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Promenade d’un Français dans l’Irlande/Londonderry

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LONDONDERRY ― LE GRAND CHEMIN DES GEANS

BALLYCASTLE ― FAIR HEAD.



LES approches de Londonderry sont charmantes, et annoncent l’opulence d’une grande ville. Les bords de la jolie riviere Derg, sont cultivés et soignés comme un jardin et couverts de maisons de campagne. La ville elle-même, située sur une éminence se montre de loin et offre un aspect agréable qui est bien embélli par le clocher en fleche, que Lord Bristol (L’Evêque de Derry) y a fait bâtir par souscription.

L’enceinte de la ville est peu considérable, mais les faux-bourgs sont très grands. Les anciens remparts subsistent et forment une promenade agréable, qu’on a défigurée dernièrement par un Arc de Triomphe, qui n’a guères l’air que d’une large porte : on a gravé en grands caractères sur la clef de la voute, 1689, qui est l’année où cette ville fut assiégée par le Roy Jaques. On devait bien au moins, faire un escalier pour faire communiquer les deux bouts de la promenade. Comme ces remparts ne peuvent être à présent d’aucune utilité, je croirais que s’il n’existaient pas et qu’on se servit des matériaux pour étendre la plate-forme de la monticule sur laquelle la ville est située, cela vaudrait infiniment mieux et ferait circuler l’air dans les rues : mais les habitans en sont jaloux et se rappellent encore le siége mémorable, que cette ville soutint contre le roy Jacques, quoique tres certainement il lui serait impossible de résister à présent à aucune attaque réguliere.

Je fus visiter l’endroit sur lequel le roy Jacques était campé, ainsi que les différens postes français. Ces derniers me semblerent habilement choisis : mais ce qui m’étonna fort, ce fut comment la frégate Anglaise put parvenir à forcer son passage, malgré la chaine qui barrait la riviere et les batteries qui étaient sur ses bords : on sait que la ville était sur le point de se rendre et que la flotte Anglaise, avait été obligée de se retirer dans le Lough Swilly, où elle avait attendu près de six semaines, sans trouver aucun moyen de lui donner des secours : sachant cependant l’extrémité où les habitans se trouvaient réduits, on résolut de risquer de faire forcer le passage par une frégate, accompagnée de deux où trois vaisseaux de transport.

La reddition de la place dépendait du succès de l’entreprise : on doit sentir l’intérêt qu’elle devait exciter dans les deux partis. La frégate poussée par un bon vent et par le courant de la marée, frappa avec violence contre la chaine : elle en fut d’abord repoussée et échoua sur la vase, mais heureusement, que le capitaine profitant de la marée montante, la dégagea en faisant tirer à la fois, tous les canons du côté où elle était envasée et la marée la reporta vèrs la châine que le premier choc avait brisée : lorsque la frégate eut passée, le capitaine avec l’équipage de son bord, cria huzza ! huzza ! , ce qu’on appelle three cheers, en signe de réjouissance, et ce qui dut lui faire beaucoup de peine aprés une action pareille, il eut la douleur en commençant le troisieme huzza ! de voir boulet de cannon lui enlever la tête.

Londonderry n’a point du tout l’air d’une ville Irlandaise, on y voit une activité et une industrie qu’on ne trouve guères autres parts. Son principal commerce consiste dans les toiles, il y en a un marché, une où deux fois la semaine : il est surprenant avec quelle promptitude les Marchands les examinent ; ils sont sur une espèce de traiteau avec un petit pupitre devant eux, les paysans portent leur toile sur leur têtes et s’arêtent un moment : le Marchand regarde la toile, dit son prix et s’il est accépté, il le marque sur la toile, et le paysan va se faire payer au bureau. Il y a tel Marchand, qui chaque jour de marché, achète des toiles, dans une heure pour trois ou quatre cents livres sterlings.

Il est assez singulier que, quoique tout le lin qui sert à faire ces toiles croisse dans le pays, on ne puisse cependant parvenir à y avoir de la graine et que l’on soit obligé de la faire venir d’Amérique.

Les premieres manufactures de toile ont été établies en Irlande par les protestans qui quitterent la France sous le Regne de Louis XIV, et furent porter leur industrie dans un autre pays.

