Progrès et découvertes de la paléontologie

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PROGRÈS ET DÉCOUVERTES
DE
LA PALÉONTOLOGIE

LES RÉVOLUTIONS DU GLOBE.


Les pétrifications et les fossiles n’ont été considérés pendant bien longtemps que comme des objets de pure curiosité : ils semblent avoir à peine attiré l’attention des naturalistes de l’antiquité, et l’on n’en trouve que de rares mentions dans quelques-uns de leurs ouvrages. Plus de cinq siècles pourtant avant Jésus-Christ, Xénophane de Colophon parlait avec étonnement de coquilles, trouvées au haut des montagnes et de restes de poissons découverts dans une carrière près de Syracuse. L’empereur Auguste avait fait rassembler une vraie collection de fossiles dans sa maison de campagne de l’île de Capri, et l’on trouve dans Pline la description de quelques ossemens qu’il attribuait, à cause de leur taille, à une race éteinte de géans ; mais l’étude des restes fossiles ne put attirer toute l’attention qu’elle mérite tant qu’on demeura dans l’ignorance la plus complète à l’égard de l’histoire de notre terre et de la formation successive des dépôts qui la recouvrent. Aucun rayon n’avait pénétré dans ces obscurités, et jusqu’au milieu du dernier siècle on vit dans certaines pétrifications des produits spontanés de notre planète elle-même, qu’on douait ainsi d’un pouvoir mystérieux de génération. De pareilles erreurs nous font aujourd’hui sourire ; elles n’ont pourtant rien de trop étrange pour un temps où Kepler, l’auteur des admirables découvertes qui ouvrirent la voie à Newton, attribuait, dans son Harmonie du Monde, à notre terre une existence personnelle, et expliquait le phénomène des marées par les mouvemens de ce monstre gigantesque qui soulevait les mers. Bernard Palissy ne rencontrait que des incrédules quand il prétendait que les coquilles répandues sur le sol de la France avaient été déposées autrefois au fond de la mer. Mais pourquoi remonter si haut ? Sommes-nous donc si loin du temps où Voltaire, à court d’argumens contre le déluge, mettait sur le compte des pèlerins du moyen âge les coquilles trouvées sur le haut des Alpes ?

Aujourd’hui la géologie est venue nous éclairer sur la formation des couches nombreuses qui recouvrent le globe, sur les révolutions qui d’âge en âge et à tant de reprises en ont interrompu le dépôt, déplacé les mers, changé l’étendue et le relief des continens ; elle est parvenue à compter, à classer méthodiquement, dans l’ordre où elles se sont succédé, ces immenses accumulations qui marquent le lit des anciens océans. On comprend facilement quel intérêt s’attache dès-lors à l’étude de cette multitude d’êtres dont les dépouilles y sont demeurées enfouies. À la suite de ces cataclysmes violens qui ont agité l’enveloppe solide du globe et l’ont hérissée de montagnes, les couches de tout âge ont été relevées, et nous pouvons fouiller sur la tranche ces feuillets gigantesques, depuis les derniers formés jusqu’aux plus anciens, auxquels nous demandons les secrets de l’enfance de notre terre.

On a souvent comparé avec raison les fossiles aux médailles, qui nous apprennent les événemens oubliés ; seulement les médailles de la terre ne révèlent ni des dates, ni des époques historiques, mais autant de mondes nouveaux antérieurs à l’homme, le dernier venu de la création. Qui ne se sent attiré par les ruines des siècles ? En Grèce, en Italie, en Égypte, à Ninive, partout où reste un palais, un tombeau, une pierre, nous recherchons la trace de ces civilisations sur lesquelles a passé le temps impitoyable. Lors même que le sens complet nous en échappe, nous savons pourtant qu’elles furent l’œuvre, la force et la gloire d’êtres entièrement semblables à nous-mêmes ; leur histoire est notre histoire : nous triomphons de leur grandeur, qui éclate encore dans des débris, et à la pitié qu’ils nous inspirent, nous ne pouvons nous empêcher de mêler nos pressentimens. Ne serait-ce pas d’ailleurs faire preuve d’un esprit trop étroit que d’isoler toutes ses préoccupations dans le cercle des événemens humains, et de refuser son intérêt à une science qui étudie le développement de tous les êtres à travers les siècles, quand même l’homme m’en serait pas le dernier terme et le plus élevé ?

I

L’étude des fossiles, la paléontologie, ne s’est constituée que sous l’influence de la géologie, et grâce aux progrès de cette dernière science. Montrer l’état des recherches paléontologiques et la nature des questions qu’elles soulèvent, ce sera constater une des plus curieuses applications de la géologie. Il ne faut cependant pas méconnaître les services qu’on doit également attendre dans cette direction de la zoologie et de l’anatomie comparée. Tout le. monde connaît la mémorable tentative de Cuvier, qui reconstitua en quelque sorte les mammifères dont les restes furent trouvés dans la butte Montmartre : il les compara aux animaux aujourd’hui vivans sur la terre, et il réussit, à force de pénétration, d’analogies, d’inductions, à recomposer des êtres entiers avec quelques dents et des ossemens brisés ; il fut en même temps conduit à l’étonnante conclusion que de tous ces animaux pas un seul n’avait de représentant actuel, et que leur race était complètement détruite. De pareilles comparaisons ont été faites depuis pour toute la série organique des êtres, — mammifères, poissons, reptiles, oiseaux, articulés, mollusques et rayonnes. Dans l’immense série des couches et des terrains géologiques, partout l’on a retrouvé des restes d’animaux aujourd’hui anéantis : tantôt l’espèce seule est frappée, tantôt la destruction atteint le genre lui-même, qui comprend la collection de toutes les espèces liées par un certain ensemble de caractères communs. Toutefois la terre et les eaux ne restent jamais dépeuplées : à l’œuvre périodique de destruction succède celle de renouvellement, et les catastrophes les plus terribles ne peuvent atteindre le principe même de vie répandu dans le monde. La féconde nature est comme ces fleuves qu’un obstacle vient arrêter : quand ils ne peuvent le renverser, ils le tournent, s’étendent, se divisent et reparaissent plus loin, toujours puissans et majestueux.

La géologie d’une part, la zoologie de l’autre, ont donc à intervenir dans les études paléontologiques. Il est cependant une autre science à laquelle ces études nous ramènent. Est-il possible de trouver l’indice d’une loi générale dans le développement de cette multitude d’êtres de toutes les classes et de toutes les familles ? Où saisir un fil pour se conduire dans cette succession indéfinie ? par quelles causes et de quelle manière les formes organiques se sont-elles modifiées ? Ici c’est à la philosophie naturelle d’aider les recherches de l’observateur. On n’ose encore prévoir l’époque où seront dissipées les ténèbres qui enveloppent ces questions : c’est déjà beaucoup pourtant que de les poser. Si lointain que soit le but, c’est à s’en rapprocher, ne fût-ce que de quelques pas, que doivent tendre obstinément ceux qui se livrent à ces difficiles études. Quelles qu’aient été les différences de leurs doctrines, c’est cet esprit philosophique qui anima les illustres fondateurs de la paléontologie moderne, Lamarck, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Blainville, Léopold de Buch. Autant il serait injuste de chercher à amoindrir le mérite de simples descriptions faites avec exactitude, autant l’on aurait tort d’oublier qu’elles ne doivent être que les matériaux d’une œuvre plus générale et plus élevée ; Dans les restes des êtres, c’est l’être lui-même qu’il faut chercher : on ne peut qu’à cette condition apprécier la valeur relative et l’importance véritable des caractères sur lesquels on base les classifications. Malheureusement il est beaucoup plus difficile de démêler, à travers tant de variations, les ressemblances les points communs, les liaisons, que de tenir note des plus insignifiantes différences, d’inventer des noms nouveaux, de dresser d’arides catalogues, de ne chercher que ce qui sépare et jamais ce qui unit.

L’appréciation des caractères qui distinguent les, espèces constitue la plus grande difficulté de l’étude des fossiles : c’est dans ce travail ardu qu’il faut faire un usage judicieux de l’analyse et s’aider des progrès que la zoologie proprement dite a faits et fait encore chaque jour. L’étude plus approfondie que l’on a entreprise depuis cinquante ans de ces animaux que nous nommons souvent encore inférieurs a surtout contribué à jeter la lumière dans la classification des fossiles. Avec tous ces secours, il est pourtant trop souvent impossible de démêler, à l’aide des restes imparfaits que nous possédons, la nature véritab1e des animaux, leur forme, leurs fonctions, leur mode d’existence, le jeu de leurs organes : rien n’est resté d’eux que des moules, des empreintes, les coquilles qui leur servaient de demeure et d’ornement, moins encore même, une partie détachée qui devient pour nous une véritable énigme.

