Progrès et Pauvreté/Livre 7/4

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 349-365).

CHAPITRE IV.

LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DE LA TERRE, AU POINT DE VUE HISTORIQUE.

Ce qui, plus que toute autre chose, empêche la destruction de l’injustice essentielle de la propriété privée de la terre, et s’oppose à la prise en considération sérieuse de toute proposition tendant à l’abolir, c’est l’habitude mentale qui fait que toute chose ayant longtemps existé semble naturelle et nécessaire.

Nous avons tellement l’habitude de considérer la terre comme propriété privée, nos lois, nos mœurs, nos coutumes la reconnaissent si bien comme telle, que la majorité des gens ne songe pas à mettre la chose en doute, mais regarde la propriété comme nécessaire à l’usage de la terre. On ne conçoit pas, il ne vient même pas à l’esprit de concevoir, une société existant ou possible sans que la terre soit soumise à la propriété privée. Le premier pas vers la culture ou l’amélioration de la terre semble être l’appropriation, et il semble que la terre appartient à l’homme comme lui appartiennent une maison, du bétail, des marchandises, qu’il a aussi pleinement droit de la vendre, de la léguer, de la donner, de l’échanger. La « sainteté de la propriété » a été prêchée si constamment et si efficacement, surtout par ces « conservateurs de l’ancienne barbarie » comme Voltaire appelait les légistes, que bien des gens regardent la propriété privée de la terre comme la base même de la civilisation, et, si l’on suggère l’idée de la transformation de la terre en propriété commune, considèrent cette idée comme une fantaisie chimérique, qui n’a jamais été et ne sera jamais réalisée, ou comme une proposition tendant à renverser la société de sa base et à la ramener à la barbarie.

S’il était vrai que la terre ait toujours été considérée comme propriété privée, cela ne prouverait pas la justice ou la nécessité de la considérer toujours comme telle, pas plus que l’existence universelle de l’esclavage, qu’on a pu jadis affirmer, ne prouvait la justice ou la nécessité de faire de la chair et du sang humain une propriété.

Il n’y a pas longtemps, la monarchie semblait universelle, et non seulement les rois, mais encore la majorité de leurs sujets, croyaient réellement qu’aucun pays ne pouvait subsister sans un roi. Cependant, pour ne rien dire de l’Amérique, la France aujourd’hui se passe d’un roi ; la reine d’Angleterre et impératrice des Indes, gouverne autant ses royaumes que la figure de bois à l’avant d’un vaisseau dirige sa course, et les autres têtes couronnées de l’Europe sont, métaphoriquement parlant, assises sur des barils de nitro-glycérine.

Il y a un peu plus de cent ans, l’évêque Butler, l’auteur de la fameuse Analogie, déclarait qu’un « gouvernement civil, sans une religion d’État, est un projet chimérique dont il n’y a pas d’exemple. » En disant qu’il n’y en avait pas d’exemple, il avait raison. En ce temps, il n’existait pas et il n’aurait pas été facile de nommer un gouvernement sans une religion d’État quelconque ; cependant, aux États-Unis, nous avons depuis prouvé, par un siècle de pratique, qu’un gouvernement civil peut exister sans une religion d’État.

Si la terre avait toujours et partout été considérée comme propriété privée, cela ne prouverait déjà pas qu’elle doive toujours l’être ; mais de plus, ce n’est pas vrai. Au contraire, le droit commun à la terre a partout été primitivement reconnu, et la propriété privée n’est partout née que comme résultat d’une usurpation. Les perceptions primaires et persistantes de l’humanité enseignent que tous ont un droit égal à la terre, et l’opinion que la propriété privée de la terre est nécessaire à la société est un produit de l’ignorance ne regardant pas au delà des environnants immédiats — une idée de formation comparativement moderne, aussi artificielle, aussi peu fondée que celle du droit divin des rois.

