Promenade en Amérique/04

La bibliothèque libre.

PROMENADE


EN AMÉRIQUE.




LA REINE DE L’OUEST ET LES ANTIQUITÉS DE L’OHIO.[1]


Absence de renseignemens — Cincinnati — Démocraties de l’Ouest — Les cochons — Promenade aux bords de l’Ohio De la sculpture et de l’architecture aux États-Unis — Cours de chimie pour les ouvrières — Antiquités — Monumens d’un peuple inconnu — Conjectures sur ce peuple — Les Allemands en Amérique — Un coin de la forêt primitive.




Ce voyage sans repos qui dure depuis près de deux mois commence à me fatiguer. Ma santé s’altère, sans cela j’aurais gagné Saint-Louis en suivant à travers la prairie le canal et la rivière des Illinois ; mais je crois plus sage de songer à regagner New-York, dont je suis encore assez éloigné. Je ne conseille à personne de tomber malade aux États-Unis, surtout loin des grandes villes : tout le monde est si affairé, si pressé, que nul n’aurait le temps de s’occuper de vous. Cependant je ne veux pas être venu dans l’ouest sans voir Cincinnati, les bords de l’Ohio, et quelque chose au moins des antiquités indiennes qu’on a découvertes dans la vallée que traverse la Belle-Rivière[2]. Je vais donc retourner à Détroit, et, coupant l’extrémité du lac Érié, aller à Sandusky prendre le chemin de fer de Cincinnati, puis, de Cincinnati, retourner à New-York après avoir visité les antiquités indiennes de la vallée de l’Ohio.

18 septembre.

Je reprends le bateau à vapeur, je traverse de nouveau le lac Michigan, et j’arrive à New-Buffalo trop tard pour pouvoir partir ce soir même par le chemin de fer de Détroit. Nos bagages sont délivrés immédiatement au bureau, et demain, à six heures du matin, nous nous mettrons en route avec eux pour Détroit.

Il n’y a pas moyen d’avoir un lit ou même un matelas pour cette nuit. On nous entasse dans une immense salle à manger, nous et les passagers d’un autre bateau à vapeur qui part demain matin dans la direction de l’ouest. Ces passagers sont surtout des émigrans, compagnons de chambrée assez bruyans et assez peu policés. Pour moi, je place, pour me servir d’oreiller, un petit sac de cuir, où sont mes notes et mes livres, sur une table au-dessous d’une lampe suspendue au plancher ; je tire du sac un roman anglais, je me mets à lire, couché sur ce lit un peu dur, jusqu’à ce que les hommes aient cessé de parler, les femmes de gronder leurs enfans, les enfans de crier, et alors je tâche de dormir. Je suis réveillé un peu incivilement par le garçon de la taverne, qui me jette une serviette dans le ventre en me criant : Allons, camarade, éveillez-vous ! Il est vrai qu’il avait à servir le café sur cette table où j’étais établi, et que tout le monde était debout depuis longtemps.

En grondant un peu contre la rudesse des subalternes aux États-Unis, je me mets en marche vers la station du chemin de fer, où nos effets ont été déposés la veille au soir. Dans le trajet, l’incurie américaine pense m’être fatale : une caisse lancée sur un plan incliné, sans dire gare, selon l’usage, vient passer à deux pouces de mes jambes, qu’elle aurait brisées, si elle m’eût atteint. C’était le jour des mésaventures : je ne trouve à la gare ni locomotive ni aucune apparence de départ. Je demande si le train va bientôt partir, on me répond qu’il partira dans vingt minutes, sans autres explications. Les Américains ont horreur des explications.

Le temps s’écoule, et je ne vois rien venir. Enfin j’avise quelques voyageurs qui marchaient d’un pas précipité. Je les interroge, et j’apprends que les trains vont partir non pas de l’endroit où ils s’étaient arrêtés il y a quatre jours en venant de Détroit, mais d’un autre point situé à un quart de lieue. On avait reçu nos bagages sans avoir l’idée de nous avertir de cette disposition, grâce à laquelle il s’en est fallu d’une minute que je n’aie manqué le convoi, qui aurait emporté mes malles au bord du lac Erié. Je raconte ces petits incidens, qui doivent intéresser médiocrement le lecteur, et je raconterai toutes les contrariétés de ce genre qui me surviendront, parce qu’elles peignent le caractère national, qui se retrouve dans les plus petites choses comme dans les grandes. Le principe de la politique et de la société aux États-Unis, c’est que chacun se tire d’affaire comme il l’entend. On lui laisse entière liberté d’action en ce qui ne choque pas les opinions ou les passions de la majorité ; mais cette liberté d’action de l’individu lui est accordée à ses risques et périls. On ne le dirige point, on ne l’avertit point. C’est à lui de s’informer d’où part le chemin de fer, c’est à lui de prendre garde si on ne lui lance point une caisse à travers les jambes. Tout se résout dans le mot sacramentel : Aidez-vous vous-même (help one self), qu’on traduit quelquefois ainsi : « Dieu pour tous, en avant, et que le diable emporte le dernier ! »

Si ces pages tombaient sous les yeux des Américains, je ne serais pas fâché de leur faire un peu honte de leur incurie en tout ce qui se rapporte au comfort des voyageurs. Je n’ai trouvé, au moins parmi les gens à qui j’ai eu affaire, nulle trace de cette grossièreté de mœurs qu’on leur a tant reprochée : je ne l’ai rencontrée que chez les inférieurs ; mais ce que j’ai trouvé partout, c’est une absence d’indications, d’avertissemens, de direction pour les voyageurs, qui est extrêmement incommode. Je voudrais inspirer aux Américains le désir de réformer cet abus du self-government, qui n’en est point une conséquence nécessaire. Je ne les crois point incorrigibles ; ils ont profité des diatribes les plus violentes et souvent les plus injustes. Mme Trollope, à qui, dit-on, une situation qui n’était point égale à son esprit et à son caractère n’aurait pas ouvert précisément les meilleures maisons, a fait sur l’Amérique un livre outrageant, qui a charmé en Europe les vanités aristocratiques au service desquelles elle se trouvait assez singulièrement enrôlée[3]. Eh bien ! les Américains ont eu le bon esprit de tirer parti de ces injures, auxquelles se mêlaient quelques vérités. Quand un homme, au théâtre, plaçait ses pieds à la hauteur de sa tête, on lui criait en riant : Trollope ! Trollope ! et cette mode peu aimable a passé. Je suis convaincu que les manières américaines se sont beaucoup améliorées depuis quelques années, car tout ne pouvait pas être faux dans ces tableaux grotesques, dont je n’ai retrouvé presque aucun trait au sein des mœurs actuelles ; mais il reste à prendre quelques mesures de prévenance et de soin pour les voyageurs, mesures qu’ils ont le droit d’attendre de toutes les nations civilisées, et qu’ils ne rencontrent presque jamais aux États-Unis.