Quelquefois cependant on réussit à tirer parti des moindres vestiges, et parmi les nombreux exemples qui montrent qu’on peut réussir dans cette tâche délicate, on ne pourrait en choisir un plus frappant que celui que fournissent les bélemnites. On désigne sous ce nom des corps allongés, durs et pierreux, coniques ou presque cylindriques, qui ressemblent à l’extrémité brisée d’une lance. Ce furent les travaux de MM. de Blainville et d’Orbigny qui établirent la nature véritable de ces singuliers fossiles, qu’on avait pris autrefois pour des pierres de foudre, des stalactites, des dattes pétrifiées, des dents d’animaux, des branches d’étoile de mer. La découverte faite en 1844, par M. Owen, d’échantillons très complets, où l’animal entier est conservé, vérifia la justesse des aperçus et des rapprochemens de MM. de Blainville et d’Orbigny. Nous savons aujourd’hui que ce que nous nommons ordinairement une bélemnite n’est que l’os intérieur d’un mollusque céphalopode analogue aux sèches et aux calmars actuels. Ce bout de lance brisé éveille désormais la pensée d’un puissant animal, avec une tête distincte du reste du corps, des yeux, une bouche armée de deux mâchoires cornées en forme de bec, qu’on retrouve encore quelquefois. Tout autour de la bouche s’agitaient dix bras flexibles et charnus ; deux d’entre eux étaient extrêmement longs et bordés de sortes de ventouses à crochet qui permettaient à l’animal de saisir sa proie ; deux grandes nageoires dessinaient comme un cœur au bout du rostre, logé dans l’extrémité inférieure du corps. On se représente ce mollusque singulier nageant la tête en arrière et fendant les eaux avec son rostre élancé, ou bien la tête en bas, rampant au fond de la mer en tous sens à l’aide de ses bras.

Le développement de la science nouvelle que l’on nomme aujourd’hui paléontologie a suivi des phases diverses qu’il ne sera pas inutile d’indiquer avant de nous placer en présence de quelques-unes des questions qui en ce moment sont l’objet principal de ses efforts. La paléontologie méritait à peine le nom de science à l’époque où les coquilles fossiles n’étaient guère que des sujets de dessins, et servaient à faire des collections où ne présidait aucune classification rigoureuse. Elle ne sortit de cet état d’enfance qu’à la suite des premiers progrès de la géologie stratigraphique[1], dont Werner fut l’illustre fondateur, et avec l’aide de la zoologie. Depuis ce moment, elle a suivi en quelque sorte un double courant, suivant qu’elle était plus spécialement considérée comme une extension de la zoologie proprement dite ou qu’on la subordonnait à l’étude des formations géologiques. C’est aux zoologistes, pour lesquels la classification des terrains à l’aide des fossiles n’a été qu’une question tout à fait secondaire, que la paléontologie doit sans contredit ses plus grands progrès, c’est grâce à eux qu’elle a pu servir d’auxiliaire utile à la stratigraphie. Lamarck a étudié le premier d’une manière vraiment scientifique les coquilles fossiles, sans se préoccuper le moins du monde de leur position géologique ; on n’a jamais séparé complètement depuis les considérations géologiques des considérations zoologiques, mais ce sont certainement ces dernières qui ont agi le plus fortement sur l’esprit de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire et de Blainville. L’ensemble des ossemens et des coquilles fossiles a été pour eux un arsenal où ils allaient chercher des armes à l’appui de la théorie que leur avait d’abord suggérée l’ensemble des formes organiques actuellement existantes. La paléontologie venait pourtant apporter un élément tout nouveau dans la discussion ouverte sur les rapports qui unissent les diverses parties de la nature vivante, car si la zoologie recherche en quelque sorte rationnellement le lien qui unit tous les êtres actuels, la paléontologie en poursuit la trace à travers les temps et dans le développement chronologique des faunes. La plus fameuse tentative qui ait été faite pour relier ainsi le passé au présent est due à l’immortel auteur des Recherches sur les animaux fossiles, de l’Anatomie comparée et du Règne animal ; mais les travaux que fit Cuvier sur les débris de faunes éteintes n’ont été entrepris en quelque sorte qu’au point de vue zoologique. De même Geoffroy Saint-Hilaire exposa ses vues paléontologiques à l’appui de sa théorie philosophique de l’unité de plan du règne animal, et Blainville se servit de la paléontologie pour prouver la doctrine de la continuité des êtres. C’est l’illustre de Buch qui le premier tenta de mettre en parallèle évident la classification zoologique des êtres avec leur développement chronologique, observé dans la succession des terrains : cette idée féconde se trouve en germe dans ses travaux sur les ammonites et les brachiopodes. Agassiz s’en est depuis emparé, et ses beaux ouvrages sur les échinodermes et les poissons sont le développement de cette grande notion, sur laquelle nous aurons à revenir avec détail.

Les travaux paléontologiques se sont multipliés avec une telle abondance, qu’il serait difficile de les soumettre ici à un examen détaillé. Il est presque impossible de tracer dans un grand nombre des plus récens une ligne de démarcation tranchée entre ceux qui ne sont, à proprement parler, qu’une partie de la zoologie générale — et ceux qui ont spécialement pour but de fonder la classification des terrains sur les restes fossiles. Ces deux ordres de considérations se mêlent et se marient de plus en plus : on ne pourrait en citer de meilleurs exemples que les travaux de Murchison et de Sedgwick sur les terrains les plus anciens de l’Angleterre, — l’ouvrage fait en commun sur la géologie de la Russie par Murchison, M. de Verneuil et le comte Keyserling, — les savantes études de MM. Barrande, Deshayes, d’Orbighy, Bayle. Je ne parle ni d’un grand nombre de monographies particulières, bornées à des districts souvent très limités et circonscrits, ni des listes de fossiles qui se multiplient chaque jour en tous les points de l’Europe, dans l’Amérique du Nord, et aujourd’hui déjà dans l’Inde et l’Australie.

La science représentée par des travaux si nombreux et si divers est malheureusement en proie à une sorte d’anarchie. Une scission existe en ce moment parmi les paléontologues au sujet de l’extension des espèces animales dans les formations géologiques. Les uns professent qu’une espèce animale est toujours renfermée dans une formation donnée, et les autres admettent que les espèces peuvent passer de l’une à l’autre, qu’il n’existe point zoologiquement de solution de continuité absolue entre des terrains séparés par une révolution du globe. D’un côté comme de l’autre, on est naturellement tenté d’interpréter les caractères des fossiles au profit de l’une ou de l’autre théorie, et la confusion s’augmente ainsi de ce qui devrait précisément la faire cesser. Pour sortir de ces difficultés, ce ne serait pas assez de connaître, même parfaitement, tous les êtres, leurs fonctions et leurs organes, et de pouvoir établir entre eux une échelle de subordination rationnelle ; il faudrait encore pouvoir interpréter d’une manière précise les rapports mystérieux qui unissent au monde inorganique l’ensemble des êtres animés, et savoir comment ces rapports sont modifiés par les grandes révolutions physiques qui se succèdent d’âge en âge.

La nature organique est régie par deux influences, — l’une lente et continue, — l’autre périodique, soudaine et, pour ainsi dire, désordonnée. C’est principalement sur les effets de la seconde de ces deux influences que l’attention des paléontologues a dû se porter. Avant de les suivre dans leurs recherches sur les révolutions de la nature, il faut dire cependant un mot de l’action des lois permanentes que ces grandes crises viennent troubler.

Pour analyser l’effet des causes permanentes, nous n’avons qu’à jeter les yeux autour de nous : partout nous voyons que les formes organiques reçoivent l’empreinte des circonstances extérieures où elles se produisent, et dont l’ensemble complexe ne peut être mieux désigné que sous le nom de climat. Partout le nombre et la nature des espèces animales et végétales sont dans le rapport le plus intime avec les circonstances où ces espèces se développent. Il y a toutefois dans les lois de leur distribution certaines singularités remarquables, dont la vraie cause, indépendante du climat, nous échappe encore, et qui ont décidé les naturalistes à diviser les continens en grandes zones ou provinces d’habitation animale. Ces anomalies dans la répartition des êtres vivans se sont produites dans le passé comme elles se produisent dans le présent, et il paraît certain qu’on doit les rattacher à la configuration des continens. Les mers, les hautes chaînes de montagnes, les déserts, forment des barrières naturelles que les espèces ne peuvent dépasser. Les animaux marins eux-mêmes, malgré la mobilité de l’élément qui fait leur demeure, n’échappent pas à des interdictions de ce genre. Des isthmes extrêmement étroits, comme l’isthme de Suez, séparent quelquefois des populations marines presque entièrement différentes, et l’on sait qu’une extrême profondeur, comme celle qu’on trouve entre le cap Horn et le cap de Bonne-Espérance, forme dans la mer une barrière aussi infranchissable que les plus hautes montagnes peuvent l’être pour les animaux terrestres.

Les travaux les plus récens de lac paléontologie semblent prouver qu’aux époques géologiques qui ont immédiatement précédé la nôtre, il existait déjà de grandes provinces naturelles et on peut dans ces faunes que l’on restaure, établir des subdivisions en rapport avec les continens d’alors. Dans son magnifique ouvrage sur l’histoire des mammifères fossiles de la Grande-Bretagne le professeur Owen fait remarquer que tous les quadrupèdes fossiles d’Europe et d’Asie diffèrent de ceux de l’Amérique du Sud et de l’Australie, et qu’on trouve déjà dans l’ancien continent la tribu des éléphans, rhinocéros, ours, hyènes chevaux, qui le caractérisent aujourd’hui. Les animaux, au contraire, qu’on a découverts dans les cavernes de l’Australie sont principalement des kanguroos, et ceux des pampas de l’Amérique du Sud sont presque tous analogues aux habitans actuels de ces régions. Les gigantesques ossemens fossiles qu’on a découverts dans la Nouvelle-Zélande ont été rapportés par Owen à la famille des autruches, et de nos jours encore on trouve des troupes nombreuses d’oiseaux à ailes courtes appartenant à la même famille dans cette grande terre, qui ne possède aucun quadrupède indigène, pas même les kanguroos et les opossums, si répandus dans l’Australie, dont elle est voisine.

