Promenade autour de la Grande Bretagne/Le Licentiement

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LE LICENTIEMENT.


A PEINE fumes nous sur terre étrangere, que l’on refusa de fournir aux princes la nourriture des trois cents prisonniers qu’ils avaient fait ; en consequence de quoi, ils furent obligés de les laisser aller ! ce ne fut qu’après cette démarche inconsidérée que les patriotes condamnèrent le petit nombre qu’ils avaient a être guillotinés, et qui j’ose le dire a peutetre été la cause du massacre de milliers d’emigrés ; car appercevant que les alliés ne réclamaient pas les malheureux qu’ils avaient fait prisonniers, et n’osaient pas même user de represaille, ils firent cette loi de sang qui condamnait a la mort tous ceux qui leur tomberaient dans les mains ; au lieu que si les princes eussènt offerts de changer leur trois cens prisonniers, contre les quatorze émigrés qu’ils avaient pris, vraisemblablement ils ne l’eussent pas refusé, et ç’eut été un modèle pour d’autres traités d’echange.

Les princes établirent leur quartier général a Arlon petite ville, a quelque distance de Luxembourg et de Longwi. Nous aprimes bientôt les honteuses évacuations de Verdun et ensuite de Longwi, dont je crois a propos de parler un peu, et de rapporter les bruits qui couraient sur la reddition de ces deux places.

J’ai entendu dire, que le général patriote qui attaqua Verdun, et a qui l’on permit d’élever une batterie a deux cents toises de la citadelle, sans la moindre moléstation, donna ordre a l’officier qui en vint sommer le comandant, de se retirer sans parler, en cas qu’il fut Autrichien, mais étant Prussien il se présenta, et en fut comme chacun sait, parfaitement reçu : cependant les émigrés qui étaient dans la ville, n’etaient point da tout informés que l’armée dut se retirer, et présumaient que le Roy de Prusse protégerait la ville, et y prenderait ses quartiers. Toutes fois l’eveque se doutant de quelque chose écrivit, m’a-t-on-dit, au Roy de Prusse lui demandant s’il était sur, pour lui et les autres émigrés retournés, de rester dans la ville. Ce a quoi sa majésté repondit assure-t-on fort brièvement, “Autre temps, autre maniere de voir et d’agir. La dessus l’eveque et les autres, prirent leur parti, et profitèrent promptement du peu de temps qui leur restait, pour s’échapper a la suite de l’arriere garde Prussienne. Le grand nombre d’entre eux se sauva a pied laissant derrière eux tout ce qu’ils pouvaient avoir. Je sais des dames tres riches qui firent ainsi la moitié du chemin a la suite des Prussiens, et enfin a dix a douze lieues d’Arlon trouverent quelques misérables charéttes, avec lesquels elles arrivèrent, très fatiguées, mais pas si mal que le grand nombre, car quand après avoir passe un mois dans sa maison a la suite d’un ou deux ans d’une absence forcée, on se trouve obligé de la laisser encore, il est fort a presumer, qu’on y laisse rien que ce qui ne peut s’emporter. Cependant toutes leur richésses ne consistaient qu’en quelques bijous et de l’argent comptant. Ce fut a Arlon que la désolation la plus grande, commença a se faire sentir generallement parmi les émigrés ; on voyait que la campagne était manquée, et toute ésperance de retour fermée, quoiqu’il s’en fallait cependant de beaucoup que l’on s’imagina que ce fut pour jamais ; quelque esperance pour la campagne suivante reliait encore, et quoique l’on donnât des passeports a tous ceux qui demandaient a se retirer, cependant l’on ne parlait point encore de licentiement, et un grand nombre, soit par necessité, soit par l’idée d’être employé, restait a leurs étendards ; mais la misere, le chagrin, la fatigue le manque de tout, les humiliations qu’on recevait tous les jours, tant des habitants que des gouverneurs des pays ou nous étions, nous avaient téllcment aigris les uns contre les autres que les égards mutuels, la politesse, l’amitié même étaient bannies, et avaient fait place, a une humeur querelleuse qui se développait présque tous les jours, pour des sujets souvent si ridicules, que même dans ce temps la on ne pouvait s’empêcher d’en rire lorsque la première colere était passée.

Les paysans nous avaient d’abord fourni les vivres gratis, mais il vint bientôt un ordre d’Arlon de ne rien donner sans payer. Ce pendant le comandant consentit, qu’on nous fournit le couvert et quelque peu de paille d’avoine pour nos chevaux, non plus sur des bons, comme en France, mais sur des reconnaissances, dont la forme nous fut donné pour nous faire entendre que cela nous était accordé par grâce, mais que cela ne nous était point du.