L’exportation de ces toiles est d’un profit immense à l’Irlande ; d’après les recherches que j’ai faites à ce sujet, aussi, bien que pour l’exportation des viandes salées et du bled : il paraitrait que dans ces dix dernieres années (malgré le nombre prodigieux d’absents riches, à qui l’on fait passer des sommes énormes) l’Irlande a reçu chaque année environ deux cent mille livres sterlings, (quatre millions tournois) de plus, qu’elle n’a fait sortir du pays * ; on sent que si un tel état peut continuer pendant quelque temps, ce royaume arrivera bientôt à un point de prosperité, auquel peu de nations peuvent prétendre. Il est sùr qu’à la simple apparence, le voyageur croirait d’abord, qu’il y a plus d’or en Irlande qu’en Angleterre, proportion gardée.


  • Voyez, les journaux de la chambre des communes, sur l’importation et l’exportation, les rapports des douannes, et les calculs d’Arthur Young à la fin de son livre sur l’Irlande.


Lorsque j’étais à Londonderry, un Nain Polonais s’y faisait voir par curiosité. Il s’appellait le Comte Boralosky ; il peut avoir deux pieds et demi de haut ; c’est un petit être fort extraordinaire, il parle quatre où cinq langues et est très bien élevé ; il pouvait avoir alors cinquante à soixante ans ; il a beaucoup voyagé dans la grande Bretagne et il y a peu de villes où on ne se rappelle de lui. On rapporte que sa femme, qui est de taille ordinaire, le prit un jour en disputant et le mit sur la cheminée. Il y avait aussi dans la même ville un certain savant, qui vivait dans une telle chastété que St. Martin n’était rien auprès : je lui ai vu jetter son verre au feu, parce que sans qu’il s’en apperçut on l’avait rempli, pour lui faire boire à la santé des dames, I wonder, disait un certain Docteur dans la ville, he was not tempted, to know what it is, at least once.

L’Evêché de Derry est un des meilleurs d’Irlande : on dit qu’il vaut douze mille livres sterlings de rente. Oh ! le bon métier, le charmant métier, que celui d’Evêque ou de Ministre Anglicans : ce sont les enfans gâtés du Bon Dieu ! riches comme des Banquiers, bon vin, bonne chere, jolies femmes, et tout cela pour leur bénédiction. Dieu les garde : Ah ! si je pouvais un jour porter moi même le philibeg * de satin noir . . . cela vaudrait mieux que d’être émigré. Lord Bristol a en outre de son Evêché une fortune de quinze à vingt mille livres sterlings de rente. C’est un homme de talent et tres instruit, mais qui a des manieres singulieres. Il voyage presque toujours dans les pays etrangers et dépense presque tout son revenu, en maisons superbes qui font beaucoup de bien dans le pays, par l’argent qu’elles coutent.


  • Les Evêques Anglicans portent pour marque de leur dignité, un petit jupon, qui ne descend qu’au genou comme les montagnards d’Ecosse, avec cette différence cependant, que je crois qu’ils ont des culottes dessous.


Il est assez singulier de remarquer, combien en Irlande la politesse est peu cérémonieuse dans les endroits publics, pendant qu’elle l’est souvent beaucoup dans les maisons particulieres. Dans l’auberge ou j’étais logé, il y avait un grand bal que je fus visiter. Lorsque le souper fut annoncé, ce ne fut pas un spectacle sans intéret pour moi, de voir toute la compagnie courir vers la table et se placer au plus vite sans attendre personne. Il arriva qu’un jour, Lady * * *, qui était la Reine du bal, ne se pressant pas assez, ne put trouver de place. La même chose m’arriva cette fois, car cependant que j’éxaminais philosophiquement, toutes les places se trouverent prises, et ce ne fut pas sans peine que je trouvai un bout de banc. Je ne cite point ceci comme particulier à Londonderry, l’instant où dans les bals publics en Irlande on annonce le souper, est vraiment fort amusant. Il ne faut cependant, pas trop s’amuser à considérer la vivacité de la foule, pour peu qu’on ait faim, Car ....

Ce ne fut qu’à Londonderry, que je commençai à m’appercevoir de l’esprit de contention qui regnait alors dans cette province. Les partis cependant se voyaient encore. Je partis enfin de cette jolie ville et passant par Newtown Limavady, je me rendis chez Mr. Maccausland à Fruit Hill, d’où après un jour ou deux, il me conduisit à quelque distance, chez le Rd. Samson, pour qui j’avais une lettre. Ce ministre est réputé être un violent antiministériel et cependant il était encore assez bien vu des personnes qui pouvaient avoir des opinions politiques différentes des siennes. Je le trouvai un homme tres instruit et tres complaisant. Il est vraiment singulier comment je m’accorde aisément avec les personnes dont l’opinion est totalement différente de la mienne, pendant qu’au contraire, il m’est souvent arrivé d’être querellé d’une maniere terrible, par des gens dont l’opinion n’avait pas un fétu de différence.