À mesure, que les études paléontologiques se compléteront et embrasseront un champ plus étendu, on se trouvera sans doute obligé de reculer dans le passé ces grandes divisions naturelles, dont les limites s’écarteront de plus en plus des limites actuelles. Dans les époques les plus anciennes, la température était beaucoup plus uniforme sur le globe et les formes organiques étaient moins variées en passant du pôle à l’équateur ; mais les différences dont il est question ici ne sont pas de celles qui dépendent des climats mêmes. Si on les trouve moins tranchées, moins nombreuses dans les terrains, à mesure qu’ils sont plus anciens, c’est parce que la surface du globe terrestre était autrefois moins accidentée, la profondeur des mers moins inégale, le relief des continens et des îles plus uniforme. Chaque révolution du globe est accompagnée de destructions et de modifications dans les formes organiques, mais en même temps elle hérisse la surface de la terre de nouvelles inégalités et accentue davantage les anciennes ; elle modifie ainsi les limites des grandes provinces animales et en ajoute de nouvelles. À chaque période, on peut trouver dans l’inégale rétribution des espèces des traits malheureusement obscurcis et souvent presque indéchiffrables de toutes les révolutions passées. Le lien le plus naturel unit ainsi l’étude des êtres qui ont vécu sur la terre à l’histoire de ces grandes révolutions physiques qui ont façonné leur changeante demeure, et que M. Élie de Beaumont a le premier su déchiffrer et lire dans les caractères grandioses des montagnes et des formes terrestres.

Pendant les longues périodes d’équilibre et d’harmonie universelle, où les relations extérieures ne s’altèrent jamais, il semble naturel de croire que les formes organiques ne doivent point se modifier. Il ne serait pourtant pas impossible que le développement des grandes familles animales fût subordonné à la lente influence du temps. Comme les individus que nous voyons naître, grandir et mourir, peut-être ne sont-elles douées que d’une vitalité bornée, qui s’épuise par l’action mystérieuse et destructive des siècles ; C’est assez d’indiquer en passant une pareille conception, faite pour séduire les esprits qui aiment à élargir notre notion ordinaire de la vie, mais sur laquelle notre expérience bornée ne nous permet pas de nous prononcer. Si loin que remontent les souvenirs et les traditions de l’humanité, nous ne pouvons trouver le plus faible indice d’un pareil changement : les squelettes des animaux que, par une superstition bizarre, les Égyptiens embaumaient il y a quatre mille ans, ressemblent dans leurs moindres détails à ceux des mêmes animaux aujourd’hui vivans. Les seules modifications que nous connaissions sont dues à l’activité humaine, qui s’introduit comme une force nouvelle dans la nature. L’homme a pu, en faisant passer certains animaux de l’état sauvage à l’état domestique, modifier quelques-uns de leurs caractères ; mais, si longtemps qu’elle se prolonge, l’action de l’homme sur les animaux ne s’exerce en quelque sorte qu’à la superficie et ne pénètre jamais aux profondeurs mêmes de leur organisation, comme le prouve assez l’étonnante rapidité avec laquelle les animaux retournent à l’état sauvage où s’effacent en quelques années les diversités et les nuances produites par des siècles de domesticité. Abandonnés à eux-mêmes, les êtres se perpétuent sans que rien modifie leurs caractères, les types se transmettent avec une inaltérable constance, et le développement de la vie organique participe de la régularité imprimée aux grands phénomènes du monde physique.


II

Il y a cependant des époques où ce calme séculaire est brusquement rompu des révolutions effrayantes, crises périodiques de notre terre, jettent une perturbation soudaine parmi tous les êtres animés. Pour en apprécier toute la violence, il suffit d’en indiquer l’origine. Au-dessous des parties solides qui forment nos continens et le lit de nos mers et qu’on appelle avec raison l’enveloppe de notre globe, se trouve à une profondeur extrêmement faible, quand on la compare au rayon de la terre, un noyau intérieur en fusion et incandescent. La terre, sans cesse entraînée à travers des espaces dont la température est extrêmement basse (on l’estime à 60 degrés centigrades environ au-dessous de zéro), se refroidit par un rayonnement lent, malgré la chaleur que lui envoie le soleil : les parties internes liquides se refroidissent, se contractent plus rapidement que l’écorce solide qui les entoure ; mais cette enveloppe continue néanmoins, à cause de la pesanteur, à suivre le mouvement général de retrait ; elle ne peut le faire pour ainsi dire qu’avec effort, en se comprimant latéralement, comme un ressort que l’on oblige à occuper moins de place. Les révolutions du globe ont d’ailleurs brisé l’enveloppe à tant de reprises et dans des directions si variées, que, suivant une ingénieuse comparaison de M. Élie de Beaumont, elle forme comme une mosaïque. Dans le mouvement très lent de recul qui l’entraîne tout entière, les diverses pièces qui la composent, toujours plus resserrées, jouent légèrement les unes dans les autres, comme pour se soulager mutuellement. Ce sont ces petits mouvemens relatifs qui expliquent de la manière la plus plausible l’abaissement graduel ou l’élévation lente de certaines régions, que nous observons encore aujourd’hui en Scandinavie, au Spitzberg et en divers points du bassin méditerranéen. Les éruptions des volcans, véritables soupapes de sûreté de la terre, et les tremblemens de terre, dernières vibrations des ondes souterraines, nous rappellent trop fréquemment l’instabilité du sol que nous habitons et de cet équilibre que notre esprit confiant voudrait croire éternel. Il nous est heureusement interdit de lui assigner une limite : quand on mesure l’immense épaisseur des couches qui se sont déposées au fond des anciens océans, on reconnaît l’impossibilité absolue de compter le temps qui a dû s’écouler pendant ces lentes accumulations. Le géologue peut aussi bien parler de siècles que d’années, d’âges que de siècles.

Quand les pressions qui agissent sur l’écorce solide de la terre, et qui s’accroissent d’une manière lente, mais continue, deviennent trop puissantes, l’équilibre séculaire est tout à coup rompu ; l’enveloppe trop longtemps comprimée finit par céder, les couches qui se déposaient horizontalement au fond des mers se soulèvent et se replient en montagnes, se déchirent, se retournent, ondulent comme les vagues gigantesques d’un océan solide, qui s’arrêtent et sont frappées d’immobilité sans pouvoir retomber. En même temps les parties fluides et intérieures du globe sont mises en communication avec l’atmosphère : elles ne s’échappent plus par des bouches minces comme les cratères de nos volcans, mais se fraient un passage entre les couches soulevées et rompues, et la fournaise souterraine vomit par d’immenses ouvertures les roches qui s’élaboraient lentement dans son sein. La formation des chaînes de montagnes est en quelque sorte concentrée dans une zone qui trace comme une longue ceinture autour du globe ; mais toutes les pièces de la vaste mosaïque terrestre se mettent légèrement en mouvement, s’élèvent ou s’abaissent plus ou moins par suite de la détente subite de la pression qui les retenait. Des îles et des continens surgissent du fond des eaux ; d’autres s’abîment dans la mer, comme on le raconte de l’Atlantide de Platon ; une partie des anciens océans est laissée à sec ; leurs eaux sont rejetées en vagues gigantesques, dont les marées les plus puissantes ne peuvent donner qu’une faible idée, et submergent d’immenses contrées avec tous leurs habitans.

Dans ce déchaînement des forces naturelles, tous les êtres ne sont point atteints de la même manière ; les poissons et les mollusques périssent par milliers sur la vase des mers laissées à sec ; beaucoup d’animaux sont frappés de mort violente les uns noyés, les autres arrachés à leur séjour, entraînés par des courans d’une vitesse et d’une force irrésistibles, et l’on trouve des couches entières formées de leurs débris confondus. Mais les soulèvemens des montagnes n’exercent pas seulement des effets mécaniques et directs par l’agitation des mers, les chocs, les convulsions du sol, les éjections et les émanations souterraines ; ils répandent le trouble et le désordre dans la nature vivante tout entière. Comme le cercle qui se dessine et s’étend avec rapidité dans l’eau paisible où l’on jette une pierre, la perturbation s’étend de proche en proche jusque dans les régions les plus éloignées du théâtre principal du bouleversement. Il en est peu où il ne se produise une élévation ou un abaissement du sol plus ou moins considérable, et ces oscillations seules suffisent pour faire sortir les animaux, surtout les animaux marins, de la zone d’habitation qui leur est naturelle. Arrachés aux influences qui présidaient à leur paisible développement, ils se mêlent, se confondent dans leur commun effort pour retrouver tout ce qui vient à leur manquer ; les liens qui les rattachaient auparavant s’enchevêtrent ou se déchirent ; le manque d’air, d’eau, de nourriture, continue ce que la force avait commencé.

