Promenade philosophique au cimetière du père la Chaise/Édition 1824

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À MADAME TH….


Ne vous effrayez point, madame, du titre de cet ouvrage. Je ne date pas encore mes lettres de l’Élysée ou du Tartare ; et je n’ai fait cette promenade ni dans un corbillard ni dans un de ces fiacres lugubres qui lui servent de cortège : c’est à pied, c’est en philosophe, que, par un beau soleil de mai, je me suis acheminé vers l’illustre rendez-vous de tous les morts de bonne compagnie. Je cherchois à dissiper les sombres vapeurs d’une mélancolie profonde. J’étois dans un de ces moments, assez familiers aux poëtes,


Où, le front obscurci, la paupière affaissée,
L’œil presque humide et languissant,

Entre la vie et le néant,
L’homme laisse au hasard égarer sa pensée ;
Et, le cœur absorbé par de vagues désirs,
De ses émotions ne gardant point l’empreinte,
Vers un but incertain poussant de vains soupirs,
Repasse en son esprit, sans espoir et sans crainte,
Ses projets et ses souvenirs.


Cette situation n’a rien de pénible, rien qui provoque l’impatience. Ce n’est pas tout-à-fait la douleur, c’est quelquefois l’instant où l’on a cessé de l’éprouver. Les plaisirs bruyants, les entretiens du grand monde, l’éclat et le tumulte des fêtes, sont alors des remèdes impuissants, des distractions inutiles : tout nous entraîne vers la solitude et la méditation ; et c’est presque malgré moi que le hasard m’a conduit dans ce séjour de paix et de tristesse. Hélas ! ce fut jadis un lieu de plaisir ; et cette demeure d’un riche épicier de la capitale étoit déjà célèbre sous le nom de la Folie-Regnaud, avant que les jésuites en eussent fait le centre de leurs complots et le foyer de leurs intrigues. Vous savez, madame, que le P. La Chaise, dont le nom est resté à ce domaine, étoit l’un des quatre enfants de Loyola qui, s’emparant de la vieillesse de Louis XIV, firent disparoître Louis-le-Grand de la scène du monde ; et ce n’est pas la moindre des calamités publiques que l’histoire et la philosophie ont reprochées à la confession. Je ne viens point blâmer une coutume qui fait le bonheur de ma mère ; et si l’antiquité des usages doit ajouter au respect que leur porte notre foiblesse, ou notre raison peut-être, je n’en connois pas un qui soit plus digne de la vénération des hommes. Transporté de l’Égypte dans la Palestine et dans la Grèce, il est devenu, comme tant d’autres, l’héritage des chrétiens, qui en ont fait une des conditions de leur salut. Mais les Clément, les Barrière, les Châtel, les Ravaillac se sont élancés, un poignard à la main, du tribunal de la pénitence ; mais des milliers de familles ont été déshéritées par les terreurs superstitieuses qu’exploitoient au lit des mourants les hommes chargés par le Ciel de leur en aplanir la route et d’adoucir l’amertume des agonies ; mais, à l’exception du phénomène que Louis XIV nous présente, un confesseur en titre et un grand roi sembleront toujours une contradiction politique ; et la postérité ne verra jamais du même œil le jeune prince qui, dégagé des lisières de Mazarin, annonça un grand règne par un grand mot, et le vieillard qui soumit sa conscience et sa couronne aux pernicieux conseils d’un jésuite et d’une dévote.


Ce n’étoit plus ce roi, dont la seule présence
Annonçoit la grandeur, la gloire et la puissance ;
Cet Auguste nouveau, dont les nobles regards
Animoient les talents, enflammoient le génie ;
Par qui la France rajeunie
Voyoit dans ses climats renaître tous les arts
Dont s’honoroient la Grèce et l’Italie ;
Qui, de nos Phidias dirigeant les travaux,
Paroit de monuments les rives de la Seine ;
Élevoit des cités, ouvroit des arsenaux ;
Et, sous les rochers de Pyrène,
Contraignoit les deux mers à réunir leurs eaux.
Ce n’étoit plus ce roi qui, des murs de Versailles,
Dictoit des lois à l’univers ;
Qui fixoit d’un regard le destin des batailles ;
Et, de ses ennemis renversant les murailles,
Leur portoit la mort ou les fers :
C’étoit de Maintenon l’époux triste et servile.
Qui, ne voyant plus par ses yeux,

Livroit l’état aux mains d’un ministre inhabile,
Servoit les passions d’un moine ambitieux,
Et, du fanatisme odieux
Instrument aveugle et docile,
Par le fer des dragons propageant l’Évangile.
Opprimoit ses sujets pour mériter les cieux.


Il faut cependant que je rende justice au P. La Chaise : quoiqu’il ait été le principal agent du mariage de la veuve Scarron, nous ne devons pas oublier qu’au milieu des querelles ridicules qui troubloient la cour et la ville, il joua le rôle d’un conciliateur éclairé, et que, s’il n’eut point assez de crédit pour sauver à Bossuet le déshonneur de sa victoire, il eut le courage de soutenir Fénélon, et de le louer devant le roi qui venoit de le proscrire. Il mourut enfin sans être haï, ce qui est beaucoup pour un despote ; et le féroce Letellier, qui lui succéda auprès de Louis XIV, se chargea bientôt de le faire regretter.

Je ne vous dirai point, madame, dans quelles mains est passé ce domaine, depuis l’heureux bannissement des jésuites jusqu’au jour où un décret lui assigna sa nouvelle et dernière destination. Une allée de tilleuls et quelques bosquets épars sont tout ce qui reste de ces jardins délicieux,


Où des chars élégants, de brillants équipages,
Loin du fracas de la cité,
De la cour et de ses orages,
Sur les pas du plaisir amenoient la beauté,
L’opulence et l’oisiveté.
Sur ce riant coteau, dans ces joyeux bocages,
Naguère avec l’amour régnoit la volupté :
Aujourd’hui la mort y domine ;
L’œil attristé du promeneur
Ne trouve plus sur la colline
Que des monuments de douleur ;
Et chaque pas y réveille en son cœur
Le sentiment de sa ruine.


Le cœur se resserre en entrant dans cette religieuse enceinte. Un large taillis d’arbrisseaux divers, d’où s’élancent par intervalles quelques arbres d’une nature plus vigoureuse, s’étend depuis la base jusqu’au sommet de ce coteau ; et cet amphithéâtre est parsemé d’un millier de tombes, dont les marbres inégaux contrastent péniblement avec la verdure qui les environne. Ce spectacle pénètre l’ame d’une tristesse involontaire, d’un sentiment douloureux dont on a peine à se défendre ; mais lorsqu’on approche de ces derniers asiles de l’homme, il s’y mêle je ne sais quelle douce émotion, en respirant le parfum de mille fleurs, que la piété des familles se plaît à cultiver sur la tombe de ceux qu’elles regrettent.


J’aime à voir ce pieux hommage,
Ces tributs d’amour et de deuil,
Que la douleur rend au cercueil :
C’est une vertu de notre âge.
J’aime le culte des tombeaux,
Ces fleurs, ces jeunes arbrisseaux,
Qui les parent de leur feuillage ;
Ces gazons où viennent s’asseoir
La fille et la mère éplorées,
Que d’un père ou d’un fils la mort a séparées.
L’illusion souvent calme leur désespoir ;
Leur ame du passé se repaît en silence ;
L’objet de leurs regrets vit dans leur souvenir ;
Un rêve leur rend sa présence ;
Cette vie à leurs yeux n’est plus sans avenir,
Et l’avenir sans espérance.


Ce touchant spectacle se renouvelle presque à chaque pas ; et j’aurois pris souvent ces êtres immobiles pour des statues posées sur des sépulcres, si un profond soupir, ou des sanglots mal étouffés, n’étoient venus m’avertir de leur existence. Je m’éloignois alors sans bruit, de peur de troubler leur entretien mystérieux avec la tombe.

J’avois pris en entrant le chemin qui s’étoit offert à ma droite. Les chars funèbres avoient laissé leur double empreinte sur cette route, que des arbres jeunes encore ombrageoient de leurs cimes verdoyantes. Les noms gravés sur les premières pierres ne rappeloient rien à ma mémoire ; ils n’obtinrent de moi qu’un regard passager.


Je sais bien que la mort nivelle tous les rangs ;
Que du jour où Caron, dans sa fatale barque,
Nous sépare à jamais du séjour des vivants,
Le pauvre et l’opulent, le pâtre et le monarque,
Aux yeux de l’Éternel ne sont point différents.


Mais je lui laisse le soin d’apprécier toutes ces vertus domestiques, dont je trouve ici les modèles ; et je me ferois un scrupule de donner un démenti sacrilège à toutes ces épitaphes qui me l’attestent. Je ne vous entretiendrai, madame, que de ces êtres dont la vie a été utile à leur patrie, et qui ont laissé des traces de leur passage dans la mémoire de leurs concitoyens. Je vous parlerai beaucoup plus de leurs actions que des titres d’honneur dont les avoit décorés la fortune. Que vous importerait de savoir que ce corps inanimé, dont les vers font aujourd’hui leur pâture, fut de son vivant paré de cordons et de broderies ? Que me font ses titres de marquis, de duc, ou de prince, s’il n’a jamais été que cela ?


La mort finit le cours de ses prospérités.
Ses trésors et ses dignités
Sont d’un autre mortel devenus l’héritage.
Dépouillé de son rang, il n’a plus de flatteur ?
Qui se courbent sur son passage ;
On passe sur sa tombe, et l’on va rendre hommage
À l’héritier de ses grandeurs.


Mais ce qui reste d’un bon roi, d’un grand ministre, d’un habile capitaine, d’un écrivain et d’un artiste célèbres, rend leur mémoire aussi précieuse que leur vie. Ce sont les nations qui en recueillent l’héritage ; et je serai l’interprète de la mienne en payant un tribut de recoissance et d’amour à ce que la terre renferme ici d’hommes illustres.

Les noms de Célérier et de Sonnerat s’offrent les premiers sous mes yeux ; leurs tombes s’élèvent à quelques pas l’une de l’autre. Le premier fut un architecte distingué, le second un voyageur utile. Nous n’avions que des notions incertaines sur la mythologie des Indous avant que Sonnerat eût étudie les mœurs et la religion de ces peuples, qui ont fourni dieux à presque toutes les nations de l’univers, et qui, restés fidèles aux leurs, attendent, avec une religieuse patience, la dixième incarnation du fondateur de leur culte. La restauration d’un théâtre de boulevart ne sauroit assurer à Célérier une longue renommée : mais les hommes pour qui la révolution tout entière n’est pas un crime se rappellent avec plaisir qu’il fut le décorateur du champ de Mars au jour de la première fédération, l’ordonnateur de cette fête de famille, où les députés de nos provinces vinrent se jurer alliance sur l’autel de la patrie, en présence du roi qui l’avoit relevé, et sous les auspices d’un dieu de paix et de concorde.


Sublime accord, solennelle alliance,
Quel dieu jaloux vous a rompus ?
Tous les cœurs des François s’ouvroient à l’espérance ;
Pourquoi leurs vœux ont-ils été déçus ?
Qui souffla la discorde au sein de ma patrie ?
Devois-tu si long-temps, reine des nations,
Flotter, au gré des passions,
Du despotisme à l’anarchie ?
Qui saura mettre un terme à nos dissensions ?
Quelle main ferme, ou quel génie,
Triomphant par les lois de tant d’opinions,
Avec la liberté liant la monarchie,
Nous fera voir encor la France réunie
Sur les débris des factions ?


Le despotisme uni à la gloire nous a fait jouir une fois de ce spectacle ; mais c’est calomnier la liberté que de la croire incapable de le reproduire. Toute la science du gouvernement se réduit désormais à ces deux principes : perpétuer les bienfaits de la résolution, et rejeter dans l’oubli ses erreurs et ses crimes. Que nous serviroit de nous appesantir sur des maux qu’il n’est plus en notre pouvoir de réparer ? Qui n’a point souffert des atteintes de ce volcan politique, dont les éruptions diverses ont déplacé tant de fois les hommes et les choses ? Le sol même de la France en a été bouleversé ; et rien ne l’atteste mieux que ce débris des monastères, ce monument d’amour et de piété, qui vient en ce moment de frapper mes regards.

Pourquoi les cendres d’Abailard et d’Héloïse sont-elles là ? Quelle destinée que celle de cet amant, dont Pope et Colardeau ont immortalisé les infortunes ! Tourmenté par une passion violente, lâchement mutilé par la cruauté d’un prêtre barbare, persécuté par le fanatisme de saint Bernard, emprisonné, trahi par des moines perfides, condamné par un concile pour une de ces questions ridicules qui agitoient alors le monde chrétien, Abailard avoit au moins le droit d’espérer la paix des tombeaux ; et sa cendre est errante comme sa vie. Le vénérable abbé de Cluny la dérobe pendant la nuit au monastère de Saint-Marcel pour la rendre aux vœux de la tendre Héloïse, qui lui dresse une tombe dans une chapelle du Paraclet. Le même cercueil rejoint bientôt les deux amants. Ils y reposent l’espace de trois siècles, au bout desquels on les sépare pour calmer les scrupules d’une abbesse scandalisée ; et leurs sépulcres sont élevés aux deux côtés du sanctuaire. Cent trente ans après, on les réunit encore ; mais avant que deux autres siècles aient passé sur leurs ossements, le Paraclet, le séjour d’Héloïse, le dernier asile de ces immortels amants, est enveloppé dans la ruine de tous les cloîtres. L’église de Nogent-sur-Seine les recueille ; mais bientôt Paris les réclame. Un refuge digne d’eux est disposé pour les recevoir. Un homme laborieux, un citoyen zélé veut arracher à la destruction cette foule de monuments épars que la faux révolutionnaire a mutilés, ces tombeaux, ces statues, qui sont demeurés sans asile sur les débris des temples qui les renfermoient. Le patriotisme religieux d’Alexandre Le Noir les réunit dans un vieux cloître de la capitale. Il les classe avec ordre ; il orne avec goût l’enceinte qui les rassemble. Cet établissement reçoit le titre honorable de Musée des monuments françois. Les restes d’Abailard et d’Héloïse y prennent leur place. L’étranger visite avec respect ce nouveau musée. Il en admire les détails et l’ensemble ; il suit avec intérêt les progrès de la sculpture et de l’architecture françoises dans ce vaste dépôt, où sont rangés par ordre les quatorze siècles de la monarchie. Ce dépôt subsiste vingt ans, et disparoît au moment où son fondateur avoit droit de compter sur son immortelle durée. Il voit disperser en un jour ce qu’il avoit eu tant de peine à rassembler.


J’ai vu couler ses pleurs ; et son cœur attristé
Avoit droit de pleurer ce crime de l’envie.
À ce temple des arts il consacroit sa vie ;
Nos vainqueurs l’avoient respecté :
Sa mémoire à jamais y devoit être unie ;
De cet espoir on l’a déshérité.
J’ai vu pour ces débris sa pieuse tendresse :
Il prodiguoit encor ses soins religieux
À ces monuments précieux
Qu’on déroboit à sa vieillesse ;
Sur le char ravisseur il les suivoit des yeux,
Ainsi qu’un père, accablé de tristesse,
Suit le cercueil d’un fils que rappellent les Dieux.


On ne pouvoit rendre au Paraclet les tombeaux unis d’Abailard et d’Héloïse ; ils furent transportés dans ce cimetière avec la chapelle sépulcrale, dont l’ingénieuse architecture rappelle les temps où vécurent ces amants illustres. Je leur devois un adieu poétique ; et je leur dis, en jetant un dernier regard sur ce monument :


Adieu, modèles de constance,
Tendres victimes de l’amour :
Vos plaisirs n’ont duré qu’un jour ;
Vous l’avez expié par trente ans de souffrance.
Dormez en paix dans ce séjour :
Vous y recueillerez l’hommage de la France.
Le monde entier vous a donné des pleurs ;
De vos amours la gloire est immortelle ;
Et tant qu’on aimera, l’amant tendre et fidèle
Sur vos tombeaux unis viendra jeter des fleurs.