Le rivage commence déja à prendre quelques traits du fameux chemin des Géans (Giants Causway.) Les rochers perpendiculaires, sous lesquels je passai sont basaltiques et couvrent une couche de pierre à chaux d’une Blancheur singuliere.

L’évêque de Derry a bâti un Palais superbe dans un endroit peu fréquenté, où plutôt entièrement désert avant. On voit avec plaisir, dans cet endroit, un grand nombre de maisons de paysans qu’il a bâtie à ses frais. Elles sont tres propres et de plus les paysans eux-mêmes, semblent avoir le plus grand attachement pour leur évêque, quoiqu’ils ne l’aient jamais vu. La maison de Down Hill, est remplie de belles peintures que Lord Bristol a apporté avec lui d’Italie. Il a bâtie un temple d’une belle architecture sur le bord du précipice, comme pour braver les vagues et le vent ; on voit la mèr furieuse battre les rochers perpendiculaires qui en forment la base, et qui s’élévent à une hauteur de plus de cent cinquante pieds ; il a, non sans raison, dedié ce Temple à Eole.

On distingue parfaitement les côtes d’Ecosse de cet endroit et ce ne fut pas sans plaisir que je les apperçus, ayant l’intention d’y passer l’hyver ; quoique mon voyage eut été fort agréable, on se lasse à la fin, et j’étais à mon sixieme mois de courses perpétuelles et d’un pélerinage peu commun.

Je me rendis de là, chez le Rd, Burrowes qui est archidiacre du diocese : c’est surtout dans cette partie, que la division commence à paraitre plus particulierement. Un des domestiques de la maison qui revenait de Coleraine, rapporta qu’on avait brulé la maison d’un Capitaine O’Hara et égorgé sa famille. J’ai toujours cru que c’était une imposture du laquais, pour savoir l’effet que cette nouvelle produirait sur son maitre. Le lendemain, je me rendis à Coleraine et rien de pareil ne s’était passe ce n’était seulement qu’une bataille de foire, dans laquelle, quelque coups de bâtons s’étaient distribués.

Je fus reçu avec beaucoup de bonté dans cette ville par Mr Richardson, chez qui je passai trois où quatre jours. Les paysannes à Coleraines ressemblent un jour de Dimanche aux paysannes Écossaises du côté de Montrose ; elles sont extrêmement propres et bien tenues, leurs épaules aussi sont communément couvertes d’un Manteau rouge : on ne croirait vraiment pas être dans l’Irlande.

Je me promenai un jour le long de la riviere Bane qui sort du lac Neagh, dont je parlerai après ; pour m’informer par moi-même, de l’état du pays je fis arrêter le domestique de Mr. Richardson avec les chevaux, et je m’hazardai à entrer dans une cabane, et à causer avec la famille ainsi que je le fais quand je voyage à pied ; je louai infiniment la situation du pays, et j’ajoutai qu’il était bien cruel qu’on se permit de dire que le paysan n’était pas prêt à défendre sa constitution, &c. &c. Ces bonnes gens furent fort reservés tant que je restai dans la cabane, mais lorsque m’en éloignai, je fus suivi par un jeune homme qui prit plus de confiance en moi et commença à me débiter toutes les fariboles dont le peuple se berçait en France avant la révolution : je fus vraiment_surpris d’entendre les mêmes discours d’égalité, de fraternité, et d’imposition, &c. à la fin cependant, je demandai à mon homme de quelles impositions il avait tant à se plaindre. Il nomma particuliement celles sur le vin et sur la bierre et comme je lui demandai s’il buvait jamais, de l’un où de l’autre il me répondit que non, mais que c’était égal, que c’était bien dùr pour ceux qui les payaient et autres impertinentes bêtises. Il parla aussi de la réforme du parlement et se plaignit vivement des abus dans les élections, &c : il vanta aussi beaucoup la tolérance, et fit des discours philosophiques, pareils à ceux de nos Petits-Maitres avant la révolution : en un mot, pour dire la vérité, je revins de ma promenade, tres peu satisfait des United Irishmen.