Après ces crises violentes, le calme se rétablit par degrés, les mers retombent dans leurs nouveaux lits, les fleuves cherchent leur pente ; les débris arrachés et mêlés par l’action des vagues s’accumulent lentement ; ils retombent en couches horizontales au pied des couches qui ont été relevées et sur la surface des terrains anciens, souvent ravinés par l’action furieuse des courans. Aux lieux les plus éloignés de la région la plus disloquée, ces accumulations s’étendent souvent sur les couches anciennes en couches parfaitement parallèles, comme s’il n’y avait eu aucune interruption entre les deux dépôts.

Le mot de terrain n’a pas en géologie le sens qu’on lui donne dans le langage ordinaire : on l’applique à l’ensemble complexe de tous les dépôts qui se forment entre deux révolutions du globe. On reconnaît fréquemment dans les parties les plus inférieures d’un ter sain, composées de débris grossièrement mélangés, la trace d’une agitation violente ; mais l’on trouve bientôt, à la partie supérieure, des couches où le dépôt régulier de nombreux restes d’animaux signale le commencement d’une nouvelle période de calme, favorable au développement de la vie organique.

La faune qui suit un de ces cataclysmes diffère, par un ensemble de caractères plus ou moins frappant, de celle qui l’avait précédée. Ce fait si remarquable est actuellement établi sur des preuves si multipliées, que l’on ne peut plus différer que sur l’explication d’un changement si extraordinaire dans les formes organiques.

L’apparition sur la terre d’êtres nouveaux est pourtant un phénomène si étrange, si mystérieux, que certains esprits se refusent encore à l’admettre. Ils aiment mieux supposer que les animaux découverts dans un terrain, et qui manquent dans celui qui l’a précédé, existaient déjà quand ce dernier terrain se déposait, mais en d’autres lieux qui nous sont encore inconnus, dans des zones que nous n’avons pas encore découvertes. Dans cette hypothèse, les animaux se déplacent d’une époque à l’autre, et c’est à ces grandes migrations, à ces mouvemens qui s’opèrent dans la distribution des êtres, qu’il faut attribuer la variété des formes organiques qu’on observe dans les couches diverses qui composent le sol d’une même région. La terre n’a été fouillée jusqu’ici que dans une zone relativement assez étroite et dans quelques points seulement, et quand on aurait retrouvé tous les vestiges des temps passés sur la surface entière de tous les continens et de toutes les lies, sur les flancs et dans les anfractuosités de toutes les montagnes, — les couches qui servent de lit aux mers ou qui demeurent enfouies aux profondeurs que ni les travaux de l’homme, ni les accidens physiques ne nous permettent d’atteindre, garderont éternellement leur secret.

Ainsi cette doctrine se fait une arme de notre ignorance même et de l’impossibilité où nous nous trouvons de pouvoir étendre nos observations au-delà de limites très restreintes. Elle triomphe encore de la découverte accidentelle de quelques animaux que l’on rencontre dans les terrains où l’on s’était habitué à croire qu’ils ne pouvaient se trouver. On peut citer, entre autres, les restes de singes découverts dans les terrains tertiaires d’Angleterre, de France, de l’Inde et du Brésil, les dents de mammifères contenues dans le terrain triasique[2] du Wurtemberg les empreintes de pieds d’oiseaux du trias de l’Amérique du Nord, les impressions découvertes dans le Haut-Canada, dans les grès qui se trouvent à la base du terrain silurien, et que M. Owen a rapportées d’abord à’un reptile de l’ordre des chéloniens (tortues). Ces exemples sont bien faits pour prouver qu’il ne faut point se hâter de poser dans le passé des limites à l’existence de certaines classes d’animaux et qu’il est imprudent de fixer l’époque de leur apparition sur la terre ; mais peut-on en conclure légitimement que toutes les classes, tous les ordres, tous les genres, toutes les espèces même, y ont apparu simultanément ? Comment se fait-il que, parmi ces multitudes d’êtres innombrables, nous n’en retrouvions jamais qu’un nombre déterminé dans chaque terrain ? Le terrain silurien, par exemple, offre les mêmes types principaux en Europe au Groenland, au cap de Bonne-Espérance, dans l’Amérique du Nord et du Sud, dans l’Inde, en Asie, en Australie. Ces observations, encore limitées il est vrai, mais faites en des points si divers, ne semblent-elles pas ranger contre l’hypothèse de l’apparition simultanée des êtres le simple calcul des probabilités, si on voulait l’appliquer à un pareil sujet ?

Parmi ceux qui admettent l’apparition d’êtres nouveaux sur le globe à diverses époques, les opinions sont aussi partagées. Cette question, qui a tant passionné les naturalistes, est également faite pour intéresser les philosophes et les théologiens. Il s’agit en effet de savoir si, l’intervention directe d’une volonté et d’une puissance supérieure étant nécessaire pour rendre compte de l’apparition des êtres vivans dans le monde inorganique, la matière organisée a été douée de propriétés telles qu’elle puisse se transformer, se plier aux nécessités changeantes du milieu où elle s’agite, — en un mot se suffire à elle-même ; — ou si, les espèces étant absolument invariables, toute révolution dans les conditions physiques pour lesquelles elles étaient formées entraîne l’anéantissement complet de tous les êtres. Dans cette dernière hypothèse, la vie ne serait entretenue que par des créations successives, travail toujours nouveau d’une force qui recommence d’un côté ce qu’elle détruit de l’autre.

Quand on recule devant l’obligation d’admettre ces interventions multipliées, on se trouve forcément rejeté vers la croyance opposée. Il faut alors admettre que les espèces, invariables aussi longtemps que rien ne varie autour d’elles, peuvent néanmoins subir certaines modifications sous l’empire d’influences nouvelles dont notre ignorance saisit encore bien imparfaitement la nature et la puissance. Si les formes organiques sont demeurées les mêmes depuis nos jours jusqu’aux temps les plus reculés où nous ramènent les souvenirs et les monumens humains, il faut en conclure non qu’elles ne peuvent se modifier, mais que rien n’est venu les y contraindre, et que le monde physique n’a point changé dans cet intervalle, si long pour nos humbles pensées, si court dans l’histoire de notre planète.

Admettre que les animaux se prêtent à de véritables métamorphoses, et se dépouillent de leurs caractères principaux quand on se contente de changer leurs habitudes, est une exagération que personne n’est plus aujourd’hui disposé à soutenir ; mais il y a loin d’une semblable erreur à reconnaître que la révolution générale produite dans toutes les grandes relations naturelles par le phénomène du soulèvement des montagnes peut entraîner des modifications dans les formes organiques qui échappent à la destruction. En acceptant la belle théorie philosophique qui subordonne l’invariabilité des espèces à celle des phénomènes du monde physique, on se trouve amené à établir un lien de filiation naturelle entre les animaux des différens terrains.

Ce n’est point acculer cette conception à l’absurde que de se récrier sur l’impossibilité d’admettre qu’un mammifère, un singe par exemple, descende, n’importe comment, d’une huître ou d’un poisson. Une pareille objection, ou, pour mieux dire, une interprétation aussi forcée, ne peut naître que dans les esprits peu familiarisés avec la notion véritable d’une série organique.

Un chimiste vous présente deux corps : leurs propriétés sont complètement différentes. L’un est en cristaux parfaitement réguliers ; l’autre, gazeux, est enfermé dans un ballon. Ni leur couleur ni leur odeur ne sont semblables. Le premier jouit des propriétés des bases, le second est acide. Ces deux substances n’ont en apparence rien de commun ; pourtant le chimiste Vous expliquera comment il a obtenu l’une au moyen de l’autre, en y faisant entrer une substance nouvelle, en quantité d’abord faible, puis de plus en plus considérable, ou en retirant des proportions de plus en plus fortes d’un corps simple qui entrait dans la composition primitive. Il mettra sous vos yeux la suite nombreuse de ces produits. Dans deux termes voisins vous reconnaîtrez immédiatement la parenté intime qui, dans les termes extrêmes présentés isolément, vous avait complètement échappé. Est-ce à dire pour cela qu’il faille essayer, par des additions ou des soustractions de matière, de convertir de l’or en fer, de l’oxygène en hydrogène, de la potasse en acide sulfurique ? Parce qu’il existe des séries organiques parfaitement définies, en résulte-t-il qu’on puisse ranger tous les corps dans une série unique et discontinue ? Les modifications successives et graduées ne s’opèrent qu’entre les termes d’un même groupe rationnel ; mais ces groupes sont nombreux : très éloignés dans certains termes, ils se rapprochent dans d’autres ; ils sont tous régis par certaines lois particulières, bien que dans l’ensemble des caractères ils puissent présenter des analogies plus ou moins marquées.