Ma santé, qui ne se remet point, augmente peut-être ma disposition chagrine. J’ai passé tout ce jour en chemin de fer sans manger, car je me rappelais trop l’exécrable chère que j’avais faite dans les stations où l’on s’arrête pour les repas. Il est vrai que l’on traverse des forêts à peine défrichées ; mais, puisqu’il y a un chemin de fer, il semble qu’il pourrait y avoir de quoi dîner.

À Détroit, je n’ai que le temps de monter sur l’Arrow (la flèche), bateau à vapeur dont le nom pourrait être la devise d’un voyageur aux États-Unis. Avec le jour, je débarque à Sandusky, et prends presque aussitôt le chemin de fer de Cincinnati, où j’arrive à la nuit. J’ai fait à peu près deux cents lieues depuis hier matin, et ne m’en trouve pas mieux.


Cincinnati, 20 septembre.

Je me lève tard, un peu faible et triste, et je marche au hasard dans les rues droites et spacieuses de la reine de l’ouest. Le temps est assez froid, le vent aigre, le ciel gris ; ma première impression n’est pas gracieuse. Je descends au bord de l’Ohio. Les eaux de la Belle-Rivière sont basses ; sur ses deux bords s’étendent de grands espaces ordinairement recouverts par elles, et qui ont cet air de marais à demi desséchés que présente le rivage de la mer pendant le reflux. Pas de quai au bord du fleuve, trop peu de ponts. Les ponts ici sont les nombreux bateaux à vapeur qui passent sans cesse d’un bord à l’autre, rompant le silence du dimanche par leur essoufflement. Je remonte dans la ville. Les rues portent des noms d’arbres : le nom du châtaignier, du noyer, du pin, ce qui semble un souvenir des forêts qu’elles ont remplacées. Plusieurs sont belles et plantées. L’horreur de l’inutile et par suite l’amour de l’abréviation ont fait retrancher le mot street (rue) sur les écriteaux. Les trottoirs, en larges dalles, s’interrompent parfois brusquement ; on sent une capitale fabriquée à la hâte et qui n’est pas finie. Je descends derrière la ville, je trouve des faubourgs en construction, et par de la les faubourgs des hauteurs dépouillées, où restent quelques troncs à demi brûlés, comme dans les défrichemens, et quelques arbres que la hache a respectés ; lieux d’un aspect triste et pénible à voir : ce n’est plus la campagne, mais ce sera bientôt la ville. Cincinnati, cité de 116,000 âmes, compte environ une demi-année pour chaque millier d’habitans, et renferme, dit-on, un citoyen plus vieux qu’elle. Elle augmente toujours avec une grande rapidité, car elle a plus que doublé depuis dix ans. Communiquant par les chemins de fer avec les lacs, par l’Ohio avec le Mississipi, elle est le point central du commerce intérieur des États-Unis.

On appelle Cincinnati la reine de l’ouest ; elle est la capitale de ce qui était, il y a vingt ans, le far-west. Maintenant l’ouest lointain a reculé à mesure que la civilisation avançait. Tandis que je suis dans l’Ohio, l’un des derniers venus d’entre les états de l’Union et aujourd’hui un des plus florissans, c’est peut-être le moment de dire quelque chose touchant la manière dont se forment les états nouveaux et ce qui caractérise la constitution politique de ceux qui ont été le plus récemment admis dans l’Union. J’emprunte ces détails surtout à l’ouvrage intéressant de M. James Hall, intitulé Esquisses de l’ouest.

Avant d’être élevés au rang d’état, les pays nouvellement cultivés, et dont la population est encore insuffisante pour qu’ils soient représentés dans le congrès, sont désignés par le nom de territoires et régis pendant cet intervalle par des dispositions particulières habilement combinées. C’est comme une initiation graduelle qu’on leur fait subir avant de les admettre à l’égalité de la représentation. Dès qu’ils sont reconnus, les territoires sont régis par un gouverneur, un sénat et une cour composée de trois juges. Le gouverneur et la majorité des juges adoptent et promulguent celles des lois des autres états qui conviennent à l’état nouveau, et en réfèrent au congrès, qui peut annuler leur décision. Le gouverneur nomme les employés civils et tous les officiers inférieurs ; les officiers-généraux sont nommés par le congrès.

À ce premier degré d’existence ou plutôt d’enfance politique un second succède lorsque le territoire en est venu à contenir cinq mille mâles libres et majeurs. Alors une chambre représentative est accordée au territoire. Il y a un représentant pour cinq cents citoyens jusqu’à la concurrence de vingt-cinq ; au-delà, le nombre des représentans est réglé par la législature, qui se compose du gouverneur, de son conseil et de la chambre des représentans. Le conseil est formé par cinq membres nommés pour cinq ans, à moins que le congrès ne borne à un temps moins long la durée de leur mandat. Ce conseil est nommé par le congrès sur une présentation faite par les représentans du territoire. Les candidats doivent posséder une propriété de 500 acres. Tous les bills passés dans la chambre des représentans ou dans le conseil ont besoin de l’assentiment du gouverneur, qui réunit, proroge et dissout l’assemblée. Les représentans et les membres du conseil réunis nomment un délégué au congrès qui a le droit de prendre part au débat, mais non de voter.

Toutes ces mesures me paraissent porter l’empreinte d’une grande sagesse. L’administration des territoires est fondée sur des principes entièrement différens de ceux qui président au gouvernement des états. Intervention du congrès, droit du gouverneur de proroger et de dissoudre l’assemblée représentative, conditions d’élection qui ont pour base la propriété, tout cela est opposé à l’esprit général des institutions américaines ; mais le bon sens américain a compris qu’on ne devait pas appliquer la même forme de gouvernement aux états anciens, dont l’éducation politique avait été faite par cent cinquante ans de lutte avec la métropole et qui avaient une vieille habitude de se gouverner eux-mêmes, et aux états nouveaux, sans éducation politique, sans passé, et qui se formaient d’élémens hétérogènes de toute nature et de toute origine. À ceux-là il fallait une tutelle provisoire qui les préparât graduellement au rôle d’état indépendant et à une complète égalité de prérogatives.

