Promenade en Amérique – Le Mexique/02
EN AMERIQUE.
- MUSEE DES ANTIQUITES MEEXICAINES, TYPES DIVERS, AFFREUX COLOSSE. - HIEROGLYPHES DU MEXISQUE COMPARES A CEUX D'EGYPTE. - UN PROFESSEUR NEVEU DE MONTEZUMA. - LANGUES DU MEXIQUE, RESSEMBLANCE DE L'OTHOMI ET DU CHINOIS. - ORIGINE ASIATIQUE DES AZTEQUES. - LA BARBARIE DANS LA CIVILISATION. - ETAT DU MEXIQUE A L'ARRIVEE DES ESPAGNOLS. - CORTEZ N'A PAS BRULE SES VAISSEAUX. - ENVIRONS DE MEXICO. - CHAPOLTEPEC. - LE GENERAL OBSTACLE, LE TAILLEUR BANDERAS. - NOTRE-DAME DE GUADALUPE, LEGENCE GRACIEUSE. - ARCHITECTURE SINGULIERE. - MINES DE REAL-DEL-MONTE, PROCEDE ALLEMAND ET PROCEDE AMERICAIN. - LA COMPAGNIE ANGLAISE. - LITTERATURE MODERNE DU MEXIQUE. - GUERRES CIVILES. - PERCEMENT DE L4ISTHME DE PANAMA. - DU CENTRE DE LA CIVILISATION DANS L'AVENIR.
Mars 1852.
En présence d'une société qui se décompose, on éprouve le besoin de détourner les regards d'un spectacle si triste ; on aime mieux les reporter sur les antiquités de ce pays, sur les peintures hiéroglyphiques des Aztèques, sur les anciennes langues du Mexique, sur les races qui s'y étaient successivement établies et sur la civilisation qui y régnait au moment de la conquête, enfin sur cette conquête elle-même, prodige de courage et de cruauté. Au milieu de beaucoup de barbarie, il y a là du moins quelque grandeur. On a besoin de trouver ici un autre intérêt que l'intérêt du présent.
Le musée des antiquités mexicaines est malheureusement beaucoup moins complet qu'il ne devrait être. Un zèle excessif a fait détruire un grand nombre de ces antiquités comme suspectes d’idolâtrie-, de plus, le musée de Mexico est dans un état de confusion et de désordre qui ne permet guère de l’étudier avec fruit : non qu’il ne renferme des objets fort curieux, seulement il est impossible de s’y orienter; tout est pôle-môle, et des morceaux dont la provenance mexicaine est plus que douteuse sont confondus avec des monumens authentiques. Parmi les objets véritablement mexicains, il en est qui appartiennent évidemment à des races diverses et à des époques de l’art tout à fait dissemblables. Cette circonstance concorde avec la variété des langues parlées dans l’ancien Mexique et la multiplicité des types que présente encore aujourd’hui la population indigène. Il y a donc là un chaos à débrouiller, et il sera difficile de le faire tant que le musée de Mexico sera lui-même un chaos, sans catalogue, sans méthode, sans indication assurée de l’origine des monumens. Le fait de la diversité de ces origines est la seule conclusion qu’on puisse aujourd’hui déduire de cette collection en désordre; mais, rapprochée de la variété des langues et des races du Mexique, une telle conclusion est importante, car elle atteste dans ce pays, conformément à ce que son ancienne histoire nous indique, des âges et des centres de civilisation distincts. Ainsi, tout ce que l’on m’a dit venir de la province méridionale d’Oajaca offre un caractère et un style particulier. A côté de figures difformes, il en est qui montrent une régularité de traits assez grande et semblent faire preuve d’un art plus avancé. J’ai remarqué quelques-uns de ces masques que d’après une coutume bizarre on mettait sur le visage des idoles quand le roi était malade; ils ne manquent point d’une certaine beauté calme. Quelques figures ont de la vie, et l’une d’elles est d’une étonnante réalité. Ces figures diffèrent notablement des images informes et grotesques dans lesquelles on est accoutumé à contempler les monstrueuses combinaisons de l’art mexicain. Je puis dire que le musée de Mexico a changé mes idées sur le caractère de cet art, au moins sur une portion de son histoire. Les sculptures les plus considérables sont placées sous un hangar dans la cour du musée. Là est la, pierre des sacrifices, destinée à l’immolation des victimes humaines. L’affreuse destination de ce monument est contestée. M. de Humboldt croit plutôt que cette pierre servit de théâtre à ce duel à mort qu’un condamné à la peine capitale obtenait parfois la permission de livrer; s’il parvenait à triompher de six guerriers mexicains, sa vie était épargnée. En effet, sur le pourtour de la pierre sont deux combattans aux prises.
C’est en somme un étrange aspect que celui de tous ces débris de l’art des anciens Mexicains. Non loin d’une tête de femme dont la coiffure et un peu le style rappellent la sculpture égyptienne, une tête mutilée semble pousser un cri de douleur, et une statue accroupie tire la langue avec un rire idiot et béat qui fait horreur, car entre ses mains et ses pieds on découvre la place réservée pour déposer le cœur arraché tout fumant par le sacrificateur de la poitrine des misérables qu’il immolait à de pareils dieux. Ce qui frappe ici plus que tout le reste et laisse dans l’âme une impression d’effroi qu’on ne saurait oublier, c’est une statue colossale déterrée près de la cathédrale par un hasard singulier le 23 août 1790, deux cent soixante-neuf ans, jour pour jour, après la prise de Mexico. Cette statue semble moins la représentation d’une figure humaine qu’un rêve monstrueux pétrifié. On n’aperçoit d’abord qu’une masse difforme sur laquelle sont tracés des dessins bizarres qui ne ressemblent à rien de réel, et parmi lesquels on discerne des mains, des dents, des ongles, des serpens entrelacés, et au milieu de tout cela une tête de mort placée au-dessous de la poitrine. En regardant de plus près ces hideuses arabesques, on parvient à y démêler l’intention de représenter une figure humaine qui a une tête de caïman à dents énormes, quatre mains ouvertes et étalées comme pour recevoir les victimes. On reconnaît même aux mamelles indiquées au-dessus de la tête de mort que cette épouvantable figure est une figure de femme. Une divinité masculine, accompagnée des mêmes attributs, dents, ongles, serpens, tête de mort, est adossée à la première et semble ne former qu’une masse avec elle. La moitié féminine du groupe est Teoyaomiqui, la déesse de la mort pour la guerre sacrée, pour la défense de l’abominable religion mexicaine. L’autre moitié représente, selon Gama, le dieu Teoyaotlatohua, qui présidait à la mort violente, et dont l’emploi était de recevoir les âmes de ceux qui étaient tués dans les combats, ou qu’on sacrifiait après les avoir faits prisonniers. Ce groupe est donc une sorte d’Hermès, formé par les images de Teoyaotlatohua et de Teoyaomiqui, couple très bien assorti, et dont l’aspect est aussi rébarbatif que les noms.
Personne à Mexico ne s’occupe avec plus d’intelligence que M. Ramirez des antiquités du pays. Malheureusement pour moi, il est en ce moment ministre et a une loi de douane à défendre, ce qui ne lui permet pas de donner autant de temps que je le voudrais à des conversations sur les hiéroglyphes mexicains. Ceux des lecteurs de la Revue qui ont bien voulu me suivre en Égypte sentiront combien un tel mot doit m’affriander ; mais, sans prévention, ce qu’on appelle les hiéroglyphes mexicains n’a pas l’intérêt des hiéroglyphes d’Égypte. Ceux-ci forment une écriture véritable et complète qui se compose en majeure partie de signes phonétiques, c’est-à-dire représentant des sons, et au fond assez analogues des lettres". Dans les hiéroglyphes mexicains tracés sur la pierre, sur le papier d’aloës, sur des peaux de cerf préparées, sur de la toile, ce qui me paraît dominer de beaucoup, c’est la représentation des objets et non des sons. L’écriture mexicaine est surtout une peinture montrant aux yeux une action plutôt que transmettant les expressions d’un récit. C’est évidemment un degré moins avancé de l’art. Je crois même que le sens des livres historiques ne pouvait être pénétré qu’à l’aide d’une interprétation traditionnellement transmise[2]. La portion la plus considérable des manuscrits aztèques offre aux regards une indication directe et abrégée d’un fait visible. Dans un livre sur l’éducation, on voit au chapitre des Châtimens des parens frapper leurs enfans au visage avec les feuilles piquantes du nopal : cette scène peinte est un précepte d’éducation domestique. Quand Fernand Cortez aborda au Mexique, avec les envoyés de Montezuma vinrent des peintres qui dessinaient les hommes, les chevaux, les vaisseaux; c’était leur manière d’écrire leur rapport. Je ne sais comment Montezuma l’aurait compris sans explication. Cette explication était si nécessaire, que plus tard, Cortez ayant reçu d’un chef allié une représentation hiéroglypiiique du pays qu’il avait à parcourir, ce chef lui envoya en même temps dix nobles très savans pour l’interpréter.
Deux choses seulement ne pouvaient se peindre aux yeux, les dates et les noms de lieu. Pour les premières, les Aztèques avaient recours à leur cycle, qui, au moyen de quatre signes, la maison, la pierre, le lapin et le roseau, dont chacun tour à tour commence une série de treize, divise en quatre treizaines les cinquante-deux années du cycle; en joignant à un des quatre signes dénommés plus haut un certain nombre de points depuis un jusqu’à treize, on peut indiquer facilement à laquelle des cinquante-deux années un fait se rapporte. Quant aux noms de lieux, comme ils ont tous un sens qui peut se traduire en images, il n’y a encore là nulle nécessité de recourir à des lettres. Ainsi Tenotchitlan veut dire la pierre près du nopal : on traçait les images d’une pierre et d’un nopal, et l’ancien nom de Mexico était non pas écrit, mais figuré ; ce n’était pas une transcription de sons, mais un dessin représentant des armes parlantes. Cela est si vrai, que cet hiéroglyphe de Tenotchitlan sert aujourd’hui d’armoiries à la ville de Mexico. Chapoultépec voulait dire la montagne de la sauterelle : on plaçait une sauterelle sur une montagne, et je ne dirai pas on lisait, mais on voyait le nom de Chapoultépec.
De même, dans une peinture qui montre Alvarado massacrant les nobles mexicains dans le grand temple, l’armée espagnole et l’armée mexicaine sont figurées chacune par un homme. On voit les Indiens livrés aux chiens en présence de Cortez et de sa bien-aimée Marina, qui tient un rosaire rouge. Alvarado est désigné par l’image du nom que lui avaient donné les Mexicains, Tonantiu (le soleil). Cet Alvarado était un Guzman. Peut-être a-t-il donné à Voltaire l’idée de nommer Guzman l’époux d’Alzire. Alvarado, en mourant, ne prononça point les belles paroles que Voltaire a mises dans la bouche de son personnage :
Des dieux que nous servons connais la différence :
Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance ;
Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner.