Il est possible qu’il y ait rééllement quelque sujet de plainte, car quel est le pays où il n’y ait pas d’abus dans le gouvernement. Mais il est évident que les murmures des paysans, leur ont été mis dans la tête par des gens d’une autre trempe. Qu’importent au paysan, la pluralité des places, les élections au parlement, les entraves du commerce, les droits sur le vin et autres marchandises, ils ne peut s’en inquiéter en aucune maniere ; pourvu, qu’il jouisse paisiblement du fruit de son travail et qu’il soit assuré de sa liberté personnelle, que ce soit pierre ou Jacques, qui occuppe telle place, que le gouvernement sous lequel il vit, soit républicain ou monarchique, il ne s’en soucie nullement. Comment faire cependant pour l’engager à se plaindre ; il faut bien lui faire croire que sa misere vient de choses qui n’y ont pas le moindre rapport, afin de l’engager à se soulever pour profiter de sa crédulité. C’est ainsi qu’on a fait en France, qu’on a toujours fait et qu’on fera toujours.

La veille de mon départ Mr. Richardson, me demanda comment j’avais trouvé le cheval qu’il m’avait prêté le dimanche d’avant ; sur ma réponse; " la saison est avancée" dit-il, le temps est mauvais, ce vous ferait un bon compagnon de voyage " ? je refusais constamment, mais à la fin il donna ordre à son domestique de le laisser dans la maison où j’allais. Il peut souvent être agréable, d’avoir un rossinante avec qui parler sur un mauvais chemin. C’est la seconde fois, que j’aye éprouvé cet acte de bonté dans ma promenade : le premier offre, m’en fut fait par Mr. Peter Latouche : C’était le milieu de l’été : la crainte d’être indiscret, jointe à celle de ne savoir que faire du pauvre cheval, m’engagea alors à le refuser absolument ; ici la chose n’était pas tout à fait la même.

Je fus offrir mess respects au fameux ouvrage des géants * * * (j’ai oublié leur nom dans le chemin :) je m’arrêtai un moment, pour voir un vieux chateau qui appartient à la Marquise de Antrim et dans lequel les chevres seules peuvent se permettre d’entrer ; le seul passage pour un homme, est une arche large d’un pied, sans garde fou au dessus d’un précipice profond. J’observai aussi le long du chemin plusieurs carrieres où la basalte est rangée en piliers de cinq où six faces ainsi que ceux du Causway. Les côtes sont très élevées et l’on voit presque partout, dessous la basalte, une couche épaisse de pierre à chaux, blanche comme la neige et mêlée de pierre à feu, il semble que cette chaux ait été brulée et que par la suite des siecles elle ait repris ses qualités, quoiqu’en perdant sa couleur.*


  • Il est connu qu’en laissant longtemps la pierre a chaux sans en faire usage apres avoir été brulée, elle reprend ses qualités pierreuses et perd son air phlogistique, au point que pour l’employer, il faudrait la bruler encore. C’est peutêtre la, ce qui est arrivé à celle de ce pays. Voyez la chimie du Dr. Black.


Après un long circuit, j’arrivai enfin au fameux chemin des géans : les personnes qui viennent ici, dans l’éspoir de voir quelque chose hors de la nature sont communément trompées dans l’idée qu’elles se sont faites de cet endroit ; le Causway, n’est pas plus étonnant que les carrieres dans l’intérieur du pays, où l’on trouve la basalte disposée de la même maniere. Ce qui frappe le plus, ce sont ces rochers perpendiculaires de quatre à cinq cents pieds d’élévation, et qui sortent tout-à-coup du sein de la mer ; on distingue aisément les differentes couches qui les composent : tantôt c’est une pierre rougeatre de Tuff. Dans d’autres endroits, c’est la basalte dans un état de confusion : deux ou trois fois, on la voit rangée en colonnes réguliere et dans un endroit ayant vraiment quelque ressemblance à un jeu d’orgue. Le chemin des géans, Giants Causway, comme on l’appelle, est une partie de la même matiere, détachée de la montagne. À la marée basse on peut le suivre assez loin : les vagues viennent se briser contre, avec une fureur singuliere. Il forme rééllement une espèce de pavé d’environ trente à quarante pieds de large, et il est assez simple qu’il ait cette figure, puisque les colonnes sont droites et que c’est le bout qui forme le pavé. Il n’y a point de place entre elles, quoique leur figure ne soit pas tres régulière : il y en a de six, de sept, de huit, et même de quatre côtés, mais le plus grand nombre est Pentagone, où de cinq ; il s’avance de deux cents pas environ, dans une pente douce, jusqu’à ce qu’enfin il disparaisse dans la mer : la chose la plus remarquable de ces piliers, c’est qu’ils ne sont pas d’une seule pièce, mais sont composés de pierres détachées, dont la supérieure est toujours convéxe et s’ajuste parfaitement avec celle qui la suit, dont la forme est concave.

