Promenade en Hollande/03

La bibliothèque libre.


III

La Haye. — Monuments. — Bibliothèque ; le livre d’heures de Charles IX. — Le palais du Bois. — Scheveningue.


De Rotterdam à la Haye, le paysage est d’une verdure monotone ; à perte de vue, ce sont toujours des prairies sillonnées tantôt de canaux d’irrigation couverts de mousses et de nénufars à fleurs jaunes et bordés de saules rabougris, tantôt de canaux plus larges où glissent quelques barques ; dans l’immense étendue verte, on voit des troupes de poulains qui, tout à coup, hennissent et se cabrent d’effroi au sifflement de la vapeur, et de belles vaches rousses qui paissent par bandes et que conduit un gros garçon joufflu ; parfois une paysanne, en tablier retroussé, trait les vaches dans une grande jatte et rapporte le lait fumant à la ferme qui s’élève, propre et coquette, au bord du canal ; plus loin, c’est quelque vieille femme qui bat le beurre devant une autre chaumière ; ou bien une ménagère qui met des fromages à sécher sur des planches de bois blanc huchées devant une métairie. Les pierres sont lavées et les boiseries cirées dans ces pauvres maisons des champs, aussi bien que dans les riches maisons des villes. Çà et là des hameaux forment des groupes sur ce paysage plane ; le clocher pointu de l’église catholique ou du temple protestant domine les toits plats des habitations.

Toujours un ou plusieurs moulins à vent signalent ces villages, qu’ils couronnent de leurs ailes.

Tandis que la vapeur m’entraîne, de grands nuages blancs qu’éclairent le soleil se dressent magnifiquement dans le ciel en guise de citadelles formidables ou de chaînes de montagnes, qui prêtent à la campagne de fantastiques perspectives.

Je l’ai déjà dit, le moulin à vent est le monument caractéristique de la Hollande. L’approche de sa capitale m’est annoncée par un amas de ces tourelles ailées.

La Haye, qui fut longtemps la résidence des stathouders, et qui est désormais celle des rois de Hollande, n’avait, au commencement de ce siècle, que l’étendue d’un village au milieu duquel s’élevait le vieux palais bâti par Guillaume II en 1250. C’est dans ce palais que fut signée la grande ligue contre Louis XIV. Sous le règne de Louis Bonaparte, père de l’empereur Napoléon III, la Haye devint une ville des plus importantes et la plus régulièrement belle de la Hollande. La Haye tire son nom d’une haie qui entourait le parc de l’ancienne maison de chasse des comtes de Hollande. Les canaux qui traversent la ville sont sillonnés par des barques et par des bateaux à voiles ; les maisons, de construction toute moderne, n’ont pas l’aspect étrange et curieux de celles de Rotterdam. À mesure qu’on approche du quartier aristocratique, les canaux disparaissent ; de magnifiques places, de larges rues, des palais et des lignées de belles maisons, régulières se déroulent devant vous. C’est dans ce quartier que sont situés les hôtels les plus renommés ; je descends à celui de l’Europe, dont les fenêtres du premier étage sont pavoisées de plusieurs drapeaux aux armes de Russie ; la grande-duchesse Marie, veuve du duc de Leuchtemberg (fils du prince Eugène), habite en ce moment l’hôtel de l’Europe.

Je me hâte de sortir pour parcourir la ville avant que la nuit n’arrive. Je vais à la poste chercher mes lettres, et je m’arrête en passant sur la place du marché au poisson, où je vois des cigognes apprivoisées. Elles ont pour se loger une petite étable dans un angle du marché, et sont entretenues aux frais de la ville. On leur rend ces honneurs, ou plutôt ces soins, parce que dans les armoiries de la Haye figurent des cigognes.

La soirée est superbe : une pleine lune projette sur les monuments cette lueur laiteuse qui double leur beauté. J’admire longtemps le vieux palais des états généraux, dont une des façades se reflète dans une vaste pièce d’eau appelée le Vivier ; je m’accoude au bord de ce profond bassin, dont l’onde est lumineuse ; la lune y trace de clairs sillages, et détache sur le fond du ciel les arbres, les arbustes et les fleurs du frais îlot qui s’élève du sein de ces eaux comme une immense corbeille. De grands cygnes en suivent les sinuosités verdoyantes. Parfois, ils disparaissent dans les herbes touffues ; puis ils nagent vers la lumière, et viennent jusqu’à la rive d’où je les regarde.