M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.
Ces paroles, on le sait, furent inspirées au poète, qui ne les eût peut-être pas imaginées, par celles que le duc de Guise adressa en mourant à son assassin. Le dernier mot du Guzman de l’histoire a aussi son énergie. Après avoir commis toute sorte de cruautés, il fut blessé à mort en combattant près de Guadalajara. — Où souffrez-vous ? lui demandait-on. Il répondit : — À l’âme !
Ce qui précède peut donner une idée du procédé graphique usité dans ce qu’on appelle l’écriture mexicaine. C’est en général un dessin plus qu’une véritable écriture. M. Ramirez, en en convenant avec moi, m’apprend pourtant qu’il y a çà et là un peu de phonétisme au milieu des dessins aztèques, c’est-à-dire que parfois un signe est employé non comme figure d’un objet, mais comme représentation d’un son[3]. Les anciens Mexicains ont donc seulement touché au phonétisme et à l’écriture, tandis que les Égyptiens y sont arrivés et ont écrit réellement dès la plus haute antiquité.
Je croirais volontiers que des signes véritablement hiéroglyphiques à la manière de ceux des Égyptiens se trouvent sur le monument de la péninsule du Yucatan, où existent les vestiges les plus considérables d’une civilisation antique venue très probablement du Mexique central. À en juger d’après ce qui a été publié, il y a là des indices d’une écriture proprement dite. J’ai cru même y retrouver un hiéroglyphe égyptien, celui de la lumière. Il est répété plusieurs fois au-dessous des fenêtres d’un palais, ce qui rappelle l’emploi significatif qu’on en a fait à Dendera, où je l’ai vu placé à l’intérieur des jours percés dans la muraille par lesquels le grand temple de Dendera recevait la lumière. Cependant cet hiéroglyphe figurant un soleil d’où partent des rayons est tellement naturel, qu’il a pu se présenter à des peuples qui n’avaient entre eux aucune communication. M. Ramirez a cherché à interpréter, et ce me semble d’une manière fort ingénieuse, des figures hiéroglyphiques tracées sur la pierre et qui sont, selon lui, de véritables inscriptions historiques[4]. Il pense en avoir déchiffré les dates, et rapporte une de ces inscriptions à l’année 1507, quand pour la dernière fois les Mexicains rallumèrent le feu sacré à l’occasion du nouveau cycle qui devait durer plus que leur empire. Dans une autre inscription, M. Ramirez trouve même l’indication du mois et de jour, et lit la date du 28 novembre 1456. Le but de cette inscription aurait été, selon M. Ramirez, de célébrer le retour de l’abondance après sept ans de famine. Il rapporte à la même époque le traité par lequel plusieurs états mexicains convinrent de se faire la guerre dans la pensée étrange d’avoir des prisonniers pour les offrir aux dieux. Une troisième inscription a donné à M. Ramirez le 19 février 1447 comme date de la fondation du grand temple sur l’emplacement duquel s’élève la cathédrale de Mexico. On n’est guère en état de discuter ces résultats ; ils témoignent d’efforts sérieux tentés au Mexique pour l’interprétation des monumens indigènes. Puissent-ils exciter l’émulation des savans européens !
Il n’y a pas pour comprendre la langue des Aztèques les mêmes difficultés que pour déchiffrer leur écriture. On possède de cette langue des dictionnaires et des grammaires ; seulement celles-ci, suivant l’usage, ont trop été modelées sur les grammaires latines. La langue aztèque est parlée dans les rues de Mexico, et il y a dans cette ville, au Collège des Indiens, un professeur chargé de l’enseigner : il s’appelle Chimalpopocan (bouclier fumant). Ce nom a été celui d’un empereur du Mexique. M. Chimalpopocan a la prétention d’être un peu neveu de Montezuma ; il m’a même affirmé que lors de l’expédition des États-Unis, on lui avait fait à ce sujet quelques ouvertures, mais qu’il n’avait vu là que des intrigues auxquelles il avait eu soin de ne pas se prêter. M. Chimalpopocan a bien voulu me donner une leçon de prononciation aztèque. Cette prononciation n’est pas difficile pour des Français, car la langue aztèque offre plusieurs des sons que le français possède à l’exclusion de la plupart des autres langues, l’u, le ch. La lettre x, qui abonde dans les noms mexicains et leur donne une apparence si barbare, doit être prononcée comme notre ch. La prononciation véritable du mot Mexico est donc Mechico, et non, à l’espagnole, Mehico. J’ai visité à cette occasion la bibliothèque du Collège des Indiens, où j’ai trouvé avec quelque plaisir et un peu de surprise une collection de la Revue des Deux Mondes. J’y ai trouvé aussi les grammaires de quatre langues du Mexique, qui m’ont paru différer plus ou moins de l’aztèque. La plus curieuse est l’othomi, parlée par des montagnards qui sont toujours représentés comme moins civilisés que les Aztèques. Cette langue, qui probablement fut celle d’une portion des habitans très anciennement établie dans le pays, est remarquable par un certain nombre de points de ressemblance assez frappans avec une langue qui ne ressemble à aucune autre, le chinois. En effet, comme le chinois, l’othomi est presque purement monosyllabique. Les mots sont en général dépourvus de toute flexion grammaticale; l’accentuation en change entièrement le sens, ce qui, comme on sait, est propre à la langue chinoise. « Leur langage, dit Herrera en parlant des Othomis, est fort grossier et bref. Une même chose étant proférée en hâte ou posément, haute ou basse, a diverses significations[5]. » Dans l’othomi ainsi que dans le chinois, le même terme peut être employé comme substantif, comme adjectif, comme verbe, et signifier tour à tour par exemple amour, aimant, aimer. Enfin un certain nombre de mots sont identiques ou extrêmement semblables dans les deux idiomes. Je sais qu’il ne faut pas donner une importance exagérée à ces ressemblances que le hasard peut produire. Ainsi, sans sortir du Mexique, teo veut dire Dieu en aztèque comme theos en grec, may (aimer) en othomi comme en égyptien, eria (aimer) en langue cahita comme eran en grec, et ces rapports accidentels ne prouvent rien. Cependant un certain nombre de termes semblables est un fait qu’on ne saurait négliger; la singularité même des mots chinois, si différens par leur caractère et leur aspect des mots usités dans tous les autres idiomes, donne plus de valeur aux rapprochemens qu’on peut établir entre cette langue et l’othomi.
Voici quelques exemples de mots qui sont identiques ou extrêmement semblables dans les deux langues :
¬¬¬
Chinois | Othomi | |
---|---|---|
Cesser | Pa | Pa |
Je | Ngo | Nuga, nga. |
Toi | Ni | Nuy |
Lui | Na | Na (ec). |
Médecin | I | I (remède) |
Bonheur | Ki | Hi |
Femme | Niu | Ntsu |
Vieux | Kou | Ko |
Grand | Ta | Da |
Chinois | Othomi | |
---|---|---|
Prendre | Pa | Pa |
Petit | Siao | Tsi |
Peu | Sie | Tsi |
Fils | Tseu | Tsi |
Faire | Tso | Tsa |
Diable (mauvais génie). | Kouei | Koua |
Plein | Man | Ma |
Acheter | Mai | Ma |
Outre l’analogie singulière de ces mots othomis avec les mots chinois correspondans, ils ont une ressemblance de physionomie pour ainsi dire qu’on ne trouverait, je crois, dans aucun des idiomes connus, tous si radicalement différens du chinois. Ces deux langues présentent aussi plusieurs rapports grammaticaux assez importans que je ne puis indiquer ici[6]. Cette curieuse analogie de l’othomi et du chinois, rapprochée du type tartare qui m’a frappé chez certains Indiens du Mexique et dans plusieurs statues mexicaines, est favorable à l’opinion avancée par divers savans, dont le plus illustre est M. de Humboldt[7], et qui fait venir au Mexique une émigration du nord de l’Asie. Le passage est si aisé de cette partie du rivage asiatique sur le continent américain, que les Tchouktchas franchissent chaque année ce détroit pour aller chercher en Amérique les pelleteries qu’ils viennent vendre dans les villages de Sibérie[8]. Il resterait à expliquer comment des peuples d’origine tartare se seraient avancés si haut vers le nord, dans des régions affreuses et désertes. Ce n’est pas le mouvement naturel des émigrations. Cependant des circonstances particulières peuvent diriger la marche d’un peuple du sud au nord et d’un climat meilleur vers un climat plus rigoureux. Dans ces grands déplacemens des races humaines, il y a des oscillations en sens divers, des courans et des contre-courans. Les Scandinaves venaient certainement de régions plus méridionales et plus heureuses dont le souvenir s’était conservé pour eux dans la tradition de l’ancien Asgard, leur patrie, où ils travaillaient l’or et buvaient le vin. Sans nous éloigner des pays qu’on a considérés comme le point de départ des migrations aztèques, on voit, dans l’ouvrage de l’amiral Wrangel que je citais tout à l’heure, les Omoks fuir au nord, devant des populations venues des bords de l’Anadir et des steppes de l’Amour, et arriver précisément dans les pays misérables d’où les populations parties des frontières de la Chine ont pu passer en Amérique[9].
Il y a encore bien loin de l’extrémité septentrionale de l’Amérique au plateau du Mexique, mais on a trouvé dans cet intervalle des monumens qui peuvent être des vestiges du passage des Aztèques durant leur migration vers le sud. Dans une vallée située à l’ouest de la Californie supérieure, c’est-à-dire de la Californie septentrionale, don Vasquez de Coronado rencontra en 1540 des ruines de bâtimens en pierre. On a découvert les débris d’un édifice considérable sur les bords du Gila[10]. On peut voir dans ces édifices et ces ruines comme des témoins de la marche des Aztèques. Il n’y a donc rien que de vraisemblable à faire venir ce peuple du nord de l’Asie en suivant le bord occidental du continent américain.