En parcourant des yeux les alentours de cette chapelle, je m’aperçus que je laissois derrière moi un enclos destiné à des sépultures particulières. Un ministre de la religion de Moïse étoit appuyé sur une de ces tombes : et je n’aurois jamais osé le distraire de ses méditations pieuses, s’il n’eût arrêté sur moi ses tristes regards. J’implorai la faveur de pénétrer dans cette enceinte ; et il vint lui-même m’en ouvrir la porte. « Ici reposent, me dit-il, les cendres des enfants d’Israël ; et j’y bénis le dieu d’Abraham de ce triomphe de la tolérance. Ces malheureux que toutes les nations chrétiennes se sont acharnées à persécuter pendant dix-huit siècles, que, par un oubli sacrilège des paroles du Christ, des moines barbares osoient offrir en holocauste à celui qui nous avoit pardonné, ces malheureux ne sont plus rejetés de la société des vivants et des morts ; ils ne sont plus resserrés par un préjugé terrible entre l’infamie et la misère, entre la rigueur des lois, qui les repoussoient des professions honorables, et l’injustice de l’opinion, qui leur reprochoit la bassesse de leur industrie. La table où ces lois avoient été gravées par le fanatisme a été brisée par la philosophie. Nous ne sommes plus errants dans cette vallée de larmes ; nous avons une patrie et des tombeaux. La France a donné cet exemple au monde ; et les Israélites, qu’elle a reçus au rang de ses citoyens, lui ont prouvé, par leurs services, qu’ils n’étoient pas indignes de cet honneur. » — « Oui, me suis-je écrié en pressant la main du successeur d’Aaron et de Samuel ; oui, vous avez brillé dans nos camps, dans nos tribunaux, dans nos assemblées ; et vos services honorables ont justifié la philanthropie de nos lois. A l’exception d’un petit nombre d’insensés dont la raison fera justice, tous les cœurs sont pénétrés aujourd’hui de cette bienveillance mutuelle que se doivent les enfants d’un même père. La philosophie est devenue la conciliatrice, le lien commun de toutes les religions.


« Ne craignez plus ces fêtes sanguinaires,
Témoignages affreux de la foi des Ibères ;
Ces bûchers solennels où des bourreaux sacrés
Immoloient vos sœurs et vos frères :
Leurs mystères sanglants ne sont plus célébrés ;
De leur noir tribunal on a détruit l’enceinte ;
Au mépris des humains leurs arrêts sont livrés,
La flamme des bûchers est pour jamais éteinte,
Et les inquisiteurs sont par-tout abhorrés.
Le monde entier suivra l’exemple de la France
A la voix de la tolérance
Tombent les préjugés des peuples et des rois,

Et, pour arrêter sa puissance,
Le fanatisme à peine ose élever la voix.
Respectez cet accord inspiré par Dieu même,
Vous, qui sous tant de noms desservez ses autels !
Respectez la foi des mortels,
Et pour le crime seul réservez l’anathème ! »


Le prêtre des juifs n’osa répondre à ce vœu de ma philanthropie, et je fus moins surpris qu’affligé de son silence. Le ministre d’une autre religion auroit fait pis que de se taire. Je me hâtai de lui demander si quelques cendres illustres dormoient dans cet espace, et s’il m’étoit permis de leur apporter mon hommage. « Il en est deux que nous honorons plus que les autres, me répondit-il. Cette pyramide de pierre renferme les ossements du grand rahbin David Sintzheim. Ses vertus nous rendent sa mémoire précieuse, et son passage sur la terre est consacré dans les fastes de l’empire. C’est lui qui vint présider à Paris le grand sanhédrin des juifs. Depuis que Titus avoit réduit Jérusalem en cendres, les prêtres d’Israël, dispersés comme leurs frères, avoient cessé de se réunir. Le vainqueur d’Iéna dicta l’ordre de notre convocation, des champs de bataille qui venoient d’être témoins de sa victoire. Les rabbins et les premiers du peuple accoururent à sa voix de toutes les parties de l’Europe ; et le sanhédrin, que Titus avoit détruit en l’exilant à Japhné, se rassembla, dix-sept siècles après, dans la capitale de la France.

« A droite du chef vénérable de ce concile, sous cette tombe de marbre, repose une femme qui n’a brillé ni par son savoir ni par sa puissance, mais qui n’en est pas moins digne de nos regrets et de nos éloges. Madame Fould étoit née pauvre ; mais Dieu, qui connoissoit son cœur, fit prospérer toutes les entreprises de son époux, et le commerce lui procura une grande fortune. Elle se ressouvint alors des chagrins et des privations que sa jeunesse avoit éprouvés, et s’appitoya sur le sort de ceux qui en éprouvoient encore. Sa vie entière fut consacrée au soulagement de l’infortune. Sa charité ne repoussoit personne. Elle ne demandoit point à l’indigent quel étoit le dieu qu’il adoroit ; catholique, juif, luthérien ou calviniste, il suffisoit d’être malheureux pour avoir part à ses aumônes. Des orphelins, des veuves, des familles entières, lui doivent leur existence. Sa mort fut une calamité pour les pauvres. Ils suivirent, au nombre de quinze cents, le cercueil de leur bienfaitrice. Cet enclos et ses environs en étoient couverts. Un ami s’étoit chargé de rendre sur sa tombe un hommage public à ses vertus ; sa voix fut étouffée par la douleur ; et les pleurs et les sanglots de ce cortège d’infortunés fut la seule oraison funèbre de cette femme respectable. » — Il n’en fut jamais de plus éloquente ni de plus sincère, repris-je en m’inclinant devant cette tombe. Qu’auroit pu dire de mieux Bossuet lui-même ? Quelles louanges plus dignes auroit-on données à cette vie de paix et de charité ?


Quelle leçon pour l’avare opulence,
Pour ces riches plongés au sein des voluptés,
Dont l’égoïsme altier refuse à l’indigence
Le superflu de leurs félicités ;
Pour ces Verrès qu’endurcit l’injustice
Aux plaintes de la veuve, aux cris des orphelins.
Et qui vont sans pudeur, sur les autels du vice.
Porter le fruit de leurs larcins !

Que n’étoient-ils témoins de ces pleurs honorables,
Ces puissants orgueilleux, ces grands insatiables,
Qui, du trésor public ardents déprédateurs,
Couvrent de soie et d’or leurs palais et leurs tables,
Et prodiguent à leurs flatteurs
La substance des misérables !
Quelle honte sur-tout pour ces vils parvenus
Qui, de leur origine oubliant la bassesse,
Et les haillons dont ils furent vêtus,
Repoussent de leurs bras l’ami de leur jeunesse,
Et de leurs froids dédains accablant sa détresse,
Insultent aux malheurs qu’ils ne connoissent plus !
Puisse un jour la fortune, en sa juste colère,
Les replonger dans la misère,
Et de leur lâche orgueil venger l’humanité !
Mais que la terre soit légère
A cet ange de charité !
Que dans les cieux et sur la terre
Sa modeste vertu reçoive le salaire
Que ses bienfaits ont mérité !


Je sortis à ces mots de l’enceinte que s’étoient réservée les Israélites ; et, laissant à ma droite l’avenue qui m’a voit conduit au tombeau d’Abailard, je me dirigeai par un autre chemin vers la colline, où mille sépulcres entassés sembloient promettre une ample matière à mes méditations. À quelques toises du premier carrefour, à gauche de ma route, et ; sous un berceau de feuillage, le nom de Malus fut le premier qui arrêta mes pas. Je ne vous parlerai, madame, ni des essais poétiques de son adolescence, ni des exploits militaires de sa jeunesse ; il partagea, comme tant d’autres, les périls des armées de Sambre-et-Meuse et d’Égypte : mais ce ne fut ni sur les traces de Corneille ni sur les pas des héros que Malus trouva la gloire. Newton fut son guide vers l’immortalité. On auroit oublié depuis longtemps cette noble ardeur avec laquelle il se précipitoit au milieu des combats, et ce courage plus calme qui lui fit braver la peste et dérober sa vie à ce fléau terrible ; mais ses importantes découvertes sur la lumière sont inscrites pour jamais au temple de mémoire.

Il y a près de trente siècles, madame, que les hommes cherchent à définir et analyser cette matière impalpable qui nous éclaire et nous échauffe. Platon y avoit bien reconnu une flamme légère, un fluide délié qui jaillissent des corps lumineux, et s’échappoit rapidement en ligne droite, jusqu’à ce que la rencontre d’une surface unie le forçât à se relever en angles égaux ; et Platon nous conduisoit droit à la vérité. Mais on voulut connoître la nature de ce fluide, et dès-lors commencèrent les aberrations de notre foible intelligence. Les disciples d’Aristote en firent un mélange de froid et de chaud, de sec et d’humide ; et le monde entier adopta la définition des péripatéticiens sans y rien comprendre. La philosophie n’osa douter que vingt siècles après de tous ces rêves de l’antiquité ; mais la difficulté de concilier la Genèse avec la physique rejeta les philosophes dans L’erreur. Dieu, selon l’Écriture, avoit créé la lumière trois jours avant le soleil, et la philosophie du dix-septième siècle n’eut point le courage de contredire l’Écriture. Descartes lui-même fut abandonné cette fois par son scepticisme qu’il avoit considéré comme le fondement de la sagesse. Il fit sortir des mains du créateur trois cubes lumineux qui se brisèrent en tournant, et se divisèrent en une infinité de globules qui répandirent la lumière dans l’espace. Le P. Malebranche, qui par état devoit partir du même principe que Descartes, se permit seulement de substituer à ses globules des tourbillons de matière subtile ; et s’il n’avoit jamais fait nuit, les globules de l’un et les tourbillons de l’autre auraient pu faire fortune comme tant d’autres systèmes qui n’avoient pas de base plus solide.


Mais on crut voir enfin, en ouvrant la paupière,
Qu’en dépit d’Aristote et des théologiens,
Le soleil dans sa fuite emportoit la lumière ;
Et les châteaux de nos cartésiens
Du haut des airs tombèrent en poussière.
La foi se révolta contre l’impiété :
C’étoit un sacrilège, un blasphème peut-être !
Mais par malheur c’étoit la vérité ;
Il fallut bien la reconnoître.


Le temps étoit venu où la raison humaine ne devoit plus se contenter d’hypothèses et de conjectures, où rien ne seroit admis comme vrai que sur une masse d’observations et de calculs incontestables. Cette révolution dans les sciences fut l’ouvrage de Newton. Il remonta à la véritable source de la lumière ; il en examina les phénomènes ; il en disséqua les rayons en les brisant dans le prisme ; et, ne croyant pas qu’il fût important d’en rechercher la nature, il abandonna cette recherche pour n’en étudier que les effets. Le danois Roëmer en calculoit en même temps la vitesse. A l’aide des satellites de Jupiter, il découvrit qu’elle nous arrivoit du soleil en sept à huit minutes ; et cette découverte, confirmée plus tard par les observations de Bradley, établit l’identité de la lumière et du feu. Huygens persista seul à vouloir en deviner la nature, et il se rejeta dans les hypothèses. Il fit du fluide de Platon, de la matière subtile de Mallebranche, une matière éthérée, qui, répandue dans l’espace entre les corps lumineux et nous, arrivoit à nos yeux par la pression. Euler adopta et développa ce système ; et l’autorité de ces grands noms partagea les physiciens en deux sectes distinctes, celles de l’émission et de la vibration, ou plutôt de la lumière jaillissante et de la lumière flottante. Le double phénomène de la réflexion et de la réfraction lut sérieusement observé par les uns et les autres. On reconnut d’abord que Descartes avait posé la loi de la réfraction simple ; et Huygens découvrit celle de la double réfraction. Mais Newton parut douter de ses observations et de ses calculs ; et les physiciens restèrent un siècle entier dans l’incertitude, jusqu’au moment où Malus vint lancer son génie dans ce vaste champ de découvertes. Le génie étoit à peu près tout ce que lui avoient laissé les fatigues de la guerre et les ravages de la peste. Son corps étoit brisé, ses organes affaiblis. Il sentit que la vie alloit lui échapper, et il se hâta de faire sa gloire. Il reprit ses travaux sur l’optique ; et le mémoire qu’il publia sur cette matière, où il suivoit dans tous ses détours la marche des rayons lumineux, réveilla l’attention du monde savant. L’Institut de France se rappela les découvertes d’Huygens ; et, peu satisfait des démonstrations de l’astronome hollandois, il provoqua de nouveau les physiciens à la recherche des lois de la double réfraction. Malus se sentit appelé à résoudre le problème ; d’innombrables observations le conduisirent à la vérité, et le prix lui fut adjugé par l’Académie. Mais son génie avoit fait plus qu’on ne lui avoit demandé. Cette double réfraction, dont il cherchoit les lois, lui apparut sous une forme nouvelle. Le mouvement du prisme lui fit rencontrer des propriétés inconnues ; et cette découverte, qui donnoit une nouvelle direction aux idées, et qu’il nomma polarisation de la lumière, fut aux yeux des savants d’une telle importance que le bruit en retentit aux extrémités de l’Europe. L’Institut se hâta de lui ouvrir ses portes ; une médaille d’or lui fut décernée, comme à Newton, par la société royale de Londres ; et Napoléon le désigna pour la direction des études de l’école célèbre où Malus s’étoit distingué dans sa jeunesse. La secte d’Huygens et d’Euler crut trouver dans ces observations nouvelles une confirmation de sa lumière flottante ; et cette question hypothétique, qui n’a rien de commun avec la science, n’eût peut-être excité que les dédains de Malus ; mais le malheureux ne fut pas même témoin de la querelle qu’il avoit réveillée,


Il ne jouit point des honneurs
Qu’on décernoit à son génie :
La mort vint l’arracher à ses admirateurs,
A l’Europe savante, et peut-être à l’envie.

Ainsi mourut jadis le barde harmonieux
Qui de Jérusalem chanta la délivrance :
Ceint du rameau sacré qui l’égaloit aux dieux,
Vaincu par sa longue souffrance,
Il vit le Capitole, et referma les yeux ;
Mais il mourut du moins dans les bras de la gloire.
Et, comme lui, léguant à la postérité
Et ses travaux et sa mémoire,
Malus prit son essor vers l’immortalité.


Cette confiance, cet espoir flatteur, adoucirent l’amertume de ses derniers moments. La douleur et l’amour d’une femme adorée lui faisoit sentir plus que jamais le prix et le charme de l’existence qu’il alloit perdre. Il connut toute l’horreur du sacrifice que lui imposoit la nature. Mais l’infortunée Wilhelmine ne tarda pas du moins à le rejoindre. Elle ne put survivre à la perte de son époux. Le chagrin consuma les jours de cette veuve désolée. Plus tendre qu’Artémise, elle ne chercha point comme elle les consolations d’un nouvel hymen, après avoir rempli le monde de ses lamentations. Elle revola vers celui qu’elle n’avoit cessé de pleurer ; et la sœur de cette infortunée, en les réunissant dans le même sépulcre, a rappelé sur la pierre funéraire le génie de l’un et la vertu de l’autre.

Les tombes voisines reportèrent à ma pensée une grande variété de souvenirs. Là se confondoient d’anciennes et de nouvelles illustrations ; des hommes de tous les partis, de tous les rangs, et de tous les états ; de grands seigneurs froissés ou ruinés par nos dissensions politiques, des guerriers qui avoient combattu sous les drapeaux de l’étranger, dans ces débats funestes où s’étoient divisés les intérêts du trône et de la patrie ; d’autres, qui, dans ces mêmes guerres, avoient suivi les glorieux étendards de la liberté, ou que la révolution avoit revêtus de ses magistratures nouvelles. Aucun de ces hommes n’avoit assez brillé sur la scène du monde pour attirer les regards de l’histoire, pour justifier mes excursions dans le domaine des choses passées ; mais en rapprochant les souvenirs qu’ils me rappeloient de ceux qui avoient déjà provoqué mon imagination, je pressentis que ce passé, si diversement jugé par les passions humaines, alloit se reproduire tout entier sous mes yeux. Je vis que toute la révolution alloit repasser devant moi,


Avec ses bienfaits et ses crimes,
Ses triomphes et ses malheurs,
Et ses héros et ses victimes,
Et ses beautés et ses horreurs ;
Tantôt ivre de sang, et de sang altérée,
Agitant dans ses mains la torche et les poignards ;
Tantôt belle de gloire, et d’honneurs entourée,
De Memphis à Moscou portant ses étendards ;
Sur les arts, les autels, étendant sa furie ;
Brisant tous les liens, violant tous les droits,
Et bientôt ranimant les arts et l’industrie,
Honorant les vertus, les talents, le génie,
Et cherchant le repos sous le régne des lois ;
Contre le monde entier soutenant ses franchises ;
Aux ordres d’un soldat soumettant sa fierté ;
Imposant tour-à-tour aux nations soumises
L’esclavage ou la liberté ;
Se jouant des états, des princes, et des trônes ;
Renversant, relevant, décernant les couronnes ;
Humiliant les rois jusque dans ses faveurs,
Et les prenant, au gré de ses caprices,
Pour ses victimes, ses complices,
Pour ses vassaux et ses flatteurs.