Les êtres doués de vie se groupent de même en séries multiples. On comprendrait mal la nature, et l’on se laisserait entraîner trop loin par cette préoccupation extrême du principe de l’unité, que l’on est toujours tenté d’y chercher, si l’on croyait que, dans l’ordre de leur apparition sur le globe et de leur développement, les animaux divers forment comme les anneaux d’une chaîne immense et continue, depuis cette limite confuse où la matière organique se distingue à peine de la matière inerte jusqu’aux formes les plus parfaites que nous connaissions. Les êtres organisés se partagent en différentes séries qui rayonnent d’un centre commun. Les grandes divisions que l’on marque dans nos classifications ne sont pas purement arbitraires et conventionnelles, elles répondent à l’indépendance et à la divergence de ces séries. Seulement les découvertes les plus récentes de la zoologie ont établi que les caractères qui les séparent ne sont parfaitement nets et tranchés que dans les termes supérieurs, et qu’ils se dégradent de plus en plus à mesure, qu’on se rapproche de leur origine commune. Les transformations qui atteignent les êtres engagés en quelque sorte dans une de ces voies divergentes ne peuvent s’opérer que dans une direction déjà donnée, et Ses que leur essor est déterminé, aucune métamorphose ne peut les rejeter dans une voie différente ; mais à ce centre commun, où elles viennent toutes aboutir, répond comme un monde confus, où les caractères demeurent encore indistincts, où les organismes et souvent les individus ne sont pas encore séparés. Il semble que la nature animée s’y tienne prête à revêtir toutes les formes dont la nature physique permettra le développement, à les varier suivant les nécessités inflexibles qu’elle lui impose, et qui se modifient d’âge en âge à la suite des grands événemens qui bouleversent notre terre.

L’étude des animaux les plus infimes, autrefois si négligée, mais poursuivie aujourd’hui avec ardeur par des observateurs habiles et nombreux, est parvenue ainsi à jeter un jour nouveau sur les véritables rapports des êtres et sur les lois générales qui président au développement de la matière organique. Cette étude offre d’ailleurs un intérêt tout particulier au géologue, parce que ce sont les restes des animaux inférieurs qui ont fourni le plus de matériaux pour la composition même des terrains, et l’on pourrait presque dire en termes généraux qu’ils sont d’autant moins abondans que les animaux appartiennent à des classes plus élevées. Les ossemens des mammifères sont rares » disséminés dans les couches qui les renferment, et ne se rencontrent qu’accidentellement en amas considérables, dans la grotte de San-Giro, près de Palerme, celle de Kirkdale en Angleterre, celles du midi de la France, de l’Allemagne, de la Belgique. Les localités où l’on trouve en quelque abondance des restes de reptiles et de poissons sont aussi fort limitées : ce sont les environs de Lyme Régis en Angleterre, Solenhofen en Bavière, Glaris en Suisse, le Mont-Bolca en Italie. Au contraire, les crustacés dans les terrains extrêmement anciens, les mollusques dans toute l’épaisseur et l’étendue des terrains géologiques, se rencontrent en extrême abondance : les coquilles de ces derniers, répandues dans toutes les formations, y forment souvent de véritables couches qui s’étendent à de vastes distances. L’on trouve enfin des accumulations énormes déposées par des polypiers, et l’on reconnaît encore dans la structure des roches la disposition de ces réseaux arborescens dont les loges étaient autrefois occupées par de petits animaux, véritables cellules vivantes, groupées pour former un tronc commun. De nos jours ils bâtissent lentement leur demeure dans la Mer-Rouge, dans l’Océan Pacifique, sur les côtes de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Australie, de la Nouvelle-Calédonie, sur les récifs et les atolls de l’Océan-Indien. Les îles Bermudes, Maldives, Laquedives, Chagos, ne sont que les crêtes les plus élevées de vastes chaînes coralliennes.

Descendons encore plus bas, arrivons à ces formes microscopiques que l’on comprend sous le nom général d’infusoires ; les uns forment un sable siliceux, fin, blanc, presque impalpable. La grande plaine de l’Allemagne septentrionale est sur une grande surface recouverte par ces infusoires, en partie seulement fossiles, d’après le savant prussien Ehrenberg. Ce sont les infusoires marins calcaires qui ont créé les dépôts les plus considérables, surtout dans le terrain crétacé et dans les terrains tertiaires. Ehrenberg a le premier débrouillé ce monde nouveau, il a classé ces petits êtres, qui présentent les formes les plus singulières et les plus variées. Quelques coquilles du groupe le plus important de tous, celui des foraminifères, ressemblent, sous l’action grossissante du microscope, à la coquille cloisonnée des nautiles. La coquille entière est percée de pores innombrables qui laissent passer des pieds mobiles en forme de racine. Les plus grands de tous les foraminifères sont les nummulites, ainsi nommés parce qu’ils ont l’apparence d’une pièce de monnaie. L’immense formation qui porte, à cause de leur abondance, le ; nom de nummulitique, atteint souvent une épaisseur vraiment gigantesque, et s’étend dans la partie méridionale de l’Europe, des Alpes aux Apennins, dans les Carpathes, dans le Maroc, l’Algérie, l’Égypte, l’Asie Mineure, la Perse, et jusque dans l’Inde.


III

Les formes organiques, immuables aussi longtemps que le monde physique ne s’altère point lui-même, se modifient d’âge en âge à la suite des révolutions qui bouleversent les anciennes relations naturelles et en inaugurent de nouvelles. Est-il possible, quand on les suit à travers tous les terrains géologiques, de découvrir la loi de ce développement dont chaque phase est mesurée par une suite incalculable de siècles ? Peut-on observer dans cette suite de changemens une loi de progrès que l’homme aimerait à retrouver dans la nature entière, comme il s’attache à la poursuivre dans l’histoire de sa propre race ? Que faut-il d’ailleurs entendre par ce mot de progrès appliqué à la succession des formes sous lesquelles la vie se manifeste ? La zoologie moderne nous a appris que les animaux en apparence les plus infimes présentent souvent une organisation très délicate et très complexe. Dans tous les êtres animés, les organes, c’est-à-dire les instrumens à. l’aide desquels s’accomplissent les fonctions vitales, s’adaptent de la manière la plus admirable à la nature même de ces fonctions ; mais plus le nombre et l’importance de ces fonctions s’accroissent, plus les organes se séparent et deviennent spéciaux, plus aussi l’animal s’élève dans la série à laquelle il appartient. Ainsi c’est la division plus ou moins complète d’a travail organique qui est le fondement de la véritable hiérarchie animale.

Ce principe de hiérarchie et de subordination doit d’ailleurs s’appliquer à l’ensemble même des grandes séries animales de même qu’aux espèces qui les composent. On peut comparer ces grandes séries à des rayons qui s’échappent d’un même foyer, mais dont les grandeurs sont très inégales ; car les animaux les plus élevés d’une série peuvent présenter un organisme plus distinct et plus parfait que celui des animaux qui occupent les rangs les plus bas d’une série supérieure dans son ensemble, à la première. Ce n’est qu’en se pénétrant de cette subordination plus générale qu’on retrouve, dans l’ordre d’apparition des êtres, la trace et le véritable sens du progrès qui s’est opéré dans le développement des formes organiques : l’on risquerait autrement de se heurter contre les anomalies les plus bizarres et les plus inexplicables. On rechercherait en vain l’indice d’un progrès continu dans le développement de toutes les familles considérées isolément, et le progrès ne se manifeste que dans l’ordre de succession des grandes classes animales qui ont été successivement prédominantes sur le globe.

Chacune des périodes de l’histoire de notre globe est en effet caractérisée par une faune particulière où, dans la multitude et la confusion des êtres, on finit par reconnaître la suprématie de certains d’entre eux. Quand les révolutions du globe ont altéré profondément les relations naturelles, l’empire passe à d’autres formes organiques déjà mises pour ainsi dire à l’essai par la nature, et dont nous retrouvons quelques rares représentans dans les couches qui s’étaient déposées à la fin de l’époque précédente. Ces formes prennent bientôt un développement extraordinaire, et par leur abondance, leur variété, leur puissance, impriment à l’ère nouvelle un caractère spécial. Celles qui étaient autrefois prédominantes sont souvent mises au rebut, se détériorent, se dégradent ; les genres finissent par disparaître ou se trouvent réduits à quelques espèces, parfois à une seule, isolée et comme perdue au milieu d’êtres nouveaux Cependant les types supérieurs particuliers aux diverses époques se rapprochent toujours d’une plus grande perfection organique, et ce n’est qu’en contemplant cette longue succession dans toute son étendue qu’on perd de vue les décadences partielles, et qu’on arrive à saisir la trace du vrai progrès naturel.

Quelque chose d’analogue se retrouve dans l’histoire de l’humanité elle-même. Que de contrées, aujourd’hui frappées d’abandon, ont été autrefois habitées par des nations puissantes, dont les monumens, les langues, les religions, sont devenus pour nous des énigmes ! Dans l’antique Égypte, la population des vivans n’est rien auprès de ce peuple de morts oublié dans l’humide silence des demeures souterraines : le sable du désert s’accumule chaque jour autour des colonnes, des obélisques, des propylées, des temples, dont les ruines nous imposent encore, après tant de siècles, ce respect qui frappait Hérodote au temps où les foules pressées venaient y recevoir l’enseignement sacré des prêtres qui avaient initié l’historien grec à quelques-uns de leurs secrets. À Ninive, c’est sous le sol même, formé de débris accumulés, qu’il a fallu chercher ces taureaux ailés, à tête humaine, symboles gigantesques de la force physique unie à l’intelligence, et ces bas-reliefs innombrables où se lisent les mœurs, les guerres, les arts d’un peuple autrefois redouté, et dont pendant si longtemps la trace même avait été effacée. Ainsi partout nous trouvons des monumens des décadences humaines : en Asie, en Afrique, en Italie, dans cette Grèce où chaque pierre, chaque débris nous offre encore les modèles de la plus simple, de la plus pure beauté que le regard humain pourra jamais contempler. Que de plaintes découragées, de retours sur le néant de l’homme n’ont pas arrachés aux voyageurs et aux poètes ces ruines des civilisations anciennes ! Mais dans leur confusion même on retrouve la trace du progrès : l’étincelle qui s’éteint en un point se rallume ailleurs plus sereine et plus brillante. À travers les défaillances, les destructions du temps, les violences des hommes, le genre humain poursuit sa laborieuse destinée et s’avance vers un idéal de grandeur et de perfection morale toujours plus élevé.