Il n’en est pas de même des navigations qui auraient amené les Chinois à travers l’Océan Pacifique, de la connaissance qu’ils auraient eue du Mexique dès le Ve siècle de notre ère, et surtout des voyages entrepris par les Aztèques depuis la Mésopotamie jusqu’à Mexico, en rencontrant sur leur chemin la tour de Babel, ou de l’identité, soutenue gravement par quelques antiquaires mexicains, du dieu de l’air Qualzatcoal et de saint Thomas. Le chef-d’œuvre du genre est l’ouvrage de M. John Ranking (Londres, 1827), intitulé : Historical Researches… (Recherches historiques sur la conquête du Pérou, du Mexique, de Bogota, etc., au xar siècle par les Mongols, à l’aide des éléphans.) Suivant cet auteur, le conquérant du Mexique était Koubilaï, petit-fils de Gengiskhan, qui amena des éléphans en Amérique. On n’en saurait douter, car on trouve dans les Cordillères des ossemens de mastodonte ! C’est ainsi que jusqu’à Cuvier on attribuait les débris d’éléphans antédiluviens des Apennins à l’expédition d’Annibal, et que Voltaire, il faut bien le dire comme consolation pour M. Ranking, soutenait que les coquilles fossiles des Pyrénées y avaient été apportées par des pèlerins. M. Abel Rémusat a fait remarquer que « jamais Alexandre le Grand, ni les Romains, ni Gengiskhan, souvent cités pour leurs immenses conquêtes, n’ont joui d’une domination aussi étendue que celle de Chit-sou (nom chinois de Koubilaï), monarque à peine connu, et que ne citent point nos savantes histoires modernes. » M. Ranking a voulu ajouter encore à cet immense empire en faisant conquérir par cet empereur tartare de la Chine, déjà suffisamment pourvu, ce semble, une partie de l’Amérique avec des éléphans. Quelle que fût son origine, le peuple mexicain n’en offrait pas moins à l’arrivée des Espagnols un bien étrange spectacle : des villes, des armées immenses, un grand luxe, le goût des fêtes, de la magnificence, et parmi les marques d’une civilisation raffinée, des coutumes d’une incroyable barbarie, des cérémonies religieuses dans lesquelles le cœur des victimes humaines encore vivantes était arraché de leur sein[11] par des prêtres qui se faisaient des culottes avec la peau des femmes, — enfin l’anthropophagie. Ce dernier fait est prouvé[12] malgré les dénégations de quelques antiquaires mexicains qui, par haine pour les Espagnols, épousent parfois avec exagération la cause de leurs anciennes victimes. Bustamente, l’un d’entre eux, par exemple, chez qui la haine du gouvernement espagnol qui venait d’être renversé avivait une sympathie exaltée pour ceux qui, dans un autre temps, avaient été aussi opprimés par les Espagnols, après avoir parlé d’un arbre qui datait de Montezuma, qu’on avait eu l’impiété de couper, mais sur le tronc duquel avaient providentiellement poussé de nouveaux rameaux, Bustamente s’écriait : « Bien souvent j’ai visité cet arbre, et sous son ombre je me suis rempli du souvenir de Montezuma... Il me semblait voir l’ombre de ce monarque planer sur ma tête en déplorant l’ingratitude dont les Espagnols payèrent son hospitalité. J’entrais dans ses sentimens, je conversais avec lui, je versais des larmes, et, levant les yeux au ciel, je lui demandais justice contre une abominable agression. Franchissant l’espace de trois siècles de servitude, les voyant maintenant écoulés et la puissance espagnole disparue, je rentrais en moi-même, je comparais cette époque funeste avec la liberté dont nous jouissons aujourd’hui. En m’arrachant à ces émouvantes méditations, je ne pus m’empêcher de m’écrier, un peu consolé : Mânes de Montezuma, vous êtes vengés! »
M. Ramirez, dans de très intéressans appendices ajoutés à la traduction espagnole du livre de M. Prescott, se montre également en sympathie avec une race pour laquelle il demande un historien qui sente dans ses veines le sang indien mêlé au sang espagnol. M. Ramirez, qui reproche avec une rancune toute mexicaine à M. Prescott d’être trop indulgent pour les cruautés des Espagnols et trop sévère pour leurs ennemis, n’a pas entièrement disculpé les Aztèques du crime d’anthropophagie. Tout ce qu’il a pu faire, ça été d’établir que dans l’ancien Mexique, on ne mangeait les hommes que par un motif pieux et dans les grandes circonstances. En effet, Montezuma, selon l’historien Herrera, mangeait peu souvent de la chair humaine, et il fallait qu’elle fût bien apprêtée.
C’est un fait très curieux que cette civilisation des Aztèques à la fois perfectionnée et barbare, brillante et féroce; on s’étonne de rencontrer la culture de la poésie et des arts chez un peuple anthropophage : les mêmes hommes se plaisaient à voir égorger des victimes humaines et à nuancer des plumes de mille couleurs, pour en former ces broderies gracieuses dont le secret s’est conservé parmi les religieuses du Mexique.
Faut-il supposer, comme on l’a fait, selon moi, sans beaucoup de vraisemblance, que le Mexique avait été visité antérieurement à la conquête espagnole par quelques missionnaires européens égarés sur l’Océan, ou par quelques bouddhistes de l’Inde? Faut-il expliquer le contraste que je signalais tout à l’heure par les enseignemens d’une religion plus douce tombés sur un fonds de coutumes barbares? Je ne puis croire que là où le christianisme et même le bouddhisme auraient passé, aient subsisté les sacrifices humains et l’anthropophagie. Non, c’est tout simplement que l’homme peut concilier un certain développement social avec des usages cruels. Sans parler des Nouveaux-Zélandais, remarquables par leur intelligence et célèbres par leur anthropophagie, la Grèce héroïque sacrifiait Iphigénie. Homère, qui a exprimé dans l’entrevue d’Achille et de Priam ce que l’âme humaine contient de plus pathétique, montre ce même Achille égorgeant douze captifs sur le tombeau de Patrocle. Les Romains, après avoir pleuré sur Didon, allaient applaudir aux horreurs de l’amphithéâtre. Les dames de la galante cour de François Ier assistaient au brûlement des hérétiques. La jeune Andalouse joue coquettement avec son éventail et prête l’oreille à des propos d’amour, tandis que ses regards boivent le sang versé dans l’arène. Enfin, au XVIIIe siècle, l’aimable président de Brosses, dans ses charmantes Lettres sur l’Italie, si pleines de finesse et d’enjouement, écrit gaiement à une dame de Dijon, qu’il plaisante sur ses cruautés : « J’ai fait mettre à la torture bien des gens qui n’étaient pas si coupables que vous. » Et il l’avait fait comme il le disait.
Les Aztèques avaient une littérature et même, dit-on, des académies. Leurs livres peints se rapportent à la division de la propriété, au cadastre, à la perception des impôts, à la législation pénale, au calendrier; mais ils avaient aussi des annales en tableaux. On sait qu’ils possédaient des chants historiques, et on a des traductions d’hymnes religieux et moraux composés au XVe siècle par le roi de Tezcuco, Nazahualcoyotl, qui tenta d’abolir les sacrifices humains. Tezcuco passait pour la ville savante et littéraire. C’était l’Athènes du Mexique.
Ces poésies du roi de Tezcuco sont remarquables par une sorte de mélancolie prophétique. Dans un hymne philosophique sur la fragilité des choses humaines, j’ai été frappé d’une singulière ressemblance entre les lamentations du prince mexicain et les effusions mélancoliques, tour à tour si amères et si gracieuses, de ce pauvre diable de Villon, menacé lui, non de perdre un empire par la conquête, mais de perdre tout ce qu’il possédait, la vie, sur un gibet.
Villon, devançant le monologue d’Hamlet, moralise sur les débris que l’homme laisse après la mort :
Quand je considère ces têtes
Entassées en ces charniers.
Tous furent maîtres des requêtes
Au moins de la chambre aux paniers.
Ou tous furent porte-paniers.
Et icelles qui s’enclinoient
Unes contre autres en leur vie.
Desquelles les unes régnoient,
Des autres craintes et servies;
Là les voys toutes assouvies
Ensemble en un tas peste-mesle.
Seigneuries leur sont ravies.
Clerc ni maître ne s’y appelle.
Nazahualcoyotl disait dans le même siècle que Villon :
« La poudre infecte dont les caveaux sont remplis jadis était ossemens et cadavres; ces cadavres furent des corps animés qui, assis sous le dais, présidaient des assemblées, commandaient des armées, conquéraient des royaumes, possédaient des trésors, etc.»
La ressemblance n’est pas moins frappante entre une pièce où Villon invoque le souvenir des hommes illustres qui ont passé, et termine chaque strophe par ce refrain :
Mais où est le preux Charlemagne?
et les vers que l’empereur mexicain a composés dans la même pensée :
« Si je vous demandais où sont les os du puissant Achalchicihtlanextzin, premier chef des anciens Toltèques, et ceux de Necaxecmitl, le pieux adorateur des dieux ; si je vous demandais où est la beauté incomparable de la glorieuse impératrice Xiuhtzal... »
On voit qu’à côté de ces souverains, dont les noms un peu longs parfois étaient populaires au Mexique, mais auront de la peine à le devenir en Europe, le poète de Tezcuco plaçait aussi ceux des femmes célèbres par leur beauté. C’est un rappoit de plus entre lui et notre Villon, qui se demande où est Flora, la belle Romaine :
La reine, blanche comme un lis,
Qui chantoit à voix de sereine (sirène),
et qui finit cette énumération mélancolique par ce vers d’une grâce charmante, si souvent cité :
Mais où sont les neiges d’autan (de l’an passé) ?
Le poète mexicain, qui ne voyait pas fondre la neige chaque année, qui ne connaissait que les neiges impérissables des sommets de la Cordillère, n’a pu se rencontrer avec l’enfant de Paris dans ce dernier trait. Lui, il compare les grandeurs passagères aux fumées du Popocatepetl, et il trouve aussi une comparaison gracieuse pour exprimer la vanité des gloires humaines : « Tout cela est semblable à des bouquets qui passent de mains en mains, qui se fanent, et qui finissent par disparaître du monde. »
Les Aztèques connaissaient plusieurs des produits végétaux aujourd’hui les plus employés en Europe. Ils ne possédaient pas le blé, qui fut introduit par un nègre esclave de Cortez, mais ils cultivaient l’indigo, la cochenille, le coton, mentionné aussi dans le vieux monde dès le temps d’Hérodote, le sucre, qu’ils tiraient de l’aloès et même de la canne. C’est à eux que nous devons le chocolat, dont le nom est mexicain (calahuatl), et qu’ils gâtaient en y ajoutant des épices et des aromates dont la vanille est la seule trace aujourd’hui. Ils en faisaient, avec de la farine, une sorte de bouillie à laquelle ils mêlaient le piment et le rocou. Ln soldat espagnol disait que ce mélange était bon à donner aux cochons. C’est ce que nos paysans disaient, il n’y a pas longtemps, de la pomme de terre. La pomme de terre elle-même est indigène au Mexique, et ne croît à l’état sauvage dans aucun autre pays. Quand Raleigh l’apporta de la Virginie en Angleterre, elle avait peut-être été déjà portée en Europe, et d’Europe dans le Nouveau-Monde, car on ne voit pas trop comment elle serait arrivée directement du Mexique à la Virginie. Aussi a-t-elle partout en Amérique le nom de pomme de terre irlandaise pour la distinguer de la patate ou pomme de terre douce. Pour le tabac, j’ai déjà dit que les anciens Mexicains en connaissaient l’usage; ils prisaient, et ils fumaient des cigares qu’ils plaçaient dans de petits tubes d’écaille ou d’argent. Fumer était du bel usage à la cour de Montezuma.