Les observations des voyageurs, les recherches des historiens critiques, qui depuis peu de temps, ont tant fait pour reconstruire l’histoire oubliée des peuples, les travaux d’hommes comme Sir Henri Maine, Émile de Laveleye, le professeur Nasse de Bonn, et d’autres, sur le développement des institutions, prouvent que partout où la société humaine s’est formée, on a reconnu le droit commun des hommes à l’usage de la terre, et que nulle part on n’a adopté librement la propriété individuelle sans limite. Au point de vue historique, comme au point de vue moral, la propriété privée de la terre est un vol. Elle n’est nulle part née d’un contrat ; elle ne peut nulle part être attribuée à des idées de justice ou d’utilité ; elle est partout née de la guerre, de la conquête, et de l’usage égoïste que les habiles ont fait de la superstition et de la loi.

Partout où nous pouvons retrouver les traces de l’histoire primitive de la Société, que ce soit en Asie, en Europe, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, la terre a toujours été considérée, comme elle doit l’être d’après les relations nécessaires que la vie humaine a avec elle, comme propriété commune, tous les hommes y ayant des droits égaux. C’est-à-dire que tous les membres de la communauté (tous les citoyens dirions-nous) ont des droits égaux à l’usage et à la jouissance de la terre de la communauté. Cette reconnaissance du droit commun à la terre n’empêche pas la pleine reconnaissance du droit particulier et exclusif aux choses qui sont le résultat du travail ; ce droit ne fut pas abandonné quand le développement de l’agriculture eut imposé la nécessité de reconnaître la possession exclusive de la terre, afin d’assurer la jouissance exclusive des résultats du travail dépensé en la cultivant. La division de la terre entre les unités industrielles, familles, familles groupées, ou individus, ne se fit qu’autant que cela était nécessaire, les pâturages et les forêts étant conservés comme biens communs, et l’égalité pour les terres cultivables étant assurée, soit par une nouvelle division périodique, comme parmi les races teutoniques, soit par la prohibition de l’aliénation, comme dans la loi mosaïque.

Cette organisation primitive subsiste encore, sous une forme plus ou moins pure, dans les villages et communautés de l’Inde, de la Russie, dans les pays encore slavons ou soumis, jusqu’à ces derniers temps, à la loi turque ; dans les cantons montagneux de la Suisse, parmi les Kabyles du nord de l’Afrique, et les Kaffirs du sud ; parmi la population native de Java, et les Aborigènes de la Nouvelle-Zélande, c’est-à-dire là où les influences extérieures n’ont pas altéré la forme de l’organisation sociale primitive. Cette forme a partout existé, ainsi que l’ont prouvé abondamment les recherches récentes de bien des savants et des observateurs indépendants ; ces recherches sont résumées de la façon la plus complète (à ma connaissance) dans les Systèmes de fermages dans les différents pays, publiés par le Cobden-Club, et dans la Propriété primitive, de M. de Laveleye ; je renvoie à ces ouvrages le lecteur désireux de connaître cette vérité dans tous ses détails.

« Dans toutes les sociétés primitives, » dit M. de Laveleye, à la suite de recherches n’ayant laissé inexplorée aucune partie du monde, « dans toutes les sociétés primitives, le sol était la propriété commune de la tribu, et était sujet à la distribution periodique entre les familles, de façon à ce que toutes pussent vivre de leur travail, comme la nature l’a ordonné. L’aisance de chacun était ainsi proportionnée à son énergie et à son intelligence ; personne, à aucun degré, n’était privé des moyens de subsistance, et l’inégalité augmentant d’une génération à l’autre, ne pouvait se produire. »

Si la conclusion de M. de Laveleye est juste, et elle l’est, il n’y a pas de doute, comment, dira-t-on, la terre est-elle devenue si généralement propriété privée ?

Les causes qui ont opéré pour supplanter cette idée originale du droit égal à l’usage de la terre par l’idée des droits exclusifs et inégaux, peuvent, je crois, se retrouver partout, vaguement, mais sûrement. Ce sont partout les mêmes qui ont conduit à la négation des droits personnels égaux et à l’établissement de classes privilégiées.