Il ne peut entrer dans les limites de cette étude d’énumérer toutes les familles animales qui se sont succédé sur le globe aux différentes périodes géologiques. D’ailleurs, pour retrouver la loi du progrès qui s’est opéré dans la nature animale, il suffit presque de noter quelques traits épars de ce vaste tableau, et la grandeur des pensées qu’il éveille naturellement fera peut-être pardonner l’imperfection et la grossièreté des contours.

Le plus ancien terrain dont la faune nous soit aujourd’hui connue est celui que Murchison désigna sous le nom de silurien. Il fut d’abord étudié dans cette partie de l’Angleterre qui forme l’ancien pays des Silures, et retrouvé plus tard en France, en Portugal, en Espagne, en Bohême, en Scandinavie, en Russie, aux États-Unis d’Amérique. Aucune raison concluante n’autorise à admettre que ce terrain soit celui dont le dépôt ait coïncidé avec l’apparition de la vie animale sur le globe, et l’on a même trouvé déjà quelques restés de zoophytes dans des terrains plus anciens et réputés azoïques, c’est-à-dire sans fossiles. Quoi qu’il en soit, cette faune est en fait la plus ancienne qui nous soit connue, et les travaux de Murchison, de M. Barrande, de M. de Verneuil, lui ont acquis dans ces dernières années parmi les géologues une sorte de popularité, qu’elle mérite bien d’ailleurs par l’antiquité comme par le nombre et la singularité des êtres qui la composent.

Les continens de l’époque silurienne avaient des formes beaucoup plus simples que ceux d’aujourd’hui ; c’étaient d’immenses et monotones plateaux faiblement élevés, de grandes îles basses aux côtes peu accidentées. Le lit des mers avait de même une profondeur presque uniforme. La simplicité de ces traits physiques se retrouve dans la distribution des êtres, et la chaleur égale qui régnait alors sur toutes les parties du globe contribuait à rendre cette répartition plus régulière. Constamment lavés par les pluies torrentielles qui entraînaient les matériaux des immenses accumulations de cette époque, ces continens n’étaient pas encore propres au développement de la vie organique. Aussi n’y trouve-t-on jamais de trace de plantes ou d’animaux terrestres : la faune silurienne est essentiellement marine ; mais dans ces mers anciennes ne vivait encore aucun poisson, et l’on n’y trouve qu’une grande profusion de crustacés, de mollusques et de zoophytes.

Parmi les animaux de cette époque, il y en a d’extrêmement remarquables, et ce sont précisément ceux qui ont exercé une prédominance incontestable et imprimé à la faune entière son caractère principal. Quels singuliers animaux que les trilobites avec leur tête aplatie, leurs yeux à facettes, leurs anneaux ! Ils habitaient en foule les mers Siluriennes : dans ses belles recherches sur le terrain silurien de Bohême, M. Barrande n’en a pas signalé moins de deux cents espèces différentes, et ils forment presqu’en totalité la faune qu’il appelle primordiale. Quelle admirable structure que celle des nautiliens avec leurs chambres cloisonnées et leur coquille couverte des ornemens les plus variés ! Ces rois de la mer, les plus parfaits de tous les mollusques, atteignaient souvent des proportions énormes et pressentaient les formes les plus diverses, pendant la période paléozoïque, depuis l’orthocère droite jusqu’au nautile complètement enroulé. Les mollusques brachiopodes, les premiers des mollusques sans tête distincte, étaient abondamment représentés dans les mers siluriennes par les orthides, les pentamères, les lingules, petits animaux qui ont traversé toute l’immense série des terrains géologiques[3].

Toutes ces formes ne le cèdent en rien aux formes analogues actuelles, et bien loin d’apercevoir un mouvement ascendant dans l’ordre où elles se sont développées, on voit au contraire que la décadence, la destruction même, sont venues frapper le plus grand nombre d’entre elles. Les trilobites n’ont pas survécu à la fin de la période paléozoïque ; les nautiliens furent réduits peu à peu au seul genre nautile, qui a traversé toutes les époques, mais qui n’est plus représenté de nos jours que par une seule espèce.

Dès la fin de l’époque silurienne, on trouve déjà, comme avant-coureurs quelques vestiges de poissons cartilagineux ; mais c’est la période dévonienne qui est surtout caractérisée par une abondance de grands poissons aux formes les plus bizarres : leur tête était obtuse et aplatie, leur corps protégé par de grandes plaques superficielles, qui formaient comme une cuirasse ou un squelette extérieur, Parmi les plus bizarres, on peut citer celui que Hugh Miller, le carlier géologue, a si bien décrit dans son livre populaire, le Vieux Grès rouge, — couvert d’écaillés comme une tortue, portant deux grandes défenses de chaque côté du corps et n’ayant, que la queue pour organe de locomotion.

Tout le monde a pu observer que la nageoire de la queue d’un poisson est parfaitement symétrique et que les vertèbres s’arrêtent où la nageoire commence. Tous ceux de l’époque paléozoïque sont au contraire caractérisés par la nageoire de la queue non symétrique et le prolongement des vertèbres le long du lobe supérieur de cette nageoire Leur squelette intérieur était réduit d’abord à une simple corde dorsale cartilagineuse. Peu à peu on voit les vertèbres se développer, s’ossifier en quelque sorte. L’époque carbonifère est remarquable par une grande quantité de poissons forts et voraces, dont l’ostéologie rappelle beaucoup les grands reptiles sauriens par la future des os du squelette, les grandes dents striées et la disposition de la colonne vertébrale.

Après la période paléozoïque la nature semble faire un pas décisif : les types primitifs ont disparu et sont remplacés par des typés génériques nouveaux qui se continuent pendant la période secondaire. Les poissons des terrains jurassiques commencent à montrer une nageoire caudale symétrique, et leur tête présente des formes effilées au lieu des formes massives particulières aux premiers. Enfin, aux débuts de la période crétacée, apparaissent les véritables poissons osseux, offrant toutes les particularités que nous observons dans ceux de nos fleuves et de nos mers actuelles.

Il est peu de classes animales où l’on puisse étudier le développement organique des formes aussi bien que chez les poissons, et M. Agassiz, le célèbre auteur de l’Histoire des Poissons fossiles, a même cru pouvoir le comparer au développement embryonnaire des individus. Dans cette hypothèse hardie, qu’il étend aujourd’hui à tous les êtres, la vie de chacun d’eux donnerait dans ses diverses phases comme une représentation réduite de l’histoire de la race entière à laquelle il appartient. « C’est un fait, écrivait récemment M. Agassiz à M. Elie de Beaumont, que je puis maintenant proclamer dans la plus grande généralité, que les embryons et les jeunes de tous les animaux vivans, à quelque classe qu’ils appartiennent, sont la vivante image en miniature des représentants fossiles des mêmes familles, ou, en d’autres termes, que les fossiles des époques antérieures sont les prototypes des différent modes de développement des êtres vivans dans leurs phases embryologiques »

Les reptiles se placent dans nos classifications à la suite des poissons. Dans le terrain dévonien, où ces derniers sont en si grande abondance, on n’a trouvé jusqu’ici qu’un seul squelette de reptile, que M. Mantell a rapporté à l’ordre des batraciens. Cette découverte toute récente a coïncidé à peu près avec celle d’empreintes de pas trouvées par M. Logan dans le Haut-Canada, à la base même du terrain silurien, et que M. Owen avait cru d’abord pouvoir rapporter à des tortues. L’examen de nouvelles empreintes plus parfaites l’a fait depuis revenir sur sa première opinion, et il les rapporte aujourd’hui à des crustacés. Ce deuxième jugement a un peu refroidi l’empressement avec lequel on avait opposé à la théorie du développement progressif des êtres cette découverte, faite dans les couches les plus anciennes où l’on ait trouvé des fossiles, de restes de reptiles antérieurs à des restes de poissons ; mais cette antériorité, lors même qu’elle eût été réelle, aurait simplement prouvé qu’on n’a pas le droit de ranger les poissons et les reptiles dans une série continue, dont ceux-ci seraient les termes supérieurs. Ces deux séries se sont développées concurremment et avec des fortunes diverses : il se peut bien qu’il y ait eu déjà des tortues à une époque où n’existaient sans doute que des poissons analogues à nos amphioxus, qui ne pouvaient laisser dans les terrains aucune trace de leur existence. Toutefois le règne véritable des poissons a été la période paléozoïque, et en particulier la période dévonienne. Le règne des reptiles, dont la série peut, dans l’ensemble de ses caractères, être considérée comme supérieure à celle des poissons, n’est venu que plus tard. C’est dans cette succession seulement qu’il faut chercher le véritable progrès naturel.