Comme aujourd’hui, l’usage du pulque, liqueur spiritueuse extraite des feuilles de l’aloès, était très répandu chez les Aztèques. Il ne paraît pas qu’ils connussent le vin. Le personnage qu’on appelle le dieu du vin dans leur mythologie était, je pense, le dieu du pulque[13]. On lui offrait des victimes humaines en les choisissant dans la province qui passait pour produire le plus d’ivrognes. Les Mexicains d’aujourd’hui sont demeurés très fidèles à cette partie de la religion de leurs pères, et les pulquerias remplacent nos cabarets. Du temps des Espagnols, à la suite d’une émeute, on essaya d’interdire l’usage du pulque. L’université publia un manifeste qui énumérait les inconvéniens de l’ivresse ; mais cette tentative d’une loi de tempérance, la plus ancienne de toutes, ne put réussir : on y avait déjà pensé sous les Aztèques. Les sociétés de tempérance des États-Unis réussiront-elles mieux ?
Quand les Espagnols vinrent dans le pays, il n’y avait pas trois cents ans que les Aztèques dominaient à Mexico. Ils y avaient été précédés par diverses races, dont celle qui a laissé la plus grande mémoire était les Toltèques[14] : les Toltèques semblent avoir été les Pelages du Mexique ; et comme on attribue à ceux-ci les monumens les plus anciens et les plus solides qu’on trouve dans le pays habité plus tard par les Hellènes, on rapporte aux Toltèques la construction des pyramides mexicaines, et notamment de la grande pyramide de Cholula[15]. Il me paraît très vraisemblable que les Toltèques, après avoir émigré, allèrent dans le Yucatan élever ces villes dont les débris offrent les plus grandes ruines du Nouveau-Monde[16].
Les Aztèques, dominateurs d’une portion du Mexique à l’arrivée de Cortez, n’y exerçaient pas un empire incontesté. À quinze lieues de leur capitale, l’état de Tlascala, qui formait une sorte de république aristocratique et jusqu’à un certain point représentative[17], avait conservé son indépendance. Un peu plus loin était l’état théocratique de Cholula. Ce fut par le secours de ces ennemis des Aztèques et des chefs, qui portaient avec impatience le joug de leur domination, que Cortez vainquit Montezuma. Outre ses six cents Espagnols, il avait au moins cent cinquante mille alliés; des historiens mexicains disent deux cent et même trois cent mille. Cortez n’en fut pas moins étonnant par l’audace avec laquelle, sans savoir les difficultés et les secours qui l’attendaient, il s’élança, suivi d’une poignée d’hommes aussi déterminés que lui, à la conquête d’un vaste empire, et plus encore peut-être par la persévérance intrépide et l’habileté infatigable qu’il montra jusqu’à la fin. Aussi la légende s’est emparée de cette expédition dont la réalité est si grande. On dit que, contemplant Mexico du haut d’un teocalli, il pleura sur cette magnifique ville qu’il allait détruire. Cortez n’a jamais, je crois, répandu ces philosophiques larmes. On a aussi rajeuni pour lui la vieille histoire, déjà racontée plusieurs fois dans l’antiquité, d’Agathocle, de Julien et de quelques autres, qui a laissé un proverbe dans notre langue : brûler ses vaisseaux. Malgré l’autorité du proverbe, Cortez n’a point brûlé ses vaisseaux par une inspiration héroïque, pour s’enlever tout moyen de retour. Rappelé par le gouverneur de Cuba, dont il était le lieutenant, ayant désobéi à son chef et conservé le commandement malgré lui, perdu s’il revenait, ses vaisseaux, qui ne lui servaient à rien, ne pouvaient que lui nuire en offrant aux mutins un moyen d’aller révéler au gouverneur de Cuba les desseins de son subordonné rebelle : il les sacrifia donc sans regret et sans mérite. Du reste, il ne les brûla point; il faut renoncer à le voir, une torche à la main, les embrasant théâtralement sur le rivage. Cortez montra dans tout ceci plus de ruse que d’héroïsme : il fit échouer ses vaisseaux secrètement et comme par accident, puis ordonna qu’ils fussent dépecés, gardant avec soin le fer, les cordages et tout ce qui pouvait servir. Ce qu’il accomplit de vraiment étonnant, ce fut d’entrer une première fois à Mexico sans coup férir, par la terreur qu’inspirait son audace, en se servant habilement des haines que les Aztèques avaient soulevées et de la prophétie qui annonçait la venue d’un homme blanc; ce fut d’enchaîner dans son propre palais un monarque adoré de son peuple comme une idole, d’aller sur la côte au-devant des Espagnols envoyés pour lui ravir le commandement, de les gagner et de revenir à leur tête, puis de rentrer dans Mexico encore indépendant — comme dans une ville conquise. Quand le peuple se souleva enfin, les revers montrèrent Cortez plus grand que ses succès, aidés par la supériorité des armes et le nombre de ses alliés. Il fut plus admirable de patience et de résolution dans la nuit triste (noche triste), quand il sortit de Mexico, sur une étroite chaussée, assailli par une immense multitude, ayant perdu bon nombre de ses Espagnols et toute son artillerie, que lorsqu’il revint prendre Mexico, à la suite d’un siège de soixante-cinq jours, à la tête des soldats qu’on avait envoyés contre lui et de toutes les tribus mécontentes, dont la haine pour les Mexicains était si grande, qu’alors même que les Espagnols étaient fatigués de carnage, ils ne pouvaient empêcher leurs alliés d’égorger et de dévorer leurs ennemis.
Du reste, la cruauté de Cortez fut égale à sa résolution indomptable. Ces hommes étaient ainsi : à force de mépriser pour leur propre compte la douleur et la mort, ils devenaient indifférens à les infliger. Tout le monde connaît le mot adressé par Guatimozin, mis à la torture pour déclarer où étaient ses trésors, au confident qui, livré aux mêmes tourmens, semblait, en regardant son maître, lui demander la permission de parler : « Homme de peu de cœur! et moi, suis-je sur un lit de roses?» On ne sait pas aussi généralement la fin de ce Guatimozin, qui ne succomba point aux tortures du feu, et avec lequel Cortez vécut depuis assez amicalement et comme si rien ne s’était passé, mais qu’il fit pendre un beau jour dans une expédition vers le sud. Avec Guatimozin se trouvait un prince mexicain, nommé Ixtlixochtli[18], qui avait toujours été très fidèle au conquérant, ce qui n’empêcha pas Cortez de donner l’ordre de pendre son frère comme Guatimozin. Ixtlixochtli dormait en ce moment. On vient lui apprendre ce singulier trait de reconnaissance. Aussitôt il accourt, et, au nom de nombreux services rendus, reproche à Cortez d’avoir ainsi disposé de son frère sans le prévenir. « Je comptais en effet vous avertir, répondit négligemment Cortez, mais on m’a dit que vous dormiez, et je n’ai pas voulu vous réveiller. » J’ai trouvé ce singulier détail, qui, plus qu’un autre peut-être, montre chez le vainqueur du Mexique l’insouciance de la vie des hommes, dans le curieux récit écrit par un descendant du prince Ixtlixochtli. La véracité de l’auteur n’est pas suspecte, car, moine et bon catholique, après avoir retracé toutes les horreurs commises par les Espagnols, au lieu de se livrer contre eux à l’indignation qu’elles semblent devoir inspirer, il ajoute pieusement : « Nous ne devons pas nous plaindre de la venue des Espagnols, quelles que soient les cruautés qu’ils ont exercées, car nous leur devons d’avoir échappé à l’idolâtrie et connu le vrai Dieu. »
La guerre de l’indépendance a commencé par un réveil de l’ancienne nationalité mexicaine. Ce fut d’abord une explosion terrible, du sentiment indien, de la haine que la race subjuguée gardait à la race des conquérans. De même, au Pérou, un descendant des Incas, nommé Tupac-Aymara, leva l’étendard de la rébellion contre l’Espagne. Au Mexique, cent mille Indiens se soulevèrent à la voix d’un curé. Une religieuse, dona Maria Quitana, quitta son couvent pour aller combattre. Les insurgés furent écrasés ; mais le feu de l’insurrection, comprimé sur un point, éclatait sur un autre, et après bien des vicissitudes, l’indépendance du Mexique fut proclamée. Les Indiens, qui avaient les premiers versé leur sang pour elle, en ont peu profité. Je ne sais, du reste, si elle a beaucoup profité à personne.
Pour compléter nos souvenirs aztèques, nous sommes allés faire une promenade à Chapoultépec. Là était le Versailles des anciens souverains du Mexique, la ménagerie et le jardin des plantes de Montézuma, qui avait réuni en ce lieu les animaux et les productions végétales de tout son empire. À cet égard, les Mexicains étaient alors plus avancés qu’ils ne le sont aujourd’hui, car le jardin des plantes, qu’a vu encore M. de Humboldt, n’existe plus. Ce n’était pas une simple curiosité qui portait les souverains du Mexique à rassembler ainsi tous les végétaux de leur pays. Les plantes médicinales étaient distribuées aux malades, des médecins étaient chargés de rendre compte au monarque de l’effet des remèdes, et on enregistrait ces dépositions comme on faisait en Grèce pour les observations desquelles est sortie, dit-on, la médecine hippocratique. Chapoultépec est un lieu charmant. On s’y promène sous de magnifiques cyprès chauves, les plus grands qui existent dans le monde. Leurs troncs énormes et tordus, leurs branches, d’où pend, comme une longue barbe grise, le spanish moss, offrent un aspect bizarre et presque fantastique. Selon M. de Candolle fils, ces arbres ont plus de cinq mille ans. C’est à peu près l’âge des pyramides d’Égypte. Un poète mexicain a dit des cyprès de Chapoultépec : « Sur leurs fronts mille siècles reposent. » On voit que la poésie est restée bien loin de la réalité.