Du reste, la population des territoires de l’ouest s’est si rapidement accrue, qu’ils ont bientôt atteint le chiffre qui les élevait au rang d’état. À ce moment tout a changé. Maîtres d’eux-mêmes, ils se sont donné des constitutions de leur choix, et ces constitutions sont en général très-démocratiques. On ne saurait se dissimuler que le mouvement politique est partout en ce sens. Dans les constitutions de l’Ohio, de l’Indiana, de ï’Illinois, le principe démocratique prévaut beaucoup plus que dans les constitutions des états anciens. La prépondérance de ce principe se manifeste par le peu de durée des fonctions publiques : — dans l’Indiana, celles des représentans ne durent qu’une année ; — par la défiance dont la force armée est l’objet : — dans le même état, les militaires, et même leurs parens, ne peuvent voter ; — par la facilité à réviser la constitution : — tous les douze ans on délibère s’il y a lieu de nommer une convention dans ce but ; — par l’incompatibilité entre les fonctions de représentant et un emploi conféré soit par l’état particulier, soit par le gouvernement central. Dans ces nouveaux états, le divorce est en général très-facile. Dans l’Illinois, il est accordé par le juge sur le témoignage du demandeur, sans en donner connaissance à l’autre intéressé. L’ivrognerie, une absence de deux ans, sont considérés comme des motifs suffisans pour prononcer la dissolution du mariage. Les lois contre les débiteurs sont très-douces, comme il arrive partout où prévalent les influences démocratiques. L’inquiétude ombrageuse des démocraties est poussée si loin dans ces états nouveaux, qu’elle s’attaque même aux associations volontaires. On y a empêché, par exemple, des banques de s’établir, comme si l’on craignait l’oppression de l’intérêt individuel par la ligue des capitaux. De même on y a souvent refusé d’autoriser des associations formées dans un but religieux ou dans le dessein d’établir des écoles ; on leur a dénié le droit de posséder quelques acres de terrain pour y bâtir une église ou y placer un cimetière, toujours par la crainte immodérée de fonder quelque chose de plus puissant que l’individu, par l’effroi de la seule aristocratie qui puisse naître dans un pays d’égalité et de liberté, cette aristocratie collective que constitue légitimement l’association. Arrivé à cet excès, le fanatisme démocratique combat ce que le véritable esprit démocratique favorise, la puissance de l’association libre. Par un effroi déraisonnable d’une tyrannie chimérique, on en est venu à priver l’individu qu’on croit protéger contre elle de son droit d’agir. Il faut que les Américains se défendent de cette tendance extrême, trop marquée dans les nouveaux états, et qui est contraire à ce qui fait surtout la force et la grandeur de leur pays, l’accord volontaire des efforts particuliers pour un but commun.

On sait, par les gaietés de mistress Trollope, que le commerce des porcs est considérable à Cincinnati. Dans l’état actuel des sociétés, dont le commerce détermine la prospérité et la puissance, il n’est peut-être pas intelligent de traiter légèrement l’immense développement d’une branche de négoce, quelle qu’elle soit. Eh bien ! oui, on tue et on sale beaucoup de porcs à Cincinnati, et c’est en partie pour cela qu’au bout d’un demi-siècle il se trouve sur le bord de l’Ohio, au lieu des sauvages qui scalpaient les navigateurs, une ville de cent mille âmes, des églises, des écoles, des théâtres, et même un observatoire. Je ne suis pas cependant à la hauteur d’un écrivain indigène qui s’écrie : « L’étranger qui se trouve ici durant la saison où l’on encaque (packing), et surtout celle où on expédie cet article, perd la tête (is bewildered) en cherchant à se tenir au courant, par l’œil et par la mémoire, des procédés divers qu’il a successivement observés, tandis qu’il suivait les différens degrés de la préparation du porc jusqu’à l’état final dans lequel il est vendu, et en contemplant les lignes de charettes interminables, ce semble, qui, à cette époque occupent les principales rues, allant et retournant en files continues sur une étendue d’un mille et plus de longueur, excluant tout autre emploi de ces rues depuis l’aube jusqu’au soir. » Voilà une période digne de Cicéron, au moins pour la longueur. Cela est presque lyrique et rappelle en vérité (pardon pour le rapprochement) les vers de Dante peignant les files innombrables de pèlerins allant et venant de Saint-Pierre au pont d’Adrien, et du pont à Saint-Pierre pendant la solennité du jubilé. L’auteur continue avec le même enthousiasme : « Et l’étonnement de l’étranger n’est pas diminué quand il considère cette immense quantité de barils de porc, de caques de lard pour lesquelles on ne peut trouver de place sur le plancher des magasins, quelque étendus qu’ils soient, et qui, pour cela, sont éparses sur le rivage, et encombrent tout espace demeuré libre, sur les trottoirs, dans les rues, et même dans les terrains adjacens, ordinairement vides[4]. »

Sans être pénétré de l’admiration empreinte dans l’hymne qu’on vient de lire, il est impossible de ne pas être frappé du développement vraiment gigantesque de l’industrie porcine dans ce pays ; un seul établissement, qu’on appelle l’établissement Mamouth, a expédié dans une saison près de 12,000 cochons. La moyenne, pour Cincinnati, est de plus de 300,000 par an ; une année, le chiffre s’est élevé à 725,000 ; dans la vallée du Mississipi, à plusieurs millions. Les grands nombres étonnent toujours l’imagination, qu’il soit question d’années, de distances, d’individus quelconques, même quand ces individus sont des cochons.