Ce fantôme bizarre et terrible me fit presque reculer d’effroi, J’étais alors dans une avenue de tilleuls qui mène au vaste plateau du cimetière, et, je ne savois si je devois monter ou redescendre. Mais je scrutai ma conscience, et me sentis le courage d’être juste. Je reconnus en moi un grand amour pour la patrie et pour la liberté, mais une horreur invincible pour les révolutions, et un profond respect pour les lois établies. Convaincu par l’expérience de la nécessité des trônes pour le bonheur des peuples et le repos des états, n’ayant aucun motif de regretter la famille qu’avoit renversée la fortune, je ne trouvai dans mes sentiments et dans mes intérêts que des motifs d’affection pour celle qu’elle avoit relevée. Instruit par l’histoire de toutes les nations, et sur-tout par la nôtre, que les changements de dynastie étoient des calamités pour les empires ; que ce n’étoit jamais qu’à travers des fleuves de sang qu’arrivoient et disparoissoient les races royales, je ne sentis en moi que le désir de conserver celle qu’on nous avoit rendue. Je pourrai me tromper, me dis-je, dans les moyens de consolider sa puissance, dans les jugements que je porterai sur les hommes et les choses dont je rencontrerai le souvenir ; mais on ne pourra jamais incriminer mes intentions sans les calomnier ; et quelque jugement que l’on porte sur les miens, je serai du moins rassuré par le témoignage d’une conscience qui ne mentit jamais à personne, et qui ne sauroit se mentir à elle-même. Fortifié par cet examen, et foulant à mes pieds la crainte et l’injustice, je continuai à gravir la colline.

Je laissai à ma gauche l’escalier qui conduit à la chapelle ; et, prenant à droite un sentier étroit et rapide, j’atteignis un carrefour où six chemins venoient aboutir, sans m’apercevoir que je venois de dépasser un bosquet où les ormeaux, les cyprès, les ifs et les peupliers confondoient leur feuillage, et dont les tombes me présentaient une égale variété de couleurs et de formes. J’y descendis par une route assez large qui en bordoit la lisière ; et une colonne de pierre, surmontée d’un globe enflammé, attira bientôt mon attention. Le nom de madame Blanchard, gravé sur cette colonne, me rappela une catastrophe dont mes yeux avoient été les témoins. Je suivois de ma fenêtre le ballon de cette infortunée ;


Ce globe altier, suivi d’un sinistre flambeau,
D’un cours majestueux s’emparoit de l’espace ;
Et, perçant de la nuit le ténébreux manteau,
M’apparoissoit comme un astre nouveau
Qui dans le firmament alloit prendre sa place.
Ce spectacle jamais ne lassoit mes regards,
Et jamais d’un cœur insensible
Je n’avois contemplé ce triomphe des arts.
A l’audace de l’homme il n’est rien d’impossible,
Disois-je en saluant ce conquérant des airs.
C’est peu que son génie ait envahi les mers :
Le ciel même à ses pas n’est plus inaccessible.
D’Icare vainement le destin le poursuit :
Sur un esquif léger qu’une vapeur conduit,
Il se plaît à braver d’effroyables naufrages ;
Il prend, loin de la terre, un vol ambitieux ;
Et, perçant sans pâlir la voûte des nuages,
Tel que l’oiseau sacré du souverain des dieux,
Entre l’Olympe et les orages
Il porte un front audacieux.
La terre applaudissoit à ce vol téméraire.
Tout-à-coup, ô surprise ! ô spectacle d’horreur !

Une clarté funeste a rempli l’atmosphère,
Et nous laisse à l’instant dans l’ombre et la terreur
Le globe a disparu dans la flamme rapide.
Des airs, que sillonnoit cette femme intrépide,
Son esquif s’est précipité,
Et des régions du tonnerre
Son corps inanimé retombe sur la terre,
Aux yeux d’un peuple épouvanté !


Madame Blanchard a été la cinquième victime de cette ingénieuse découverte, qui a fait la gloire d’Étienne Mongolfier. C’est sur les grandes routes que lui vint cette idée lumineuse. Il considéroit le phénomène des nuages flottants dans les airs, et s’imagina d’emprisonner un nuage factice dans une enveloppe légère. Il arrive à Annonay, construit un globe de cent dix pieds de circonférence, le remplit de fumée ; et le globe s’élève dans l’espace. Le bruit de cette expérience parvient sur-le-champ aux extrémités de l’Europe. La cour de Louis XVI veut jouir de ce spectacle ; et le second ballon s’élance des jardins de Versailles. Bientôt deux hommes intrépides osent se fier à cette frêle machine. Pilâtre et d’Arlandes partent du château de la Muette, planent à cinq cents pieds de la terre, et descendent dans la plaine de Montrouge. Tous les esprits fermentent ; et les envieux ne sont pas les derniers : on les trouve toujours à la suite des hommes de génie. Ils contestent à Mongolfier la gloire de sa découverte. Ils l’attribuent au hasard, à la chemise chauffée, à la bulle de savon, à la feuille de papier brûlé que la fumée enlève. Ils déterrent le jésuite Lana, qui, vers le milieu du dix-septième siècle, avoit conçu l’idée de faire le vide dans quatre globes de cuivre, et de les lancer dans les airs. Mais l’envie est réduite au silence par les acclamations de l’Europe, par les suffrages des académies ; et tous les physiciens s’empressent de perfectionner une découverte dont les résultats paraissent incalculables. Charles marque la seconde époque de la science aérostatique, en substituant le gaz inflammable à la fumée des substances végétales dont Mongolfier s’étoit servi. Il part du jardin des Tuileries, et s’élève à dix-sept cents toises. Lunardi montre aux Anglois ce nouveau miracle de l’esprit humain, Blanchard, joignant la singularité à l’audace franchit le Pas-de-Calais, et descend sur les terres de France. Pilâtre et Romain veulent repasser le même détroit, et pensent obtenir de plus grands résultats par la combinaison de la fumée et du gaz. Ce mélange leur coûte la vie ; le gaz s’enflamme par le contact de la fumée, et les deux voyageurs retombent fracassés sur la terre. On songe alors à diminuer le danger de ces chutes épouvantables. Mongolfier avoit pressenti le parachute ; l’anglois Arnold croit l’avoir deviné ; mais son art le trompe, et il périt victime de son expérience. Garnerin, plus heureux, fait jouir les François de ce nouveau spectacle. Il ose se séparer de son ballon ; et paroît plus étonnant peut-être, en descendant du haut des airs, que le premier qui avoit osé s élever. C’est là que s’est arrêté le génie de l’homme. Il cherche maintenant à diriger ces audacieuses machines ; et je ne sais si la philosophie et l’humanité doivent désirer ce perfectionnement.


De quoi n’abusent point les passions humaines ?
Le premier dont la voile osa tenter les flots
Prévoyoit-il qu’au plus grand des fléaux

Il ouvroit les humides plaines ?
Déjà vers les champs de l’éther
Le démon des combats tourne ses yeux avides :
Déjà dans ses mains homicides
S’agitent la flamme et le fer.
Si, maîtrisant un jour les fureurs de Borée,
Et cédant elle-même aux vœux du nautonier,
La nacelle de Mongolfier
D’un vol moins incertain sillonnoit l’empyrée,
L’homme en feroit bientôt un théâtre d’horreur :
Le sang dégoutteroit de la plaine éthérée ;
La nef aérienne, au dieu Mars consacrée,
Seroit un instrument de mort et de terreur :
La haine l’armeroit et de faux et de lances ;
Une horrible industrie agrandiroit ses flancs ;
Le bronze y tonneroit ; et ces vaisseaux volants
Des princes désunis serviroient les vengeances.
Non, c’est assez des arts par Bellone inventés :
Du pillage et de l’incendie
Qui préserveroit nos cités ?
Qui pourroit des méchants arrêter la furie ?
Quel rempart opposer à leurs témérités ?
Si ce fatal secret n’est point une chimère,
Que l’Éternel, dans sa colère,
A notre œil curieux craigne de le trahir ;
Que les carreaux lancés par sa main irritée
Frappent le nouveau Prométhée
Qui tenterait de le ravir !

Heureusement pour l’espèce humaine, cette découverte, qui ajoute à la gloire du dix-huitième siècle, n’a servi jusqu’ici qu’à nos plaisirs, à l’ornement de nos spectacles, à la confirmation de quelques vérités dont les physiciens pouvoient douter encore. L’aérostat ne s’est montré qu’une fois sur nos champs de bataille ; mais les vainqueurs de Fleurus n’en obtinrent point des secours assez éminents pour l’associer désormais aux triomphes de nos armées.

Elles doivent plus de reconnoissance aux accords patriotiques du musicien célèbre qui repose à deux pas de madame Blanchard. En joignant dans le Chant du départ ses inspirations à celles de Chénier, Méhul renouvela parmi nous les prodiges de l’antiquité.


Les accents belliqueux de ce nouveau Tyrtée
Enflammoient nos jeunes soldats ;
D’une héroïque ardeur leur ame transportée
A travers les dangers précipitoit leurs pas.
Leurs regards dédaigneux insultoient au trépas ;
Et, ne respirant que la gloire,
A ses fiers ennemis, terrassés par son bras,
Le François en chantant arrachoit la victoire.

Méhul excita le même enthousiasme sur la scène lyrique. Son coup d’essai fut un chef-d’œuvre. La musique d’Euphrosine produisit un effet extraordinaire. Le théâtre n’avoit jamais retenti de tant d’acclamations. Grétry fut le plus ardent de ses admirateurs. Méhul est Gluck à trente ans, secrioit-il en accueillant ce rival de sa gloire. Gluck l’avoit en effet initié dans les secrets de son art. On répétoit l’Iphigénie en Tauride de ce grand maître : un pauvre enfant, désespéré de ne pouvoir le lendemain payer sa place, s’étoit caché dans une loge ; on le découvre, on le conduit à Gluck, qui l’interroge. Cet enfant étoit Méhul. L’auteur d’Iphigénie et d’Armide cultiva ses dispositions ; il l’éclaira de ses conseils ; il lui montra la partie philosophique de cet art sublime ; il lui transmit cette facture savante, cette force d’expression dramatique, ce chant large et suave, qui le placèrent au-dessus de ses rivaux. Quarante compositions forment son immortelle couronne. On y distingua les partitions d’Ariodant, d’Une Folie, de Joseph, et sur-tout de Stratonice, le plus pur, le plus harmonieux, le plus mélodieux de ses ouvrages. Mais ce n’étoit pas encore assez pour forcer les ultramontains et l’envie à reconnoître son mérite. Ils lui opposoient sans cesse les compositeurs de l’Italie ; ils condamnoient la scène françoise à une éternelle médiocrité. La gloire et le patriotisme de Méhul s’indignèrent d’une partialité révoltante. Il conçut le projet de les réduire au silence. Il composa dans l’ombre un opéra qu’on annonça par-tout comme une production étrangère, et dont un mystère profond couvrit jusqu’au bout la véritable origine. L’Irato parut ; il excita des transports ; l’engouement des dilettanti fut à son comble : mais l’auteur en se nommant les confondit sans les corriger. Placé entre deux écueils, leur sot amour-propre sacrifia leur jugement à leur système ; et le préjugé triompha du goût et de la raison. L’amour-propre de Méhul étoit moins opiniâtre que celui de ses envieux ; il doutoit quelquefois de son mérite et de sa gloire, et sa confiance étoit souvent si incertaine, que, sur la critique d’un enfant, et dans un accès de modestie, il eût jeté au feu la plus belle de ses partitions. Ces moments de doute et d’incertitude étoient les effets d’une imagination capricieuse, de cette sensibilité profonde dont l’avoit doué la nature, et sans laquelle il n’est point de génie. Méhul l’excitoit encore en plaçant, dans le feu de la composition, une tête de mort sur son piano. Mais cette sensibilité n’est souvent qu’un présent funeste ; elle a précipité Méhul dans la tombe ; et si le théâtre nous fait encore jouir des accords de ce nouvel Orphée, le monde regrette l’homme aimable qui lui a été ravi avant le temps, et qui s’y faisoit remarquer par son instruction comme par son esprit.


Pour aimer ce fils d’Apollon,
Il suffisoit de le connoître :
Ses amis étoient fiers de l’être ;
Car l’amitié pour lui n’étoit pas un vain nom.
Je l’ai connu trop tard ce roi de l’harmonie !
Le feu du sentiment, la flamme du génie,
Étoient prêts à le consumer ;
Et, fuyant les chagrins qui dévoroient sa vie,
Il crut en vain la rallumer
Au soleil de l’Occitanie.
Il partit, et l’espoir hésita dans nos cœurs.

Nos vœux l’accompagnoient sur ce lointain rivage,
Où ses nombreux admirateurs,
Au bruit de ses accords saluoient son passage,
Et couvraient son chemin de lauriers et de fleurs :
Mais son retour, hélas ! confirma nos alarmes ;
Et bientôt de ses jours s’éteignit le flambeau !
Sur son cercueil j’ai répandu des larmes ;
J’en verse encor sur son tombeau.


Celui de Grétry s’élève à droite du même sentier ; et, à gauche, le marbre funèbre nous rappelle les noms de Persuis et de Nicolo. Les restes de ces quatre compositeurs sont ensevelis dans le même bosquet. Je vous ai parlé du premier de tous, de celui qui résistera le plus long-temps peut-être aux révolutions d’un art qui en a tant subi. J’aurois dû commencer par celui qui l’avoit précédé dans la carrière pour montrer à nos compositeurs la véritable route qu’ils avoient à suivre ; mais la tombe de Grétry ne s’est offerte à moi que la seconde, et je marche au hasard dans ce vaste champ de sépulcres. J’obéis à mes inspirations, et ne puis mettre dans mon récit un ordre qui n’existe point dans mon sujet. La venue de Grétry fut une époque. Il ne s’agissoit point ici, comme dans la peinture, de retrouver des traditions perdues ; elles n’existaient point en France. Les airs de Lulli, tant admirés de la cour de Louis XIV, et si bien payés par la munificence royale, n’étoient que des noëls et des ponts-neufs. On parloit seulement encore de la simplicité de son récitatif ; mais une déclamation notée n’étoit pas de la musique. Rameau, qui avoit fait mieux que Lulli, n’avoit lui-même d’autre mérite que d’en avoir deviné le mécanisme, et de l’avoir indiqué à son siècle. On ne chantoit pas encore en France ; et l’opéra n’y faisoit entendre qu’une lourde et monotone psalmodie, long-temps après que Pergolèse avoit révélé aux Italiens toute la puissance de son art.


Grétry, qui de la France avoit fait sa patrie,
Que dévoroit l’amour de cet art enchanteur,
Rougit pour les François de cette ignominie ;
Et l’instinct de sa gloire aiguillonna son cœur.
Il courut sous le ciel de la belle Ausonie,
Dans ce climat inspirateur,
Où tout éveille le génie,
Où de l’antiquité respire la grandeur.

Initier son esprit créateur
Aux mystères de l’harmonie.
Son retour fit pâlir la sottise et l’envie ;
Mais Voltaire sourit à ses premiers essais,
Aguerrit au combat cet athlète modeste,
Et, voyant dans ses yeux briller le feu céleste,
Pressentit ses destins, et prédit ses succès.
Tout change en un instant sur la scène lyrique :
Grétry règne sur elle ; et, de son art magique
Variant les expressions,
En traits mélodieux il peint les passions,
Se montre tour-à-tour sérieux ou comique,
Sévère et gracieux, brillant et pathétique,
Régie sur les acteurs ses modulations ;
Et le goût, assis au parterre,
Entraîné, transporté par ses émotions,
Proclame le vainqueur annoncé par Voltaire.


Grétry marcha de triomphe en triomphe. Sylvain, Lucile, Zémire et Azor, la Fausse Magie, plus de quarante compositions diverses firent admirer la variété de ses accords, l’inépuisable fécondité de sa verve. Il sembloit trouver une musique nouvelle pour chaque sujet qu’il avoit à traiter, pour chaque caractère qu’il avoit à peindre. On ne pouvoit ni déplacer ni transposer ses airs ; on ne pouvoit séparer ses chants des paroles qui les avoient inspirés. Il offroit par-tout cette unité d’intérêt qui, dans tous les arts, est le secret des maîtres. C’étoit le chant dramatique dans toute sa vérité. Il a osé le dire lui-même, et toute la France a ratifié cet éloge. Cependant le faux goût luttoit encore contre l’évidence ; il se retranchoit dans sa dignité ; il crioit au scandale, au sacrilège même ; il lui opposoit la tyrannie de l’usage, comme si l’usage pouvoit légitimer la sottise, comme s’il existoit une prescription pour les faux principes, un privilège pour le mauvais goût et pour les mauvaises lois. Grétry fit justice de cette prétention absurde, et se vengea en habile homme. Il exposa ses ennemis aux risées du parterre sous les traits de Midas, de Marsyas, et de Pan, et terrassa la sottise avec les armes du ridicule. Il lui fut permis alors de jouir de sa gloire, et le public lui prodigua son admiration. Je l’ai vu dans sa vieillesse assister à une représentation de Lucile. Il s’étoit réfugié près du cintre, et croyoit n’être aperçu de personne. Au moment où l’orchestre joua cet air qui est devenu populaire, et qui a servi tant de fois à nos fêtes de famille, une couronne de laurier tomba sur la tête du vieillard. Les acteurs se tournèrent vers sa loge, et les acclamations du parterre s’unirent à l’hommage flatteur que lui rendoient les comédiens. Sa dépouille mortelle en reçut encore de plus honorables. Un concours immense d’amateurs, d’artistes, de musiciens et de poètes suivoit le char funèbre qui emportoit les restes de Grétry. Le convoi s’arrêta devant les trois premiers théâtres de la capitale. Les trois orchestres répétèrent autour du cercueil les airs enchanteurs qui avoient fait sa gloire ; et trois orateurs vinrent payer à cette cendre illustre leur tribut de reconnoissance et d’amour.