Ces causes peuvent se résumer dans la concentration du pouvoir dans les mains de chefs, et d’une classe militaire, résultat de l’état de guerre, qui leur permit de monopoliser les terres communes ; dans l’effet de la conquête, réduisant le peuple conquis à un état d’esclavage, divisant ses terres entre les conquérants, et donnant des parts disproportionnées aux chefs ; dans la différentiation et l’influence d’une classe sacerdotale, la différentiation et l’influence d’une classe de légistes professionnels dont les intérêts étaient servis par la substitution de la propriété exclusive de la terre, à la propriété commune[1] — l’inégalité une fois produite tendant toujours à devenir plus grande grâce à la loi d’attraction.

Ce fut la lutte entre cette idée de droits égaux au sol, et la tendance à le monopoliser par la possession individuelle, qui causa les conflits internes de la Grèce et de Rome ; c’est le frein opposé à cette tendance — en Grèce par des institutions comme celles de Lycurgue et de Solon, et à Rome par la loi Licinienne, et les divisions subséquentes de la terre — qui donna à ces deux pays leurs jours de force et de gloire ; et c’est le triomphe final de cette tendance qui fut fatal à tous deux. Les grandes propriétés ruinèrent la Grèce, comme plus tard « les grandes propriétés ruinèrent l’Italie[2], » et comme le sol, en dépit des avertissements de grands législateurs et de grands hommes d’État, passa finalement entre les mains d’un petit nombre, la population diminua, l’art déclina, l’intelligence fut énervée, et la race dans laquelle l’humanité avait atteint son plus splendide développement, s’avilit et se déshonora de plus en plus.

L’idée de la propriété individuelle et absolue de la terre, que la civilisation moderne tient de Rome, atteignit donc son complet développement dans les temps historiques. Quand la future maîtresse du monde révéla pour la première fois son existence, chaque citoyen avait sa petite pièce de terre, qui était inaliénable, et le domaine général, « la terre à blé qui était de droit public » était livrée à l’usage commun, sans doute par des règles et des coutumes qui assuraient l’égalité, comme pour la marche teutonique, et la commune Suisse. C’est sur ce domaine public, constamment agrandi par la conquête, que les familles patriciennes arrivèrent à tailler leurs grandes propriétés. Ces grandes propriétés, le grand attirant le moindre, finirent, malgré les oppositions temporaires, les lois, les nouvelles divisions, par englober toutes les petites propriétés qui s’ajoutèrent ainsi aux latifundia des très riches, pendant que leurs propriétaires étaient forcés de devenir esclaves, ou de devenir des colons payant une rente, ou étaient conduits dans des provinces étrangères nouvellement conquises, où l’on donnait la terre aux vétérans des légions ; ou bien encore arrivaient à la métropole grossir le nombre des prolétaires qui n’avaient rien à vendre que leurs voix.

Le Césarisme se transformant bientôt en un despotisme effréné et tout oriental, fut le résultat politique inévitable de cet état de choses, et l’empire, même lorsqu’il embrassait le monde, n’était préservé de la dissolution que par la vie plus saine des frontières, où la terre avait été partagée entre les colons militaires, où les usages primitifs survécurent plus longtemps. Mais les latifundia qui avaient dévoré la force de l’Italie, se répandirent constamment, couvrant la surface de la Sicile, de l’Afrique, de l’Espagne, de la Gaule, de grandes propriétés cultivées par des esclaves ou des fermiers. Les vertus solides, nées de l’indépendance personnelle, s’éteignirent, une agriculture épuisante appauvrit l’âme, les bêtes sauvages remplacèrent les hommes, jusqu’à ce que, à la fin, avec une force nourrie dans l’égalité, les barbares vinrent tout envahir ; Rome périt ; et il ne resta que des ruines d’une civilisation si fière.

C’est ainsi qu’arriva cette chose étonnante, qui, au temps de la grandeur de Rome, aurait semblé aussi impossible qu’il nous semble à nous que les Comanches et les Têtes-Plates puissent conquérir les États-Unis, ou que les Lapons puissent désoler l’Europe. On doit chercher la cause fondamentale de cette ruine dans la tenure de la terre. D’un côté la négation du droit commun à la terre a eu pour résultat la décadence ; de l’autre l’égalité a produit la force.