À ma droite sont plusieurs rangs d’arbres superbes formant la promenade appelée Vijverberg. Dans la large et belle rue voisine appelée le Plaats, on s’aperçoit, en marchant vers le centre, que la couleur du pavé diffère de celle des autres parties de la rue ; une espèce de triangle en dalles blanches indique que c’est en cet endroit que fut massacrée (le 22 septembre 1392) Adélaïde de Poelgeest, maîtresse d’Albert, comte de Hollande. C’est aussi près de là que les frères de Witt furent déchirés par le peuple, le 10 août 1672. Les tranquilles Bataves ont eu, comme tous les peuples, leurs jours de férocité. Non loin de l’endroit où il est mort est encore la petite maison qu’habitait Jean de Witt, le grand pensionnaire, et l’on est frappé de respect en voyant de quelle modeste habitation se contentait le premier citoyen d’une riche république.

La tranquillité de cette belle nuit répandait sur ces spectres sanglants comme une sérénité éternelle. C’était bien l’heure où il fallait les évoquer : car, au milieu des bruits du jour et du mouvement des passants, ils auraient encore emprunté à la vie quelque chose de son tumulte et de ses douleurs.

Le lendemain, en me rendant au Voorhout, je revois le Vivier éclairé par le soleil ; le Voorhout est une magnifique promenade ayant au centre une longue allée de grands arbres, dont les cimes se rejoignent et forment berceau. C’est là que sont situées les plus belles maisons de la ville, le ministère de la marine, la bibliothèque royale et l’ancien hôtel Hope, que Napoléon habita en 1810, durant son séjour à la Haye. À l’extrémité de l’allée de droite du Voorhout se trouve le théâtre ; la salle est petite, mais sa façade est charmante.

Tandis que je visite la ville, j’entends partout des fanfares exécutées par la musique militaire. Toute la garnison est sous les armes et en fête. On célèbre l’anniversaire de la naissance du prince d’Orange, héritier du trône des Pays-Bas, qui vient d’accomplir sa dix-septième année et qui voyage en ce moment en Portugal. Il y a gala à la cour, au palais du Bois (résidence d’été de la reine). Le roi, en brillant équipage, traverse le Voorhout et va chercher à l’hôtel de l’Europe la grande-duchesse Marie.

En l’absence de notre ambassadeur à la Haye, M. le baron d’André (alors à Ostende), M. de Farsaal, premier secrétaire d’ambassade, m’avait donné le matin une recommandation pour M. W. Holtrop, le savant bibliothécaire de la ville. La bibliothèque occupe le très-beau local de l’ancien hôtel de la préfecture. M. Holtrop est un aimable vieillard, parlant le plus pur français, et qui me reçoit avec une parfaite cordialité. Je le trouve dans son cabinet de travail, vaste pièce artistement décorée et aux fenêtres de laquelle pendent des lampadaires d’où s’échappent de belles plantes grasses. Sur la table de travail de M. Holtrop sont les principaux journaux français. Après une rapide causerie sur Paris et la littérature, M. Holtrop m’offre son bras, et nous parcourons ensemble les vastes salles de la bibliothèque ; elle contient cent mille volumes, tous élégamment reliés, et que n’attaque jamais un atome de poussière. Parmi les manuscrits, M. Holtrop me fait remarquer l’original de l’acte dit l’Union d’Utrecht, signé le 23 janvier 1569. Il me fait ensuite admirer un précieux livre d’heures (manuscrites) ayant appartenu à Catherine de Médicis et à son fils Charles IX. La couverture en maroquin avec les armes de France est close par des fermoirs d’argent. Dans l’intérieur du livre, chaque prière et chaque psaume ont en tête de jolies vignettes coloriées. Sur la dernière page du manuscrit sont écrits ces quatre vers[1] :

AU ROY, SUR SA DEVISE.


ÉPIGRAMME.

Sire, la piété est aussi la justice ;
Ce sont les deux appuys de Votre Majesté :
La justice punit des iniques le vice,
La piété de Dieu maintient l’autorité.

Quel est donc le poëte français qui osa adresser ce quatrain au roi qui décréta la Saint-Barthélemy ?