Au sommet de la colline qu’environnent ces arbres antiques est l’école militaire. Dans la guerre avec les États-Unis, les élèves de cette école se sont fait tuer bravement. Les troupes régulières n’ont pas toujours aussi bien tenu. Après avoir eu l’avantage sur les ennemis à Molino del Rey, elles se sont retirées dans la nuit, à la grande surprise de leurs adversaires, que la cavalerie aurait pu détruire. C’est qu’il y avait de singuliers officiers de cavalerie. L’un d’eux, ayant reçu l’ordre de charger, fit répondre qu’il y avait un obstacle : cet obstacle était un petit fossé très facile à franchir. Il a reçu le nom de général Obstacle. Un autre officier, fait prisonnier, après avoir remis son épée au général Scott, lui offrit une cigarette en lui disant : « Fumez-vous? » Du reste, l’habitude de fumer établit dans les pays espagnols, entre tous ceux qui s’y livrent, la familiarité quelquefois la plus singulière. J’ai vu un galérien, qui travaillait, la chaîne au pied, sur la grande place de Mexico, s’approcher d’un soldat en faction à la porte du président, et allumer son cigare à celui de la sentinelle. On se consolait des revers en les transformant en victoires. J’ai lu un rapport officiel de Santa-Anna où il parle du triomphe de Buena-Vista; ce triomphe est une victoire des Américains. Les soldats n’ont pas manqué de bravoure. Les Indiens se sont laissé tuer sans rien dire, avec beaucoup de sang-froid. La garde nationale de Mexico s’est très bien battue. Son commandant, qui était un tailleur nommé Banderas, a été héroïque. Blessé la veille, il répondit à son fils, qui voulait l’empêcher de remonter à cheval : « Il s’agit aujourd’hui de sauver son pays ou de mourir. » Et il mourut. Malheureusement les officiers des troupes régulières n’ont pas tous imité ce tailleur, et la défense a été très mal conduite.
Les Américains n’étaient pourtant pas des guerriers consommés. Ici les officiers valaient mieux que les soldats; mais soldats et officiers ont montré constamment la plus aventureuse intrépidité, s’élançant à travers des déserts et allant devant eux en dépit de tous les obstacles. Avant d’arriver à Mexico, ils imaginèrent de s’aventurer dans le Pedrigal. On appelle ainsi un immense champ de lave d’un aspect singulier et désolé qui s’étend jusqu’à l’Océan Pacifique; ils s’y égarèrent plusieurs jours et en sortirent mourans de soif, de faim, de fatigue, pour venir prendre Chapoultépec et Mexico.
Nous sommes allés faire notre pèlerinage à l’église de Notre-Dame-de-Guadalupe, qui est la patronne des Indiens, et qu’a adoptée la république mexicaine. Cette église s’élève sur une colline voisine de Mexico, où fut jadis le temple d’une déesse aztèque. La légende qui se rapporte à sa fondation est assez gracieuse. Un pauvre peon indien s’était endormi en ce lieu; pendant son sommeil, la Vierge lui apparut et lui ordonna d’aller dire à l’évêque de Mexico de bâtir là une église. L’évêque ne voulut pas recevoir l’Indien; celui-ci revint le lendemain. L’évêque demanda une preuve de la vérité du récit. La Vierge apparut de nouveau à l’Indien et lui ordonna cette fois d’aller sur la colline stérile y cueillir des roses; il en trouva en effet qui avaient crû miraculeusement parmi les rochers, et les rapporta à la Vierge, qui les jeta avec son portrait dans le sarapé du pauvre homme. L’évêque crut enfin et fit construire l’église.
Cette légende, toute populaire, convient à l’origine du culte de cette Vierge de Guadalupe, l’une des madones pour lesquelles je me sens le plus de dévotion, car elle est la protectrice d’une race opprimée, mater afflictorum; mais la légende n’en est pas restée là. Ce portrait de la Vierge donné au pauvre Indien, quel en était l’auteur? Ce fut Dieu lui-même. « Jéhovah, dit un poète mexicain que je traduis fidèlement, Jéhovah voulut laisser aux Mexicains un portrait de sa mère fait de sa main, en raison de l’amour qu’il avait pour nous. »
L’église de Notre-Dame-de-Guadalupe est d’un goût plus simple que la plupart des églises de Mexico; l’intérieur n’a rien de l’ornementation espagnole : la voûte est blanche avec des bandes en or. Il y a dans cette église une balustrade d’argent qui a une grande valeur : on dit que les moines vont la vendre et la remplacer par une balustrade de cuivre argenté. En général, les ornemens précieux disparaissent aujourd’hui des couvens et des églises du Mexique; les moines se hâtent de réaliser, comme un vieillard qui sait bien qu’il n’a pas longtemps à vivre. Ce peuple meurt et se sent mourir.
Dans l’église même de Notre-Dame-de-Guadalupe, on vend des chapelets bénits et des images miraculeuses. Les bons pères qui font ce petit trafic n’ont jamais lu dans l’Evangile que Jésus-Christ chassa du temple ceux qui vendaient des colombes pour les sacrifices, ni la dissertation du savant chanoine Thiers sur les porches des églises, dans laquelle il est fait voir qu’il n’est permis d’y vendre aucune marchandise, non pas même celles qui servent à la piété. Après quelques dévotes emplettes, je montai sur la colline qui est derrière l’église, et d’où l’on a une belle vue de Mexico. La campagne est couverte çà et là d’efflorescences salines qui ont l’aspect de la neige.
Ce que j’ai vu en fait d’architecture de plus ravissant pendant tout mon voyage en Amérique, c’est la chapelle construite au-dessus de la source miraculeuse de Notre-Dame-de-Guadalupe. Cette architecture est très originale; elle ne ressemble à rien. C’est bien une sorte de renaissance, mais d’un goût particulier, arabe et mexicain, C’est très élégant et très étrange. Des zigzags blancs et noirs surmontent des fenêtres en étoiles autour desquelles des anges déroulent des légendes empruntées aux litanies, en langue espagnole. Les colonnes sont à demi grecques, mais d’un grec de fantaisie; — la porte est moresque, il y a des fenêtres moresques. Tout cela semble devoir être très incohérent et ne l’est point. La disposition de l’ensemble fait de ce caprice architectural un caprice harmonieux.
Un des plus grands intérêts que présente le Mexique, ce sont les mines d’argent qui ont, depuis trois siècles, versé en Europe une si grande quantité de ce métal précieux. L’or ne s’y est pas trouvé avec la même abondance. Cependant on sait que des gisemens aurifères d’une grande étendue existent dans l’état de Sonora. Malheureusement ils sont gardés par soixante mille Apaches, sauvages très-belliqueux qui jusqu’ici ont toujours repoussé les Européens. En ce moment, l’attention est tournée vers Sonora, qui pourrait donner au Mexique sa Californie, comme l’Angleterre vient de trouver la sienne en Australie. Une expédition dirigée par un Français, M. Raousset de Boulbon[19], s’organise pour aller conquérir cette toison d’or. En attendant, c’est l’argent qui forme la principale richesse du pays. Pour avoir une idée des mines d’argent du Mexique, je vais visiter celles de Real-del-Monte, exploitées maintenant par une compagnie anglaise et dans lesquelles il est intéressant de comparer les divers procédés mis en usage pour l’extraction de l’argent.
Dans la diligence qui nous a conduits aux mines de Real-del-Monte, presque tout le monde parlait français. C’est à Pachuca, petite ville située au pied des montagnes, que l’on quitte la diligence et que l’on monte à cheval pour gagner les mines. Ces montagnes paraissent au premier coup d’œil arides et dénuées d’arbres. Cette pauvreté apparente recèle des trésors; jamais il n’y eut un plus grand contraste entre l’apparence et la réalité. Quand on pénètre dans ce qui semblait un désert de roches dépouillées, la végétation reparaît, et Real-del-Monte est d’un aspect beaucoup moins sévère; mais la température a changé. Nous sommes près de la Terre-Froide. Il n’y a plus de traces de la végétation tropicale. Le blé croît sur les plateaux, et de beaux arbres couvrent les sommets. Le soir, sur le balcon en bois de notre auberge, nous pouvons nous croire dans un village de la Suisse ou des Pyrénées.
Real-del-Monte.
Nous sommes montés à cheval de bonne heure et nous nous sommes mis en route pour la première exploitation que nous devions visiter. Plusieurs améliorations y ont été introduites par la compagnie anglaise, entre autres le revolving furnace, fourneau à sole tournante qui donne sur le bois employé une économie de près de moitié; on y a établi aussi les barils tournans, dont le travail remplace le piétinement des mulets, procédé usité généralement en Amérique pour unir au mercure l’argent contenu dans le minerai, et qui, par cette raison, a reçu le nom de procédé américain. Cette dernière méthode, fruit d’une routine ingénieu.se, avait jusqu’alors triomphé complètement au Mexique; mais la méthode allemande des barils tournans, au moyen desquels s’opère le mélange du mercure et de l’argent, prévaut aujourd’hui dans les mines de Real-del-Monte, exploitées, par la compagnie anglaise. C’est dans l’industrie minière du Mexique un changement considérable et une sorte de révolution qu’il est important de signaler, car selon les hommes les plus compétens, M. de Humboldt et M. Boussingault[20], la méthode américaine, toute grossière qu’elle est, convenait cependant mieux qu’aucune autre à l’exploitation des mines mexicaines dans les circonstances particulières où elles sont placées.
On parle beaucoup d’un autre essai tenté pour extraire l’argent sans le secours du mercure et en dissolvant le sel argentifère au moyen du sel de cuisine. Ce procédé n’est pas nouveau, on l’a employé en Allemagne, au Pérou et en France dans la mine de Poullaouen[21]. Il semble d’abord devoir offrir un grand avantage, la déperdition du mercure employé pour l’amalgamation de l’argent, et qui est surtout très considérable quand on suit la méthode dite américaine, augmentant de beaucoup les frais d’extraction. Cependant ce procédé par dissolution saline n’a pas eu le succès qu’on en attendait. Le sel est cher dans cette partie du Mexique, les chaudières employées à l’opération se détruisent promptement, et il paraît qu’une partie de l’argent échappe à la dissolution. En Europe, les choses vont mieux, parce que le sel est moins cher et que les ouvriers sont plus actifs et plus intelligens. Enfin l’avantage de se passer de mercure a considérablement diminué depuis que ce métal a été découvert en Californie et que par là son prix au Mexique a été réduit des deux tiers.
M. Buchan, à l’obligeance duquel je dois les renseignemens qui précèdent, me communique aussi de curieux détails sur l’organisation de la compagnie anglaise, dont il est un des directeurs. Tout le pays des mines appartient à cette compagnie. Elle fait travailler de six à huit mille hommes et a sous ses ordres vingt soldats de l’état. Elle a débuté par construire des routes et des ponts entre les diverses haciendas[22]; ces routes et ces ponts sont magnifiques. Jusqu’ici le revenu des mines a été presque entièrement absorbé par les frais d’établissement. Maintenant toutes les dépenses nécessaires sont faites, et l’on commence à gagner. M. Buchan estime que sur le million de piastres produit chaque année, la compagnie fait un bénéfice de 200,000 piastres. Si on trouve de nouvelles veines, elle gagnera peut-être un million de piastres par an. Du reste, on a changé de méthode; autrefois on cherchait un bon filon, puis un meilleur. Le principe actuel est de faire rendre davantage au filon que l’on tient par l’amélioration des procédés, les machines et le bon ordre. Ces changemens sont conformes à la marche naturelle des choses. L’industrie, comme les autres facultés humaines, comme l’imagination elle-même, commence par se porter au hasard sur tout ce qui l’attire, puis elle choisit son objet et se perfectionne en se concentrant.