« La liberté, » dit M. de Laveleye (Propriété Primitive, p. 116 de l’édition anglaise), « la liberté et par conséquent la possession d’une part non divisée de propriété commune, à laquelle avait droit le chef de chaque famille dans le clan, étaient des droits essentiels dans le village germain. Ce système d’égalité absolue imprima un caractère remarquable à l’individu, ce qui explique comment de petites bandes de barbares firent la conquête de l’empire romain, en dépit de son administration habile, de sa parfaite centralisation, de sa loi civile qui a conservé le nom de raison écrite. »

Une autre cause fut que le grand empire était atteint au cœur. « Rome périt » dit le professeur Seeley, « parce que la moisson des hommes fit défaut. »

Dans ses leçons sur l’Histoire de la civilisation en Europe, et plus complètement dans ses leçons sur l’Histoire de la civilisation en France, M. Guizot a vivement décrit le chaos qui suivit en Europe la chute de l’Empire romain — chaos qui, suivant son expression, « portait toutes choses dans son sein, » et dont est lentement sortie la structure de la société moderne. C’est une peinture qui ne peut être résumée en quelques lignes, mais il suffit de dire que le résultat de cette introduction d’une vie rude mais vigoureuse dans la société romaine, fut une désorganisation de la société germaine comme de la société romaine, un mélange de l’idée des droits communs au sol avec l’idée de la propriété exclusive, qui vécut dans ces provinces de l’empire d’Orient ensuite envahies par les Turcs. Le système féodal, si rapidement adopté et si répandu, fut le résultat d’un semblable mélange ; mais côte à côte du système féodal, une organisation plus primitive, fondée sur les droits communs des cultivateurs, prit racine ou revécut, et elle a laissé des traces par toute l’Europe. L’organisation primitive qui assignait des parts égales de terre cultivée, et l’usage des terres non cultivées, et qui existait dans l’ancienne Italie comme dans l’Angleterre saxonne, s’est maintenue sous l’absolutisme et le servage en Russie, sous l’oppression musulmane en Serbie, a été balayée mais non entièrement détruite dans l’Inde, par les invasions successives, et les siècles d’oppression.

Le système féodal qui n’est pas particulier à l’Europe, mais semble être le résultat naturel de la conquête d’un pays colonisé par une race où l’égalité et l’individualisme étaient encore forts, admettait nettement, au moins en théorie, que la terre appartient à la société en général, et non à l’individu. Rude produit d’un âge où la force défendait le droit autant qu’elle a jamais pu le défendre (car l’idée de droit est indéracinable de l’esprit humain, et doit se manifester même dans une association de pirates et de voleurs), le système féodal n’admettait cependant pour personne le droit exclusif et sans contrôle à la terre. Le fief était par essence un dépôt, et à la jouissance se joignait une obligation. Le souverain, qui au point de vue théorique représentait le pouvoir et les droits collectifs du peuple entier, était au point de vue féodal le seul possesseur absolu de la terre. Et, bien que la terre fût concédée à un propriétaire individuel, cependant des devoirs étaient impliqués dans sa possession, devoirs par lesquels celui qui avait la jouissance des revenus de la terre était supposé rendre à la richesse publique un équivalent des bénéfices qu’il recevait de la délégation du droit commun.

Dans le régime féodal les terres de la couronne payaient les dépenses publiques qui sont maintenant comprises dans la liste civile ; les terres ecclésiastiques défrayaient les dépenses du culte et de l’instruction, des soins à donner aux malades et aux malheureux, et entretenaient une classe d’hommes qui étaient supposés se dévouer au bien public, et qui s’y dévouaient pour la plupart sans aucun doute ; enfin les tenures militaires pourvoyaient à la défense publique. Dans l’obligation où était le tenancier militaire d’apporter sur le champ de bataille telle force qu’on lui demandait, dans l’aide qu’il devait donner quand le fils aîné du souverain était fait chevalier, quand sa fille se mariait, ou quand le souverain lui-même était fait prisonnier de guerre, il y avait une reconnaissance grossière et inefficace, mais enfin une reconnaissance du fait, évident pour tous les hommes, que la terre est une propriété commune et non individuelle.