Tandis que nous parcourons la bibliothèque, un soleil de midi scintille à travers les fenêtres ; j’exprime à M. Holtrop mon regret de ne pouvoir visiter le palais du Bois par cette belle journée. La cour est en fête, et sans doute le palais me sera fermé. M. Holtrop me répond qu’il est rare que Leurs Majestés interdisent la visite de leurs palais aux voyageurs étrangers. « Je vais vous adresser, ajouta-t-il, au secrétaire de la reine. » Et aussitôt il me remet quelques mots pour M. W. de Weckherlin[2], qui habite une délicieuse maison dans le voisinage même de la bibliothèque. Je suis introduite auprès de M. de Weckherlin par une accorte servante frisonne, qui porte des plaques et des fleurs d’or sous son bonnet de dentelle. Je reçois du secrétaire de la reine l’accueil le plus aimable. On ne saurait trop louer cette politesse exquise et brève des hommes du Nord, qui ne se répand pas en protestations, mais satisfait aussitôt le désir que vous leur exprimez. Après m’avoir remis quelques mots de laisser-passer pour le commandant du palais du Bois, M. de Weckherlin m’entretint de la France, puis il me montra les tableaux de son cabinet et entre autres un portrait de la reine, grandeur demi-nature, d’un fini merveilleux. Les boucles blondes et soyeuses descendent en grappes légères de chaque côté du visage d’une beauté expressive. Mais je vais bientôt retrouver au palais du Bois un portrait en pied de Sa Majesté, d’une ressemblance encore plus frappante. En prenant congé de M. de Weckherlin, je lui offre mes poëmes couronnés par l’Académie française.

Je remonte dans la calèche découverte qui m’a conduite à travers la Haye ; bientôt je pénètre dans le bois attenant à la ville, et au milieu duquel s’élève le palais de la reine.

La voiture fuyait sous les grands arbres sombres,
Dont les rameaux unis formaient de longs arceaux,
Et le jour projetait, au travers de ces ombres,
Des arabesques d’or sur l’herbe et sur les eaux.

Les nymphéas dressaient leurs coupes de topaze
Sur les flots sinueux enlacés aux sentiers ;
Et l’abeille effleurait, de son aile de gaze,
Le calice odorant des fleurs des églantiers.

Les biches et les daims couraient sous les ramées,
Tantôt effarouchés et tantôt familiers ;
Les sarcelles rasaient de leurs pattes palmées
Les tranquilles canaux bordés de peupliers.

Dans l’épaisseur du bois, un pavillon de chasse
Se montrait tout à coup avec son toit pointu,
Et des lierres touffus s’enlaçaient avec grâce
Au gigantesque tronc d’un vieux chêne abattu.

Sous des ormes dressés, tels qu’une tente verte,
Le palais de la reine est là comme un doux nid.
À chaque visiteur cette porte est ouverte ;
C’est un seuil vénéré qu’on aime et qu’on bénit.

Je m’arrête, me souvenant que les vers sont proscrits ; et cependant la poésie seule peut rendre l’enchantement de cette résidence agreste et royale.

La voiture me dépose au pied d’un perron, sur un espace sablé sans autre clôture que les arbres et les haies vives. Je me trouve devant la façade du palais du Bois. Ce palais n’est qu’un vaste pavillon qui fut érigé par la princesse Amélie à la mémoire du prince Frédéric-Henri, son mari. La princesse se plut à orner cette résidence, où elle passa les années de son veuvage.

La plus belle pièce du palais du Bois est l’Oranje-Zaal, vaste salle octogone dont la coupole s’élève à la hauteur de vingt mètres. Au centre de cette coupole est le portrait de la fondatrice ; les pendentifs sont peints par Grobber et plusieurs artistes célèbres des écoles hollandaise et flamande. La principale peinture de cette salle est l’œuvre de Jordaens. C’est un immense tableau de vingt-quatre pieds de large sur vingt-sept de haut, représentant l’apothéose du prince Frédéric-Henri.

Cette peinture est d’une vigueur et d’un coloris admirables ; l’ensemble en est grandiose, et les groupes sont disposés avec cette aisance et cette maestria dont les peintres de génie ont seuls le secret. En face de cette toile merveilleuse, voici l’œuvre de Rubens : ce sont de gigantesques cyclopes aux postures superbes. Rubens a répandu dans cette composition hardie toute la splendeur et toute la véhémence de son pinceau. Tandis que je suis en contemplation devant ces chefs-d’œuvre de deux maîtres immortels, la reine traverse le salon, suivie de la grande-duchesse Marie de Russie, de la grande-duchesse Olga, sa sœur, et du prince de Wurtemberg, frère de la reine et mari de la princesse Olga. La reine et les princesses vont s’asseoir sur une terrasse couverte d’une tente orientale et sur laquelle s’ouvrent les portes-fenêtres de l’Oranje-Zaal ; c’est de ce côté que sont les jardins.