C’est ainsi que Rome et la Grèce
Honoroient les talents, les vertus, la sagesse ;
Et ces nobles tributs, ces hommages flatteurs,
De l’amour du pays enflammoient tous les cœurs,
Aux grandes actions excitoient la jeunesse.
On envioit l’objet des publiques douleurs ;
A mériter ce deuil on consacroit sa vie ;
Et l’éclat de tous ces honneurs
Rejaillissoit sur la patrie.

Nous avons recueilli, madame, cette tradition de l’antiquité, et le dernier siècle a fait cette révolution dans nos mœurs. L’étude et le spectacle des grandes choses en ont produit l’enthousiasme. L’état n’a plus besoin que de diriger cet élan général vers la gloire. Jamais on n’a poussé plus loin l’amour des grands talents et des grandes vertus. Chacun s’empresse à les honorer par des monuments, par des statues ; et Grétry, comme Voltaire, a vu élever la sienne sous le portique du théâtre qu’il avoit illustré. Le triomphe de son art excita parmi nous une émulation prodigieuse. La musique fut naturalisée en France ; des écoles publiques lui furent ouvertes. Les Gluck, les Sacchini, les Piccini, nous crurent dignes de leur adoption. Mais cette émulation même a produit de nos jours un résultat funeste. En propageant les secrets de l’harmonie, on a réveille l’ambition de la médiocrité. Fière du talent qu’elle pouvoit acquérir, elle à cru suppléer par ses études aux inspirations du génie dont la nature est toujours avare. Lasse d’invoquer en vain cette mélodie qui est la pensée du musicien, elle a déguisé son impuissance en multipliant les effets d’orchestre ; et dans un art où l’oreille est si facilement séduite, elle a obtenu des succès qui l’ont encouragée. Ainsi la musique dramatique vit presque en même temps son triomphe et sa décadence. On repoussa l’unité d’intérêt, la vérité de la déclamation, l’analogie des paroles, comme des préjugés d’une école vieillie ; et, de peur que le goût ne s’aperçût de l’absence de la mélodie, on l’éblouit par le luxe des accompagnements ; on l’étourdit par le fracas des moyens accessoires, par une surabondance de motifs sans liaison dont on s’efforçoit en vain de déguiser l’incohérence. Arrêtez, leur crioit Grétry, arrêtez ; vous placez la statue dans l’orchestre et le piédestal sur le théâtre ; vous sacrifiez le poëte au compositeur, la pensée au style, le chant à l’accompagnement. Mais peu de musiciens voulurent l’entendre, parcequ’il y alloit de leur renommée.

Nicolo n’ambitionna point ces succès éphémères ; il avoit en lui de quoi mériter des succès plus durables.

Né sous le ciel riant qui sépare la Grèce
Des climats où régnoient les fils de Numitor,
Accoutumé dès sa jeunesse
À l’harmonie enchanteresse
Des langues de Pétrarque et du chantre d’Hector,
Il n’a point de la nôtre accusé la rudesse,
L’indigence et la sécheresse,
Comme ces bâtards d’Amphion,
Qui pensent de leurs chants excuser l’inertie,
En dédaignant nos vers, et traitant de jargon
La langue de Quinault, la source où le génie
Puisa les airs d’Iphigénie,
Les chants d’OEdipe et de Didon.


Nicolo nous a prouvé que cette source n’étoit pas encore épuisée. Ses partitions de Joconde, de Jeannot et Colin, nous offrent un chant agréable et des airs délicieux. Il n’a point négligé les effets d’harmonie ; mais il n’a point enrichi son orchestre aux dépens de la scène. Il a su faire un heureux mélange de la philosophie et du mécanisme de son art, et ses motifs se gravent aisément dans la mémoire. Mais la médiocrité n’a changé de route ni de méthode ; elle a même tente de rabaisser la gloire du maître qui l’avertissoit de ses égarements. Elle accuse Grétry de n’avoir pas su ce que tout le monde pouvoit apprendre, ce qu’il avoit dédaigné de montrer. Il ne tient pas à elle que la sobriété de son harmonie ne passe pour de l’indigence ; et ce préjugé défavorable cherche tous les jours à se glisser dans un parterre dont Grétry a pour ainsi dire fatigué l’admiration.

Telle est, madame, l’inconstance du goût dans les arts ; on rougit des erreurs de ses devanciers, et l’on se jette dans des erreurs nouvelles. Il n’en est point ainsi dans les sciences : on arrive plus lentement à la vérité ; on tâtonne, on hésite ; mais dès que la vérité est démontrée, elle reste immuable sur les ruines des faux systèmes qu’elle a détruits. C’est encore au dix-huitième siècle, c’est à l’esprit d’analyse qui a été l’ame de sa philosophie, que les sciences doivent la certitude de leurs principes et la rapidité de leurs progrès. J’en dois pourtant excepter l’astronomie ; et la tombe de Messier me le rappelle. C’est à Newton qu’il faut remonter pour fixer le terme de ses aberrations et l’époque de ses grandes conquêtes.

Newton s’est élevé comme un géant immense :
Il a de ses regards embrassé l’univers ;
Et, s’asseyant sur le trône des airs,
Il a pris en main sa balance.
Les enfants d’Uranie ont passé sous ses yeux :
Il a fixé leur gloire et pesé leurs systèmes.
Le monde s’est soumis à ses arrêts suprêmes,
Et l’ordre a régné dans les cieux.
Pour la seconde fois, détrônant Ptolomée,
Et de Ticho-Brahé foudroyant les erreurs,
D’une absurde sentence il venge Galilée,
Et du grand Copernic rétablit les honneurs.
Des astres qu’il injure il trace les orbites,
A leur course diverse imposé des limites ;
Il dévoile aux humains leur marche et leur hauteur ;
Et le soleil qui les efface
Se fixe pour jamais au centre de l’espace
Où l’a jeté le Créateur.


Toutes les grandes vérités astronomiques étoient connues des anciens ; mais Newton seul les a démontrées, et elles sont devenues sa conquête. Ses disciples ne font que glaner après lui dans les champs de l’empyrée : ils découvrent quelques planètes, quelques satellites échappes à sa vue ; ils perfectionnent les détails de l’édifice dont il a dessine l’ensemble ; ils cherchent à populariser la science, et perdent quelquefois leur temps en essayant de pénétrer dans les mystères de la création. L astronome Messier, dont la tombe s’élève en face de celle de Persuis, n’aspiroit pas à cette gloire. Son plaisir unique, sa passion favorite, étoit de découvrir ces astres errants que l’ignorance et la superstition redoutaient autrefois comme des présages sinistres. Louis XV l’avoit surnommé le furet des comètes. Il se vantoit d’avoir dépisté pendant quinze ans toutes celles qui avoient paru sur notre horizon ; il ne pouvoit souffrir qu’un autre lui enlevât cet honneur. Il en vint une pendant qu’il pleuroit la mort de sa femme ; elle lui fut escamotée par un Limousin, et il fut désespéré d’avoir abandonné sa lunette. Hélas ! s’écrioit-il avec un sérieux comique, j’en avois découvert douze, faut-il qu’on m’ait enlevé la treizième ? Les savants de son siècle se moquoient de sa manie ; ils méprisoient un homme qui n’avoit d’autre mérite que la patience : mais Lalande a consolé ses mânes en donnant le nom de Messier à un groupe d’étoiles dont on avoit oublié jusqu’à nous de faire une constellation.


Comme le lion de Némée,
L’hydre de Lerne, et le chien d’Orion,
Messier jouit enfin sans contestation
D’une immortelle renommée ;
Et jusqu’au jour de la destruction
Nous verrons cheminer sa constellation
Auprès de la Girafe et de Cassiopée ;


à moins qu’on n’adopte le système pieux de cet astronome allemand qui vouloit chasser du ciel les demi-dieux et les monstres de l’antiquité, pour y substituer les saints de la légende.

Le chimiste Fourcroi, dont la tombe occupe le centre du bosquet où Messier m’a introduit, s’est acquis par ses travaux une gloire plus solide. Il s’est mis à l’abri des révolutions du fanatisme, et court seulement le risque d’être damné pour avoir professé une science qui vient de détruire les quatre éléments d’Aristote. Né dans l’indigence et l’obscurité, Fourcroi n’a dû sa fortune qu’à ses talents. Buffon fut son premier soutien ; il le fit asseoir dans la chaire de chimie ; et les succès prodigieux de Fourcroi justifièrent le choix du naturaliste. La beauté de son organe, l’élégance de son style, la magie de son éloquence, attiroient à ses leçons un immense concours d’auditeurs. Toutes les nations de l’Europe fournissoient des disciples à son école. Il a plus que tout autre contribué à propager le goût de sa science favorite ; il en suivoit les progrès avec un zèle infatigable ; il l’enrichissoit lui-même de ses propres expériences. Par la décomposition des eaux minérales, par l’analyse d’un grand nombre de végétaux, il surprenoit, il devinoit les secrets de la nature ; il les livroit à l’art, qui en reproduisoit les merveilles, et développoit enfin ses connoissances et ses découvertes avec tant d’élégance et de lucidité, qu’il les rendoit familières même aux gens du monde. Un tel homme ne pouvoit rester indifférent au spectacle de notre régénération politique. Les suffrages de ses concitoyens l’appelèrent à la tribune ; mais, par une fatalité singulière, il prit dans la Convention la place du monstre dont Charlotte Corday venoit de purger la terre ; et la calomnie lui fit cruellement expier l’hommage qu’on rendoit à son mérite.


Assis sur les débris des lois,
Le crime régnoit sur la France.
L’échafaud, teint du sang des rois,
Des plus hautes vertus étoit la récompense.
Un infernal génie, enfant de la licence,
De l’austère Thémis profanoit le palais,
Fouloit à ses pieds la balance,
Et, le glaive à la main, il siégeoit sous le dais ;
Du mérite proscrit il dictoit la sentence ;
Et d’un peuple égaré l’effroyable démence
Applaudissoit à ses forfaits.
Les brigands, à sa voix, sortoient de leurs repaires ;
Les meilleurs citoyens, traînés dans les cachots,
Attendoient en tremblant ses arrêts sanguinaires ;
Les bourreaux, fatigués, les livroient aux sicaires,
Et les fleuves sanglants les rouloient dans leurs flots
Rien n’étoit respecté par ses mains téméraires :
Les temples, les autels, les monuments des arts,
Sous la flamme et le fer crouloient de toutes parts :
Et sur le sol de ma patrie,
A la lueur de l’incendie,
Au bruit des piques, des poignards,
Sur le char d’Attila rentroit la barbarie.

Quelques amis de l’ordre, des arts, et de la liberté, eurent le noble courage de s’opposer à ce vandalisme ; et Fourcroi se signala dans cette lutte glorieuse. Il préserva d’une destruction inévitable une foule d’établissements utiles ; il couvrit de sa protection les plus beaux monuments de l’art et du génie ; il arracha aux satellites de Robespierre un grand nombre de savants et d’artistes, en rattachant leurs travaux à la gloire de nos armées ; et si l’infortuné Lavoisier n’avoit été qu’un savant illustre, il auroit dû son salut à la protection généreuse de son émule. Mais le titre de fermier-général causa la perte du Linné de la chimie ; et la calomnie voulut faire retomber le sang de cette victime sur la tête de Fourcroi. Il est des hommes qui se sont fait un cruel besoin de prouver qu’à cette époque funeste il ne parut de vertus que sur les échafauds. Tous les partisans de la révolution sont enveloppés, par l’injustice de ces hommes, dans l’opprobre et l’horreur qui s’attache aux noms de Marat et de Robespierre. S’il en fut de recommandables par leur génie, par leur savoir, ou par leur caractère, c’est à ceux-là qu’ils s’attachent de préférence ; c’est sur eux qu’ils épanchent tout le fiel de la calomnie, pour qu’il ne reste à la révolution, qu’ils abhorrent, que des crimes et des vices pour résultats, que des misérables et des scélérats pour appuis. Ils accusèrent Fourcroi d’avoir sacrifié Lavoisier à sa criminelle jalousie ; lui qui s’étoit fait un plaisir de proclamer ses découvertes, qui avoit servi tant de fois de héraut à sa gloire. Fourcroi ne se consola jamais de cette injustice ; sa vie entière en fut empoisonnée. Si un étranger venoit rendre hommage à ses talents, il ne manquoit jamais de l’interroger sur les effets de cette accusation calomnieuse. Il n’étoit rassuré ni par l’estime de l’Europe ni par le témoignage de sa conscience ; et si son cœur se soulageoit alors par un torrent de larmes, l’inflexible perversité de ses calomniateurs attribuoit au remords ces douloureux épanchements de son indignation. Heureusement pour les arts et pour la patrie, le zèle de Fourcroi parut son accroître ; et quand le consulat lit respirer la France des honteuses vacillations du directoire, le chef de l’état confia l’instruction publique à celui que l’opinion lui désignoit comme le protecteur des arts et des sciences. C’est par ses soins que Paris, Strasbourg, et Montpellier, virent rétablir leurs écoles de médecine ; que douze écoles de droit, trente lycées, et trois cents collèges, furent ouverts à la jeunesse studieuse. C’est lui qui prépara la renaissance de l’université : mais un autre fut mis à la tête de cet établissement ; et la fermeté de son caractère fut vaincue cette fois par le chagrin d’une disgrâce dont la cause se rattachoit à la politique du moment.


Ce ne sont pas toujours nos droits et nos services
Qui du prince sur nous attirent les bienfaits :
Il ne voit que lui-même ; et quand ses intérêts
Lui commandent des injustices,
Il ne s’arrête point aux vœux de ses sujets.
De la raison d’état nous sommes les jouets ;
Et les torts que le peuple impute à ses caprices
Tiennent souvent à de vastes projets.


Celui de Napoléon étoit alors de déconsidérer le parti philosophique, dont il avoit la foiblesse, je dirai même l’ingratitude, de redouter l’influence. Il caressoit les écrivains de la secte opposée, et cherchoit toutes les occasions de les attacher à sa fortune. La place de grand-maître de l’université étoit à ses yeux d’une trop grande importance, elle donnoit un trop grand ascendant sur la jeunesse, qu’il espéroit assouplir, pour être confiée à l’un des plus illustres soutiens de la philosophie, qu’il regardoit comme un obstacle à la nouvelle direction qu’il vouloit donner aux esprits ; et le sacrifice de Fourcroi devint alors une de ces nécessités politiques devant lesquelles les souverains ne reculent jamais. La victime de cette injustice n’eut point la force d’en supporter la honte : l’esprit philosophique ne suffit point pour faire un philosophe. Son repos en fut troublé ; le sommeil déserta sa paupière. Il ne put ni surmonter sa douleur ni dissimuler son dépit. Aucun travail, aucune pensée ne pouvoit le distraire de cette idée funeste ; et cette plaie, toujours saignante, fit des progrès si rapides, que ses amis en conçurent de justes alarmes. Mais leurs soins, leurs conseils et leurs consolations furent des remèdes inutiles.

Le fameux Corvisart étoit l’un des plus zélés et des plus fidèles. Il consacroit à son malheureux ami tous les instants que lui laissoient les devoirs de son état. Convaincu bientôt de l’impuissance de son art et de son amitié, il résolut de remonter à la source de ce mal terrible, et d’en demander la guérison à celui qui en étoit le premier auteur. Le palais de Napoléon lui étoit ouvert ; sa réputation lui donnoit un grand crédit à la cour ; et Corvisart n’étoit pas de ces courtisans timides qui tremblent de faire entendre la vérité, de reprocher même une injustice à leur maître. Il n’avoit point cette servilité de caractère que donnent les ambitions subalternes ; et ce n’étoit pas la première fois qu’il embrassoit la cause du malheur, et qu’il se faisoit l’interprète de la raison et de la justice. Il parut devant le monarque avec une noble contenance, et ne montra d’autre altération dans ses traits que celle de la douleur. « Vous avez porté la mort dans le sein de Fourcroi, dit-il à celui devant qui les rois mêmes baissoient les yeux ; le plus habile médecin ne sauroit le ramener à la vie, si vous ne venez à son secours. Réparez au plus tôt le tort que vous lui avez fait, ou vous aurez bientôt à vous reprocher sa perte. » Napoléon rougit ; mais ce n’est point l’orgueil qui se révolte en lui : une sensibilité profonde se manifeste sur son visage. « Rassurez Fourcroi, répond-il au généreux Corvisart ; dites-lui que je lui réserve une place éminente, et qu’il sera dédommagé de ce qu’il a perdu. » Corvisart ne s’arrête pas même pour remercier son souverain ; il court, il vole à la demeure de Fourcroi ; il est heureux de lui reporter cette espérance salutaire ; il se flatte de le rendre à la vie, à ses amis, à la France. Il arrive palpitant de bonheur et rayonnant d’allégresse… Son ami n’étoit plus ; une apoplexie foudroyante, produite par les bouillonnements de son sang irrité, venoit de le précipiter dans le tombeau, sur lequel je crayonne aujourd’hui ce foible tribut de ma reconnoissance.