Après le dîner, je suis sorti par un plus beau temps que celui de ce matin, mieux portant et de meilleure humeur ; j’ai suivi les rives de l’Ohio en remontant son cours, et j’ai trouvé cette fois la Belle-Rivière avec tout le charme de ses eaux et de ses bords. Il a fallu traverser un faubourg plein de magasins et de hangars destinés à ces opérations qu’admire tant l’écrivain cité plus haut ; puis je suis arrivé sur la rive du fleuve, et ici le ravissement a commencé. Glissant au pied de collines arrondies couvertes de beaux arbres aux teintes automnales et qu’éclairait la plus belle lumière, l’Ohio décrivait une gracieuse courbe d’azur. Sur ma droite, à quelque distance, s’élevaient d’autres collines plus abruptes ; de leur sommet j’ai contemplé la ville baignée dans les splendeurs du couchant, s’étalant en amphithéâtre, et d’où s’élançaient de blancs clochers sveltes comme les minarets d’une ville d’Asie. Cette masse lumineuse se détachait sur un fond sombre. Un nuage pluvieux planait sur une partie de la ville éclairée par le soleil. Je suis redescendu sur la rive du fleuve : les nuages ont disparu, et je n’ai plus vu que des tons dorés étincelant sur le feuillage et diaprant le sol à mes pieds. La soirée était sereine, le paysage calme. Une barque traînée par des chevaux fuyait sans bruit sur l’onde unie et transparente, d’élégans cabriolets découverts, aux roues légères, ramenaient dans la ville des familles qui revenaient de la campagne. Tout ce monde paraissait pénétré de la satisfaction paisible que donnent une existence facile, des habitudes douces, l’aisance sans luxe, les richesses sans ostentation, l’égalité du bien-être, car tous les cabriolets, tous les chevaux, je dirais presque toutes les familles, se ressemblaient. J’aurais voulu marcher toujours devant moi sur les bords de cette charmante rivière, au pied de ces collines, à l’ombre de ces beaux arbres, parmi ces promeneurs qui me semblaient heureux. La nuit m’a forcé de regagner la ville, et en rentrant je me disais : Ce sont pourtant les cochons qui ont fait tout cela !

21 septembre.

Je suis souffrant. L’exaltation d’hier soir est un peu calmée. Je lis dans l’ouvrage que j’ai déjà cité : « Cincinnati est considérée comme la ville artistique et scientifique de notre république, comme le centre de la culture et du goût des arts, et par conséquent de la population la plus perfectionnée de notre continent. » C’est beaucoup dire, Boston et Philadelphie pourraient réclamer. Cependant il y a là, je crois, quelque chose de vrai en ce qui concerne les arts ; le paysage est particulièrement essayé dans cette ville déjà un peu méridionale, dans ce pays dont j’admirais hier la belle lumière. Le sculpteur Powell, dont la statue de la jeune Esclave a été remarquée à Londres dans le Palais de Cristal, est de Cincinnati. Seulement, comme on l’a remarqué, il était singulier que le spécimen de la sculpture américaine fût une esclave. Pour les états libres, c’était un contre-sens ; pour les états où subsiste l’esclavage, une épigramme trop méritée. La statue est gracieuse, malgré quelques défauts ; s’il y a un art où les Américains aient réussi, c’est la sculpture.

Outre M. Powell, M. Greenough, dont j’ai vu l’atelier à Florence, et M. Crawfurd, qui vit à Rome, sont des hommes de talent. Ce fait peut, je crois, s’expliquer. La sculpture est un art en dehors des mœurs modernes ; c’est presque toujours plus ou moins une imitation de l’antique. Or l’Europe n’est pas plus semblable à l’antiquité que l’Amérique. Pour toutes deux, l’idéal de la statuaire est une tradition, qui peut leur être commune. L’infériorité artistique des États-Unis se fait sentir principalement dans l’architecture, où il faut créer de nouveaux types pour des besoins nouveaux. C’est là que l’invention est indispensable ; mais il n’y a pas de raison pour qu’un homme né aux bords de l’Ohio ne s’inspire aussi bien qu’un homme né au bord de la Seine ou du Rhin en présence des mêmes modèles. Seulement il faut pouvoir étudier ces modèles ; pour y parvenir, il suffit d’un voyage en Italie, et les bateaux à vapeur sont là pour rendre ce voyage facile, même à un habitant de Cincinnati. C’est à Rome que s’est formé M. Powell ; il était pauvre, et son début fut, dans sa première jeunesse, des plus bizarres et des plus incroyables. La chose vaut la peine d’être racontée.

Les Américains ont la mauvaise habitude de donner aux choses des noms trop pompeux, surtout à celles où ils excellent le moins. Dans ce pays, où ce qui manque surtout, c’est la haute culture littéraire, il y a beaucoup d’académies, mais on appelle ainsi des écoles ou des collèges, tandis qu’un muséum est souvent une collection de bric-à-brac où l’on donne des représentations dans lesquelles figurent des faiseurs de tours ou des funambules. Il y a à Cincinnati un muséum. Ce muséum renferme, il est vrai, outre mille objets insignifians, quelques antiquités curieuses déterrées dans les tertres dont je parlerai bientôt. J’y ai vu même une petite figure égyptienne qu’on dit avoir été trouvée sur une des pyramides mexicaines, ce qui serait très curieux si c’était vrai, mais ce que je n’hésite pas à déclarer impossible. Malheureusement, dans ce muséum se voit aussi une exhibition grotesque et parfaitement ridicule. C’est un squelette auquel on fait faire des contorsions ; un lion empaillé que l’on tire par des ficelles hors de sa grotte, tandis qu’un homme caché pousse des hurlemens ; le chien Cerbère qui aboie ; un serpent empaillé qui paraît ramper, et autres momeries bonnes à faire rire les matelots et pleurer les enfans. Eh bien ! ce fut à arranger tout ce spectacle de la foire que dut employer son talent naissant le jeune Powell. Heureusement, dans cette ville industrielle se trouvait un riche particulier, nommé M. Longworth. Celui-ci comprit que ce talent pouvait être bon à autre chose. Un citoyen fit encore cette fois ce que font en Europe les gouvernemens : il envoya à ses frais M. Powell étudier à Rome pendant plusieurs années. Ce même M. Longworth a donné le terrain sur lequel un observatoire a été bâti, comme on dit ici, par le peuple, c’est-à-dire par les souscriptions volontaires des citoyens. Il y a aussi une société astronomique à Cincinnati. La composition de cette société est curieuse : on y compte 25 médecins, 33 avocats, 39 épiciers en gros, 15 épiciers en détail, 5 ministres, 16 marchands de porcs, 23 charpentiers et menuisiers. Évidemment les membres de cette société ne feront pas de grandes découvertes astronomiques, mais ils contribuent de leur bourse à l’étude de l’astronomie. Le docteur Locke, de Cincinnati, a contribué plus directement à l’avancement de la science par son horloge électrique, qui, combinée avec le télégraphe électrique, a fourni un moyen plus parfait de déterminer les longitudes, et à propos de laquelle le célèbre directeur de l’observatoire de Washington, M. Maury, a pu dire dans son rapport officiel : « Ce problème, qui avait tourmenté les astronomes et les navigateurs durant des siècles, a été réduit pratiquement, par la sagacité américaine, à la forme et à la méthode la plus simple et la plus exacte. Maintenant, grâce à ce procédé, les longitudes peuvent être déterminées en une nuit avec beaucoup plus d’exactitude qu’elles n’auraient pu l’être par des années d’observation d’après toutes les méthodes employées jusqu’ici. »

Je m’informe des moyens à prendre pour voir les antiquités de la vallée de l’Ohio. On m’assure que dans la petite ville de Chilicothe je trouverai M. Davies, qui a publié un ouvrage important sur ce sujet. J’hésite à faire cette course, qui me jette hors de la ligne des chemins de fer ; mais, me sentant un peu mieux, je me décide à m’arrêter à Columbus, chef-lieu politique de l’état, et à me rendre de là comme je pourrai à Chilicothe.