Je continue la visite du palais, et je passe de l’Oranje-Zaal dans un magnifique salon tendu de satin blanc brodé d’oiseaux chinois en plumes naturelles aux vives couleurs ; les rideaux des fenêtres ; bordés de franges d’or, sont, ainsi que le meuble, en étoffe pareille à la tenture. On ne saurait imaginer l’aspect étrange et charmant de ce salon, dans lequel l’ombre des grands arbres ne laisse pénétrer qu’un jour voilé. Un magnifique portrait en pied de la reine se trouve dans un plus petit salon tendu de bleu. La reine est debout, vêtue d’une robe traînante en velours noir ; le corsage décolleté de cette robe est garni de belles dentelles de Flandre rehaussées par des agrafes de perles fines. Sur la blancheur du cou et des épaules et sur le modelé admirable des bras s’enlacent plusieurs rangs de perles ; des perles forment aussi l’ornement jeune et gracieux de la magnifique chevelure blonde dont les longues boucles caressent les joues au pur contour. Les yeux bleu clair ont une suavité d’expression indicible ; tout le visage est d’une beauté parfaite. Ce portrait a été fait il y a quinze ans.

Dans d’autres appartements entourant l’Oranje-Zaal se trouve la collection de tous les portraits de famille de la maison de Nassau. Un couloir circule autour de ces appartements et les relie ensemble ; il est éclairé par de hautes fenêtres aux stores de fine toile écrue. Tout est là d’une simplicité et d’une propreté hollandaise qui ravissent les regards ; on se mire dans les parois et dans le plancher de ce couloir, ciré et frotté avec le soin méticuleux du pays.

On m’introduit dans le cabinet particulier de la reine, qui donne du côté du perron par lequel je suis arrivée. Sur la table de travail se groupent, parmi les livres allemands et français, les plus belles fleurs disposées en rosaces de cachemire dans des corbeilles de fine poterie allemande. Rien de délicieux comme cette façon d’arranger un bouquet : on dirait une combinaison de kaléidoscope. Devant le fauteuil sur lequel s’assied la reine, sont placés le Moniteur et la Revue des Deux-Mondes ; auprès est un ouvrage de tapisserie commencé. Cette pièce est ornée de meubles et de souvenirs intimes.

La visite du palais terminée, je remonte en voiture, et, repassant à travers le bois, je gagne la route de Scheveningue ; je veux voir la mer du Nord par cette radieuse journée. La campagne que je traverse en me rapprochant du rivage n’est plus couverte par les éternelles prairies de la Hollande : ce sont des espèces de landes formées par des monticules de sable où croissent des saules nains ; c’est d’un aspect désolé et morne. Je laisse à gauche le village de Scheveningue, et me fais conduire au vaste établissement de bains qui dresse sur la plage sa façade monumentale. À droite s’élève le pavillon de la reine : c’est là que la famille royale vient prendre les bains de mer. Pas un arbre, pas une plante ne pousse sur ce rivage. Je descends de voiture, je traverse la vaste cour des bains publics, et me trouve en face de l’océan du Nord, qui déroule son immensité devant moi. Je suis encore séparée des vagues montantes par une vaste étendue de sable bleuâtre, où foisonnent par milliers de jolis coquillages ; j’en remplis mes poches et mon mouchoir, tout en considérant cette grande mer à l’onde verte et grise, qui gémit à mes pieds avec de longs sanglots ; c’est un aspect tout différent de l’Océan qui borde les côtes occidentales de la France, et de la Méditerranée aux flots bleus qui m’a bercée enfant ; c’est plus triste, mais plus solennel peut-être. Pas un vaisseau ne traverse la solitude des vagues écumantes ; seulement, tout à fait vers la rive, sont quelques barques amarrées, et les petites voitures qui conduisent les baigneurs vers les flots montants.