Nous traversames cette partie des Ardennes qu’on appelle Famine, jamais nom ne nous sembla mieux donné, car comme nous suivions le quartier général et une partie de notre armée délabrée, les villages étaient entièrement dépouillés de tout, ou plutôt les paysans cachaient leur vivres, dans la crainte de manquer eux mêmes ou de n’être pas payés. La plus grande partie de ces montagnes, ressemble assez a la Champagne Pouilleuse quoique un peu mieux cultivée, ce qui provient peutêtre de ce que le pays aux environs, n’est pas si bon. Enfin gagnant Marche, la capitale de Famine, nous fumes étonnés dé retrouver quelques égards, c’était , des Autrichiens qui y étaient en garnison, et cela fut la seule fois depuis la retraite que nous ayons été traité aussi bien que leurs soldats, notre nourriture était grossiere, mais elle était süffisante, et nos chevaux eurent du foin, ce dont ils s’étaient passés depuis long temps, nous demeurâmes là deux jours, le second qui était dimanche et le jour de la fête du village, les paysans furent si bien reconciliés avec nous, que nos hôtes nous invitèrent a partager la joie générale, et nous présenterent leurs filles et leurs sœurs, en nous invitant a danser avec elles, ce qui s’éxécuta avec grande allégrésse après le service et durant toute la soirée.

Me promenant dans le village, je liai conversation avec un hussard Autrichien, qui parlait franchement et ouvertement de cette funeste campagne; et dans un moment d’enthousiasme, me rapellant la plaine de Champagne, ou l’armée des émigrés avait paradée inutilement pendant huit a dix heures ; oh, camarade ! me dit-il (en me frappant rudement sur l’epaule) s’ils s’étaient presentés dans ce moment, comme nous les aurions frottés.

Au matin de notre départ notre hôte nous présenta du pain, et de la viande cuite, nous invitant a nous en pourvoir, car les gens du pays voisins étaient pauvres et ne leur ressemblaient pas. Plusieurs de mes camarades m’ont assuré que leurs hôtes leur avaient fait le même compliment. Nous n’étions la, qu’a quelques lieues de Givet, dont la garnison fit une excursion, ce jour la même, assez pres de notre village ; on envoya des hussards apres eux, et l’un d’eux ardent a la poursuite d’un Carmagnole, le suivit dans une maison, sur son petit cheval, monta les escaliers au galop, entra après lui dans une chambre, et l’y aurait atteint, si le pauvre diable éffrayé ne s’était jetté par la fenêtre, au bas de laquelle on le fit prisonier, avec une jambe cassée.

Bientôt nous arrivâmes sur le territoire du prince de Liege, ou l’on nous fit entendre que nous pourrions bien passer l’hiver aux dépens de son altesse celcissime, que le roy de Prusse disait lui devoir douze millions pour l’avoir restoré sur son trône, quelques années avant, et avoir appaisé les troubles de son pays avec les troupes ; pour dedomagement de quoi il nous mettait a sa charge pour l’hiver. Je ne sais pas s’il y avait la rien de bien réél, Mais il est sur que les états et le prince consentirent a nous cantonner dans les petites villes et les villages, a nous donner une livre de pain de munition, et une demie livre de viande par jour, et le fourage a nos chevaux. En attendant que les cantonnemens fussent formés, on nous logea comme on put dans de miserables villages, dont les habitans cependant ne nous traitaient point mal, et partageaient avec nous le peu qu’ils possedaient. Les princes furent logés a la chartreuse, un couvent magnifique près de la ville.

Apres quelques jours de repos, me trouvant si près d’une grande ville, je me sentis un violent desir de savoir ce qui se passait au monde ; car depuis plus de cinq mois je l’ignorais aussi entierement, que si j’eusse passe ce temps a dormir, et mon éxistence n’avait pas été très différente de celle d’un arbre dans une forêt, qui reçoit toutes les impulsions que le vent donne a ses voisins et a lui-même, sans savoir d’ou il vient. Un jour donc, après en avoir obtenu la permission, je me rendis a Liège. Toutes les auberges étaient pleines a un point incroyable ; ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté que je parvins a me loger dans une miserable gargotte, encore ne fut-ce qu’a condition que je partirais le lendemain, parcequ’on attendait une compagnie nombreuse.