Il n’y a que peu d’années qu’on a découvert dans le terrain carbonifère quelques restes de reptiles, en Bavière, dans le bassin houiller de Saarbrück, et en Pensylvanie ; ceux du terrain permien[4] ne sont guère plus nombreux, et ce n’est que dans le trias qu’ils commencent réellement à se montrer. C’est à cette époque que vivait ce formidable batracien à tête de crocodile, dont les pattes laissaient sur la vase une empreinte presque semblable à celle d’une main humaine ; mais c’est au début de la période jurassique que les reptiles devinrent extrêmement abondans. On en trouve parfois des squelettes entiers, parfaitement conservés. Ces grands sauriens ou crocodiles de la mer, aux pattes converties en nageoires, étaient aussi forts et agiles que voraces ; leurs longues mâchoires étaient hérissées de dents aiguës ; leur œil mobile se retournait en tous sens dans une cavité beaucoup plus grande que lui, et leur permettait de guetter facilement leur proie. Les plus puissans avaient le cou assez court, mais la tête énorme ; les autres avaient une tête beaucoup plus petite, mais leur cou long et mobile s’agitait comme celui d’un serpent. C’est dans une partie un peu plus élevée du terrain jurassique qu’on a retrouvé les restes d’un animal singulier, dont les formes rappellent véritablement les monstres et les chimères de la fable. Pendant longtemps, on a hésité à le ranger parmi les oiseaux, les reptiles ou les mammifères ; les mâchoires de sa tête gigantesque portaient des dents acérées ; son cou était long et fort, mais le dos et la queue étaient relativement assez grêles ; ses pieds de devant étaient formés par quatre doigts minces terminés par des griffes ; le cinquième avait une longueur démesurée supérieure à celle du corps entier. Ce développement extraordinaire des doigts rappelle l’aile des chauves-souris ; aussi admet-on généralement aujourd’hui que cet être bizarre était un reptile volant.

Pendant la période jurassique, on voit apparaître beaucoup de véritables crocodiliens : leur tête est d’ordinaire extrêmement allongée, et la forme de leurs dents rappelle un peu le gavial actuel du Gange. Les reptiles sont encore très abondans pendant la période suivante, et l’on y trouve, avec les débris de grands sauriens et de crocodiliens, ceux d’un gigantesque reptile terrestre, ayant quelque analogie avec les modernes iguanes, qui portent une crête sur le dos et un goitre sous la gorge. Cet animal atteignait jusqu’à dix ou douze mètres de longueur, et son fémur avait jusqu’à deux pieds de circonférence. Bans la craie de Maëstricht, on a trouvé aussi le squelette presque entier d’un autre reptile gigantesque, dont la tête avait quatre pieds de longueur, et qu’on nomme communément le grand animal de Maëstricht.

L’ère des reptiles expire avec la fin de la période secondaire : dans les terrains tertiaires, les formes monstrueuses ont disparu, et l’on ne trouve que les types actuels. De nos jours enfin, les sauriens eux-mêmes sont en quelque sorte confinés dans les pays les plus chauds, et il ne faudrait qu’un faible abaissement de température pour les faire tous périr.

Le développement graduel des mammifères offre peut-être encore plus d’intérêt que celui des classes précédentes. Les premiers vestiges qu’on ait cru pouvoir leur rapporter remontent à la partie supérieure du trias : ce sont quelques dents trouvées en Allemagne ; mais il faut ajouter qu’Owen, qui aujourd’hui et à bon droit fait autorité en anatomie comparée, n’a pas cru pouvoir les caractériser. Des restes vraiment incontestables de mammifères ont été trouvés dès longtemps dans le terrain jurassique, et c’est cet illustre naturaliste qui les a déterminés. Il est bien digne de remarque que les mammifères jurassiques appartiennent à cette classe qu’on pourrait nommer des mammifères imparfaits ou didelphes, où les petits sont greffés à la mamelle de leur mère, et qui de nos jours habitent la Nouvelle-Hollande en si grande abondance. L’analogie entre la faune et la flore de ce vaste continent et celles des terrains jurassiques est une des particularités les plus singulières qui le caractérisent : il semble qu’il ait presque échappé depuis cette époque si reculée à l’action des révolutions du globe, et sa composition géologique dans les parties où elle est connue semble jusqu’ici le prouver. Les terrains secondaires manquent dans la Nouvelle-Galles du Sud, et pendant que les terrains jurassique et crétacé se formaient au fond des mers en Europe, en Asie, en Amérique, en Afrique, les formations paléozoïques d’Australie demeuraient à sec ; depuis, elles n’ont été recouvertes sur une partie que par une frange mince de terrains tertiaires.

Avec l’époque tertiaire commence l’ère des mammifères : sauf quelques représentans des autres familles, on trouve surtout à l’origine une abondance extraordinaire de ces animaux, à cuir épais, que l’on nomme pachydermes. Dans le terrain : gypseux parisien, on n’en a pas compté moins d’une quarantaine d’espèces, dont quatre seulement ont leurs analogues dans l’Amérique méridionale, dans l’Inde et dans la colonie du Cap. Cette tribu si nombreuse habitait les vastes jungles, les marécages, les plaines basses, le bord des rivières et des lacs de l’époque tertiaire. Les travaux mémorables de Cuvier ont attaché une grande célébrité à quelques-uns de ces animaux. Le paléothérium, à formes assez épaisses, intermédiaire entre les rhinocéros et les tapirs, avait une large tête terminée par une petite trompe ; sa taille variait singulièrement d’une espèce à l’autre, depuis celle d’un cheval jusqu’à celle d’un mouton ou même d’un lièvre. Il faut citer encore l’anoplothérium aux formes plus élancées, de la grandeur d’un âne, le lophiodon, plus analogue encore aux tapirs que les précédens, l’anthracothérium, plus voisin du cochon.

La série des pachydermes forme un groupe aussi nombreux que nuancé, dont le développement s’est poursuivi sans aucune interruption. Les éléphans ont eu, pour précurseurs les mastodontes ou mammouths, dont les restes se retrouvent en Europe, mais abondent surtout dans l’Amérique du Nord et la Sibérie, où certaines régions en sont littéralement couvertes. Dans la vallée de l’Ohio, les fermiers trouvent, en fouillant le sol, des squelettes entiers du mastodonte géant, et tout le monde sait qu’on a déterré en Sibérie des individus encore couverts de leur peau et d’une laine mélangée de poils raides et durs. Après les mastodontes ont apparu les éléphans proprement dits, les rhinocéros, qui les accompagnent toujours et dans le crâne desquels l’imagination populaire crut quelquefois retrouver un débris du fameux roc des Mille et une nuits, — une foule d’animaux du genre porc, les hippopotames, et enfin les solipèdes, prédécesseurs du cheval actuel.

L’ordre des édentés n’est aujourd’hui représenté que par les paresseux de l’Amérique méridionale » les tatous, les fourmiliers, les petits monotrêmes de la Nouvelle-Hollande et de la Terre de Van-Diémen. Pendant la période tertiaire moyenne, les animaux de cet ordre atteignaient des proportions extraordinaires. Alors comme aujourd’hui, c’est dans le continent américain que ce type avait surtout pris son principal développement. Comme celle des paresseux modernes, la nourriture des animaux gigantesques dont les ossemens sont semés dans les pampas était végétale ; seulement quelques-uns d’entre eux, presque aussi gros que des éléphans, déracinaient des arbres entiers en s’asseyant sur leurs massives pattes de derrière et leur forte queue, et en s’aidant de leurs pattes de devant, armées d’ongles énormes.

Les ruminans n’ont présenté, dès le début, que des formes analogues aux formes actuelles : quelques-uns seulement font exception, comme ce singulier animal qui vivait dans l’Inde, dont la taille était supérieure à celle d’un rhinocéros, qui avait une large lèvre supérieure, peut-être même une courte trompe, et qui portait des cornes très étendues, arrondies comme celles de l’antilope.

Les carnassiers ont apparu dès le commencement de la grande période tertiaire, mais ce n’est que beaucoup plus tard qu’ils sont devenus abondans ; ils présentent alors une richesse de formés et de types qui dépasse singulièrement celle de la faune actuelle. C’est dans les brèches osseuses, dans les cavernes à ossemens, qu’on les retrouve en quantité considérable. À Kirkdale, en Angleterre, on n’a pas déterré moins de trois cents hyènes, dont quelques-unes devaient être plus fortes que la terrible hyène du sud de l’Afrique. Elles habitaient de grandes cavernes, toutes remplies encore des ossemens brisés des animaux dont elles faisaient leur nourriture : bœufs, jeunes éléphans, hippopotames, rhinocéros, chevaux, loups et ours. Les nombreux animaux du genre chat étaient les plus terribles de tous : quelques-uns étaient plus grands que nos tigres actuels, et comme aujourd’hui, leur agilité extrême, jointe à leur force, les rendait les plus redoutables de tous les carnassiers.