Comme je parcours la plage, passent à côté de moi la princesse Olga et son mari le duc de Wurtemberg, qui vont prendre leur bain. Je ne suis pas tentée de me plonger dans cette mer si terne ; elle me paraît glacée ; en ce moment le ciel est uniformément d’un blanc d’opale, sans transparence ; aucun rayon de soleil ne l’égaye ; malgré la tiédeur de l’air, il me semble qu’il souffle directement vers moi du pôle nord un souffle d’hiver et de tempête. Je m’éloigne à regret de cette grande mer décolorée ; mais le jour décroît et je veux voir Scheveningue, joli village bâti à gauche de l’établissement des bains. C’est un port de pêcheurs qui, durant la saison d’été, se remplit d’une population élégante de baigneurs et de baigneuses.

Les femmes du peuple de Scheveningue portent un costume des plus étranges : le corsage de leur robe d’indienne remonte sous les aisselles comme celui des robes du premier Empire ; leurs jupes sont tendues sur le ventre, qui pousse en avant et finit par s’étendre et se dresser jusqu’à la taille raccourcie. Grâce à ce costume, dès l’âge de douze ans les petites filles ont un ventre prépondérant qui fait rebondir leur sein jusqu’au menton. On dirait que les femmes de Scheveningue mettent le même soin à développer leur ventre que les Chinoises à comprimer leurs pieds. Sur la poitrine ainsi façonnée se croise un fichu de mousseline ou de toile ; un bonnet de grosse dentelle ou bien des plaques d’argent couvrent la tête, qu’abrite encore un chapeau de paille aux ailes contournées, rappelant le chapeau des femmes auvergnates.

Les pêcheurs de Scheveningue ont un costume moins disgracieux que celui de leurs femmes : vêtus de drap brun, ils transportent leur poisson à la Haye dans des charrettes attelées de deux ou trois dogues ; au retour, le conducteur prend la place du poisson. La merveille de Scheveningue est une immense avenue bordée d’une triple allée d’arbres : quand on vient de la plage aride, cette fraîcheur et cette verdure reposent délicieusement les yeux. Je traverse en voiture ce long arceau formé par les rameaux enlacés. À gauche est la maison bâtie par le poëte Jacob Cats, qui fut grand pensionnaire de Hollande. Il aimait à venir oublier dans cette retraite les fatigues de sa charge. On a longtemps montré dans son jardin une table de pierre sur laquelle il écrivait ses vers philosophiques ; un trou creusé dans cette table lui servait d’encrier. La Haye a vu naître un autre poëte, Jean second : Janus secundus.

Je rentre dans la capitale de la Hollande par un faubourg riant où se trouve le magnifique bazar Européen ; c’est une promenade à couvert des plus attrayantes. Là sont rassemblés, sous d’élégantes galeries vitrées, les plus rares et les plus charmants objets de l’industrie française, anglaise, allemande, et de l’industrie orientale à côté des cristaux de Bohême et des biscuits de Saxe sont des tableaux sur glaces du Japon et de merveilleuses potiches de la Chine ; Alger, Constantinople, Damas et Téhéran ont là des broderies, des étoffes et des coffrets. J’achète une bagatelle, car la bourse du poëte en voyage ne peut suffire à satisfaire des fantaisies de prince, et il y a là de quoi orner des palais.

Le lendemain, je retourne à la bibliothèque remercier et saluer M. Holtrop, et je visite le cabinet des médailles (attenant à la bibliothèque). Cette collection renferme plus de quarante mille médailles et trois cents camées antiques ; parmi ces derniers, je suis frappée par l’Apothéose de Claudius, un des plus grands camées qui existent, et d’un très-beau travail. Dans les camées modernes, je remarque une tête de femme expressive et méditative aux lèvres serrées et au nez fin : c’est Élisabeth, reine d’Angleterre.

Je visite ensuite le Palais-Royal, résidence de l’ancienne cour, dont les jardins sont remarquables. C’est dans ce palais que le roi donne encore chaque samedi une audience publique à laquelle le plus pauvre de ses sujets est admis.

Le nouveau palais, en face de l’ancien, a été construit par le dernier roi de Hollande ; il est confortable et s’harmonise avec les monuments qui l’entourent. J’admire en passant la belle statue de Guillaume Ier, prince d’Orange, dit le Taciturne ; elle domine la place appelée le Plein. Cette statue équestre, en bronze, est une des œuvres les plus inspirées de M. le comte de Nieuwerkerke. Je donne le reste de ma journée à ma visite au musée, qui renferme quatre cents tableaux choisis dont un grand nombre sont de Rubens, de Van Dyck, de Rembrandt, de Teniers, de Paul Potter, de Gérard Dow, de Steen, de Wouwermans, de Rachel Ruysch, etc., etc. Je m’aventure plus que jamais au hasard dans cette foule illustre et nombreuse, bien sûre que mon admiration ne se mésalliera pas. Je suis attirée par la pâleur ascétique d’un portrait de religieux : il est signé Philippe de Champagne.