Dans la même direction, à dix ou douze lieues en mer sur la côte d’Ecosse, l’isle de Staffa, dont j’ai déjà fait mention dans le volume sur la grande Bretagne, est composée de piliers pareils et n’est pas moins curieuse.

Bien des gens ont fait des rechèrches et des systèmes ingénieux sur la formation du chemin des Géants : les uns prétendent que c’est le produit d’un volcan, d’autres que la basalte était d’abord molle et suivant qu’elle était plus moins remplie de minéral, se formait en colonnes plus ou moins parfaites.

J’ai vu dans beaucoup d’autres endroit, des pierres de la même nature. La ville d’Edimbourg est située sur un rocher de pierre pareille ; Arthur Seat (la montagne auprès) en est entièrement ; dans la partie du sud, la basalte est même formée en piliers de cinq ou six faces ; il y a près de cette ville, un phénomène plus singulier peutêtre : c’est une ligne de basalte d’environ six ou sept pieds de large, qui se prolongent à une distance prodigieuse et dont on n’a jamais trouvé la fin : elle traverse ainsi les pierres de toutes espèces et le charbon : on a remarqué que le charbon qui se trouve des deux côtés, a perdu presque toute sa force, et ressemble assez à du charbon ardent, dont on aurait éteint la flamme. Cette observation a donné lieu à la formation d’un système, qui ne semble pas dépourvu de sens, quoique ce soit bien idéal. On prétend que la basalte est le produit de quelques grandes convulsions dans lesquelles les entrailles de la terre se sont ouvertes et l’ont vômies sur la surface dans un état de fusion. Les colonnes qu’elle forme dans bien des endroits, dépendent de la quantité de minéral qui s’y trouve. On cite plusieurs instances d’effusion de basaltes fort extraordinaires ; dans l’isle d’Arran, à l’embouchure de la Clyde, la principale montagne est de granit et dans le milieu on apperçoit une ligne de basalte de dix à douze pieds de large, qui va jusqu’à son sommet. Ces faiseurs de système, prétendent que cette basalte n’a pu se glisser dans l’intérieur du rocher d’Arran et dans la grande ligne prés d’Edimbourg, à moins de quelque crévasse terrible, qui s’est trouvée remplie tout-à-coup par cette matiere brulante et alors en état fusion.

Je me rappelle que Panurge demande à Gargantua " lequel aimeriez vous mieux d’aller à Paris à la chevre morte, sur les épaules d’un paysan où de l’y porter vous même ? " l’autre répond fort sensément je pense : j’aimerais mieux boire : comme on pourrait en dire autant ici, je m’arrête prudemment.

En me rendant du Causway chez Mr. Moore, j’apperçus une colline et plusieurs champs, couverts d’un grand nombre de gens du commun ; je m’informai de ce que ce pouvait être ; on me dit que c’était des gens qui étaient occupés à rammasser les pommes de terres d’un homme, pour qui ils avaient de l’affection. J’avais beaucoup entendu parler de ces mouvements populaires et comme dans tous les cas, il est toujours fort désagréable de se trouver mêlé dans ces foules, plus particulierement pour un étranger, je balançais si j’avancerais où si je prendrais un autre chemin : à la fin cependant, reflechissant que je n’avais point de pommes de terre à déterrer et qu’au fait, ces gens semblaient faire cette besogne assez paisiblement, je m’avançai tout doucement et passai au milieu de la troupe, sans que personne parut prendre garde à moi.