22 septembre, Columbus.

Aux États-Unis, le gouvernement ne réside presque jamais dans la ville principale de l’état. Ainsi ce n’est point à Cincinnati qu’est le capitole de l’état de l’Ohio, c’est à Columbus, dont la population est à peu près douze fois moins nombreuse que celle de Cincinnati. Il est sage de placer ainsi le pouvoir exécutif et les assemblées délibérantes hors des grands centres de population. Le gouvernement fédéral réside non dans une des vastes cités ou dans un des grands états de l’Union, mais dans le petit district de Columbia et dans la ville de Washington, qui ne compte que 40,000 âmes. À Columbus, la ville n’est guère qu’une rue, mais longue d’un quart de lieue et large comme la rue de la Paix. Au bout, on trouve la forêt. À droite et à gauche, il y a bien d’autres rues ; mais les maisons y sont en général petites et encore clair-semées, comme dans un village. Au milieu de ce village s’élève un monument immense qui sera le capitole, image de cette société où l’individu est petit, où la communauté est grande.

Partout, dans les rues agrestes de Columbus, on entend retentir le marteau et crier la poulie. On a le spectacle d’une ville qui s’élève. On pourrait dire comme Virgile peignant les commencemens de Carthage naissant à la parole de Didon :

Instant ardentes Tyrii ; pars ducere muros
Molirique arcern et manibus subvolvere saxa.


Mais ici Didon, c’est l’état de l’Ohio.

Je ne sais ce que sera le capitole de Columbus. Ce que j’ai vu jusqu’à présent de l’architecture aux États-Unis ne m’a pas charmé, excepté les grands travaux d’utilité publique, comme les réservoirs de Boston, qui sont construits avec une simplicité et une solidité vraiment romaines. Je n’ai pas encore visité ceux de New-York. Les Américains vont comme nous de l’antique au gothique, non-seulement pour les églises, mais pour les douanes, les banques, les collèges : leur antique ne vaut pas celui de la Bourse ou de la Madeleine ; ils ne savent pas faire le gothique comme les Anglais, qui parfois le font très bien, et, quand ils veulent imaginer du nouveau, ils tombent dans le baroque. Si la sculpture me semble l’art dont ils se tirent le mieux, je trouve que l’architecture est celui où ils brillent le moins. Je crois que le même principe rend compte de leur succès dans l’un de ces arts et de leur insuccès dans l’autre. Si la sculpture est un art sans rapport avec les mœurs modernes, un art où l’imitation de l’antique domine encore plus aujourd’hui que l’imitation de la nature, et si par conséquent il n’y a pas de raison pour qu’on n’y excelle pas dans un pays aussi bien que dans un autre, l’architecture est au contraire un art essentiellement lié à la vie réelle, aux habitudes, aux nécessités de la société au sein de laquelle il se produit. Combiner les lois du beau avec la destination d’un édifice, c’est le problème que doit résoudre l’architecte. Il faut donc créer de nouvelles formes pour les approprier à de nouveaux besoins. Or c’est là le difficile ; en Europe même, on y est rarement parvenu : il est encore plus malaisé d’atteindre à ce but dans un pays où, au milieu de la préoccupation incessante et impérieuse de l’utile, le sentiment du beau n’a pas encore eu le temps de se développer assez pour marcher sans guide, et pour l’architecture usuelle, on n’a aucun type qu’on puisse copier dans l’antiquité ou le moyen âge. En se soumettant aux conditions imposées par le temps, il faut trouver le beau et le combiner avec l’utile. On s’attend peut-être qu’aux États-Unis l’utile doit être la loi de l’architecture, que les architectes y seront les disciples de cette école qui compte des adeptes parmi nous, et dont M. Durand a exposé les principes avec tant de confiance, donnant un plan de Saint-Pierre refait d’après son système, et pour démontrer ce système donnant aussi le chiffre précis des millions et des hommes qui eussent été épargnés, si on l’eût suivi aux XVIe siècle ; car, selon cet auteur, on eût évité ainsi le protestantisme et par suite les guerres de religion, dont, comme chacun sait, les indulgences vendues par le pape pour aider à la construction de Saint-Pierre ont été la seule cause. Les Américains, tout utilitaires qu’ils sont, ne poussent pas si loin le fanatisme de l’utile. Les défauts de leur architecture ne viennent pas de là. Loin de subordonner tout dans cet art à des conditions d’utilité et de s’interdire les recherches du beau, ils le cherchent, mais malheureusement, mal inspirés, ils ne le rencontrent presque jamais. Ils ont aussi très souvent l’ambition de l’originalité, de la nouveauté ; or l’architecture est celui de tous les arts où, sauf certaines époques extraordinaires, il est le plus rare d’inventer ; ils imaginent y parvenir en mêlant de la manière la moins heureuse les différens styles d’architecture et en y mêlant aussi des ornemens de leur fantaisie, le tout en général sans nul égard pour la destination du monument qu’ils construisent. Ces réflexions m’étaient suggérées aujourd’hui par un singulier édifice qui s’est présenté à moi dans une rue de Columbus. Cet édifice est construit en brique avec une grande tour hexagone, une foule de tourelles, des portes et des fenêtres en marbre blanc, ayant un faux air, très faux il est vrai, de l’Alhambra. J’ai demandé quel pouvait être cet étrange bâtiment à un passant, qui m’a répondu en souriant d’un air assez satisfait : C’est comme un château. — Ce château bizarre est une école de médecine.

Voici qui vaut mieux que cette construction féodale en l’honneur d’Hippocrate. Je lis dans le journal de Scioto, petite ville de 11,000 âmes, que 1,000 ouvrières y suivent un cours de chimie, assises parmi les filles et les femmes de bourgeois et en tricotant. Ceci est encore au-delà de ce que j’ai souvent vu avec admiration au Conservatoire des arts et métiers à Paris : des familles d’ouvriers venant assister aux cours de M. Pouillet, dont le merveilleux talent de professeur est perdu désormais pour tout le monde. 1,000 ouvrières dans une ville de 11,000 âmes suivre un cours de chimie en faisant des bas ! il faut venir aux États-Unis pour trouver un pareil amour de l’instruction dans le peuple.