Le Baptême de l’Eunuque de la reine Candace, par Breughel de Velours, m’arrête longtemps.

Voici un petit tableau de Devigne, très-naïf et très-vivant : cinq enfants sont assis dans une cave ; l’un d’eux hume, au moyen d’un tube de paille, le vin d’un tonneau ; les autres attendent leur tour avec impatience.

Voici de Gérard Dow une pensive figure de femme, couvant du regard un bel enfant endormi dans un berceau placé devant une fenêtre ouverte.

Deux portraits de Van Dyck, le duc et la duchesse de Buckingham, sont d’une distinction et d’une fierté aristocratiques dont le grand peintre a bien rendu le caractère ; les étoffes et les joyaux des habits se détachent splendidement.

Un autre Van Dyck magnifique est une Judith tenant la tête d’Holopherne. Quelque belle juive d’Amsterdam aura posé pour cette figure-là.

Frank et Pourbus ont peint ensemble une grande toile représentant un bal à la cour d’Albert et d’Isabelle. Les figures sont de Pourbus ; tous les détails des costumes sont traités de main de maître.

Jordaens, dont nous avons admiré l’œuvre de génie au palais du Bois, a deux grandes toiles et une troisième plus petite au musée de la Haye. Une de ses grandes compositions représente Vénus suivie de bacchantes et de satyres : certes, ce n’est point là la Vénus pudique, ni même la Vénus aphrodite sortant des flots ; c’est une belle et ardente Vénus populaire, s’animant au milieu d’une fête païenne de l’antiquité. L’autre composition grandiose est le Banquet des dieux de l’Olympe ; ici encore, la vie circule ou plutôt déborde, et les dieux et les déesseş manquent de cette majesté sereine que leur donnait Phidias. La troisième composition, de moindre dimension, représente un faune et une jeune fille tenant une corbeille de fruits. Rien d’attrayant comme cette belle enfant qu’enveloppe le regard lascif du faune.

Je voudrais emporter, de Miéris, ce petit garçon placé près d’une fenêtre et lançant des bulles de savon dans l’air.

Paul Potter a là son plus célèbre tableau, que nous avons possédé au Louvre, puis rendu à la Hollande. Dans une prairie, un vacher et des vaches : c’est tout ; mais quelle vérité, quelle vigueur, quel fini ! Les bêtes flairent l’herbe, leur flanc se meut, leurs mamelles oscillent ; l’homme rêve et regarde vaguement ; il pense, il va parler. La vie tressaille dans cette toile d’un peintre mort si jeune, et à qui il a suffi de trois ou quatre tableaux pour se faire immortel.

Saluons la Leçon d’anatomie de Rembrandt ; c’est l’inimitable modèle dont doivent s’inspirer tous les peintres modernes chargés de décorer les salles d’une école de médecine.

Le chef-d’œuvre le plus renommé de Rembrandt est au musée de la Haye : c’est Siméon recevant Jésus au temple. La divinité future du Christ rayonne sur sa tête juvénile ; tout le tableau en est éclairé.

La Suzanne au bain du même maître, est d’une beauté, sous la transparence de l’eau, qui fait se pâmer les deux vieillards.

Je m’arrête devant la Cuisine grasse de Teniers, qu’on dirait inspirée par Rabelais. Quelle ripaille on fera avec tous ces mets amoncelés et qui sont encore à l’état de nature !

L’Alchimiste, du même peintre, est d’un spiritualisme exalté ; chercher l’inconnu, quel qu’il soit, est une aspiration vers l’idéal.

Le portrait de l’Arétin par Albert Durer est une tête dont on n’oublie jamais l’expression.

Deux tableaux de Murillo, la Madone avec l’enfant Jésus et un Berger espagnol, sont deux belles pages de ce maître.

De Salvator Rosa, c’est un sinistre paysage et un Sisyphe plus sinistre encore ; j’aime cette sombre allégorie de l’antiquité, figurant si bien le supplice de l’homme ici-bas : le cerveau fermente, la poitrine est haletante, les bras se tendent, tout son être se roidit pour soulever des montagnes qui retombent sur sa tête et l’écrasent. L’amour, la fortune, la gloire, sont autant de pics ardus où l’homme se brise comme Sisyphe, jusqu’à ce que la mort le couche apaisé sous la pierre du tombeau, qu’il ne soulèvera plus.