Sa mort me rappeloit l’auteur d’Iphigénie :
La disgrâce des rois les affligea tous deux.
Le caprice d’un homme insensible à leurs vœux

Leur parut une ignominie.
La douleur termina leur vie,
Et leurs mânes crioient aux esprits généreux,
Aux cœurs indépendants, aux hommes de génie :
Évitez de la cour le séjour dangereux !


Leur présence y seroit cependant nécessaire, car ils y font entendre des vérités utiles ; mais l’oreille des rois n’est pas toujours disposée à les écouter. Ils accordoient autrefois ce privilège à des hommes qui, pour exercer leur emploi sans danger, empruntoient le masque de la folie. Ils ont supprimé les fous de la cour, et ne les ont pas remplacés par des sages en titre d’office. Investis par le mensonge, environnés par la flatterie, s’ils ordonnent une injustice, ils trouvent à peine un ami qui la condamne, et cent adulateurs qui la justifient. Aussi pourquoi leur front semble-t-il s’obscurcir quand la vérité se montre ? Ils la repoussent, ils la craignent, ils la punissent ; et lorsque la fortune les châtie, ils se plaignent d’avoir été trompés ! Je n’étois plus avec Fourcroi quand cette réflexion m’est venue ; j’avois pris un nouveau sentier à ma droite, et la tombe de Regnauld de Saint-Jean-d’Angély venoit d’attirer mes regards. Il fut aussi l’ami des arts, le protecteur des artistes, le flambeau de la tribune ; mais je ne louerai point l’usage qu’il a fait de son éloquence. Trop éclairé pour ne pas connoître les véritables intérêts de celui qui l’avoit investi de sa confiance, il auroit dû l’éclairer lui-même, opposer à son ambition les austères conseils de la sagesse, et préférer une disgrâce honorable aux faveurs qu’on prodiguoit à sa docilité. Il se fit le complaisant du despotisme ; et le despotisme l’entraîna dans sa chute. Mais pourquoi le punirois-je seul du crime de tant d’autres ? ne seroit-ce point le punir des caprices de la fatalité ? Napoléon n’eut-il que ce flatteur, que cet instrument de sa puissance, que cet interprète de ses volontés inflexibles ? Il est moins facile qu’on ne pense de résister à l’appât des grandeurs, à l’enivrement de la fortune, à l’entraînement de la gloire, aux caresses d’un homme qui tient dans sa main le globe de Charlemagne. Les ames des Sully, des Voisin, des l’Hôpital, ne sont pas jetées à pleines mains par le dispensateur des humaines destinées. Irai-je, à l’exemple de quelques hommes, qui, par un bienfait de leur position, par l’adresse de leur repentir, ou par la souplesse de leur caractère, ont sauvé leur fortune de cet épouvantable naufrage ; irai-je insulter au malheur de ceux dont la fortune s’y est engloutie ? Non, non : que les courtisans du jour insultent aux courtisans de la veille ; c’est une des conditions de leur existence ; et la mienne est heureusement affranchie de ces bassesses obligées. J’abandonne à l’histoire la vie politique de Regnauld. Je ne vois que sa mort ; et cette mort a dû fléchir la haine de ses ennemis les plus implacables. Il étoit proscrit, exilé ; il erroit au-delà des mers ; le malheur avoit troublé sa raison : il ne voyoit, il ne demandent que la patrie, il ne sembloit respirer que pour elle. On lui rouvre les portes de la France ; il se précipite dans son sein ; il touche la terre natale ; il embrasse ses amis, sa famille… et il meurt ! Est-ce un bienfait du ciel ? est-ce une injustice ? je n’ose l’interroger. Le bonheur et le repos ne seroient-ils que dans la tombe ? ou du moins n’en étoit-il plus sur la terre pour celui qui avoit perdu tant de dignités et d’espérances ? On a voulu sans doute consoler ses mânes, en rappelant toutes ces dignités sur laitier cénotaphe qui le couvre ; mais qu’on auroit bien mieux servi sa mémoire en se bornant à graver sur le marbre ces vers que le jeune auteur de Régulus y a inscrits :

François, de son dernier soupir
Il a salué la patrie :
Le même jour a vu finir
Ses maux, son exil, et sa vie !

Je ne sais pourquoi, j’aurais voulu trouver plus de modestie dans ce monument. Je n’aime pas à le voir dominer cette foule de tombes modestes qui renferment presque toutes des hommes chers à la postérité. Les grands noms se sont groupés dans ce bosquet ; on n’y peut faire un pas sans rencontrer des souvenirs de gloire. J’ai nommé des musiciens célèbres, des savants recommandables ; à côté d’eux, sont entassés des littérateurs, des antiquaires, des peintres, des poètes illustres. Comment louer la simplicité de leurs tombeaux, sans blâmer la hauteur de celui qui les domine ? Regnauld les a protégés peut-être aux jours de sa puissance, et je me plais encore à le redire ; mais ce sont eux maintenant qui sont les grands du sépulcre ; et en se mêlant au milieu deux, il falloit se dépouiller de toutes les grandeurs qui finissent avec la vie.

Ce fastueux cénotaphe a failli me rendre injuste envers l’humble tombeau qui le touche. Là repose un archéologue dont la modestie égaloit le savoir, un étranger qui avoit adopté ma patrie, et qui l’avoit enrichie de ses travaux et de sa renommée. Ennius Visconti étoit né dans cette reine des cités,


Dont la politique guerrière
Domina si long-temps sur l’antique univers ;
Où les rois avilis, le front dans la poussière,
Recevoient le sceptre et des fers ;
Dont l’immortel Virgile a chanté la naissance ;
Qui, plus grande que ses malheurs,
A par sa majesté désarmé ses vainqueurs,
Des peuples et des rois conjuré la vengeance ;
Qui, s’élevant bientôt à de nouveaux honneurs,
Sur l’Europe chrétienne étendit sa puissance ;
Où les Césars et les martyrs
Reçurent tour-à-tour les tributs de la terre ;

Qui, dépouillée enfin de son double tonnerre,
Règne encor par les arts et par les souvenirs.


Nos armes triomphèrent de cette capitale du monde ; et Visconti devint une de nos conquêtes. Il suivit en France les marbres précieux auxquels son existence sembloit attachée. Élevé dans le Vatican, sous les yeux d’un père à qui les souverains pontifes en avoient confié les merveilles, il s’étoit familiarisé dès l’enfance avec ces restes de l’antiquité, avec le langage et la littérature des anciens. C’étoit un homme des vieux temps, qui sembloit nous être resté pour leur servir d’interprète. La Grèce et Rome vivoient tout entières dans sa mémoire. La description du musée Pio-Clémentin, que son père avoit commencée, et celle de la villa Pinciana, l’avoient déjà rendu célèbre en Italie ; mais c’est en France qu’il a mis le comble à sa gloire, en publiant son Iconographie grecque et romaine, en ornant le Musée françois de ses savantes notices. Un goût pur, une imagination vive, un cœur excellent, une raison solide, une mémoire prodigieuse, le faisoient rechercher de nos savants. Il les aimoit comme des frères ; il savoit douter avec eux ; il avoit toujours l’air de s instruire, quand c’étoit lui qui les éclairoit de ses lumières ; et dans ces discussions où brilloit la supériorité de son mérite, si une erreur de son esprit lui étoit démontrée, il n’avoit ni l’orgueil de résister à la conviction, ni la vanité de rougir de sa défaite. L’amour de la vérité l’empoi toit en lui sur l’amour-propre. Jamais tant de savoir ne fut uni à tant de candeur. L’institut révère sa mémoire comme celle des Caylus et des Barthélémy ; l’Europe l’a surnommé le Winkelman de l’Italie ; et la France avoit acquis tant de droits sur son cœur, qu’il a laissé repartir sans lui ces mêmes monuments dont il avoit fait les objets de ses premières affections.


L’Europe a dérobé ces marbres, ces statues,
Ces tributs glorieux des nations vaincues,
Ces bronzes, ces tableaux, qu’il avoit escortés :
Ils étoient le prix du courage,
Ils comptoient, comme nous, sur la foi des traités :
Mais la force a du Louvre ordonné le pillage,
Et les parvis du Louvre en sont déshérités.
Il n’y reste que leur image,

Le souvenir de leur passage,
La honte des vainqueurs qui les ont emportés.


Quel mot m’est échappé, madame ! Quel orage va fondre sur ma tête ! les admirateurs du vainqueur de Waterloo vont crier à l’irrévérence, à la révolte, au sacrilège peut-être. Ils croiront justifier la spoliation du Musée en la qualifiant de réprésaille ; ils m’accuseront même de sacrifier aux passions du moment, et ce sont eux qui leur sacrifient le principe éternel des sociétés humaines. Je ne conteste pas aux rois de l’Europe victorieuse le droit de revendiquer ces monuments, mais celui de les dérober, et de donner à leurs sujets l’exemple du parjure. Quel mépris des convenances, quel sentiment dédaigneux les empêcha de stipuler cette restitution, comme celle de tant de provinces ; d’ajouter ce nouveau tribut à ceux que nous imposoit leur vengeance ; ou de racheter ces monuments, comme nous les avions achetés nous-mêmes par le généreux abandon d’une partie de ces tributs, et de montrer par là leur respect pour la foi jurée ? Oublioient-ils que les empires, les trônes, les dynasties, l’autorité des princes, l’obéissance des peuples, que tout enfin repose sur la foi des transactions humaines ; qu’attaquer cette base de toutes les conditions sociales, c’est en ébranler tout l’édifice, c’est détruire l’harmonie du monde politique ? On m’opposera la violence de nos conquêtes ; et quelle est la conquête qui n’est pas le fruit de la violence ? Les états ne s’agrandissent que par des larcins légitimés par des traités ; mais la force rend du moins cet hommage à la justice et à la raison. Je n’insulte pas à la majesté des rois, je défends le principe de leur puissance. Que fait d’ailleurs à la gloire de ma patrie la possession de quelques chefs-d’œuvre de plus ? n’en est-elle point dédommagée par ses propres richesses ? La France est la patrie des arts ; et, fière de ses productions, elle n’a pas besoin de conquérir pour être grande. Les générations illustres se succèdent sur cette terre féconde ; et, dans le seul bosquet où s’impriment mes pas, il est peu de tombes qui ne rendent ce témoignage honorable. La moitié d’une de ces générations y est à peine ensevelie, et ce qu’il renferme d’hommes célèbres dans tous les genres suffiroit à la gloire d’un règne. J’ai quitté Méhul, Grétry, Fourcroi ; et voilà Chénier, Parny, Boufflers, et Delille qui m’appellent. Je me crois dans l’Élysée ; j’erre dans ces délicieux bocages où les ombres heureuses se rassemblent pour se livrer aux douces jouissances de leur vie.


Écoutez, écoutez ; Delille a pris sa lyre :
Le laurier du Dieu qui l’inspire
Couronne son front radieux,
Et, dans un aimable délire,
Sa voix laisse échapper ses chants harmonieux.
A ses premiers accords Virgile vient sourire ;
Aux travaux de Cérès il instruit les humains :
Il montre, par quel art variant les jardins,
L’ami des champs, de la verdure,
Peut embellir et dompter la nature ;
Il l’enseigne à jouir de ses heureux destins.
Bientôt, d’une voix plus austère,
Et le cœur attendri par d’augustes malheurs,
Il chante la pitié qui console la terre
Des crimes de ses oppresseurs.
Rien n’arrête L’essor de sa veine facile :
Il la rallume au feu de Milton, de Virgile ;
Il peint le fils d’Anchise assailli par Junon,

La chute de Priam, les amours de Didon,
La chaumière d’Évandre, et les destins de Rome,
Les fureurs de Satan, et sa hideuse cour,
Les bocages d’Éden, et le premier amour,
Et les malheurs du premier homme.
Bientôt l’homme lui-même est l’objet de ses vers :
De la pensée humaine il chante la puissance,
Et cette vaste intelligence,
Source de nos talents, source de nos travers,
Qui, par les arts, les lois, le culte, et la science,
A fait du genre humain le roi de l’univers.
De la nature, enfin, il célèbre l’empire.
De Pline et de Buffon rival ingénieux,
Il la suit dans les flots, sous la terre, et les cieux,
Dans l’être qui végète, et l’être qui respire ;
Il la surprend, l’observe, et se plaît à décrire
Ses prodiges mystérieux.

Assis près de Delille, écoutant en silence,
Boufflers à ce concert ne mêle point ses chants :
De jolis riens, des mots charmants,
Échappent quelquefois à son insouciance ;
Mais de ses frivoles accents
Nos boudoirs ont déjà perdu la souvenance.

Parny chante l’amour, et ses brûlants désirs :
Enlacé par les bras de son Eléonore,
Il peint en traits de feu le feu qui le dévore,

Et ses chagrins, et ses plaisirs.
À cette voix mélodieuse et tendre,
Tibulle est venu pour l’entendre ;
Et la triste Sapho répond à ses soupirs.
Puis, menant à l’écart l’Arioste et Voltaire,
Et tirant de son luth des sons moins gracieux,
Parny conte en riant, dans l’ombre du mystère.
Les péchés de la Bible, et la guerre des dieux.

Chénier cède à son tour aux élans de sa veine :
La lyre de Tyrtée a frémi sous ses doigts.
Il répète les chants qui, dans la noble arène,
Excitoient les François aux plus brillants exploits ;
Et, d’une voix sublime invoquant Melpomène,
Il peint l’ambition, la vengeance, la haine,
Les malheurs des héros, et les crimes des rois ;
Il retrace à nos yeux Charles-Neuf et sa mère
Couvrant leurs attentats de la religion,
Gracchus assassiné par le fer consulaire,
Le poignard de Timoléon
Au salut de l’état sacrifiant son frère,
La politique de Tibère,
Et les vertus de Fénélon,
Et l’inconstance sanguinaire
Du tyran qui, de Rome affrontant la colère,
Du joug du Vatican affranchit Albion.
Ainsi brilloit Chénier sur la scène tragique ;
Et des Fierons sur lui s’acharnoit la critique.

Et leurs cris le chargeoient du plus noir des forfaits !
Ces cris ont allumé sa verve satirique :
Il attaque des sots la horde fanatique ;
Il les accable de ses traits,
Venge la liberté, le goût, et le génie,
Voltaire et la philosophie,
De leurs insolents détracteurs ;
Et du fiel que pour lui broyoit la calomnie,
Noircit ses calomniateurs.
Son frère le console, et jouit de sa gloire,
Par ses embrassements confond l’iniquité ;
Et, laissant à la vérité
Le soin de venger sa mémoire,
Consacre son génie à l’immortalité.


Cette justice arrivera lentement, madame ; car nous vivons dans le siècle des préventions. Les hommes de génie n’avoient autrefois à combattre que l’envie et la sottise ; l’esprit de parti est venu ajouter aux entraves dont leur carrière étoit semée ; et sa haine est d’autant plus à craindre, qu’elle ne s’éteint point sur la tombe des malheureux dont elle a tourmenté l’existence. Chénier et Delille sont là pour l’attester. Ces deux poètes, les plus fameux de la génération dernière, ne marchoient point sous le même étendard : Chénier fut républicain, et Delille royaliste ; c’en est assez pour qu’ils n’aient de juges que les passions des hommes. Ils seront tour-à-tour décriés par les uns, exaltés par les autres. On ne distinguera ni leurs défauts ni leurs qualités ; et leurs ouvrages seront admirés ou condamnés en masse.

Delille a été cependant plus heureux que son rival. Il étoit déjà dans tout l’éclat de sa gloire, quand la révolution est venue ; et Chénier n’a pour ainsi dire commencé qu’avec elle. Delille a trouvé des partisans, des flatteurs même parmi les hommes qui ne partageoient pas ses opinions ; et Chénier a été frustré de l’éloge que lui devoit l’académie dont il avoit soutenu la gloire. Mais il viendra sans doute le temps où ces deux écrivains seront mis à leur place. La brillante versification de l’un obtiendra grâce pour ses antithèses, ses néologismes, et le vague de ses compositions. En condamnant le désordre d’un édifice, qui ne présente dans son ensemble qu’un assemblage fortuit de mille parties incohérentes, on admirera mille détails qui décèlent presque par-tout l’homme de goût et d’esprit, et quelquefois l’homme de génie. Chénier aura plus souvent des droits à ce dernier titre. Malgré les incorrections de son style, et l’irrégularité de ses plans, on rendra justice à la mâle énergie de ses pensées, à la vérité de ses caractères, à la beauté de ses situations ; et Ducis et La Harpe seront forcés peut-être de lui céder la première place parmi les tragiques du second ordre, après en avoir dépossédé eux-mêmes les La Fosse et les Dubelloy.