L’un des partners de la compagnie a la ferme de la monnaie, et un autre la ferme du tabac. Cela leur permet d’avoir des agens dans toutes les villes; dans le district des mines, les maires et les municipalités sont sous leur influence. Au sein d’un pays désorganisé, le spectacle d’un établissement considérable et bien entendu fait plaisir. Real-del-.Monte est le seul lieu du Mexique où l’on n’entende pas parler des voleurs. Le gouvernement accorde à la compagnie cent cinquante condamnés qu’elle choisit parmi ceux qui sont jeunes et propres au travail. On les nourrit bien, et, si l’on a été content d’eux, ils reçoivent une gratification quand le temps de leur peine est expiré.
La dernière des haciendas que nous avons visitée est celle de Régla. Ici on n’emploie pas pour l’amalgamation le système des barils : les mulets piétinent le mélange. L’opération dure un mois au lieu d’un jour[23], mais elle demande moins de capitaux et n’exige pas la calcination du produit: elle convient mieux, dit-on, à certains minerais. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est plus pittoresque. Au milieu d’une cour que dominent des rochers, on chasse les mulets à travers la pâte métallique que leurs pieds pétrissent; ces mulets sont jaunes, bleus, verts, de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Une chute d’eau fait mouvoir, au moyen d’une roue, des pilons de basalte; c’est un produit de la localité. Derrière le bâtiment d’exploitation se voient, au fond d’une petite vallée, des prismes de basalte d’une grande hauteur; les uns verticaux comme à Staffa, les autres déployés en éventail; une cascade tombe à travers cette colonnade naturelle. Les collines environnantes sont couvertes de cactus, d’aloès, d’yuccas. En descendant de Real-del-Monte, nous avons trouvé la Terre-Chaude à deux heures de la Terre-Froide. Ici les beautés de la nature accompagnent l’intérêt qui s’attache aux opérations de l’industrie. Les constructions qui encadrent la scène concourent au pittoresque. Régla, avec sa vieille église, a bien l’ancien caractère espagnol. En allant à la cascade, on voit des arches énormes construites par les comtes de Régla pour faire arriver l’eau, travail d’une grandeur et d’une solidité vraiment romaines. Tout ce qui a ce caractère au Mexique appartient au temps de la domination des Espagnols. Le plus remarquable des travaux exécutés par eux est le canal de déchargement entrepris au commencement du XVIIIe siècle, et terminé en 1789, pour empêcher les deux lacs appelés Saint-Christobal et Zumpango de se déverser dans les lacs voisins de Mexico, que des débordemens avaient plusieurs fois inondé : ce canal a environ quatre lieues.
On m’a montré la pauvre civière sur laquelle on porte en terre les Indiens; j’ai recueilli sur leur inhumation des détails qui m’ont serré le cœur; ils sont enterrés, à la lettre, comme des chiens, sans vêtement; puis on piétine la terre, et tout est dit. — Un prêtre vient-il bénir les morts? ai-je demandé au guide qui me contait cela comme il m’eût conté toute autre chose. — Il vient, m’a-t-il répondu, pour les señores.
Nous sommes retournés à la première hacienda, ramenés par M. Buchan dans sa voiture, attelée, selon l’usage, de quatre mules, à cause des montées. Il nous apprend qu’on envoie tous les mois le produit à Mexico sous bonne escorte, dans une caisse métallique munie d’une serrure de Bramah. Comme il n’y a qu’un citoyen des États-Unis qui ait pu ouvrir ces serrures, on ne craint pas qu’elles le soient entre Real-del-Monte et Mexico; il faudrait deux heures aux voleurs pour les forcer. Nous quittons M. Buchan à Velasco, où est son habitation, et nous revenons coucher à Real-del-Monte. La soirée est fraîche. Nous avons encore une fois changé de climat : ce matin nous étions en Afrique, ce soir nous sommes en Europe.
En général, les mines sont une des nombreuses déceptions qui attendent le voyageur, quand il n’a pas assez d’expérience pour leur échapper. Descendre au moyen d’échelles dans un puits noir, suivre d’interminables galeries et voir quelques hommes donner des coups de marteau ou porter du minerai, c’est à peu près tout ce qu’ont à offrir de curieux aux voyageurs non métallurgistes les mines du nouveau comme de l’ancien monde[24]. Ce qui est intéressant dans la région de Real-del-Monte, ce sont les haciendas que nous avons visitées hier et les divers procédés employés pour extraire l’argent; mais, instruits par nos souvenirs, mon compagnon de voyage et moi nous nous sommes gardés de nous donner le plaisir de descendre, en touristes novices, des échelles interminables pour aller dans un trou. Nous nous sommes contentés d’admirer la machine à vapeur qui va puiser l’eau dans le fond de la mine de Dolorès, à quinze cents pieds, pour l’amener dans la galerie d’écoulement, située elle-même à une profondeur de cinq cents pieds. Le poids qui porte sur le piston est évalué à quinze quintaux. Le balancier vient toucher tout doucement une surface sur laquelle on peut mettre une noisette qu’il effleure sans la briser. Cette force si formidable, mesurée avec tant de précision, gouvernée avec tant d’exactitude, inspire un grand respect pour l’homme qui est parvenu à la maîtriser.
Nous avons erré dans le village de Real-del-Monte. Ici l’on marche sur l’argent. Les cailloux des chemins et les pierres des maisons contiennent un minerai argentifère, mais trop peu riche pour être exploité. J’ai vu pour la première fois de ma vie l’échange en nature remplacer l’emploi de la monnaie : une femme a donné à une autre des haricots pour une herbe appelé chichi. Dans beaucoup d’endroits, les Indiens en sont restés à ce procédé commercial très primitif. Les anciens Mexicains étaient plus avancés que leurs descendans : ils avaient une monnaie. Cortez parle, dans sa lettre à Charles-Quint, d’une monnaie d’étain usitée dans quelques provinces de l’empire. Selon Torquemada, on employait à Mexico une monnaie de cuivre qui avait la forme d’un T, mais l’usage n’en fut jamais général, et l’instrument d’échange le plus répandu étaient les graines de cacao, encore employées pour cet objet dans certaines parties du Mexique. Du reste, l’usage de la monnaie n’est pas toujours, comme on l’a dit, une preuve de civilisation. Les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord se servaient de coquilles, qui chez eux tenaient lieu de monnaie, et on n’a rien trouvé qui jouât clairement le rôle d’une monnaie dans l’ancienne Égypte.
Comme il fallait cependant voir une galerie d’exploitation, nous nous sommes détournés de notre route en revenant à Pachuca pour visiter la mine d’el Rosario. Cette visite n’a pas eu plus d’intérêt que nous ne l’espérions et s’est bornée à faire quelques centaines de pas sous une voûte, précédés par un homme qui nous disait : Ceci est du bon minerai, cela est encore du bon minerai. Mais comme il arrive très souvent en voyage, le chemin valait mieux que le but. La gorge au sein de laquelle se trouve la mine d’el Rosario, avec un orage en perspective qui lui donnait un aspect encore plus sauvage et les roulemens du tonnerre dans la montagne, formait un ensemble sévère de l’effet le plus imposant. Arrivé à Pachuca, je me suis assis sous un portique, regardant les Indiens enveloppés dans leurs sarapés courir à travers la pluie ou s’enfoncer à cheval dans les montagnes, — me livrant au sentiment du lointain, de l’isolé; me disant : Comment suis-je à Pachuca?
Ce matin, nous sommes revenus sans encombre à Mexico, où nous avons terminé notre course métallurgique par une visite à l’école des mines (mineria), qui est bien tenue. C’est, de tous les établissemens fondés par les Espagnols, le seul peut-être qui n’ait pas dégénéré depuis la révolution, bien qu’il ait perdu dans Del Rio un minéralogiste estimé en Europe.
Pour être juste avec le Mexique, il faut citer tout ce qui peut faire honneur au développement intellectuel du pays. C’est ce qui m’engage à parler de quelques écrivains qu’il a produits. On a publié, sous le titre de Bibliotheca Mericana, en deux gros volumes, le catalogue des livres écrits au Mexique. Là se trouvent indiqués, parmi beaucoup de traités sur la théologie, un certain nombre de travaux importans sur les langues, les populations mexicaines et sur l’histoire du pays. Sahagun, Torquemada, l’infortuné Botlurini, dans ces derniers temps Bustamente, Gama et M. Alaman ont fait beaucoup pour les éclaircir. Je ne parle pas ici de ces travaux scientifiques, je m’attache à ce qui est plus proprement littéraire. On cite pour l’époque antérieure au XIXe siècle une religieuse mexicaine, Inez de la Cruz, dont les poésies ont été publiées sous ce titre : Par la dixième Muse. Il faut mentionner aussi l’évêque de Puebla, Palafox, adversaire ardent des jésuites, l’Arnauld du Mexique, dont Arnauld lui-même raconte avec complaisance les combats contre l’ennemi commun. Auteur de plusieurs ouvrages mystiques, il composa, ce qui est assez étrange, une histoire de la conquête de la Chine par les Tartares. Les jésuites ont eu aussi au Mexique leur écrivain, ce fut Siguenza-y-Gongora, qui, au XVIIe siècle, célébra les merveilles de la nature tropicale en latin, dans cette langue qui offrait un lien aux beaux esprits des deux mondes; il étudia les antiquités, et mathématicien en même temps qu’il était poète et archéologue, écrivit, avant Bayle, contre la crainte superstitieuse des comètes.