23 septembre, Chilicothe.

Pour aller de Columbus à Chilicothe, on prend une diligence. Je suis bien aise de savoir par expérience comment l’on voyage aux États-Unis autrement qu’en chemin de fer, ne serait-ce que pour mieux sentir les bienfaits et être plus indulgent pour les inconvéniens de ce mode de transport. La diligence que je prends est assez propre à le faire valoir et à le faire regretter. C’est un véhicule mal fermé par des rideaux de cuir. La route est mauvaise et les cahotemens très rudes. J’admire plus que je ne les envie ceux qui ont parcouru ce pays avant l’établissement des chemins de fer. Il y a vingt ans, on ne voyageait pas autrement que je n’ai voyagé cette nuit. Cette incommodité tombe pour moi assez mal en ce moment, où j’aurais besoin de repos ; mais il faut bien aller à Chilicothe, où j’espère trouver des monumens indiens et la collection d’antiquités de M. Davies.

Malheureusement pour moi, M. Davies est à New-York. Je m’adresse à son beau-père, qui, avec une politesse parfaite et un empressement très aimable, me prête le livre de son gendre pour m’orienter dans mes recherches, et me met en rapport avec un jeune médecin allemand au fait des localités environnantes, et qui a plusieurs fois accompagné M. Davies dans ses excursions archéologiques. M. Rominger, à qui je procure le plaisir de parler allemand et de parler de l’Allemagne, me reçoit avec beaucoup de cordialité et m’emmène dans son cabriolet visiter plusieurs de ces grands tertres et de ces vastes travaux de défense qui attestent l’existence d’une population plus nombreuse et d’une race plus puissante que celles qu’on a rencontrées dans la portion de l’Amérique du Nord occupée aujourd’hui par les États-Unis. Sur une immense étendue, depuis les grands lacs jusqu’au-delà du Mississipi, on a trouvé des fortifications en terre fort considérables et des tertres contenant une classe d’antiquités d’un caractère tout particulier, et qui ne ressemble à aucune autre. Je n’ai vu encore, dans les collections de Cincinnati, qu’un petit nombre de ces antiquités, des poteries, des figures d’animaux remarquablement sculptées, etc., et je remets pour en parler à l’époque où j’aurai visité la collection de M. Davies, qui est comme lui à New-York. Quant aux tertres et aux enceintes dont les unes paraissent avoir été des enceintes religieuses, et les autres étaient certainement des fortifications, j’en ai visité plusieurs aux environs de Chilicothe : elles sont quadrangulaires ou circulaires et forment toujours des cercles et des carrés parfaits. Il est de ces enceintes carrées qui ont plus de mille pieds sur chaque côté[5]. Celles qui ont été construites dans un but de défense sont entourées d’un fossé extérieur. Le rempart qui est en dedans du fossé est le plus souvent en terre. Cependant on a trouvé aussi des murs composés de pierre, et quelquefois ces pierres paraissent avoir été apportées d’assez loin[6]. Ce sont des travaux considérables qui supposent une population trop abondante pour avoir pu vivre autrement que par l’agriculture, et que les races faibles et rares découvertes par les premiers explorateurs de ces contrées n’auraient pu exécuter. De plus, il est certain que ces constructions et les tertres artificiels qui les accompagnent remontent à une époque plus ancienne. Quelques-uns des arbres qui les couvraient ont été coupés, et en comptant les couches annuelles de leurs troncs, on a reconnu que plusieurs d’entre eux étaient âgés d’au moins huit cents ans[7]. Comme ces arbres n’étaient probablement pas nés sur le dernier en date de ces monumens, on peut sans exagération donner à ceux-ci un millier d’années, et par conséquent une origine bien antérieure à la découverte de l’Amérique. Les enceintes que j’ai vues étaient carrées ou rondes ; mais il existe dans d’autres parties de la vallée de l’Ohio des élévations en terre auxquelles on a donné la forme d’animaux. L’une d’elles représente un grand serpent de cent cinquante pieds de long avec un œuf au-devant de sa tête. Cette figure est d’autant plus curieuse, que quelque chose de semblable se voyait en Angleterre auprès du fameux monument de Stone-Henge, dans la plaine de Salisbury. En rapprochant de ces faits le rôle que le serpent a joué dans les anciennes religions de l’Orient, M. Squiers, collaborateur de M. Davies, a formé un système historique sur le culte du serpent. M. Squiers me paraît confondre, comme beaucoup d’autres auteurs de systèmes mythologiques, des choses entièrement différentes. Les faits en eux-mêmes n’en sont pas moins curieux et les rapprochemens moins singuliers.