Pendant que je m’abandonnois à ces réflexions, un jeune homme avoit franchi la barrière qui entoure la tombe de Delille. Je le vis s’approcher avec respect, détacher une couronne de fleurs que le temps avoit flétrie, et en substituer une nouvelle. Un autre s’approchoit en même temps du buste de Fourcroi pour graver son nom sur le marbre. Je m’éloignai pour ne point les troubler dans leurs pieux hommages ; et, lassé d’errer dans ce bosquet où je vous retiens depuis si longtemps, je fis quelques pas pour en sortir ; mais la multiplicité des tombes éloquentes que j’y avois rencontrées me fit craindre d’en avoir oublié, et j’y rentrai pour faire de nouvelles recherches. Eh ! qu’auroient dit de moi, madame, les vieux habitués de l’Opéra-Comique, si j’avois négligé la sépulture de l’aimable Dugazon, de cette actrice pleine de talents et de grâce, qui a fait si long-temps leurs délices, et qui repose maintenant à l’angle occidental du bosquet de Delille ? Qu’auroient dit sur-tout ces deux écrivains, dont l’un a mené pendant vingt ans l’académie françoise, et dont l’autre s’est cru jusqu’à la mort le premier homme de son temps ? On dit que la conversation de Suard justifioit le choix et la docilité de l’Académie, qu’il étoit le répertoire vivant de tout un siècle ; et vous n’ignorez pas qu’un de ses confrères y a trouvé la matière de deux volumes ; mais aujourd’hui qu’il ne cause plus, qu’il n’est plus pour nous que le traducteur élégant de Robertson, il est permis de s’étonner qu’il ait joué dans le monde littéraire un rôle si supérieur à son mérite. Le dramaturge Mercier n’avoit ni son goût ni son esprit de causerie ; mais il avoit du piquant, de l’originalité dans ses écrits, du génie même : et, quoiqu’il ne fût pas le premier homme du monde, j’aimerois mieux avoir été Mercier que Suard. On lit encore avec plaisir son Tableau de Paris, comme la fidèle copie d’un original qui n’existe plus.


Tout est changé dans cette ville immense,
Les mœurs, les monuments, les hommes, et les lois ;
Mais, quoi qu’on dise ou qu’on en pense,
Paris, les François, et la France,
Valent mieux que ceux d’autrefois.


Mercier ne s’est point contenté de peindre les mœurs de son siècle, il a voulu pénétrer dans l’avenir ; et son an 2440 renferme quelques prophéties dont l’accomplissement a devancé l’époque qu’il avoit fixée. Son théâtre est tout entier dans ce tragique bourgeois qui fait les délices de l’Allemagne, celles de nos faubourgs, de nos antichambres, et fort souvent de notre bonne compagnie. La Chaussée l’a introduit sur la scène françoise ; Beaumarchais et Diderot l’ont mis beaucoup plus à la portée du vulgaire en lui ôtant les difficultés de la prosodie ; et il est heureux peut-être pour le genre noble, pour la tragédie véritable, que l’auteur de Mélanie n’ait pas suivi cette route facile, et poussé plus loin ses infidélités. Mercier n’étoit pas homme à marcher dans les voies de La Harpe ; il affectoit un superbe mépris pour la poésie et les poètes.


Il ne voyoit en nous que des esprits frivoles :
Les vers les plus harmonieux
Ne furent jamais à ses yeux
Qu’un vain arrangement d’inutiles paroles ;
Et de plus grands auteurs ne nous traitoient pas mieux
Montesquieu, d’Alembert, Buffon, et Malebranche :
Médisoient comme lui du dieu de l’Hélicon.
Mais je crois que sur Apollon
Ces messieurs prenoient leur revanche :
Si quelque amateur indiscret
Eût fouillé dans leur cabinet,
Plus d’un brouillon, chargé de rimes incomplètes,
Auroit dévoilé le secret
De leur mépris pour les poëtes.


Mercier fut donc réduit à faire des drames en prose, et montra plus de régularité dans ses compositions que ces dramaturges allemands qu’on veut absolument nous donner pour des génies du premier ordre. Un autre mérite se faisoit remarquer dans ses ouvrages, c’est qu’il y attachoit toujours une grande idée morale. L’Indigent, la Brouette du Vinaigrier, l’Habitant de la Guadeloupe, ne sont pour ainsi dire que le développement de trois maximes philosophiques ; et, si par le genre de ses pièces, si par la barbarie de son style, Mercier contribuoit à corrompre le goût de ses auditeurs, il leur donnoit du moins une leçon de vertu.

Dans le même taillis, et sur la même ligne que Suard, sont rangées les tombes du géographe Mentelle, du professeur Dufourny, dont les conseils et les collections précieuses ont été si utiles aux progrès de nos architectes, et de ce Ginguené, dont la bonhomie nous auroit rappelé celle de La Fontaine, si son érudition n’avoit décelé toute l’étendue de son mérite. Une pièce de vers fut l’origine de sa renommée littéraire. La satiété n’en avoit point encore produit le dégoût ; et la jolie confession de Zulmé eut assez de vogue pour exciter les envieux à lui en disputer la gloire. Hélas ! on a presque oublié de nos jours que Ginguené fut poëte ; mais on n’oubliera jamais le judicieux historien des écrivains de l’Italie. Il a fait pour cette contrée célèbre ce que La Harpe avoit fait pour les anciens et pour la France ; et, contre l’usage des continuateurs, il a eu le rare bonheur de surpasser son modèle. On infirme souvent les jugements de La Harpe ; on n’appellera point des arrêts de Ginguené, parcequ’il portoit dans ses ouvrages cette même loyauté de caractère qui se faisoit remarquer dans sa vie politique et privée.


Il n’étoit point de ces auteurs
Qui, dans leurs écrits imposteurs,
Ne parlent que d’honneur, de vertu, de morale :
De ces mondains prédicateurs
Dont l’éloquence doctorale
Tonne contre le siècle et ses indignes mœurs,
Et dont la conduite infernale
Nous offre à chaque instant l’exemple du scandale.
Que nous reprochent leurs fureurs.


Les discours et la vie de Ginguené ne nous présentèrent point cet affligeant contraste. Il occupa de grandes places, et n’en devint ni plus fier ni plus riche. Il parut dans le tribunat avec la franchise et l’austère simplicité d’un philosophe, et partagea sans se plaindre la disgrâce des tribuns, dont le despotisme naissant n’avoit pu souffrir la noble indépendance. Il rentra dans la vie privée sans s’apercevoir qu’il en fût jamais sorti ; et lorsqu’après la chute de l’homme qui l’avoit froissé dans sa carrière politique, on essaya de réveiller ses ressentiments, de provoquer la vengeance de sa plume, il répondit aux émissaires de la haine et de la calomnie : « Adressez-vous à ceux qui l’ont flatté, ils le déchireront mieux que moi. » Il ne fut pas trompé dans ses pressentiments. Il connoissoit trop bien cette race d’écrivains à gages, figurants obligés de tous les triomphes, mobilier chantant de toutes nos fêtes publiques, et qu’on ne sauroit mieux comparer qu’à ces ifs, ces lampions et ces guirlandes, qui servent depuis trente ans à l’illumination de nos palais et de nos jardins. Vous savez, madame, quelle explosion d’injures succéda tout-à-coup à ce concert de louanges qu’avoient fait entendre les mêmes bouches, combien de poèmes changèrent de héros, combien de tableaux changèrent de couleur avec la même rapidité que les palais avaient changé de maîtres ; et ce n’est point ici la satire de mon siècle que je veux faire, car tous les siècles se ressemblent. L’histoire est pleine de ces exemples de contradiction et de versatilité ; et, s’il étoit permis de comparer les petites choses aux grandes, je vous citerois le cardinal ministre qui, renvoyé par Louis XIV après la bataille du faubourg Saint-Antoine, fut poursuivi par les malédictions de la cour, du parlement, et du peuple ; et qui, rappelé peu de temps après par le même monarque, vit ce même peuple, ces mêmes magistrats, ces mêmes courtisans, se précipiter dans ses antichambres, et se prosterner devant l’idole qu’ils auroient voulu briser la veille. Tels sont les hommes : et l’on court après leur estime ! et l’on s’afflige de leurs dédains ! et l’on s’honore de leurs éloges ! et l’on s’inquiète des caprices de cette opinion variable comme le temps et la fortune ! Et quand on a bien tourmenté sa vie pour lui pilaire, le vieillard à la faux se présente : il nous surprend au milieu de nos projets et de nos espérances ; et nous disparoissons dans les trappes du grand théâtre ; et nous voilà, comme tous ceux dont je foule aujourd’hui les cendres, à six pieds sous la terre que nous avons trempée de nos sueurs, incertains de ce qu’on y pense de nous, de ce qu’on y fait de nos derniers vœux, de nos trésors, et de nos ouvrages ! Ah ! madame ! il est bien peu d’hommes sur la terre dont le suffrage vaille la peine d’être sollicité ; mais Ginguené étoit de ces hommes-là. C’est à eux seuls qu’il appartiendrait d’écrire l’histoire, de juger les rois et les époques ; d’en distinguer le bien et le mal, la honte et la gloire ; de leur dispenser l’éloge et le blâme ; et non pas à ces Guèbres politiques, adorateurs de tous les soleils levants, détracteurs de tous les astres éclipsés, interprètes serviles des partis qui les soudoient, et qui les méprisent en applaudissant à leur injustice.

Tels ne furent point ces historiens dont le traducteur est maintenant sous mes yeux ; et je m’attache à cette tombe pour sortir du pénible dédale où mon imagination s’est engagée. C’est dans le même enclos, sur le même terrain où fut élevé le sépulcre de Delille, qu’est enseveli Dureau de Lamalle, dont les traductions nous ont rendu tour-à-tour la concision énergique de Tacite, et l’harmonieuse abondance de Tite-Live. Sa tombe fait le pendant de celle de Boufflers ; et non loin de ce conteur agréable se retrouvent les noms de deux architectes célèbres. La coupole hardie qui couvre la halle au blé assure à Bellanger quelques lustres de souvenir. Le palais de la Bourse fera la gloire éternelle de Brongniart. C’est un de ces monuments que n’auroient désavoués ni Phidias ni Michel-Ange, et qui survivent quelquefois aux nations qui les élèvent. Hélas ! il ne fut point permis à son auteur de l’achever ; la mort inflexible vint le saisir au milieu de ses travaux : mais la gloire lui en restera tout entière ; et ceux qui trouvent quelque charme à se promener dans ce jardin des sépulcres n’oublieront pas qu’ils en doivent aussi l’élégante distribution à cet ingénieux architecte. Sur ce même côté de l’avenue, sous une borne funéraire, est déposé le cœur du médecin Montègre, à qui l’amour de l’humanité a coûté la vie.


Il a péri dans ces climats brûlants
Où règne ce fléau que le dieu du tropique

A peut-être enfante pour venger l’Amérique
Des crimes de ses conquérants.
La soif de l’or, l’avarice sordide,
N’avoient point de Montègre enflammé les désirs.
Il n’alloit demander à ce climat perfide
Ni des trésors ni des plaisirs ;
D un plus noble destin son ame étoit avide ;
L’amour seul des humains avoit guidé ses pas ;
Et sur cette terre homicide
Son zèle trop ardent a causé son trépas.
Sa jeunesse brillante en un jour s’est flétrie :
L’infortuné, vaincu par la douleur,
Dans ses regrets en vain a nommé la patrie ;
Sous le sol embrasé des feux de l’équateur
Sa dépouille est ensevelie,
Et la patrie en deuil n’a reçu que son cœur.


On a cru long-temps qu’il étoit mort victime du fléau qu’il vouloit observer sur le théâtre même de ses ravages périodiques ; mais la cause de sa mort nous est enfin connue, et cette cause n’est pas moins honorable pour sa mémoire. Une femme alloit périr dans les flots, Montègre s’y précipita pour la sauver, et fut assez heureux pour la ramener sur le rivage ; mais l’impression de l’eau sur son corps baigné de sueur fut mortelle pour lui-même ; et quelques heures après, il avoit cessé de vivre. Sa mort fut pleurée par les nouveaux maîtres de Saint-Domingue ; car Montègre ne leur avoit apporté que des bienfaits. Ce n’étoit pas assez pour lui de leur prodiguer les secours de son art ; il soignoit aussi leur intelligence ; il répandoit parmi ces êtres que notre orgueil a long-temps regardés comme le rebut de la nature, toutes les connoissances qu’il avoit puisées dans sa patrie. La gloire de cet art bienfaisant ne suffit plus aujourd’hui à nos disciples d’Hippocrate ; et c’est au milieu des plus affreux périls qu’ils se plaisent le mieux à l’exercer. On les a vus se précipiter sur nos champs de bataille, au fort de la mêlée, au milieu du carnage, sous le feu des canons ennemis, pour arracher à la mort les guerriers mutilés par le glaive, ou fracassés par la mitraille. D’autres ont osé s’inoculer la peste pour essayer d’en paralyser les effets, et d’en atténuer les ravages ; et lorsque cette fièvre épouvantable qui dépeuple l’Amérique s’est présentée sur nos frontières, ils ont brigué en foule le dangereux honneur d’en affronter la rage pour en connoître la nature, pour en étudier la marche jusque dans les entrailles palpitantes de ses victimes. Ils ont presque tous envié le sort de Pariset, d’Audouard, de Mazet, de François, et de Bally, qu’un choix honorable envoyoit au secours de Barcelonne, et j’en sais plus d’un qui s’estimeroit heureux de finir comme ce jeune Mazet, qui, moins fortuné que ses compagnons de gloire, n’est pas revenu pour recueillir avec eux les lauriers que nous tressions pour leurs têtes.


Notre hommage a payé leur zélé magnanime :
La France a célébré d’une voix unanime
Ces héros de l’humanité,
Et le courage plus sublime
De ces filles de charité
Qui, ne songeant pas même à nos gloires mondaines,
Vivant pour soulager les misères humaines,
Ont du même fléau bravé la cruauté,
Avec cette tranquillité
Dont ces divines créatures
Marchoient autrefois aux tortures
Pour attester leur piété.
Que leurs noms soient un jour recueillis par l’histoire ;
Qu’elle honore sur-tout ce jeune infortuné
Qu’à la fleur de ses ans la peste a moissonné ;

Que les chants des neuf sœurs protègent sa mémoire,
Que les lauriers et les cyprès
Croissent sur son tombeau pour attester sa gloire,
Son infortune, et nos regrets !


Nos théâtres ont déjà retenti de leurs noms illustres ; le pinceau nous a retracé leur image, leurs travaux, et leurs périls. Des récompenses nationales leur ont été justement décernées ; l’académie françoise a confié leur éloge à la lyre de nos poètes ; le signe de l’honneur a été placé sur la poitrine de ceux qu’avoit respectés le fléau ; et les braves qui l’avoient acquis dans les champs de Bellone, applaudissant à la justice du monarque, n’ont pas rougi de les voir parés de ce signe honorable, qui fut trop souvent, et depuis son origine, le prix de la faveur et de l’intrigue.

Il en fut digne aussi le peintre dont la tombe s’élève à côté de celle de Montègre. Vincent fut le premier disciple de Vieil, et lutta comme son maître contre le mauvais goût qui déshonoroit la peinture. Les leçons du Poussin, de Lesueur et de Lebrun étoient perdues. Les traditions des maîtres de l’art étoient oubliées de l’Europe entière. On se plaisoit à méconnoître les principes du dessin, sans lesquels il n’est dans les arts ni beauté ni vérité. Le mauvais goût de Boucher avoit fait école ; et les peintres françois en étoient venus à ce point de dégradation de considérer comme un préjugé limitation de la nature. Ils cherchoient des succès éphémères dans la singularité des conceptions, dans la bizarrerie des formes, dans le vague de l’expression, dans l’incohérence des idées. Soutenus un moment par le prestige de la nouveauté, ils retomboient dans le mépris de la génération dont ils avoient amusé l’inconstance. Leur siècle passoit en un jour de l’engouement au dégoût ; et leur demandoit, sous peine d’oubli, des extravagances nouvelles. C’étoient en un mot les romantiques de la peinture,


Vien parut ; et, du goût rallumant le flambeau,
Rejetant dans l’oubli ces enfants du caprice,
De leurs fausses couleurs fit tomber l’oripeau,
Et, démasquant leur nature factice,
Aux règles du dessin il soumit le pinceau.
Des peintres, à sa voix, s’arrêta le délire :
La vérité sur eux recouvra son empire ;
Et l’école françoise, abjurant ses travers,

Reprenant tout-à-coup les traces immortelles
Des Raphaëls et des Apelles,
De son nouvel éclat étonna l’univers.