Comme contraste, voici du Titien une belle Vierge assise tenant l’enfant Jésus sur ses genoux ; une sainte agenouillée offre des fleurs à la mère et à l’enfant. Tout rayonne et tout sourit dans ce tableau ; c’est l’œuvre d’une foi aimable, que le moyen âge n’assombrit plus.

Même épanouissement dans cette heureuse composition de Léonard de Vinci : l’enfant Jésus et saint Jean s’embrassent et se caressent. Ce sont deux beaux adolescents ; le Dieu et le Prophète s’ignorent encore ; ils préludent à leur mission par une naïve amitié.

Je m’arrête, car les descriptions de tableaux participent toujours de la sécheresse d’une nomenclature.

En sortant du musée, je parcours le cabinet de curiosités chinoises et japonaises. Ce sont là autant de trophées particuliers de la gloire des Hollandais ; ils attestent leurs courses lointaines et leurs conquêtes. Les énumérer est impossible, pas même les indiquer. Je me laisse guider par l’attraction du regard. Je découvre d’abord le modèle de la tour de porcelaine de Nankin, modèle fait sur le lieu même où la tour s’élève. J’aime ces deux jolis paravents encadrés de bois de rose, et du haut desquels deux Chinoises coquettes me suivent de leurs longs yeux.

Sous la forme d’une cage à treillis à jour, en bois et en bambous, voici le modèle de la factorerie hollandaise à Canton.

Dix-neuf tableaux peints sur glace font passer devant mes yeux des scènes de la vie chinoise : voici la manière de semer le riz et celle de cueillir le thé ; puis ce sont des vues de Canton, de Wampoo et de Macao ; c’est ensuite le camp où l’empereur passe la revue de ses troupes.

Je regarde attentivement une collection que tous nos médecins d’Europe devraient aller étudier : ce sont cinq cents petites boîtes de plomb renfermant autant de simples très-rares que les Chinois emploient dans l’art de guérir.

Le Salon du Dairo, empereur ecclésiastique du Japon, captive par sa pompe. Là sont les bizarres figures de l’empereur et de l’impératrice, des gardes du corps, des musiciens, des généraux en appareil de guerre, des prêtres en habits sacerdotaux ; deux vases à encens sont suspendus à des cordes de soie. Cet ensemble est enchâssé dans une armoire de Mahoni ; au-dessus sont les armoiries de l’empereur de Chine, dans un cadre à glace.

Voici un palanquin de mandarin de première classe, tout doré à l’intérieur.

Dans une cassette est l’attirail complet d’une chasse impériale au faucon.

Je ne puis me détacher de certains plans de villes, et des cartes qui déroulent devant moi des terres si lointaines et si peu connues. C’est le plan de Jedo, capitale de l’empereur temporel du Japon, puis celui de Miako, résidence de l’empereur spirituel ; c’est ensuite une carte de tout l’empire, dessinée par des Japonais.

J’abandonne ces vestiges d’une si étrange civilisation, et je traverse rapidement la salle consacrée aux reliques historiques des hommes célèbres ; je touche, en passant, la houppe du lit de Pierre le Grand, de son pauvre lit de charpentier à Saardam !

La soirée promet d’être magnifique : je dis adieu à la Haye, après en avoir parcouru de nouveau en voiture les plus riants quartiers ; je me fais conduire au chemin de fer qui mène à Leyde. Étendue dans le large fauteuil d’un wagon, je repose agréablement mes yeux sur l’éternelle verdure de la campagne hollandaise. Bientôt Leyde m’apparaît au son d’une musique militaire et des chants de fête qui s’élèvent dans ses jolis faubourgs. Des festons de lanternes chinoises reflètent leurs feux de mille couleurs dans le Rhin. On danse en plein air, et quelques pétards, joyeux précurseurs d’un feu d’artifice, se font entendre. Leyde fête aussi l’anniversaire de la naissance du prince d’Orange. J’aime cette entrée joyeuse dans cette ville d’université, où les étudiants sont tapageurs et toutes les jeunes filles un peu coquettes.

  1. M. Holtrop a bien voulu les copier pour moi.
  2. Le même qui vient d’accompagner en France la reine des Pays-Bas.