Mais, à part tous ces rapprochemens, il demeure établi qu’une classe de monumens évidemment de même origine, renfermant des antiquités de même sorte, s’étendent sur un espace de plusieurs centaines de lieues dans l’ouest des États-Unis, attestent la présence, dans cette immense région, d’une race supérieure à toutes les races indiennes de ces contrées, et remontent à une époque antérieure d’au moins six cents ans à la découverte de l’Amérique. Cette race a entièrement disparu et n’a laissé d’autres vestiges d’elle-même que ces monumens gigantesques, pareille à ces oiseaux et à ces lézards dont l’espèce est perdue et dont l’existence n’est attestée que par les empreintes de leurs pas sur le sable humide qui les a gardées. On ne sait pas le nom de ce peuple, et on est obligé de désigner ceux qui ont élevé ces tertres et construit ces remparts par l’appellation de bâtisseurs de tertres (mound-builders). Chose assez remarquable, on ne trouve aucun signe de la présence de ces populations inconnues à l’est des Alleghanis, chaîne de montagnes qu’évidemment elles n’ont pas traversée. Ainsi on peut faire, en quelque sorte, la carte des régions qu’elles ont occupées. Cette carte a été tracée par M. Davies, qui, sans appui, a considérablement avancé l’étude des antiquités de l’Ohio et duquel date une nouvelle ère dans ces recherches. Il serait bien à désirer qu’un gouvernement européen voulût envoyer une expédition à la recherche de ces antiquités sur les points nombreux où elles existent. Guidé par la carte de M. Davies, on pourrait faire des fouilles à coup sûr. J’ai pris à Chilicothe des renseignemens précis ; on trouverait toutes les directions désirables auprès d’un négociant distingué de cette ville, M. Clemensen. Le travail des fouilles reviendrait à 5 francs par jour pour chaque homme. Il faudrait se hâter, car chaque jour tertres, enceintes sacrées, fortifications, disparaissent sous la charrue du défricheur. Dans vingt ans, il ne subsistera peut-être plus rien de ce passé inconnu. Ne serait-il pas désirable de sauver de la destruction les débris de ce qu’on peut appeler une civilisation relative qui semble avoir été intermédiaire entre la culture plus avancée des peuples du Mexique et la barbarie des sauvages ? On ne peut faire que des conjecturés sur la race puissante qui a construit des retranchemens et élevé des autels et des tombeaux dans toute la région de l’ouest. Les Indiens des prairies disent que cette race est antérieure à leurs traditions ; ils les attribuent au grand Manitou. Heckenwelder, missionnaire morave, qui a beaucoup vécu au milieu des sauvages, parle d’un peuple qu’il appelle Talligewi ou Alligewi, et qui, dit-il, habitait à l’est du Mississipi et sur les rives de l’Ohio[8]. « Ces hommes, ajoute Heckenwelder, qui ont bâti les fortifications et les retranchemens qui subsistent encore, étaient remarquablement grands et forts, et quelques-uns avaient la taille et la vigueur des géans. » Il semble que ce soit là une tradition indienne recueillie par le missionnaire morave ; mais elle n’a probablement pas beaucoup d’importance, parce qu’il est naturel que les sauvages aient supposé l’existence d’un peuple de géans pour expliquer la présence de monumens dont ils ignoraient l’origine, et qu’après avoir imaginé ce peuple de géans, ils aient fait à leurs ancêtres l’honneur d’en triompher.

Quand on voit ces monumens singuliers s’avancer des bords du Saint-Laurent jusqu’au Mexique, on ne peut se défendre d’une conjecture qui se présente naturellement. Le peuple inconnu qui les a construits, n’est-ce pas ce peuple que les peintures mexicaines montrent marchant du nord au sud, et dans lequel on est porté à voir une émigration asiatique entrant en Amérique par l’extrémité septentrionale de ce continent ? Il y a une certaine analogie entre les ouvrages défensifs du peuple inconnu et ceux des Mexicains[9], entre les pyramides tronquées, et quelquefois à degrés, de la vallée de l’Ohio ou du Mississipi, et les tèocallis mexicains. Les monumens que j’ai visités et leurs analogues seraient les premiers efforts d’une civilisation encore imparfaite qui se serait développée plus complètement sur le plateau du Mexique. On s’expliquerait ainsi la présence de ce peuple dans ces contrées à une époque ancienne et sa disparition.

Peut-être faut-il attribuer à ce peuple disparu de la surface de la terre certaines traces de demi-civilisation, comme ces anciennes cultures qui semblent avoir été abandonnées, et qu’on a suivies sur un espace de cinquante lieues à travers la prairie, depuis la source du Wabash jusqu’à la vallée de la grande rivière du Michigan, et surtout ces vestiges d’exploitation du cuivre près du Lac Supérieur, qui semblent antérieurs à l’arrivée des blancs, et sur lesquels un observateur, qui paraît exact et qui les visita en 1849, a donné de curieux détails. Il a trouvé de vastes tranchées larges de 10 à 15 pieds et d’une profondeur qui varie de 5 à 25 pieds, un pilier naturel ménagé dans l’épaisseur du terrain pour soutenir le toit, comme cela se pratique dans les mines de houille, enfin une masse de cuivre natif reposant sur un treillis de bois, et que les anciens mineurs avaient essayé de soulever au moyen de coins, mais qu’ils avaient été obligés d’abandonner à cause de son grand poids, qui était de douze mille livres environ. Tout à l’entour étaient des monceaux de charbon et de cendre, qui témoignaient de l’emploi du feu. Un rocher très dur avait été ouvert sur une ligne longue de plusieurs milles. Ce qui prouve l’antiquité de ces travaux, c’est l’absence d’instrumens en métal et au contraire la grande quantité de marteaux de pierre trouvés çà et là, enfin la présence au-dessus de la masse de cuivre d’un arbre dont les racines la recouvraient entièrement, et qui, d’après le nombre des anneaux concentriques de son tronc, ne pouvait avoir moins de deux cent quatre-vingt-dix ans, — ce qui prouve que les travaux étaient déjà abandonnés à une époque bien antérieure aux premiers établissemens européens près du Lac Supérieur.

Ces traces d’une agriculture étendue, ces exploitations de mines qui surpassent si fort ce que peuvent exécuter les peuples sauvages tels qu’on les a trouvés dans les forêts de l’Amérique, rapprochées des grands travaux de défense et des objets travaillés avec un certain art recueillis dans les tertres qui avoisinent ces travaux, n’indiquent-elles pas l’existence d’une population plus nombreuse et moins barbare ? Cette race entièrement détruite n’offre-t-elle pas un mystère historique d’un intérêt extraordinaire ? Enfin n’aurait-elle point communiqué aux tribus errantes qui lui ont survécu, peut-être après l’avoir anéantie, quelques idées de religion pure et de morale assez haute qui contrastent bizarrement avec leurs sentimens féroces et leurs superstitions grossières, comme elle a laissé dans leurs déserts des vestiges d’une société plus avancée et d’un art moins imparfait ? Tout cela vaut la peine qu’on s’en occupe, et bien que ma course à Chilicothe eût surtout pour but de visiter la collection d’antiquités américaines rassemblées par M. Davies et que je ne verrai qu’à New-York, je ne regarderais pas ma fatigue comme perdue, si j’inspirais la pensée d’une exploration facile, peu coûteuse, dont les résultats seraient à peu près certains, et qui pourrait achever de faire entrer un élément entièrement nouveau dans l’histoire du genre humain.

Tout en m’occupant des générations ignorées qui ont élevé les curieux monumens de Chilicothe, je découvre ce qu’il y a encore d’arriéré dans une petite ville de l’ouest, comme j’ai appris à connaître dans la maison du beau-père de M. Davies ce qui s’y rencontre aussi de politesse et de prévenance. On m’assure que le gros des habitans n’a aucun respect pour le savoir. Ils ne peuvent se figurer qu’un médecin quitte l’Europe, s’il a quelque valeur ; ils sont souvent dupes d’un charlatan qui a l’avantage d’être américain. On m’a montré une maison neuve en me disant : C’est la propriété d’un peintre en bâtimens qui s’est avisé de devenir médecin et qui a fait fortune.