Vincent sortit le premier de cette école régénératrice. Ses tableaux marquèrent la renaissance de l’art, et fixèrent les regards de Louis XVI. Le patriotisme éclairé de ce monarque ne se contenta point d’encourager ce retour vers la nature et la vérité, il voulut y trouver un double motif de gloire pour la France ; et sa munificence dirigea le génie de nos peintres vers l’histoire nationale. Vincent retraça la noble fermeté du président Mole au milieu des factieux qui demandoient sa tête. Mais les tableaux de ce peintre, la sagesse de ses compositions, la correction de son dessin, la franchise et la fermeté de sa manière ne déceloient encore que l’homme de goût. On y cherchoit en vain cette profondeur, cette énergie, cette originalité, qui s’emparent d’abord de l’admiration. L’école de Vien attendent enfin un homme de génie ; et cet homme ne tarda point à se montrer. Mais il n’aura peut-être pas, comme Vincent, le bonheur de mourir au sein dé sa patrie.

David respire encor, mais non pas pour la France :
Il est proscrit, il est banni
Des lieux qu’honora sa naissance.
Je sais de quel forfait notre Apelle est puni :
Il fut coupable un jour, mais sa gloire est immense ;
Sa gloire commandoit la clémence et l’oubli.
Sa fierté, m’a-t-on dit, méprise sa disgrâce,
Et, déjà pressentant son immortalité,
Ne veut point de son juge implorer la bonté :
Mais tous ces demi-dieux que son art nous retrace,
Le grand Léonidas, l’inflexible Brutus,
Romulus, Bélisaire, et les enfants d’Horace,
Ne s’animent-ils pas pour demander la grâce
De qui nous a transmis leurs traits et leurs vertus ?
Ce n’est pas lui, c’est nous qu’a frappés sa sentence ;
C’est la patrie enfin que punit son absence.
Sur la terre étrangère il porte ses pinceaux ;
Et la gloire de ses travaux
N’est plus tout entière à la France.


Quand reviendra ce temps heureux où la politique ne réglera plus la conduite des rois envers les hommes dont les talents concourent à l’illustration de leurs règnes ? Louis XIV avoit rejeté cette tradition du despotisme, ce système d’oppression, qui avoit forcé Descartes à chercher une nouvelle patrie, et Gassendi à se réfugier au pied des Alpes. Corneille, Racine, Molière, Despréaux, attaquoient impunément les vices de la cour, et jusqu’aux défauts du monarque. Louis XIV imposoit silence à la colère de ses courtisans ; et l’audace de ces immortels censeurs n’arrêtoit point le cours de ses bienfaits. La Fontaine n’avoit pas été puni des regrets touchants, des vers honorables que la disgrace de Fouquet lui avoit inspirés ; et Pellisson, qui avoit osé comme lui défendre cette grande victime de l’envie, n’en avoit pas moins fini par être comblé des faveurs de son roi. C’est qu’il étoit grand alors !… Mais cette grandeur disparut ; il ne resta que l’orgueil ; et l’orgueil est si susceptible ! Fénélon fut le premier qui porta la peine d’une censure indiscrète. La disgrâce de Racine fut la seconde ; et si d’Argenson n’eût soutenu Fontenelle contre les infâmes accusations du jésuite Letellier, le traducteur du Traité des Oracles auroit expié, par la perte de ses pensions et de sa liberté, le succès d’un ouvrage qui étoit depuis vingt ans en possession de la presse. L’autorité marcha dès-lors dans cette voie funeste, La proscription pesa sur Voltaire, qu’il étoit si facile de gagner ; la persécution troubla les jours de l’auteur d’Émile ; tandis que les faveurs de la cour étoient prodiguées aux Voisenon, aux Pezai, aux Dorat, à tant d’autres pygmées littéraires, dont la postérité dédaigne aujourd’hui de retenir les noms obscurs. La république ne fut pas plus juste. Quand les peuples se font rois, ils poussent encore plus loin l’injustice, l’arbitraire, et l’ingratitude. Le vainqueur de la république fit, dans la vigueur de l’âge et de la gloire, ce que Louis XIV n’avoit fait que dans sa décadence. L’illustre fille de Necker expia par un long exil le libéralisme de ses opinions. Chénier mourut dans la disgrace, dans la misère ; et le chantre des jardins auroit partagé son sort, si l’esprit de parti n’eût soutenu la vogue de ses poésies. Napoléon n’est plus ; et rien n’est changé à cet égard. On ne demande point à l’homme de génie ce qu’il a fait, on s’informe de ce qu’il pense ; et comme la médiocrité pense tout ce qu’on veut, elle est trop heureuse de trouver quelque chose de plus honorable que l’intrigue, pour suppléer aux talents qui lui manquent, et pour arriver aux honneurs et à la fortune. Gardez-vous bien encore de vous étonner des récompenses dont elle a été l’objet ; elle se plaindroit à vous de la parcimonie du gouvernement à l’égard de son mérite, qui n’est autre chose qu’une grande flexibilité d’opinion ; et si vous pressiez son amour-propre, elle accableroit de son impudence dédaigneuse ceux dont elle usurpe les pensions et les dignités littéraires.


Qu’elle se hâte d’en jouir :
Au-delà de la vie il n’est plus rien pour elle ;
Et le temps est si prompt à fuir !
Cette vie est un songe, une foible étincelle,
Qu’un souffle fait évanouir.
Que d’hommes j’ai connus dans ma courte carrière,
Et qui devant mes yeux ont passé pour toujours !
Nous jouissions hier de la même lumière :
Je les voyois, j’écoutois leurs discours ;
Ils formoient des projets, ils revoient de longs jours
Je les quitte un moment Les voilà sous la pierre ;
Et déjà la mousse et le lierre
En ont couvert les alentours.


Cette idée fatale me fit sortir enfin de ce bosquet où chaque tombeau sembloit la reproduire. Je fuyois à grands pas comme pour échapper à cette vérité sinistre ; mais la tombe de Valenciennes m’attendoit sur le tertre voisin pour m’y ramener. Vous savez mieux que moi, madame, quelles étoient les qualités de ce peintre, qui fut le plus fécond de nos paysagistes, et qui en seroit le plus illustre, si le Poussin n’avoit pas existé. Vous fûtes son élève et son amie, et vous avez apprécié son mérite et son caractère. Il se croyoit appelé par la nature à marcher sur les traces des Gluck et des Grétry ; et c’est à Paris, dans la galerie du duc de Choiseul, qu’il reconnut cette erreur de son éducation, qu’il sentit sa vocation véritable. Les conseils de Doyen et les bienfaits du ministre le poussèrent en Italie. Il perfectionna son goût en contemplant les chefs-d œuvre du Vatican, en étudiant les sites classiques de la Sicile ; et, après avoir nourri son génie des leçons de l’art et de la nature, il revint en France pour être le restaurateur du genre où le Poussin s’étoit immortalisé. Il fit pour le paysage historique ce que Vien avoit fait pour les tableaux d’histoire : il en retrouva les belles formes et les grands effets : il anima ses riches paysages par le spectacle des grands souvenirs ou des grandes infortunes. Le pinceau de Valenciennes nous retraça la misère d’Œdipe, l’abandon de Philoctète, et tant d’autres victimes de la fatalité. Sa fécondité fut prodigieuse : plus de trois cents tableaux sortirent de sa palette. Mais celui qui nous représente Cicéron au tombeau d’Archimède fut son chef-d’œuvre. Il lui ouvrit les portes de l’ancienne académie de peinture ; et l’on s’étonne, en le voyant, de ne point retrouver sur les tables de l’Institut le nom d’un peintre que la France entière a proclamé le régénérateur de son école. Affligé de cette injustice, je voulus un jour lui en demander la cause ; il me répondit avec assez d’indifférence qu’il n’étoit ni intrigant ni flatteur, et il retourna tranquillement à son chevalet.

Près de sa tombe modeste, l’abbé Morellet est venu prendre son dernier asile. Le temps a sapé cette dernière colonne de la philosophie. Le siècle de d’Alembert et de Voltaire nous avoit laissé ce représentant de sa gloire. comme Fontenelle étoit demeure sur les ruines du siècle de Louis XIV, long-temps après que les Molière et les Racine avoient disparu. Ce vieillard, que j’ai vu sur les bancs de l’académie françoise dans ses solennités littéraires, avoit touché la main de cet autre vieillard qui avoit conversé avec Fénélon, et joué sur les genoux de Corneille.


L’étude avoit uni Morellet à Turgot ;
Le savant d’Alembert accueillit son enfance.
Contre d’Holbach et Diderot,
Du dieu qu’ils renioient il soutint l’existence.
Il a de Montesquieu consulté la prudence,
Sur le bien des états interrogé Franklin,
Et dans le salon de Geoffrin
Admiré de Buffon la brillante éloquence.
Jean-Jacque auprès des grands sollicitoit pour lui ;
Malesherbe estimoit son noble caractère.
Il a vu dans Ferney l’Hercule littéraire,
Qui fut des opprimés l’infatigable appui ;
Qui, faisant à Terreur une guerre éternelle,
Dégoûté de la cour, des rois et des héros,
Entre la lyre et la truelle,
Achevoit ses vieux ans, et se moquoit des sots.


Plusieurs sectes s’élevèrent parmi ces philosophes, dont l’esprit de parti se plaît à confondre les doctrines pour s’arroger le droit de les envelopper dans la même sentence. Morellet appartint à celle des économistes, qui vouloit soumettre à des principes invariables la richesse et la prospérité des états, et faire une science positive de l’administration publique. Il avoit tourné dès long-temps ses études et ses méditations vers ce but honorable. Mais la secte de Morellet avoit compté sans les passions des hommes puissants et de leurs parasites ; et ce qui paroissoit devoir mettre un terme aux discussions des politiques les a peut-être éternisées. La sagesse de Turgot voulut essayer les théories des économistes ; un orage terrible fondit sur sa tête. Les abus, les préjugés, et les privilèges, triomphèrent du ministre réformateur ; mais la lutte fut engagée. L’autorité ne montra qu’une incertitude funeste au milieu des partis qui se disputaient le droit de la diriger. Elle n’eut ni assez d’énergie pour les comprimer, ni assez d’adresse pour balancer leurs prétentions. Le peuple intervint dans la querelle ; et l’état lut perdu, non pour avoir souffert l’audace des réformateurs, mais pour n’avoir pas dirigé la réforme. Des crimes épouvantables furent le résultat de cette lutte. Les choses les plus saintes furent profanées, les principes les plus sages furent méconnus, les droits les plus augustes furent violés ; et les abus, les préjugés, et les privilèges, se hâtèrent de faire cause commune avec tout ce qui avoit succombé dans cet affreux désordre. Ils se gardèrent bien de faire la part de la raison et de l’anarchie, de la licence et de la liberté ; impatients d’accabler la philosophie dont ils redoutoient encore l’influence, ils rejetèrent sur elle tous les crimes d’une révolution qu’ils avoient seuls rendue nécessaire. Mais le sage Morellet resta debout au milieu de tant de ruines, pour justifier cette philosophie, pour montrer ce que les philosophes auroient tous fait à sa place. Après avoir lutté contre Robespierre, il défendit les héritiers des victimes de ce monstre contre les lois spoliatrices qui les privoient de leurs héritages ; et, soutenu par l’opinion révoltée, il força la Convention à restituer ces larcins. Les pères et les mères des émigrés, que dépouilloient aussi les mêmes lois, trouvèrent dans le même philosophe un zélé défenseur de leurs intérêts, un éloquent interprète de leurs plaintes légitimes.


C’est par lui, par sa voix, que la Philosophie
Disoit aux François égarés.
« Je n’ai point enseigné le meurtre et l’incendie,
Le sacrilège, l’anarchie,
Et tant d’autres forfaits justement abhorrés.
Non, non : les Montesquieu, les Rousseau, les Voltaire,
N’ont jamais instruit les mortels
A violer les lois, à briser les autels,
A détester des rois le pouvoir tutélaire.
Ceux qui proscrivoient les abus,
Les préjugés, les injustices,
Ne préparoient point des supplices
Pour les talents et les vertus.
Je n’ai point confondu par un cruel sophisme
La religion sainte avec le fanatisme,
L’erreur avec la vérité,
La licence et la liberté,
La puissance et le despotisme ;
J’apporte au genre humain le bonheur et la paix :
La raison seule inspire mon génie ;
Et qui me prête des forfaits
M’abandonne ou me calomnie. »

Les services que Morellet avoit rendus au malheur ne sont pas de ceux qui mènent à la fortune. Les opprimés ont rarement le pouvoir de récompenser ceux qui les protègent ; c’est assez pour eux qu’ils ne soient pas ingrats ; et l’état ne réserve point les récompenses publiques pour les hommes vertueux qui s’opposent à ses injustices. Morellet chercha dans le travail la subsistance de sa vieillesse. La traduction de quelques romans anglois le mit à même d’atteindre à une époque plus heureuse, où le mérite et le savoir ne furent plus abandonnés à eux-mêmes. Il ne lui resta bientôt de ses chagrins que l’opiniâtre persécution de quelques lâches pamphlétaires, qui cherchoient une honteuse célébrité dans les tourments d’un vieillard célèbre. Mais l’estime publique le vengea dignement de leurs insultes ; et la plus douce consolation de ses vieux jours fut le rétablissement de l’Académie qu’il avoit défendue contre l’ingratitude de Chamfort, et dont il avoit sauvé les titres et les archives.

Il fut aussi un abbé philanthrope, un philosophe pratique, un bienfaiteur de l’humanité, ce respectable Haüy, que ses amis et ses confrères ont déposé naguère dans le sein de la même colline, et à quelques pas de Morellet. Le vulgaire ne vénéroit en lui que l’instituteur de ces jeunes aveugles, qui étonnent la capitale par le développement de leur intelligence et les progrès de leur instruction ; mais le monde savant le regardoit comme l’oracle et le flambeau de la minéralogie. En observant l’architecture des mille et mille cristallisations qui avoient passé sous ses yeux, il avoit cru reconnoître que, malgré l’innombrable variété de leurs formes, ce travail mystérieux de la nature étoit soumis à des régies invariables. Cette grande idée s’empara de toutes les facultés d’Haüy ; il ne respira plus que pour l’approfondir ; elle devint la pensée unique, la passion de sa vie entière. Aidé de la physique et de la géométrie, il parvint à découvrir ces lois ; il les fit reconnoître à l’Europe, et devint pour la minéralogie ce que Linné étoit devenu pour la botanique, Lavoisier pour la chimie, et Newton pour les sciences les plus élevées. Telle a été l’exactitude de ses milliers de calculs, a dit l’éloquent et savant Cuvier sur sa tombe, que, parmi les innombrables métamorphoses que subissent tant de substances, il n’en est aucune qui ne soit consignée d’avance dans les formules d’Haüy. Son illustre panégyriste ne se borna point à rendre hommage à son génie ; il L’offrit à ses contemporains et à ses disciples comme un modèle de vertu ; et jamais aucune voix ne s’élèvera pour démentir cet éloge.


Il fut savant sans vanité,
Et pieux sans intolérance ;
L’étude de la vérité
Remplit sa modeste existence ;
Et jamais les partis qui troublèrent la France
N’ont troublé sa tranquillité.
Aux dons de la fortune il fut inaccessible ;
Il vit régner le crime, et d’un cœur impassible
Il brava sa férocité.
Ses disciples l’aimoient : il en étoit le père.
Son ame seule étoit austère ;
Mais son front, calme et doux, respiroit la bonté.
Au milieu des tourments d’une lente agonie,
Il garda sa sérénité ;
Et, plein de jours, de gloire, et de félicité,
Sans crainte et sans regret il a quitté la vie »

Quel spectacle, madame, que la vie et la mort du sage ! Quel baume il répand sur une ame froissée par les agitations du monde ! Comme il tempère les passions humaines ! Et quel doit être le bonheur de ceux qui le donnent, puisqu’il fait à ce point le bonheur de ceux qui le contemplent ! J’étois appuyé sur cette tombe ; et, les yeux fixés sur la terre, j’en respirois les émanations bienfaisantes. Je me rappelois le système des Pythagoriciens ; et, me repaissant des illusions de la métempsycose, j’enviois la destinée du jeune corps qui avoit reçu l’ame de cet aimable philosophe. L’aspect de trois magnifiques sépulcres, qui se dessinoient sous mes yeux, vint me distraire de ces heureuses méditations. Je descendis de la colline, et me dirigeai vers le plus élevé de ces tombeaux. En tournant autour de ce monument, j’aperçus deux hommes jeunes encore qui attachoient aux barreaux d’une porte de bronze une couronne de laurier et de chêne. Ce tribut n’étoit point celui d’une famille ; c’étoit un hommage rendu à de grandes vertus civiques ; et je n’en fus point surpris quand je lus le nom de Monge sur ce mausolée. Ces hommes étoient deux de ses élèves. Ils étoient sortis de cette école polytechnique, dont la gloire a rempli l’Europe entière, et qui a donné à la France tant de savants illustres, tant de citoyens utiles. Monge avoit partagé l’honneur de sa fondation ; mais ses talents et son activité l’avoient rendu l’ame de ce grand établissement, où l’admission étoit déjà un titre d’honneur.