Le contrôle du possesseur de la terre allouée ne s’étendit pas d’abord au delà de sa propre vie. Bien que le principe de succession eût rapidement remplacé le principe de sélection, comme cela doit toujours être quand le pouvoir est concentré, cependant la loi féodale ordonnait qu’il y eût toujours un représentant du fief, capable de remplir les devoirs comme de recevoir les bénéfices qui étaient annexés à une grande propriété, devoirs et bénéfices qui n’étaient pas laissés au caprice individuel, mais rigoureusement déterminés d’avance. De là la tutelle et autres institutions féodales. Le droit d’aînesse, et sa conséquence, la substitution, n’étaient pas à l’origine les absurdités qu’ils sont devenus.

La base du système féodal était la propriété absolue de la terre, idée que les barbares acquirent rapidement au milieu de la population conquise à laquelle cette idée était familière ; mais au-dessus de cela, la féodalité jeta un droit supérieur, et le procédé de l’inféodation consistait à mettre la domination individuelle dans la subordination de la domination supérieure qui représentait la grande communauté ou la nation. Ses unités étaient les propriétaires qui, en vertu de leur propriété, étaient seigneurs absolus sur leurs domaines, et qui y accomplissaient leur office de protecteurs que M. Taine a décrit avec tant de pittoresque, bien qu’avec des couleurs trop vives, dans son chapitre d’ouverture de son Ancien Régime. L’œuvre de la féodalité fut de lier ces unités pour en former des nations, et de subordonner les pouvoirs et les droits des seigneurs individuels de la terre, aux pouvoirs et aux droits de la société collective représentée par le suzerain ou roi.

Donc la féodalité, dans sa naissance et son développement, fut le triomphe de l’idée du droit commun à la terre, changeant la tenure absolue en tenure conditionnelle, en imposant des obligations particulières en retour du privilège de la réception de la rente. Et en même temps le pouvoir de la propriété de la terre était tranché par en dessous, le fermage à volonté des cultivateurs du sol se changeant généralement en fermage par coutume, et la rente que le seigneur pouvait arracher au paysan devenant fixe et certaine.

Et au milieu de l’organisation féodale restèrent ou naquirent des communautés de cultivateurs plus ou moins soumises aux droits féodaux, qui cultivaient la terre comme une propriété commune ; et, bien que les seigneurs, là, où et quand ils en avaient le pouvoir, réclamassent tout ce qu’ils jugeaient digne d’être réclamé, cependant l’idée d’un droit commun était assez forte pour être attachée par la coutume à une portion considérable de la terre. Les communs, dans les temps féodaux, ont dû s’étendre sur une grande partie de la surface de bien des contrées européennes. Car en France (bien que l’appropriation de ces terres par l’aristocratie, occasionnellement entravée par un édit royal, ait commencé plusieurs siècles avant la Révolution, et que la Révolution et le Premier Empire aient vendu et distribué beaucoup de ces terres), les communs ou terres communales montent encore, suivant M. de Laveleye, au chiffre de 4,000,000 hectares, ou 9,884,400 acres. L’étendue des communaux en Angleterre pendant la féodalité peut être déduite de ce fait que, bien que l’aristocratie foncière ait commencé dès le règne de Henri VII à enclore les terres, cependant il est établi que plus de 7,660,413 acres de terres communales furent appropriés par des actes passés de 1710 à 1843, et 600,000 acres depuis 1845 ; et on estime qu’il y a encore 2,000,000 acres de communaux en Angleterre, dans les parties les moins bonnes naturellement.

En plus de ces terres communes il a existé en France jusqu’à la Révolution, et dans certaines parties de l’Espagne jusqu’à nos jours, une coutume ayant toute la force d’une loi, d’après laquelle les terres cultivées, après la moisson, devenaient communes pour le pâturage et le passage, jusqu’au moment où le temps venait de les cultiver à nouveau ; dans certains endroits, il existait même une coutume d’après laquelle n’importe qui avait le droit d’aller sur le terrain que son propriétaire négligeait de cultiver, et de l’ensemencer, d’y moissonner en toute sécurité. Et si l’on fumait la terre avant cette première récolte, on acquérait le droit d’en semer une seconde sans que le propriétaire pût s’y opposer.