On m’a dit, que c’était une ancienne coutume etablie parmi les paysans, de s’assembler sur le retour de la saison à la fin de l’automne et de déterrer les pommes de terre des personnes à qui ils veulent du bien, à peuprès comme en France, on plantait un may à leur porte. Ce qui donna de l’inquietude au gouvernement dans cette occasion, c’est que ce fut plus particulièrement les pommes de terre, des personnes qui venaient d’être arrêtées pour hautes trahisons que les paysans recueillirent, et aussi celles de ceux connus pour leur mécontentement, quoiqu’ils ayent, à ma connaissance, fait la même faveur à des gens qui étaient très attachés au gouvernment. Mr. Moore par éxemple, chez qui je reçus l’hospitalité ce jour là, ne put parvenir à les en empêcher et pour ne pas s’attirer leur inimitié, il crut devoir les laisser faire.

Ces assemblées étaient conduites avec le plus grand ordre : un homme, sans rien qui put le distinguer, se faisait obéir en tournant la main et en poussant certains cris : tant que l’opération durait, les hommes, les femmes et les enfans chantaient accompagnés par un instrument quelconque. Aucun des individus ne pouvait se permettre de boire de liqueurs fortes : ceci certainement, était un rare effort pour le pays, et je puis dire avec certitude, que la condition a été tenue à la lettre : je n’ai jamais rencontré un seul homme soù, près des champs de pomme de terre ; je ne dis pas que dans les villages voisins, il n’y en eut quelques uns, mais aussi c’eut été un miracle sans cela. Les paysans pour faire cette opération avaient mis leur meilleur habit ; l’air de gaité et de bonne humeur qui regnait parmi eux, aurait aisément fait croire que c’était quelque espèce de fêtes, si l’on n’eut été instruit, que ceux qui les conduisaient, avaient des idées séditieuses : le chemin était couvert de chevaux qui appartenaient à quelques uns des fermiers qui, comme les autres rammassaient les pommes de terre.

Si une pareille scêne eut eu lieu en France, où même en Angleterre j’ai bien de la peine à croire, que les choses se fussent passées si tranquilement. Je crois aussi que ces rassemblemens nombreux, auraient finis par devenir tres dangereux, considérant l’esprit de fermentation et de mécontentement qui régnait dans le pays. Le gouvernement fit fort sagement, de les défendre quelques tems après, et ce qui prouve encore en faveur du peuple de ce pays, c’est que je n’ai pas entendu dire qu’elles ayent eû lieu après.

Il est vraiment singulier de voir, comme avec toutes leurs dispositions mutines, ces Irlandais sont aisés à soumettre : je l’ai déjà dit et je le répète avec plaisir ; entre les mains de gens habiles et dirigés par des motifs de bien public, je n’ai pas connu de peuple qu’on put plus aisément conduire au bien. Ces séditions fréquentes mêmes, ne prouvent pas autre chose que sa sensibilité : si l’on cessait une bonne fois de vouloir absolument les Angliser à tout prix, et qu’on sut les mener par les préjugés et les manières qui leur sont propres, on en ferait ce qu’on voudrait.

En suivant la côte, au sommet de la montagne qui est composée des mêmes matériaux que le Causway, on me fit remarquer d’un angle au dessus des précipices, les différents phénomènes de la basalte, sous toutes les figures qu’elle prend, tantôt en forme de pilier et tantôt en matiere confuse et sans ordre. Il faisait un temps superbe ; la mer venait battre le pied de ces rochers qui peuvent avoir entre quatre et cinq cents pieds d’élévation perpendiculaire : l’Ecosse et les Isles à l’Ouest de ses côtes, se découvraient au bout de l’horison, sur une mer calme et bleue. Mon cheval lui-même, semblait jouir de la beauté de la vue, il approchait sa tête du précipice et portait ensuite son œil sur l’horison avec un air d’admiration ! ceci au surplus n’est pas étonnant ; qui n’a pas vu dans bien des voyages et des Romans, les declamations affectées, de bêtes beaucoup plus stupides, sur un point de vue quelconque, où sur le clair de Lune. Je n’ai jamais rencontré de ces belles descriptions, sans tourner vingt où trente pages du livre, afin d’arriver au jour, si l’auteur parlait de la lune, où à la nuit, s’il parlait du soleil.

Je m’arrêtai dans un petit village, où je vis du monde assemblé et j’assistai au baptême d’un nouveau Né ; au Nord de l’Ecosse dans pareil cas, on fait avaller au pauvre petit malheureux, une cuiller de whilky, pour l’empêcher de crier ; ici pour la même raison, on fait fondre du beurre dans une coque d’œuf, on le mêle avec du pain et du sucre et la Nourrice en pousse quelque peu avec le doigt, dans sa gorge. Je ne saurais dire si c’est l’usage dans un autre pays, mais j’imagine que c’est un remède presque aussi certain que si elle lui enfonçait dans la gorge, quelque peu de filasse enduite de poirésine.