J’ai déjà parlé de M. Carpio, dont je regrette de ne pouvoir citer davantage. Son poème sur le Mexique est écrit en très beaux vers et bien supérieur à celui qu’a publié sur le même sujet Balbuena. Dans ce siècle ont paru deux ouvrages consacrés à peindre, au point de vue satirique, les mœurs mexicaines; le premier en date est un roman intitulé El Periquillo Sarniento, par Fernand de Lizardi. C’est le Gil Blas du Mexique, mais bien inférieur à son modèle. L’auteur a imité les romans picaresques de l’Espagne. C’est plutôt un roman leperesque, un roman de gueux, comme Lazarille de Tormes, mais en général sans verve, sans invention, sans comique, et ne relevant point par l’enjouement et l’imagination la bassesse des tableaux. L’auteur moralise beaucoup et dégoûte un peu; il est trop froid pour être amusant, et souvent trop ignoble pour plaire. Le morceau suivant peut donner une idée de la manière de l’auteur quand il tombe sur un ridicule réel de ses compatriotes et qu’il en tire bon parti : «C’est une chose très risible de faire parade de luxe et de laisser voir sa misère, d’avoir une voiture et d’y atteler des mules dont on peut compter les côtes, ou d’avoir un cocher qui ressemble à ces figures dont s’amusent les enfans, de posséder une grande maison pour en habiter les combles, de vivre entre le bal et la promenade, d’une-part, et de l’autre les créanciers et les billets du mont-de-piété. Il y a de ces travers, et de pires encore, à Mexico et ailleurs. »
On trouve plus d’esprit, de malice, de feu dans une œuvre satirique intitulée le Coq pythagoricien, dont l’idée première est empruntée au Coq de Lucien. Elle offre des peintures un peu chargées, mais qui ne manquent ni de vivacité ni de vérité. Pour arriver à frapper sur ses compatriotes, l’auteur s’est cru obligé de donner en passant quelques coups sur les doigts des Français et des Yankees. Je suis trop patriote pour traduire ce qui nous concerne, et je passe aux Anglo-Américains. « Je m’assurai, dit le malin coq, que tous les Anglo-Américains avaient un cœur et un cerveau d’argent, car à force de n’aimer autre chose et de ne chercher autre chose que ce métal, ils en sont venus à se métalliser le cœur et le cerveau, et c’est une providence de Dieu qu’ils ne sachent pas qu’il en est ainsi, car ils s’égorgeraient les uns les autres et se tueraient eux-mêmes pour tirer de leur poitrine ou de leur tête un dollar. » Arrivé aux Mexicains et à leurs pronunciamentos : « L’un se prononce, dit-il, parce qu’il a enfoncé la caisse de son régiment, un autre pour voir s’il entraînera quelque parti à soutenir ses projets, un troisième pour tâcher de vivre aux frais d’autrui, un quatrième pour acquérir une position sociale (adquirir rango en la sociedad) et donner le ton, tous pour améliorer leur condition. »
Je ne crois pas que ce jugement sur les causes ordinaires des soulèvemens politiques en ce pays soit trop sévère. Tout ce qu’on me dit sur les motifs des guerres civiles s’accorde avec les explications que le coq en fournit. L’ambition personnelle fait ordinairement tous les frais de ces révolutions, d’où il résulte qu’il n’y a pas beaucoup d’animosité entre les factions qui sont aux prises. D’après les récits de témoins oculaires et dignes de foi, les choses se passent ainsi : chacun des deux partis s’établit dans une tour ou dans un couvent à une distance raisonnable de l’autre, et on tire pendant un certain temps des coups de fusil qui ne portent pas; enfin on a recours à l’artillerie : un des deux partis charrie un canon dans une petite rue qui donne dans celle que le canon doit enfiler, on le charge dans la petite rue, puis on le pousse dans la grande; on y met le feu avec un long bâton, sans se montrer, et l’on abat une maison voisine. Ces renseignemens s’accordent parfaitement avec ceux qu’a transmis à ses lecteurs le Charivari, dont les hommes d’état me semblent sur ce sujet très bien informés. « Trois généraux s’avancent sur une ville de trois côtés ; l’un prend la ville, l’autre la lui reprend, et il en est chassé par le troisième. » Si ces révolutions misérables ne peuvent exercer aucune influence sérieuse sur l’avenir du Mexique, une question qui s’y agite à cette heure peut influer prodigieusement sur ses destinées et sur les destinées du monde : c’est le passage qui va s’ouvrir à travers le continent américain.
Le Mexique a accordé à une compagnie des États-Unis l’autorisation d’établir ce passage sur son territoire, à Tehuantepec ; aujourd’hui le gouvernement mexicain paraît vouloir revenir sur cette concession. Je ne crois pas que les États-Unis y renoncent, car il y va pour eux d’un intérêt immense. La communication des deux mers, en y joignant l’occupation soudaine ou graduelle du Mexique, commencerait une nouvelle ère et entraînerait, je pense, un changement peut-être sans égal dans les relations des diverses portions du globe.
On a projeté cinq ou six passages à travers la partie la plus étroite du continent américain sur différens points. Si le Mexique était dans d’autres conditions, un chemin de fer de Vera-Cruz à Acapulco sur l’Océan Pacifique pourrait lui donner en partie au moins le bénéfice de ce passage ; mais dans l’état actuel des choses, même en supposant que le Mexique pût mener à fin ce grand ouvrage, on ne saurait espérer que le chemin de fer en question fût en état de se soutenir avec avantage. L’isthme de Panama est en ce moment la véritable route de la Californie. On estime qu’il y passe cinq mille personnes par mois, ce qui égale le nombre des passagers de Douvres à Calais.
Le chemin de fer de l’isthme sera prochainement terminé, et alors la jonction des deux mers sera véritablement accomplie. Que l’on continue à suivre cette route, ou qu’on établisse la communication sur un point plus avantageux, il n’en est pas moins certain que l’on peut dès à présent considérer le continent américain comme percé et raisonner sur les conséquences de ce grand événement. Quand on a vécu aux États-Unis, parmi le peuple le plus confiant qui ait jamais été dans ses destinées futures, on est atteint soi-même par la contagion de cette confiance illimitée, on ouvre son âme aux pressentimens et peut-être aux illusions de l’avenir. Sur ce plateau élevé du Mexique, en présence des gigantesques montagnes qui le couronnent, je ne puis me défendre d’un rêve colossal comme elles, et qui n’a peut-être pas leur solidité ; mais si le prophète s’abuse, il est du moins convaincu : je regarde comme très vraisemblable que la force des choses amènera un déplacement dans le centre de la civilisation et le transportera, au bout d’un plus ou moins grand nombre de siècles, sous les tropiques, entre les deux Amériques et les deux océans, vrai milieu du monde à venir.
Jetons un coup d’œil sur le vieux continent. Nous voyons d’abord dans l’Orient de grands empires, isolés par leur situation non moins que par le génie des peuples qui les habitent. L’Égypte était emprisonnée dans la vallée du Nil, entre deux déserts comme entre deux murailles infranchissables ; la mer eût pu être une porte, mais les Égyptiens avaient horreur de la mer. L’Inde est séparée de l’Occident, au sud par le désert, au nord par les montagnes de l’Afghanistan ; à peine entrevue des anciens, elle fut pour ainsi dire découverte par Gama, et n’a jamais pu être pour l’ancien monde un centre, car elle était un pôle. Plus lointaine, plus perdue aux extrémités de l’Orient, bien que dans son ignorance géographique elle s’appelle l’empire du milieu, la Chine pouvait moins encore jouer ce rôle. Le seul empire central qui se soit formé en Orient est celui qui fut tour à tour assyrien, babylonien et persan ; mais il ne sortit point de l’Asie : quand il en voulut sortir, il rencontra à Marathon une poignée de Grecs qui le repoussèrent, et, quelques siècles après, un jeune homme parti de la Macédoine vint le briser. La Grèce fut le centre d’un monde restreint dont les limites ne s’éloignaient guère des côtes de la Méditerranée, semées de ses colonies. Les Romains se firent à leur tour le centre de ce petit monde méditerranéen qui s’étendait autour d’eux, puis de proche en proche atteignirent par leurs armes et gouvernèrent par leurs lois presque tout ce qui était connu de la terre. Le Capitole, bien que placé à une extrémité du monde civilisé, en fut par la conquête le centre politique et souverain ; puis l’invasion barbare défit ce qu’avait fait l’invasion romaine, et pendant longtemps il n’y eut plus rien qui ressemblât à un centre politique dans le monde. Il y eut un centre religieux qui, héritant de l’universalité romaine et transformant une domination guerrière en une domination morale, gouverna l’Europe des bords du Tibre. Une seconde fois on vit l’autorité s’étendre sur les peuples du midi au nord, des côtes de la Méditerranée aux bornes septentrionales de l’Europe. La religion, moins que toute autre puissance, a besoin, pour être un centre d’action, d’être un centre géographique ; mais id même l’importance d’une position centrale se fit sentir : le monde grec, le monde slave et l’Orient résistèrent à la Rome chrétienne, et, au XVIe siècle, le nord de l’Europe lui échappa presque tout entier.
L’empire que Charlemagne tenta de relever, et qui passa bientôt de la France à l’Allemagne, aspira toujours à être le centre de l’Europe sans jamais y parvenir. L’Allemagne, malgré sa position géographique, ne pouvait être un centre, parce qu’elle-même n’avait pas de centre. Dans les temps modernes, plusieurs états de l’Europe arborèrent tour à tour la prétention de se faire centres par la conquête. Aucun n’y réussit d’une manière durable. Les trois principales tentatives de ce genre furent celle de Charles-Quint, celle de Louis XIV et celle de Napoléon, la plus hardie des trois et la plus chimérique en raison de l’état actuel de l’Europe. Aujourd’hui la Russie fait peut-être à son tour un rêve encore plus vaste. Mieux placée pour devenir le centre du monde, car elle touche à l’Occident et à l’Orient, au Nord et au Midi, à la Baltique et à la Mer Noire qui est un prolongement de la Méditerranée, à la Turquie et à l’Allemagne, la Russie ne parviendra pas à être le centre du monde européen et du monde asiatique, parce qu’elle est inférieure au reste de l’Europe en civilisation, et que rien ne peut prévaloir contre l’ascendant d’une civilisation supérieure.
Il n’y a donc nulle chance dans l’avenir pour un centre de puissance créé par les armes. L’égalité de culture est trop grande parmi les peuples chrétiens pour que l’un d’eux puisse dominer les autres comme les Romains ont dominé le monde, et les peuples non chrétiens sont frappés d’une infériorité morale et sociale qui ne permet pas de les redouter. Mais, dans les temps modernes, une nouvelle source de puissance s’est formée : c’est le commerce. l’on peut se demander où sera le centre commercial du monde, et par suite où sera le centre de la civilisation moderne.
Un autre grand changement s’est opéré. La terre, dont les anciens ne connaissaient qu’une partie, est maintenant connue presque tout entière, et l’Europe, qui jusqu’au XVe siècle n’était sortie de chez elle que passagèrement, au temps des croisades, a commencé à se répandre au dehors. Ce débordement, cette inondation successive a été battre le pied des Cordillères et de l’Himalaya; les îles et les continens du Grand-Océan ont reçu des populations européennes, comme les îles de la mer Egée, les côtes de l’Asie et de la Libye, recevaient des colonies d’Hellènes. Le théâtre de l’action humaine s’est prodigieusement agrandi : la mer Méditerranée était la mer des anciens; la mer des modernes, c’est le double Océan, qui embrasse et unit les quatre parties du globe. La possession de cet Océan par le commerce est désormais la grande source de richesse et d’importance. À quel point sur la terre est réservé d’être un jour le centre commercial du monde?