Ce n’est pas seulement la commune suisse, la marche danoise, le village serbe et russe ; ce ne sont pas seulement les longs sillons qui, sur la terre anglaise, maintenant propriété exclusive d’individus, permettent encore à l’antiquaire de retrouver les grands champs qui dans l’ancien temps étaient consacrés à un roulement triennal de moissons, et où les villageois avaient chacun une part égale ; ce n’est pas seulement l’évidence que des savants méticuleux ont tiré de vieux documents, mais les institutions mêmes par lesquelles la civilisation moderne s’est développée qui prouvent l’universalité et la longue persistance de la reconnaissance du droit commun à l’usage de la terre.

Il y a encore dans nos corps de lois des restes qui ont perdu leur signification, mais qui, comme les restes des anciens communs de l’Angleterre, prouvent la vérité de ce que j’avance. La doctrine (que l’on retrouve aussi dans la loi de Mahomet) qui faisait du souverain, au point de vue théorique, le seul possesseur absolu de la terre, est uniquement née de la reconnaissance du souverain comme le représentant des droits collectifs du peuple ; le droit d’aînesse et la substitution qui existent encore en Angleterre et qui ont existé dans quelques états américains il y a une centaine d’années, ne sont que des formes altérées de ce qui fut jadis le produit de la conception de la terre comme propriété commune. La distinction même faite par la terminologie légale entre la propriété immobilière et la propriété personnelle, n’est qu’un reste de la distinction primitive entre ce qu’on regardait à l’origine comme la propriété commune, et ce qu’on a toujours considéré, d’après sa nature, comme la propriété particulière de l’individu. Et les soins, les formalités qui accompagnent encore le transfert de la terre, ne sont que les restes aujourd’hui inutiles et dépourvus de sens, du consentement cérémonieux, et plus général, qui était autre fois nécessaire pour transférer des droits qu’on regardait comme appartenant, non à un membre, mais à tous les membres d’une famille ou d’une tribu.

La marche générale du développement de la civilisation moderne depuis la période féodale a toujours tendu à la destruction de ces idées primaires et naturelles sur la propriété collective du sol. Bien que cela puisse sembler un paradoxe, il est cependant vrai qu’à mesure que la liberté sortait des liens féodaux, il se développait une tendance à traiter la terre comme une forme de propriété impliquant l’asservissement des classes ouvrières, tendance qui domine partout dans le monde civilisé aujourd’hui, dont la pression égale celle d’un joug de fer, qui ne peut être combattue par aucune extension des pouvoirs politiques ou de la liberté personnelle, et que les économistes prennent à tort pour la pression des lois naturelles, et les ouvriers pour les oppressions du capital.