J’arrivai enfin après un long tour à Ballycastle, où je fus reçu avec bonté par Mr. Ezékiel Boyd ; le jour même de mon arrivée, la compagnie en garnison dans cette petite ville la quittat et fut remplacée par une autre, d’un régiment Écossais : ils furent fort bien reçus par les habitans et pendant la nuit, ne vous déplaise, on leur vola toutes leurs munitions et la moitié de leurs armes . . . voler les armes et les munitions, morbleu ! J’aimerais mieux que l’on volat à mes soldats leurs culottes et leurs chemises, mais leurs armes et leurs munitions ! ... Tout ce que l’on fit dans cette occasion, fut de faire venir quelques habitans devant Mr. Boyd, qui était le juge de paix. Ils jurerent tous, les uns après les autres et sur l’évangile, qu’ils n’avaient aucune connaissance de la poudre et des armes vollées. Bonnes gens d’Irlande prenez bien garde à qui vous vous jouez, si vous vous avisiez de faire une pareille plaisanterie à quelques vieux routiers, malgré toute l’amitié possible, vos oreilles pourraient fort bien s’en ressentir.

Un jour je dirigeai ma promenade vérs Fair Head ; c’est un grand cap qui s’avance vèrs l’Ecosse et qui est la pointe, la plus au Nord de l’Irlande : les rochers s’élévent graduellement depuis près de Ballycastle et le point le plus élevé est le plus au Nord et le plus près de la mer.

La singuliere disposion des couches de pierres dans cette montagne mérite l’attention : dans l’endroit surtout, où se trouve la mine de charbon que l’on travaille sur le bord de la mer.

J’ai marque les differentes couches telles qu’elles paraissent du bord de la mer ; leur étendue, peut être plus ou moins considérable, je ne les ai mesuré qu’à vue d’œil. Il y a apparence, que ce mélange doit s’étendre à une grande profondeur dans l’intérieur de la terre.

Basalte 18 pieds.
Charbon mêlé 3 p,
Tuff de pierre rouge 10 p,
Charbon très sulphureux 3 p
Tuff de pierre grise 10 p.
Charbon mêlé 6 p.
Tuff rouge 8 p,
Charbon mêlé 1 p,
Tuff rouge 8 p,
Charbon, (la véritable veine)    7 p.
Tuff de pierre rouge.

J’ai eu la fantaisie d’entrer dans la mine de charbon et j’ai même été jusqu’au bout, c’est un petit divertissement donc on peut se passer une fois la fantaisie, (comme du mariage) mais dont je me dispenserai dorénavant ; elle s’étend à un demi mille sous terre, dans une direction horisontale et assez élevée pour donner du cours aux eaux : il y a une autre mine au dessus et les ouvriers dans ces derniers temps se sont assez rapprochés pour s’entendre travailler : il est à croire qu’ils se joindront bientôt. Le propriétaire doit penser à creuser un puit perpendiculaire à sa mine, pour renouveller l’air, car quand le vent est à l’ouest, la vapeur est repoussee dans l’intérieur et rend l’air suffocant pour les ouvriers ; si ce puit était fait, elle trouverait une issue et ne les incommoderait pas. Le charbon que l’on tire de cette mine est le meilleur que j’aye vu en Irlande ; il est parfaitement semblable au charbon Écossais : il ne brule pas si vite cependant, et la mine d’où on le tire semble être inépuisable. Le parlement d’Irlande avait bien senti l’immense avantage qui pourrait en résulter pour le pays ; il a fait des frais énormes pour tâcher de faire un port à Ballycastle, mais le courant de la marée apporte tant de sable, qu’il est entièrement comblé, au point qu’il n’y a pas même d’eau à la marée haute.