Plusieurs maquignons vinrent examiner mon cheval, qui était réélement en fort bon état, et n’avait que cinq ans, fort, et même assez joli, après s’être étonnés de le trouver aussi bien conservé, (ce qui au fait n’était pas surprenant pour moi, car j’en avais eu plus de soin que de moi-même, et souvent, avais partagé mon pain avec lui), ils n’avaient pas honte de m’en offrir un ou deux louis, tout séllé et bridé. Dans le fait, le grand nombre des émigrés, n’ayant pas même de quoi subsister, avaient encore bien moins de quoi faire vivre un cheval, et étaient bien aise de s’en débarrasser a quelque prix que ce fut ; heureusement ayant encore quelques vieux louis dans ma ceinture je n’en n’étais pas réduit si bas, et les écoutai en riant faire leurs offres, si bien que s’en appercevant, ils venaient m’importuner a chaque quart d’heure, m’offrant quelque chose de plus, et ils montèrent jusqu’a six louis, m’assurant qu’ils n’avaient pas payé un seul cheval si cher, depuis la retraite.

Comment pourai-je vous peindre les sentimens que j’eprouvai, lorsqu’a l’heure du diner je me trouvai a une table d’hôte a un petit écu par tête, ou, après avoir manqué si longtemps du simple nécessaire, je vis la plus grande abondance. Il me serait difficile de donner une juste idée du plaisir que j’eus a me mettre a table, a me rassasier d’avance des differents mets dont elle était couverte ! Quel gout exquis me semblait avoir le pain blanc, dont je n’avais pas vu un morceau depuis quatre a cinq mois ; oui, j’en suis intimement convaincu, le plus grand plaisir, le plus grand bonheur sur la terre, n’est pas tant dans la jouissance que dans la privation qui la précede.

Le lendemain ayant un petit assignat a changer, je me rendis, chez Mr. Bazin, marchand de vins étrangers : après l’avoir visité, et me l’avoir payé au taux courant alors, a moitié perte ; nous causames quelques tems ensemble, de choses et d’autres, particulièrement sur notre position, que nous étions bien loin de regarder alors comme si critique. En me reconduisant, il m’offrit de rester a diner avec lui ; j’en avais assez bonne envie, je refusais pourtant. — Durant les compliments, la porte se ferma tout à coup. "Vous voyez bien, me dit-il, que vous ne pouvez sortir, le diner est sur la table, ne faites point de cérémonies, venez ! Il fallut bien se rendre ! Il me traita avec toute la politésse imaginable, et comme je parlais d’un petit vin muscat, qu’ils font dans le pays, et qui ne coûte presque rien, je lui dis qu’il me paraissait bien surprenant que l’on put vendre le Lunel et le Frontignac, moins cher a Liége, que dans le pays même, “oh, " me dit-il, “Le Lunel et le Frontignac sont bien différent ! Ma femme, apportez du Lunél :” Et comme la conversation roulait toujours sur les vins, il répétait aussi de temps en temps, “Ma femme, apportez du Bourdeaux, du Bourgogne, du Champagne, &c.” dont nous ne faisions que boire un verre ou deux, puis passer a un autre ; enfin, je le priai de me permettre de me retirer ayant quelques emplettes a faire, et le village ou je devais passer la nuit étant a neuf mille ; il y consentit ! Mais le soir, quand je revins pour prendre mon cheval, je le trouvai en sentinélle a la porte; il m’invita a entrer dans sa maison, je le suivis chez lui, et il m’obligea a y passer la nuit. Apres le diner de la veille, je crois qu’un des plus grand plaisirs que j’aye eu de ma vie, fut lorsqu’a la nuit, je me deshabillai, et pour la première fois, depuis bien long temps me couchai sans avoir mes bottes aux jambes. Le délice que j’éprouvai en me trouvant entre deux draps bien blancs dans un bon lit, sans l’embarras des habits, peut mieux se sentir que s’éxprimer ; jamais je ne dormis si bien, mais aussi j’en eus plus de regret a retourner sur ma paille le lendemain.

Bientôt nos cantonnemens furent fixés, et on nous dispersa dans les petites villes et les villages aux environs de Maestricht, ou vraisemblablement nous serions réstés tout l’hiver, si les patriotes ne se fussent avisés de battre les Autrichiens a Jémappe ; quelque temps après cette fameuse bataille, nous reçûmes ordre tout à coup, de nous rendre en trois jours, dans le pays de Juliers, chez l’Elécteur Palatin ; notre marche n’était nullement prévu par les habitans ni ordonné par le souverain, ainsi vous pouvez aisément juger de l’éxtrême désordre. Cependant comme il n’eut pas été très prudent de refuser les vivres a un corps nombreux, on nous promit de nous en donner, et nous cheminames avec une difficulté incroyable, au point que nous étions-arrêtés aux barrières, et qu’on voulait nous faire payer les droits. Je laisse à penser, si jamais on s’était avisé de faire une pareille demande aux individus d’une armée marchant a leur drapeaux. Nous arrivâmes a Rannerak, dont les pauvres habitans épouvantés ne firent aucune difficulté de nous fournir le logement et les vivres ; mais un ordre vint bientôt de Juliers de ne rien fournir du tout, sans être payé d’avance, ce qui a dire vrai n’était pas une chose aisée pour le grand nombre d’entre nous, aussi nos hôtes fatigués, refuserent t-ils de rien fournir même pour de l’argent, et nous ne vécûmes jusqu’au moment du licentiement, que sur le peu d’argent qui réstait a la bourse du corps, et dont on acheta, un petit magazin de fourage et de farine. Enfin ce coup décisif arriva, on nous donna la liberté d’aller ou nous voudrions ! ce moment, quoique prévu depuis long temps, fut horrible, la misere, montrant sans voile sa tête hideuse, éxcita le déséspoir de plusieurs de nos malheureux compatriotes qui trouverent la fin de leur maux, soit dans la Meuse ou le Rhin. On ma conté, que deux freres après s’être embrassé sur le pont de Liege, se separerent, montèrent sur le garde-fou, se regarderent encore, et se plongerent dans la riviere, qui finit leur peine.

