justice veut qu’ils soient, c’est-à-dire le gain complet du travailleur, nous devons donc substituer à la propriété individuelle de la terre, la propriété commune. Aucun autre moyen n’atteindra la cause du mal ; aucun autre ne laisse le moindre espoir.

Voilà donc le remède à la distribution injuste et inégale de richesse apparente dans notre civilisation moderne, et à tous les maux qui en découlent :

Il faut que la terre devienne propriété commune.

Nous avons atteint cette conclusion à la suite d’un examen des choses, où chaque échelon franchi était vérifié et consolidé. Dans la chaîne du raisonnement il ne manque aucun anneau, et aucun n’est faible. La déduction et l’induction nous ont conduits à la même vérité : l’inégale propriété de la terre engendre nécessairement l’inégale distribution de richesse. Et comme dans la nature des choses, l’inégale propriété de la terre est inséparable de la reconnaissance de la propriété individuelle de la terre, il s’ensuit nécessairement que le seul remède à l’injuste distribution de la richesse, est de rendre la terre propriété commune.

Mais ceci est une vérité qui, dans l’état présent de la société, fera naître l’opposition la plus amère, et qui devra conquérir pied à pied la place qui lui revient. Il est donc nécessaire de répondre aux objections de ceux qui, même en admettant la vérité, la déclareront impraticable.

Nous ferons ainsi subir à nos arguments une nouvelle épreuve contradictoire. De même que nous faisons la preuve de l’addition par la soustraction, et celle de la multiplication par la division, de même en prouvant la suffisance du remède, nous prouverons la correction de nos conclusions sur la cause du mal.

Les lois de l’univers sont harmonieuses. Et si le remède auquel nous avons été conduits, est le vrai remède, il devra être d’accord avec la justice, son application devra être pratique ; il devra être d’accord avec les tendances du développement social, et s’harmoniser avec d’autres réformes.

Je me propose de prouver tout cela. Je me propose de répondre à toutes les objections pratiques qui peuvent être faites, et de montrer que non seulement cette simple mesure est d’une application facile, mais qu’elle est suffisante pour remédier à tous les maux qui, à mesure qu’avance le progrès moderne, naissent de l’inégalité de plus en plus grande de distribution de la richesse, et qu’elle substituera l’égalité à l’inégalité, l’abondance au besoin, la justice à l’injustice, la force sociale à la faiblesse sociale, et qu’elle ouvrira la route à une civilisation plus noble et plus grande.

Je me propose donc de montrer que les lois de l’univers ne sont pas en désaccord avec les aspirations naturelles du cœur humain, que le progrès de la société, s’il doit continuer, peut et doit tendre à l’égalité et non à l’inégalité ; et que les harmonies économiques prouvent la vérité perçue par l’empereur stoïque :

« Nous sommes faits pour la coopération comme les pieds, comme les mains, comme les paupières, comme les rangées des dents supérieures et inférieures. »