Il est clair qu’aujourd’hui en Angleterre, le droit du peuple entier au sol de son pays natal, est beaucoup moins bien reconnu qu’au temps de la féodalité. Une plus petite partie du peuple possède la terre, et son droit de propriété est beaucoup plus absolu. Les communs, autrefois si étendus, et qui contribuaient si largement à l’indépendance et à l’entretien des basses classes, ont été pris par la propriété individuelle, sauf dans quelques parties peu étendues et où la terre était de mauvaise qualité ; les grands biens de l’Église, qui étaient bien par essence des propriétés publiques consacrées au bien public, ont été enlevées à cette institution pour enrichir des particuliers ; les devoirs des tenanciers militaires ont été abolis, et l’impôt nécessaire pour entretenir l’armée et pour payer l’intérêt d’une dette énorme accumulée par les guerres successives, a été réparti sur tout le peuple sous forme de taxes sur les nécessités et les agréments de la vie. Les terres de la couronne ont passé en grande partie entre les mains des particuliers, et pour entretenir toute la famille royale et tous les petits princes qui y entrent par des mariages, l’ouvrier anglais doit donner quelque chose en payant son bock de bière ou sa pipe de tabac. Le propriétaire rural, le yeoman anglais, la race robuste qui gagna Crécy, Poitiers et Azincourt, est éteinte comme l’est le mastodonte. L’Écossais faisant parti d’un clan, dont le droit au sol de ses collines natales était aussi indiscuté que celui de son chef, a été expulsé pour faire place aux pâtures à moutons, ou aux parcs à chevreuils du descendant de ce chef ; le droit de la tribu de l’Irlandais s’est changé en tenure à volonté. Trente mille hommes ont le pouvoir légal d’expulser toute la population des cinq sixièmes des Îles Britanniques, et la grande majorité du peuple anglais n’a pas d’autre droit au sol de son pays natal que le droit de marcher dans les rues ou sur les routes. On peut bien lui appliquer ces mots d’un tribun romain : « Hommes de Rome, » disait Tibérius Gracchus, « Hommes de Rome, on vous appelle les maîtres du monde, et cependant tous n’avez pas droit à un pied carré de son sol ! Les bêtes sauvages ont leurs repaires, mais les soldats de l’Italie n’ont que l’eau et l’air ! »

Le résultat a peut-être été plus marqué en Angleterre qu’ailleurs, mais on peut observer partout la même tendance, ce sont les circonstances qui, en Angleterre, lui ont permis de se développer plus rapidement.

La raison qui fait que l’extension de l’idée de liberté personnelle a été suivie de l’extension de l’idée de la propriété privée de la terre, c’est que, à mesure que la civilisation progressait, les formes plus grossières de suprématie liée à la propriété de la terre étaient oubliées, ou abolies, ou devenaient moins apparentes, l’attention était détournée des formes les plus insidieuses, mais les plus efficaces, et les propriétaires arrivaient ainsi facilement à mettre la propriété de la terre sur la même base que l’autre propriété.

La croissance du pouvoir national, soit sous la forme de royauté, soit sous forme de gouvernement parlementaire, enleva aux grands seigneurs leur puissance individuelle, leur importance, leurs droits de juridiction, leur pouvoir sur les personnes, il réprima ainsi les abus criants, comme le développement de l’impérialisme romain réprima les cruautés les plus révoltantes de l’esclavage. La désintégration des grandes propriétés féodales, jusqu’au moment où se fit fortement sentir la tendance à la concentration naissant de la tendance moderne à produire sur une large échelle, eut pour résultat d’accroître le nombre des propriétaires, et d’abolir les contraintes par lesquelles les propriétaires, quand la population était disséminée, essayaient de forcer les travailleurs à rester sur leur terre, et contribua à détourner l’attention de l’injustice essentielle impliquée dans la propriété privée de la terre ; en même temps, les progrès constants des idées tirées de la loi romaine, qui a été la grande mine, le grand magasin de la jurisprudence moderne, tendaient à niveler la distinction naturelle entre la propriété de la terre et la propriété des autres choses. Donc, avec l’extension de la liberté personnelle, arriva l’extension de la propriété individuelle de la terre.

Le pouvoir politique des barons ne fut pas non plus détruit par la révolte des classes qui devaient sentir nettement l’injustice de la propriété de la terre. De semblables révoltes eurent lieu à plusieurs reprises, mais elles furent toujours réprimées avec de terribles cruautés. Ce qui brisa la puissance des barons, ce fut le développement de classes ouvrières et commerçantes pour lesquelles, entre les salaires et la rente, il n’y avait pas la même relation évidente. Ces classes se développèrent sous un système de guildes, de corporations fermées, qui, comme je l’ai précédemment expliqué en traitant des associations et des monopoles commerciaux, parurent se défendre quelque peu contre l’opération de la loi générale des salaires, et qui se conservaient plus aisément qu’aujourd’hui, où l’amélioration dans les moyens de transport et la diffusion de l’éducation primaire et des nouvelles courantes, rendent tous les jours la population plus mobile. Ces classes ne voyaient pas, et ne voient pas encore, que la tenure de la terre est le fait fondamental qui doit déterminer en dernier ressort les conditions de la vie industrielle, sociale et politique. Et ainsi, la tendance a été d’assimiler l’idée de la propriété de la terre à l’idée de la propriété des choses de production humaine, et on a même fait sur ce point des pas en arrière qui ont été pris et salués pour des pas en avant. L’Assemblée Constituante française, en 1789, croyait balayer un reste de tyrannie en abolissant la dîme, en établissant un impôt général pour l’entretien du clergé. L’abbé Sieyès était seul à dire que l’Assemblée faisait simplement remise aux propriétaires d’une taxe qui était une des conditions de leur possession de la terre, pour l’imposer au travail de la nation. Mais ce fut en vain qu’il le dit. L’abbé Sieyès étant un ecclésiastique, on pensa qu’il défendait les intérêts de son ordre, alors qu’en réalité, il défendait les droits de l’homme. Dans ces dîmes, le peuple français aurait pu conserver un important revenu public qui n’aurait pas pris un centime aux salaires du travail ou aux profits du capital.