Ici la position géographique est pour beaucoup plus que quand il était question d’une influence acquise par la religion ou par la guerre, ou quand il ne s’agissait que du commerce de la Méditerranée. Toute position était bonne pour exercer l’empire commercial dans des limites si étroites et si faciles à atteindre, et cet empire appartenait, suivant les circonstances, à Tyr ou à Carthage. Déjà cependant l’avantage de la situation se montre dans Alexandrie, dans cette ville que le génie de son fondateur avait placée entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe, et qui ouvrit au commerce de l’Occident la route de l’Inde, suivie jusqu’au XVIe siècle. Au moyen âge, le commerce fleurit sur plusieurs points des côtes de la Méditerranée, à Venise sur l’Adriatique, à Gênes et à Pise sur la mer de Toscane. Parmi ces puissances méditerranéennes et toutes littorales, pas une n’était dans une position centrale. Il en a été de même de celles qui avaient pied sur l’Océan, depuis les villes de la Hanse, qui s’emparèrent de la Baltique et de la Mer du Nord, jusqu’au Portugal et à l’Espagne, qui d’abord se partagèrent l’Océan nouvellement exploré et les deux Indes ouvertes, l’une par la navigation de Gama, l’autre par la découverte de Colomb.
La France, la Hollande, l’Angleterre, se trouvèrent dans une position analogue par rapport aux lointaines colonies qu’elles fondèrent; entre ces colonies et les métropoles, il ne s’établit point de centre commercial important, parce que la jalousie des nations et des compagnies européennes ne souffrit comme intermédiaires que des comptoirs. Cependant parmi ces comptoirs l’utilité d’une position centrale fut marquée par la grandeur éphémère d’Ormus, placé à l’embouchure de la Mer-Rouge et sur les routes de l’Océan indien. Peu à peu plusieurs puissances commerciales disparurent de la scène ou s’y effacèrent, et le commerce de l’Océan ne fut plus disputé que par la Hollande et l’Angleterre, jusqu’à ce que l’Angleterre en vînt à le posséder presque tout entier. Mais alors commencèrent à paraître les États-Unis.
Les États-Unis, dans leurs limites actuelles, n’occupent pas encore le centre des deux océans; toutefois ils s’acheminent vers cette situation. Naguère encore leurs ports regardaient tous l’Atlantique; aujourd’hui l’Orégon et la Californie leur ont ouvert le Pacifique. Un mouvement immense, dont les Mormons sont les précurseurs, se dirige vers l’ouest de l’Amérique septentrionale. Le chemin de fer que l’on projette en ce moment réunira les deux mers. Dès lors les Anglo-Américains auront déjà pris une position vraiment centrale entre ces deux mers et les deux parties du monde qu’elles baignent; mais cette position centrale des États-Unis ne sera vraiment conquise que lorsque la portion la plus étroite du continent par où doit passer le chemin le plus court d’une mer à l’autre leur appartiendra, quand ils seront au Mexique et à Panama.
Alors ils seront vraiment établis dans le centre commercial du monde, entre l’Europe à l’est, la Chine et l’Inde à l’ouest. La ville inconnue qui s’élèvera un jour vers le point où se réunissent les deux Amériques sera l’Alexandrie de l’avenir; elle sera de même un entrepôt de l’Occident et de l’Orient, de l’Europe et de l’Asie, mais sur une échelle tout autrement vaste et dans la proportion du commerce moderne agrandi comme l’étendue des mers qui lui sont livrées. L’isthme de Panama sera l’isthme de Suez de cette Alexandrie gigantesque, mais un isthme de Suez coupé. Qu’on imagine ce que pourra être une situation commerciale semblable, quand la Chine sera ouverte, ce qui ne peut manquer d’arriver, quand l’Amérique méridionale sera occupée et régénérée, soit par les États-Unis, soit par l’Europe, si elle peut l’accomplir, ce qui arrivera aussi certainement un jour. Alors quel pays de la terre pourra le disputer à cette zone favorisée, s’étendant des deux côtés de l’équateur, depuis le golfe du Mexique jusqu’à la magnifique rade de Rio-Janeiro, pays admirable où croissent dans les plaines toutes les plantes tropicales, et où, sur les hauteurs, un climat tempéré permet de cultiver les végétaux de l’Europe, qui renferme les plus grandes richesses minérales de la terre, l’or de la Californie, l’argent du Mexique, les diamans du Brésil? Comment ne pas croire que quelque part dans cette région prédestinée, vers le point de jonction des deux Amériques, sur la route de l’Europe et de l’Asie, sera la capitale future du monde? Alors la vieille Europe se trouvera à l’une des extrémités de la carte géographique de l’univers civilisé. Elle sera le passé, un passé vénérable, car c’est d’elle que sera venu ce développement nouveau. Ce seront ses langues, ses arts, sa religion, qui régneront si loin d’elle; c’est à la liberté moderne, née dans la petite île brumeuse d’Angleterre, que ces vastes et sereines régions devront la liberté plus complète encore dont elles jouiront. Alors on viendra faire de pieux pèlerinages sur le vieux continent, comme nous allons contempler les lieux célèbres d’où notre civilisation est sortie : on visitera Londres et Paris comme nous visitons Athènes ou Jérusalem ; mais le foyer de la civilisation, déplacé par la force des choses et par suite de la configuration même du globe, aura été transporté vers le point marqué par le doigt de Dieu sur notre planète pour être le vrai centre de l’humanité.
J.-J. AMPERE.
- ↑ Voyez la livraison du 15 septembre.
- ↑ C’était une sorte de mnémonique. Il en était, je crois, de ces peintures comme de celles par lesquelles les Peaux-Rouges transmettent des chants qui ont besoin d’être conservés par une autre voie; car, comme dit Tanner, « bien qu’on puisse, par l’inspection des figures, comprendre l’idée, on ne saurait, par ce moyen seul, répéter le chant. »
- ↑ Cette observation m’a été confirmée et démontrée, depuis mon retour à Paris, par M. Aubin, qui a formé au Mexique la collection la plus curieuse des monumens de ce genre et en a commencé l’explication. La publication des peintures historiques et autres que possède M. Aubin, avec des traductions faites au Mexique après la conquête, serait de l’intérêt le plus neuf et le plus grand.
- ↑ Voyez les dissertations placées à la suite de la traduction espagnole de l’Histoire du Mexique de Prescott, imprimée à Mexico.
- ↑ Herrera, 3e décade, liv. IV, chap. XIX.
- ↑ Ces rapports sont exposés dans une dissertation en latin et en espagnol de Fr. Manuel-Crisostomo Naxera (Disertacion sobre la lengua othomi,….. 1845), dont un extrait a été publié en français dans les Recherches sur les Antiquités de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud, de Warden.
- ↑ M. de Humboldt a particulièrement insisté sur l’analogie du cycle mexicain et des cycles chinois et tartare.
- ↑ Voyez Wrangel, le Nord de la Sibérie, etc., t. Ier, p. 249.
- ↑ Wrangel, t. I, p. 122.
- ↑ Un journal californien annonce qu’on vient de découvrir une pyramide sur les rives du Colorado.
- ↑ Voici la peinture que trace Herrera de ces affreux sacrifices; je laisse parler son traducteur, dont le français ne manque pas d’énergie : « Ils faisaient monter celui qui devait être sacrifié le long de l’escalier du temple, et, en le couchant sur la pierre, ils lui mettaient le collier en forme de couleuvre à la gorge. Quatre prêtres lui prenaient les pieds et les mains, puis le souverain prêtre lui ouvrait le sein et en arrachait le cœur avec la main, et, tout palpitant, il le montrait au soleil, auquel il offrait cette chaleur et cette vapeur qu’il exhalait; puis il se retournait vers l’idole et le lui jetait à la face, et aussitôt après, d’un coup de pied, il jetait le corps du haut en bas de l’escalier. » (3e décade, liv. II, chap. XVI.)
- ↑ On lit dans Herrera qu’après une victoire, l’armée des Tlascalans fit un souper avec cinquante mille poto de chair humaine. A Mexico, les marchands terminaient une fête annuelle de leur paisible corporation, fête qui était une sorte de carnaval, par un banquet du même genre.
- ↑ Les Mexicains tiraient aussi une liqueur spiritueuse du maïs.
- ↑ On suppose que les Toltèques s’établirent sur le plateau du Mexique au VIIe siècle, les Chichimèques au XIIe, les Aztèques au XIIIe. On croit que Mexico avait été fondé par les Chichimèques en 1325, et qu’un grand feudataire, nommé Acamapitzin, prit en 1352 le titre de roi, et fut le fondateur de l’empire aztèque.
- ↑ Ces Toltèques passent pour avoir inventé les premiers la culture du maïs, celle du coton et l’art de faire le pain.
- ↑ Clavigero dit positivement que quelques-uns des Toltèques émigrèrent dans le Yucatan.
- ↑ Chaque canton, dit Solis, nommait quelques personnages considérables qui allaient résider à Tlascala, et ces députés formaient le corps du sénat, dont les Tlascalans observaient les décrets.
- ↑ Cet allié si dévoué de Cortez lui avait sauvé la vie, et poussait si loin le zèle pour la religion du vainqueur, qu’il menaça un jour sa mère de la brûler vive, si elle ne voulait consentir à être baptisée.
- ↑ On sait maintenant que cette expédition n’a pas réussi; mais j’ai vu une fois M. Raousset de Boulbon à Mexico, et je crois qu’il est homme à recommencer.
- ↑ Voyez, Annales de Chimie, 1832, t. LI, p. 373, los curieuses recherches de M. Boussingault sur les phénomènes chimiques qui se passent dans l’amalgamation américaine, dont il a mieux que personne démêlé les réactions compliquées.
- ↑ Voyez Recherches sur l’association de l’argent aux minéraux métalliques et sur les procédés à suivre pour son extraction, par MM. Malaguti et J. Durocher; troisième partie. Annales des Mines, quatrième série, t. XVII, p. 653.
- ↑ Usines pour l’extraction de l’argent.
- ↑ Et même beaucoup plus, quelquefois l’amalgamation n’est terminée qu’après deux et même trois mois. (Dumas, Chimie appliquée aux arts, t. IV, p. 350.)
- ↑ Je pois faire une exception pour la mine de Danemora eu Suède, où l’on descend à ciel ouvert au fond d’un abime, dans un panier suspendu à une corde, parmi des rochers très pittoresques.