Je suivis le rivage depuis la mine de charbon jusqu’à la pointe de Fair Head, et gravissant les rochers par le chemin des chevres, j’arrivai avec beaucoup de peine jusqu’au sommet, où la scêne qui s’offrit à moi me dédommagea bien de ma peine : on vante le Causway avec juste raison, la régularité des piliers a quelque chose de surprenant ; mais ici, les piliers de basalte ont près de six cents pieds de hauteur et quelques uns se tiennent seuls et séparés du corps de la montagne de deux, trois, où quatre pieds depuis le haut jusqu’en bas, soutenus seulement par quelques pierres dans le milieu. A quelque distance du bord du précipice, il y a des crévasses dans lesquelles en jettant une pierre, on voit clairement qu’elles s’étendent jusqu’au bas de la montagne.

De distance en distance, on apperçoit des creux, qui semblent avoir servi de lit à des rivières où à des torrent ; la pente va toujours régulierement, de la mer à deux petits lacs dans l’intérieur de la presqu’isle : cette remarque pourrait donner lieu de croire, qu’autrefois ce cap s’étendait beaucoup plus loin et que même il devait y avoir un pays et des montagnes assez considérables, pour pouvoir remplir ces canaux. Cette observation est justifiée par la chûte fréquente de ces piliers séparés et même de toute la partie entre le principal roc et les crevasses : des jeunes gens à Ballycastle m’ont assurés, avoir couru à cheval après un lievre douze à quinze pieds plus loin, que ce qui forme à présent le bord du précipice. Ceci s’accorde assez avec mon fameux systême du Conomara ; c’est si amusant de rêver, que j’y reviens souvent, et si j’osais achever le rêve, je dirais que par la suite des siecles, ce cap de Fair Head, disparaitra totalement et que l’Océan achévera de s’ouvrir un passage plus étendu dans la mer d’Irlande.

Le courant de la marée est ici extrêmement rapide on le voit du sommet de Fair Head, couler comme un torrent, tantôt de l’océan dans la mer d’Irlande, et tantôt de la mer d’Irlande dans l’Océan. l’Ecosse semble tres près, le cap de Fair Head n’en prend cependant pas la direction ; suivant mon idée du Conomara il devait toujours y avoir un détroit dans cette partie et ensuite un golphe immense devait s’étendre à l’ouest juqu’aù Groenland,

Après avoit fait, ecrit et même imprimé toutes les belles refléxions et les rêveries que l’on a vu, quand j’ai parlé du Conomara ; j’ai eu la douleur de voir in the vindication of the Ancient History of Ireland par le général Vallancey, que d’autres s’étaient amusés de la même maniere et avaient tirés de leurs rêveries des conclusions à-peu-près pareilles aux miennes, entre-autres Messrs. Whitehurst et Hamilton. Les leurs n’ont cependant rapport, qu’aux rochers de la côte des géans, mais tous deux s’accordent à dire qu’un immense territoire a dû être engloutie avec le volcan, d’où est venu la basalte dont les piliers de cette côte sont formés.

" Ajoutons à cela, dit le général Vallancey, la tradition des Anciens Irlandais, qui rapporte que la plus grande partie de cette isle a été engloutie dans la mer. Les paysans croyent souvent en voir plusieurs parties s’élever du sein des eaux au Nord-Ouest de l’Irlande. Les habitans de ces côtes leur donnent le mon de Tir Huddy où le pays de Hudd : ils disent qu’elles contiennent une ville qui possédait autrefois des richesses immenses et dont la clef est enterrée sous quelque autel des Druides. " Le Général, Suivant toujours son systême, de l’Irlande peuplée par les peuples du levant, ajoute, " cette ville est évidemment la ville perdue des Arabes, mentionnée dans la préface de l’Alcoran et visitée par leur faux Prophete Hud. " Et ce qui est encore plus cruel pour un faiseur de système, dans la comparaison que le Général, fait entre le Japonais, le Péruvien, et l’Irlandais, j’ai trouvé qu’un certain Varénius avait absolument dit la même chose. Verisimilus est septentrionalis Americae, partent olim adhesisse Hiberniœ. Un Bertius aussi, prétend que le déluge de Deucalion a été mal à propos placé en Thessalie et que c’est sur les côtes de l’Ecosse, ou Caledonia qu’il devrait être ; parceque Dùr en Irlandais veut dire l’eau, et que Deucalion est une corruption de dur Caledonia,— le déluge de Caledonia.

Il est si terrible de trouver des gens dans son chemin de cette maniere, que je fuis déterminé à ne plus faire de système ou du moins à ne plus lire les livres de ceux qui en ont fait. Cependant au bout du compte le sentiment de ces Messieurs, donne du poids à mon opinion particuliere.

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