De même, l’abolition des tenures militaires, en Angleterre, par le Long Parlement, ratifiée après l’avènement de Charles II, et qui eut pour résultat l’appropriation de revenus publics par les propriétaires féodaux, et la suppression de la condition à laquelle les propriétaires tenaient la propriété commune, fut longtemps considérée, et l’est encore dans les livres de loi, comme un des triomphes de l’esprit de liberté. Et cependant, cette abolition est la source de la dette immense et des lourds impôts de l’Angleterre. Si la forme de ces devoirs féodaux avait été simplement changée, mieux adaptée aux temps, jamais les guerres anglaises n’auraient augmenté la dette d’une livre, et le travail et le capital de l’Angleterre n’auraient jamais été taxés d’un centime pour l’entretien de l’armée. Tout cela serait venu de la rente que les propriétaires, depuis ce temps, se sont appropriée — de la taxe que la possession de la terre lève sur les gains du travail et du capital. Les propriétaires de l’Angleterre ont reçu leurs terres à la condition de fournir, même dans les temps de la conquête normande où la population était très clair-semée, au besoin soixante mille cavaliers parfaitement équipés[3], et de payer certains accessoires, certaines amendes qui absorbaient une partie considérable de la rente. Ce serait probablement être au-dessous de la vérité que d’estimer la valeur pécuniaire de ces différents services et obligations à la moitié de la rente de la terre. Si on s’en était tenu à ce genre de contrat avec les propriétaires, si on n’avait permis l’appropriation de la terre qu’à ces conditions, le revenu tiré de la terre anglaise par la nation dépasserait aujourd’hui de plusieurs millions les revenus publics complets du Royaume-Uni. L’Angleterre aujourd’hui connaîtrait le libre échange absolu. Il n’aurait pas été nécessaire d’établir des droits de douane, l’excise, de faire payer patente, d’imposer le revenu ; et malgré cela on aurait fait face à toutes les dépenses actuelles, et il serait resté un important surplus à consacrer à n’importe quelle institution tendant au bien-être du peuple entier.

En revenant sur le passé, partout où il y a une lumière pour nous guider, nous voyons que dans leurs premières perceptions, tous les peuples ont reconnu la propriété commune de la terre, et que la propriété privée est une usurpation, une création de la force et de la ruse.

Comme l’a dit Mme de Stael « La liberté est vieille. » On trouve toujours la justice, quand on cherche dans les anciens souvenirs.


  1. L’influence des légistes a été très marquée en Europe, sur le continent et en Angleterre, elle a détruit tous les vestiges de l’ancienne tenure, en lui substituant l’idée de la loi romaine, la propriété personnelle.
  2. Latifundia perdidere Italiam. — Pline.
  3. André Bissett, dans la force des Nations, Londres, 1859, livre suggestif dans lequel il appelait l’attention du peuple anglais sur la mesure par laquelle les propriétaires évitèrent le paiement de leur rente à la nation, conteste l’assertion de Blackstone, disant que le service d’un chevalier n’était que de quarante jours, et soutient qu’il durait tant que cela était nécessaire.