L’abondance et la distribution des mammifères à ces époques presque modernes sont faites pour exciter l’étonnement. Le croirait-on ? On trouve, sous nos latitudes élevées, dans le même limon, les ossemens d’un hippopotame et d’un renne. Aujourd’hui le renne n’habite plus que les régions polaires, et l’hippopotame vit dans les grands fleuves d’Afrique. Les débris de mastodonte sont répandus à des latitudes extrêmement éloignées, depuis la Sibérie jusque dans l’Inde, où l’on a trouvé avec eux, dans les collines subhymalaïennes, des ossemens de chameau, ainsi que d’hippopotame et de girafe, animaux qui ne vivent plus qu’en Afrique. Les mammifères qui aujourd’hui n’habitent plus que des pays chauds vivaient alors en France et en Angleterre. Parmi les espèces découvertes dans les cavernes de ces deux pays, dix-sept sont aujourd’hui complètement anéanties, et nous ne les connaissons que par leurs ossemens fossiles ; parmi les autres, un grand nombre n’ont plus de représentans en Europe ; quelques-unes enfin ont disparu depuis le commencement même des périodes historiques, comme deux espèces de bœuf sauvage, et en Angleterre le renne et le loup, qui vit encore en France, mais qu’une guerre acharnée ne peut tarder à détruire complètement.

On avait cru pendant longtemps qu’il n’existait point de singes fossiles ; mais de nos jours on en a trouvé jusque dans la partie inférieure des terrains tertiaires : les premiers ont été découverts en Angleterre, et depuis on en a rencontré en France, dans l’Inde et le Brésil. À la fin de l’époque tertiaire, et par conséquent à une époque géologiquement très rapprochée de la nôtre, les singes vivaient encore en Angleterre à une latitude de 52°. Les singes fossiles de l’ancien monde et du nouveau continent présentent d’ailleurs, avec ceux qui habitent aujourd’hui les deux hémisphères, une analogie tout à fait frappante, et se distinguent par les mêmes caractères.

À l’époque diluvienne, l’Europe avait une faune qu’on pourrait presque nommer asiatique. Ces deux continens n’étant pas, à proprement parler, séparés, cette identité n’a rien de trop extraordinaire ; mais il est digne de remarque qu’alors comme aujourd’hui on ne peut tracer aucune limite zoologique tranchée entre l’Europe et l’Afrique. Les animaux que l’on trouve encore de nos jours au nord de l’Afrique, le loup, l’hyène, le porc-épic, le singe commun, le chameau, vivaient tous autrefois dans le midi de l’Europe.

La même faune, sortie sans doute primitivement de l’Asie, s’est étendue tout autour du grand bassin méditerranéen, qui possède ainsi zoologiquement le même caractère qu’il a eu dans l’histoire des peuples. Il est bien digne aussi de remarque que des trois grands centres d’évolution animale, qui sont l’Australie, le nouveau et l’ancien continent, c’est celui où le développement des formes organiques a été le plus élevé qui a été aussi le théâtre des premières tentatives et des plus nobles conquêtes de l’esprit humain.

Dans cet examen rapide du développement des formes organiques, je n’ai parcouru que les régions les plus explorées de la nature animale, et je n’ai pu m’arrêter en quelque sorte qu’aux points culminans ; mais à cause de cela même on saisira peut-être avec plus de facilité, à l’aide de quelques traits fortement accentués, le plan général de la nature, comme on juge mieux les lignes générales d’un palais en s’éloignant assez pour que les ornemens et les détails se fondent dans la simplicité de l’ensemble.

La succession des types organiques et leur ordre de prédominance ne fournissent-ils point l’indice d’un progrès véritable ? Ne voyons-nous point des êtres de plus en plus parfaits saisir, si on peut s’exprimer ainsi, l’empire de la création, et imprimer à la nature vivante les traits les plus frappans ? En même temps la nature inorganique perd peu à peu les caractères de monotonie et de simplicité des premiers âges, les continens se découpent, les terres s’articulent, pour employer une heureuse expression de M. de Humboldt ; des chaînes de montagnes, des massifs, des crêtes, des cimes de plus en plus aiguës s’élèvent au-dessus des plaines, des plateaux et des vallées, les climats se localisent, la terre se divise en provinces naturelles de mieux en mieux définies.

Quelles que soient les découvertes futures de la paléontologie, — et l’immensité du champ qu’elle explore ne peut laisser aucun doute sur leur nombre et leur importance, — nous possédons dès à présent des résultats que la science moderne a déjà, ce semble, placés au-dessus de toute contestation. Nous savons d’une part que les formes sous lesquelles la vie se manifeste ont subi de fréquentes modifications, et d’autre part que ces modifications ont été surtout provoquées par les révolutions violentes qui ont bouleversé notre globe et inauguré de nouvelles conditions physiques. On a cru pendant assez longtemps que ces grandes catastrophes avaient été peu nombreuses, et c’est en obéissant peut-être involontairement à cette croyance non raisonnée qu’on avait à l’origine divisé toute l’immense série des couches géologiques en un très petit nombre de groupes. Nous en avons la preuve dans ces expressions vagues de terrains primitif, secondaire, tertiaire, que l’on continue à employer par habitude et à cause de leur simplicité.

Des travaux plus approfondis ont dans ces derniers temps amené les géologues à des décompositions, à des divisions de plus en plus multipliées. Les terrains que l’on comprenait autrefois sous le nom commun de terrains de transition ont été de nos jours, si on peut le dire, analysés, et de ce chaos confus l’on a vu sortir des groupes bien distincts et déterminés. Le même travail reste à compléter pour d’autres terrains, et l’on pourrait citer particulièrement les terrains tertiaires et ces dépôts si étendus que l’on confond sous le nom général de diluviens, et dont l’origine variée et les divisions naturelles sont encore si obscures. Ce n’est pas à un petit nombre de révolutions que sont dues les formes de la surface actuelle du globe, les complications des contours et du relief des îles et des continens. M. Elie de Beaumont compte déjà, dans l’Europe seulement, plus de vingt systèmes de montagnes soulevées à des époques différentes, et ses savantes recherches, qu’il étend aujourd’hui à toutes les parties de la terre, enrichissent chaque jour la liste de ces révolutions. Ainsi qu’il l’a fait voir notamment pour les Alpes, la structure d’une même région terrestre, parfois assez peu étendue, est rarement due à une action unique : elle se décompose en quelque sorte en accidens de diverse nature, qu’il faut rapporter à des efforts successifs et périodiques, comme on peut compter dans une grossière sculpture en bois les coups de ciseau qui ont accentué de plus en plus l’ébauche informe.

Les grandes relations naturelles, tien que se modifiant par suite des révolutions du globe, n’ont Sans doute jamais été altérées d’une manière aussi profonde, aussi fondamentale qu’on le croyait autrefois, et la croyance que chacun de ces événemens avait pour conséquence la destruction radicale et le renouvellement complet des êtres vivans semble perdre chaque jour du terrain. Le développement des formes organiques, qui s’est opéré en même temps que celui des formes extérieures de notre globe et en relation intime avec ces modifications physiques, présentera Un jour une longue série d’évolutions discontinues, mais peut-être plus légères qu’on ne l’avait cru pendant longtemps. Il faut sans doute des crises multipliées pour altérer profondément les caractères de la nature vivante et en changer complètement les aspects. Nous savons dès à présent que, si l’on étudie en détail des régions dont les caractères paléontologiques offrent au premier aspect des analogies et pour ainsi dire des airs de famille évidens, l’on arrive à y subdiviser les terrains en étages superposés plus ou moins nombreux, qui ne sont pas absolument identiques d’une contrée à une autre, quelquefois très voisine, et qu’il faut savoir réunir ces étages en groupes plus généraux pour retrouver dans ces terrains des divisions paléontologiques communes. Aussi cherche-t-on moins à définir les formations géologiques par un nombre déterminé, une succession immuable d’espèces, que par l’ensemble général des caractères des faunes et des flores. À mesure qu’on étudiera la succession des formes organiques, à travers tous les terrains, dans des parties plus multipliées de la terre, la va-leur de ce qu’on nomme le caractère zoologique ira sans doute encore en s’élargissant. C’est cette détermination qui forme la difficulté capitale de la paléontologie, et, tout en poursuivant cette œuvre difficile, cette science ne devra jamais oublier que, dans l’ordre de position des couches qui forment l’écorce du globe, la nature nous Il laissé des révolutions passées des témoins aussi simples qu’imposans, qui seuls ne peuvent pas nous tromper.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Ou appliquée à l’étude de la superposition des couches terrestres.
  2. On appelle terrain triasique ou trias, le terrain qui s’est déposé au début de la période secondaire intermédiaire entre le dépôt des terrains les plus anciens, dits paléozoïques, et le dépôt des terrains tertiaires et modernes. Voici du reste la liste abrégé des terrains géologiques :
    Terrains modernes
    Terrains tertiaires
    Terrains secondaires Terrain crétacé
    « Terrain jurassique
    « Terrain triasique
    Terrains paléonzoïtiques Terrains permien
    « Terrain dévonien
    « Terrains silurien
  3. C’est la lingule des Philippines qui a servi à Cuvier pour établir l’anatomie des brachiopodes.
  4. Ainsi nommé parce qu’il a été reconnu pour la première fois dans le gouvernement de Perm, en Russie.