Peut on sans frémir se faire une idée, de plus de douze mille personnes prets a manquer de tout, après avoir joui si longtemps d’un abondant nécéssaire, et même le plus grand nombre de la fortune : Les gardes du Roy et des Princes ne furent pas si malheureux que le reste : Leurs chevaux leurs, ayant été laisse, quoique très faible refsource (ayant vu vendre le tout, sellé et bridé pour un louis ou deux,) cela suffit pour leur faire attendre quelque temps.

L'infanterie fut plus mal partagée, on n’eut pas de honte en les renvoyant de leur donner a chacun environ sept sous de Liege, a peu près quatre pences, que la misere d’un grand nombre les obligea d’accépter. Quelle position peut etre comparable a celle d’un propriétaire, d’un homme riche, obligé par le besoin d’accépter une telle aumône.

Mon sort ne fut pas si miserable ; j’avais tout le temps de la campagne porté dans une ceinture collée sur ma peau, une vingtaine de louis ; et de plus, j’eus le bonheur de vendre pour huit louis mon cheval, qui m’en avait coûté vint cinq, de sorte que je n’étais pas au dépourvu ; mais tel était notre position, que dans l’impossibilité de donner aucun secours a mes amis, j’étais obligé d’affecter la même misere, pour n’etre pas contraint de refuser.

Aussitot mon cheval vendu, et heureusement pour moi, le jour d’avant le licentiement définitif, j’en achetai un autre, qui me coutat (jamais je ne l’oublierai) un petit écu ; la pauvre bête, ne vivait depuis long temps que du peu d’herbe qu’elle pouvait gagner sur les grands chemins, et n’avait que la peau sur les os : Ce qui vous suprendra c’est que ce fut avec le commandant des gardes d’Artois, un homme très riche en France, que je fis ce beau marché : Le soir même je me procurai une vieille selle aux équipages du corps, je me fabriquai une bride avec une corde et un morceau de bois, et le lendemain après avoir chargé sur le dos de mon haridelle, le peu d’éffet que les Prussiens avaient bien voulu me laisser, et avoir en outre le courage de me confier a la pauvre bête qui n’en parut pas flattée, car ayant beaucoup de peine a se porter elle même, elle serait bien passée de cet honneur ; dans cet équipage burlesque encore affublé de mon grand sabre et de mon uniforme ; la larme a l’œil et le cœur saignanr, je laissai derrière moi dans la plus grande misere mes anciens camarades de page et du régiment, le corps ou j’avais fait la campagne, les vains projets, et le chimérique espoir qui nous avaient tous bercé a son commencement.

Malgré la prudente précaution que je prenais de temps en temps, d’aller a pied et de débailloner mon pauvre animal pour lui laisser paitre en liberté quelque misérables navets qu’on avait laissé dans les champs, j’eus beaucoup de peine a me rendre a Maestricht ; trois fois il s’agenouilla, et fit une pause sur le chemin, une entre autres je fus obligé de le soulever par la tête et la queue, avec des bâtons sous le ventre en forme de levier, il y avait six hommes après lui, et c’est tout ce qu’ils purent faire que de le rémettre sur ses pieds ; cependant ils y reussirent, et après lui avoir fait avaller une pinte de bierre, j’eus l’audace de me remettre en selle, et d’affronter de nouvelles génufléxions.

Apres quelques autres contretemps, j’arrivai heureusement avec tous mes membres a Maestricht le 29 Novembre 1792. Mon premier soin fut de décharger mon Bucéphale, et lui ayant mis la bride sur le cou, je lui donnai généreusement sa liberté, je crois qu’un boisseau d’avoine lui aurait fait plus de plaisir, tant il est vrai que nous ne savons aprécier les choses qu’autant que nous les désirons.