Un des plus grands intérêts d’un voyage aux États-Unis, c’est le spectacle des destinées et des caractères que les circonstances ont jetés sur cette terre ouverte à tous les genres d’entreprises. M. Rominger, qui a bien voulu me servir de guide, était venu en Amérique pour y faire des études géologiques ; mais il a été amené à ajourner ses plans et à en préparer l’exécution en se livrant pendant quelques années à la pratique de la médecine, et il s’est arrêté à Chilicothe. Il m’invite à entrer dans sa maison pour voir sa curieuse collection de coquilles de l’Ohio et goûter le vin de Catawba, le Champagne américain[10], dont la saveur est encore un peu sauvage, mais qu’on pourra perfectionner. Là, sur des tablettes, je trouve les Animaux fossiles de Cuvier, la Chimie de Berzelius, des livres de géologie et aussi des poètes, Gray, Shakspeare, et par hasard un crâne humain au-dessus des œuvres de lord Byron.

Je ne crois pas qu’il y ait sous le soleil deux natures d’homme plus différentes que l’Yankee et l’Allemand : l’un tout pratique, tout positif, homme d’action, d’énergie, presque toujours avec un but matériel ; l’autre tout intellectuel, tout idéal, homme de spéculation, parfois de rêverie, vivant pour la science et par la pensée. Il n’est pas surprenant que ces deux peuples si différens, bien qu’ils soient l’un et l’autre d’origine germanique, aient beaucoup de peine à s’entendre et à se convenir réciproquement. Cependant la population des États-Unis reçoit chaque année une forte couche de population allemande. Les Allemands comptent maintenant dans l’Union par millions[11], et lui fournissent une classe en général très laborieuse et très respectable d’agriculteurs. Celle-ci a moins de peine à se fondre dans la nationalité américaine que les lettrés, et encore remarque-t-on que les émigrans allemands s’agrègent volontiers en associations particulières et conservent assez longtemps leur langage et leurs mœurs. C’est surtout dans les villes que la séparation et l’antipathie subsistent. Je lisais l’autre jour dans un journal qu’à New-York une troupe de ces bandits qu’on appelle des rawdies, et qui remplissent de désordre et de violences pas assez réprimés les quartiers peu fréquentés de cette ville, avait, il y a quelque temps, juré haine aux Allemands et en a tué plusieurs.

En cherchant des antiquités, j’ai rencontré un petit coin de forêt qui, plus qu’aucun autre lieu que j’aie vu jusqu’ici, m’a donné le sentiment de cette beauté tranquille et sauvage qui est celle des forêts primitives ; les arbres qui croissent sur les tertres n’ont pas été abattus, et autour de ces arbres droits et magnifiques serpentent et s’enlacent en lianes ligneuses des vignes vierges de cinquante pieds de hauteur. Quand je cesse de marcher, le silence est complet autour de moi. À quelques pas coulent à travers la forêt, comme enfoncées entre deux grands espaces de verdure, les eaux vertes elles-mêmes du Scioto. Ce fleuve sans bruit et comme sans rives semble perdu dans la solitude ; on dirait qu’il dort et qu’il rêve.

Ce coin de forêt est bien un reste de la forêt primitive, la hache n’a jamais frappé les arbres autour desquels s’enroulent les lianes et les vignes sauvages ; mais l’homme, qui ne l’a pas encore cultivé, en a déjà pris possession ; il l’a entouré d’une barrière qu’il a fallu escalader pour pénétrer dans cette solitude. Un groupe remarquable de M. Greenough, statuaire américain, représente la race anglo-saxonne contenant et désarmant la race indienne : de même ici la civilisation étreint, pour ainsi dire, le désert quelle va faire disparaître.

Je dois aux antiquités de l’Ohio d’avoir joui comme je ne l’avais pas fait encore de ce charme silencieux des eaux et des forêts américaines. Le pays est ravissant ; partout on aperçoit des montagnes arrondies couvertes de belles forêts, en ce moment parées de toutes les splendeurs de l’automne. Nulle part dans le monde, les teintes du feuillage en cette saison ne sont vives et variées comme dans l’Amérique du Nord ; la diversité des arbres dans les forêts est très grande, et plusieurs de ces arbres se teignent en automne des couleurs les plus brillantes : le rouge sanglant, l’orangé, le brun doré, y éclatent à côté l’un de l’autre au milieu d’une verdure tantôt sombre, tantôt claire. Le regard est vraiment ébloui de cet arc-en-ciel de la végétation, il n’en est pas toujours complètement satisfait. Quelquefois ces tons si vifs ne sont pas harmonieusement fondus et crient, mais par momens on rencontre au contraire les combinaisons les plus harmonieuses, en même temps que les plus éclatantes. Alors c’est un spectacle qui, je crois, n’a point son pareil dans un autre pays, et, pour emprunter les expressions d’un poète américain, « les teintes que déploient les bois d’érables sont comme le bouton qui s’ouvre ou la rose qui pâlit, ou variées comme les couleurs des nuages au coucher du soleil. »

  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 janvier, et du 1er  février.
  2. Les Français lui avaient donné ce nom, qui est la traduction du mot indien ohio.
  3. Je serais désolé de manquer de respect à Mme Trollope, qui est une femme respectable ; mais il est certain qu’elle était venue à Cincinnati établir un bazar de modes qui ne réussit point, et qu’elle ne vit presque personne. C’est ce que dit tout le monde en Amérique, et ce que confirme le capitaine Marryat lui-même, très peu favorable aux États-Unis.
  4. Cincinnati in the year 1851, p. 257.
  5. Ancient Monuments of the Valley of Mississipi, by Davies and Squiers, 31, 40.
  6. Ibid., II, 23.
  7. Lyell, Travels in Am. ., t. II, 29.
  8. Les Delawares prétendaient avoir autrefois vaincu ce peuple et l’avoir contraint de fuir vers le Mississipi.
  9. Ancient Monuments of the Valley of Missisipi, p. 18, 45.
  10. Il y a maintenant plus de 1,300 acres de vignes dans la vallée de l’Ohio. Le principal propriétaire de ces vignobles a fait venir de Paris un homme exercé à la préparation du vin de Champagne. Il en vend cent mille bouteilles par an.
  11. Cette année, l’émigration allemande a égalé en nombre l’émigration irlandaise : toutes deux ont importé environ 120,000 hommes sur le sol américain.