« Nous remplissons un devoir sacré, me dit l’un de ces coéphores. Nous étions loin de Paris, quand Berthollet, Laplace, Delambre, Chaptal, Vauquelin, et Legendre, dignes émules de ce grand homme, amenèrent sur sa tombe la génération qu’ils avoient élevée. Nous n’avons pas entendu les paroles mémorables que Berthollet a prononcées dans cette solennité funèbre ; nous n’avons point mêlé nos larmes aux siennes ; et ce n’étoit pas assez pour nous d’avoir contribué, par nos épargnes, à l’érection de ce monument de leur reconnoissance et de leur affection. Quel homme fut plus digne des regrets de la Fiance ? Il s’etoit élevé par la seule force de son génie à la hauteur des plus grandes sciences qui honorent l’esprit humain ; et il en avoit reculé les limites. Les Lacroix, les Gayvernon, les Prony, les Hachette, furent ses premiers disciples ; les Malus, les Biot, furent plus tard formés par ses leçons : avec quelle bonté paternelle, avec quelle éloquence touchante il nous expliquent ce qu’il avoit appris ! avec quelle modestie il nous parloit de ses découvertes ! C’étoit le philosophe des temps anciens conversant avec ses élèves sous les bosquets du lycée et de l’académie. Avec quelle bonhomie il aidoit notre intelligence ! Avec quel enthousiasme il nous parloit de la patrie ! il lui rapportait toutes ses pensées et tous ses travaux. Déjà fameux quand la révolution vint le surprendre, il s’éleva par elle aux premières dignités de l’état. Ministre de la marine à une époque désastreuse, il en prévint l’anéantissement. Président du sénat sous la puissance impériale, il n’usa de son crédit que pour arrêter les progrès du despotisme. Son caractère étoit à l’épreuve des grandeurs et de l’infortune. Il montoit sans orgueil, il descendent sans regret, et n’étoit jamais plus grand que lorsqu’il n’étoit que citoyen. On le vit, avec un zélé infatigable, chercher dans les entrailles de la terre, suivre dans les ateliers et les manufactures les métaux et le salpêtre qui manquoient à nos armées, et seconder par ses talents le courage de nos héros improvisés dans cette lutte d’un grand peuple contre la, ligue des rois. Bientôt cette coalition terrible est rejetée au-delà du Rhin, des Alpes, et des Pyrénées. Monge s’élance sur les pas des vainqueurs de Montenotte ; il parcourt, sous les auspices de la victoire, la vieille terre des arts et du génie. Les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël, les statues des dieux de l’antiquité, les trophées de bronze et de marbre, que les armées romaines avoient enlevés à la Grèce, deviennent la conquête des armées françoises. Monge partage avec Berthollet le soin de les recueillir. La poussière et les vers alloient dévorer ces tableaux ; ils inventent un moyen qui les perpétue. Ils les rendent au monde qui étoit près de les perdre ; et la France voit arriver dans sa capitale étonnée ces monuments des arts, ces débris augustes des deux plus grandes nations dont l’Europe ait conservé le souvenir. La conquête de l’Égypte a transplanté Monge sur les rivages du Nil. Il contemple, il étudie l’imposante architecture des temples d’Osiris, des palais de Sésostris, et des tombeaux des Pharaons. Quarante de ses élèves Font suivi sur cette terre antique. Il les anime de son enthousiasme ; il les éclaire de ses conseils. Tout est mesuré, décrit ; aucun vestige n’échappe à leurs savantes recherches ; et, tandis qu’il réveille dans l’Égypte nouvelle le génie des arts et des sciences, la vieille Égypte nous apparoît bientôt avec ses monuments, ses prestiges, et ses emblèmes mystérieux. O mon père ! ô mon maître ! s’écrie alors le disciple de Monge en s’appuyant sur le sépulcre, une tombe ne suffit pas à ta gloire, c’est une statue que te doit la patrie. Et des temps sont venus où ton nom glorieux a été rayé des tables de l’Institut ! et l’académie des sciences, où tu brillois avant que la révolution l’eût détruite, s’est rouverte sans que ton nom y fût rétabli ! et tes émules, tes disciples n’ont pas craint d’y siéger sans toi ! O mon père ! o mon maître ! pardonne à ta patrie !… » Ici je n’entendis plus que des sanglots. Un silence religieux succéda bientôt à cette explosion de douleur ; et l’attitude de ces deux coéphores n’avoit point changé, quand mes yeux les avoient déjà perdus de vue. Mais leurs paroles restoient gravées dans mon imagination, et retentissoient à mon oreille.


Je les voyois encor ces chefs-d’œuvre des arts
Qui, des confins de l’Italie
Escortés par nos étendards,
Chez le nouveau peuple de Mars
Venoient chercher une patrie.
Le Louvre recueilloit ces monuments épars
De la victoire et du génie.
De ces hôtes sacrés la France enorgueillie
Les dévoroit de ses regards.
Ce n’étoient point ces triomphes barbares
Où Rome et des consuls avares
Étaloient la dépouille et l’or de l’univers,
Des peuples opprimés enchaînoient les images,
Et livroient sans pudeur à d’insolents outrages
Les monarques chargés de fers :
Le François, plus humain, plus digne de sa gloire
Ne sait point insulter au malheur des vaincus ;
Et ces prix qu’en nos mains remettoit la victoire,
Ces marbres, ces tableaux, pacifiques tributs,

Excitoient dans la France un plus bruyant délire
Que la ruine d’un empire
Et la honte des rois qu’elle avoit combattus.
A nos transports d’amour, à nos chants d’allégresse,
Le vainqueur de Python se croyoit à Délos ;
Et la déesse de Paphos
Crut présider encore aux fêtes de la Grèce.
Sur les rives du Nil je suivais nos guerriers :
Mon cœur leur envioit cette belle conquête ;
D’une feuille de ces lauriers
J’aurois voulu ceindre ma tête.
Eh ! quel soldat françois ne seroit orgueilleux
D’avoir foulé la terre où l’histoire commence,
Où tant de débris glorieux
D’un grand peuple effacé révèlent la puissance ?
C’est là que de David reposent les aïeux ;
C’est là que, de Jacob soulageant les misères,
Joseph a pardonné le crime de ses frères ;
Qu’à la voix de Moïse, inspiré par les cieux,
S’ouvrirent les ondes amères ;
Que les temples d’Isis et leurs divins mystères
Attiroient à l’envi les peuples curieux.
Là, Sésostris victorieux
Trainoit les rois captifs dans les pompes thébaines ;
Là naquirent les arts, et les lois, et les dieux,
Qui firent la gloire d’Athènes.
Cet océan de sable a dans ses tourbillons
Du farouche Cambyse englouti les cohortes,

Et les palais des Pharaons,
Et les plaines dont les moissons
Nourrissoient la ville aux cent portes.
Le coursier d’Alexandre a franchi ces déserts.
C’est là qu’une voix prophétique
Promit au vainqueur du Granique
La conquête de l’univers ;
Que régnoient pour les arts les fils de Ptolémée ;
Que Pompée a fini ses malheurs et ses jours ;
Et que le vainqueur de Pompée
Fut enchaîné par les amours.
L’Égypte à nos héros n’étoit pas étrangère :
Les remparts de Damiette avoient vu nos aïeux ;
Aux champs de la Massoure un revers glorieux
Avoit illustré leur bannière ;
Et les victoires de leurs fils ?
Les héros d’Aboukir, de Thébes, de Memphis,
Firent tressaillir la poussière
Des compagnons de saint Louis.


Tout fut grand dans cette expédition lointaine ; tout fut gigantesque comme les pyramides qui en furent les témoins. C’étoit la civilisation armée, qui, dans tout l’éclat de sa puissance et de sa gloire, alloit reconquérir son berceau sur le génie des ténèbres et de l’ignorance. La politique d’une nation rivale a détruit les résultats de cette brillante conquête ; mais le souvenir en restera gravé dans la mémoire des hommes ; et les François dont les coursiers ont bu les eaux du Nil apparoîtront à la postérité avec cette auréole de gloire qui environne encore les Argonautes de la Grèce.

Dans le désordre de mes idées, j’avois déjà franchi un grand espace. J’étois loin de la rotonde des peupliers où j’avois laissé le cénotaphe de Monge ; et je suivois les contours d’une allée pratiquée sur le revers du coteau que l’occident regarde. Un double rang d’acacias ombrageoit cette route ; et leurs rameaux fleuris se croisoient sur ma tête. A ma droite, se prolongeoit une étroite vallée ; à ma gauche, une colline où s’appuyoient les sépulcres de plusieurs familles. C’est dans l’une d’elles que j’avois vu déposer naguère le cercueil du vieux Kellermann. Il étoit venu, chargé d’ans et de gloire, rejoindre l’aimable compagne de sa vie, la plus vertueuse des épouses, la plus tendre des mères, l’ornement de son sexe, et l’orgueil des deux maisons célèbres qu’avoient parées sa naissance et son hyménée. Je me rappelai les marques d’intérêt et d’amitié que la vieillesse du héros m’avoit prodiguées ; et je donnai une nouvelle larme à sa mémoire ; mais bientôt le nom de Valmy gravé sur le marbre de son épitaphe vint représenter à mon souvenir la première époque des temps héroïques de la révolution françoise ; et je chantai la gloire de ce Nestor de nos armées.


L’Europe avoit juré la honte de la France.
Les peuples et les rois, dans leur folle arrogance,
Pensoient arrêter nos destins ;
Leurs cris de haine et de vengeance
Retentissoient sur nos confins.
Des rives du Danube et des champs de la Sprée,
Leurs bataillons sur nous s’étoient précipités.
Avide de pillage, et de sang altérée,
Cette ligue en espoir dévoroit nos cités.
« Tremblez ! » disoit Brunswick, le superbe interprété
De leur insolente fureur,
Lame de leurs conseils, leur guide, leur prophète,
Qui, de la France entière annonçant la conquête,
Sans avoir combattu nous parloit en vainqueur ;
« Abjurez, disoit-il, vos maximes nouvelles ;
Livrez les factieux qui vous ont abusés ;
Soumettez-vous, sujets rebelles,

Et rentrez dans les fers que vous avez brisés :
Ou, livrant aux bourreaux vos têtes criminelles,
Nous porterons la mort sous vos toits embrasés. »
La France les entend, et pousse un cri de rage.
De ses fils belliqueux l’orgueil s’est irrité :
Tous les cœurs ont senti cet insolent outrage ;
Tout s’arme pour la liberté :
Vaincre ou mourir est leur noble espérance.
Le nom de l’étranger enflamme leur courroux ;
Et chacun d’eux aspire, en son impatience,
A lui porter les premiers coups :
Le sort à Kellermann réservoit cette gloire.
Les champs illustres de Valmy
Ont bu le sang de l’ennemi ;
Les François ont chanté l’hymne de la victoire ;
Et ces rois, dont l’orgueil les avoit insultés,
Dans le fond de la Germanie
Vont cacher leur ignominie
Et leurs débris épouvantés.


La bataille de Valmy est une de ces journées décisives, qui, pareilles à celle de Marathon, de Salamine, et de Denain, suffisent à la gloire d’un homme ; et le patriotisme de Kellermann le rendoit digne d’un si beau laurier. Ce souvenir faisoit le charme de ses vieux jours. Il avoit reporté son amour aux Bourbons, sous les drapeaux desquels il avoit illustré sa jeunesse ; mais il n’avoit point oublié ce qu’il devoit à la liberté. Ces deux affections se confondoient dans son ame ; et ses derniers vœux furent encore pour sa patrie. Sa dépouille ne repose point ici tout entière ; il a voulu que son cœur fût enseveli au milieu des braves qui étoient morts à ses côtés, dans les mêmes champs où il avoit triomphé ; et son fils s’est acquitté de ce pieux devoir. Son convoi fut modeste comme sa vie et sa fortune. Sur la foi de ses dignités et de ses titres on le croyoit dans l’opulence ; mais il avoit à peine de quoi soutenir son rang dans le monde ; et s’il n’eût été l’ennemi du faste, il n’auroit transmis à sa famille d’autre héritage que sa gloire.

A quelques pas de ce tombeau, la curiosité m’entraîna vers le vallon qui s’étendoit à ma droite ; et à l’extrémité d’un sentier rapide, une colonne de marbre, ombragée par un berceau de lilas et de roses, me rappela le nom de Sophie Gail, que j’avois vue rassembler autour de son piano les amateurs et les musiciens les plus célèbres. Sa voix étoit foible ; ses traits n’avoient rien d’agréable ; mais elle suppléoit par tant de goût et de sentiment à ce que la nature lui avoit refusé, qu’on écoutoit avec ravissement ses délicieux nocturnes, et que sa laideur même se faisoit oublier.

Non loin d’elle, à droite du sentier, s’élève sur un tertre un cénotaphe de marbre blanc. Le ciseau de l’artiste a représenté sur un bas-relief une femme voilée tenant un enfant dans ses bras, et dans la morne attitude d’une veuve au désespoir. Je ne sais quel pressentiment sinistre me faisoit frémir en parcourant les inscriptions de ce cénotaphe ; et je ne saurois rendre compte des impressions qui m’assaillirent, quand je lus sur le revers le nom de Labédoyère. Je m’éloignai comme si la terre avoit tremblé sous mes pas : mais les pensées douloureuses se pressoient en foule dans mon imagination désordonnée ; le 20 mars avec ses résultats et ses causes se reproduisit sous mes yeux effrayés ;


Les erreurs du pouvoir, les fureurs des partis,
La France et l’Europe en alarmes,

Les peuples reprenant les armes,
Et de leurs bataillons nos remparts investis,
Nos villes saccagées,
Nos moissons ravagées,
Nos champs couverts de morts,
Nos défaites rapides,
Les étrangers avides
Dévorant nos trésors,
Et la France, aux bords de la Loire,
Sacrifiant, dans ses terreurs,
Les vieux instruments de sa gloire
A la haine de ses vainqueurs.


Tous ces malheurs furent un moment renfermés dans la main de Labédoyère. Cette victime des circonstances nous feroit croire, madame, à cette fatalité des anciens, qui plaçoit les hommes entre deux abymes, et qui ne leur permettoit que le choix de leurs infortunes. Ses juges ne pouvoient l’absoudre, car il avoit trahi le roi qui les avoit chargés de sa justice ; le parjure n’avoit jamais eu des résultats si terribles ; et le roi, banni de ses états par la rébellion, devoit livrer à la vengeance des lois celui qui en avoit donné le signal ; mais depuis qu’il existe des rois et des sujets, dans ce conflit perpétuel des partis et des dynasties que l’histoire nous a retracé, quel soldat s’étoit rencontré comme lui dans cette position funeste, moment rapide, épouvantable, où la surprise ne laissoit pas même de place à l’indécision, où l’esprit étonné devoit céder à l’impression des objets présents, sans pouvoir en calculer les conséquences ? Quel homme lui apparoissoit dans tout le merveilleux de sa gloire !


Le vainqueur dont l’Europe avoit subi les lois,
Celui qui d’Alexandre égaloit le courage,
Qui de César peut-être effaçoit les exploits,
Qui faisoit le destin des rois,
Qui des François douze ans avoit reçu l’hommage.


Ce n’étoit plus, il est vrai, l’homme de la patrie, car il l’avoit sacrifiée à son ambition ; et le devoir de Labédoyère étoit de le saisir, de le frapper ; car cet homme venoit détrôner le roi que Labédoyère avoit juré de défendre : mais quel devoir terrible pour un ancien soldat de cet homme ! Fatalité ! fatalité ! m’écriai-je vingt fois dans ma fuite rapide. Une autre pensée me poursuivoit encore : je rapprochois cette bataille de Mont-Saint-Jean, qui avoit incriminé tant de défections, de cette bataille de Valmy qui en avoit justifié tant d’autres ; et je contemplois avec le sourire du mépris et de la pitié cette instabilité des jugements humains, cette bizarrerie de la fortune, qui fait à son gré les crimes et les vertus politiques ; et je demandois compte à ce peuple de Valmy du désastre de Mont-Saint-Jean ; et le peuple me répondoit qu’il avoit disséminé son enthousiasme et son énergie depuis les colonnes d’Alcide jusqu’aux rochers de Charybde, depuis les vallons glacés de la Moscovie, jusqu’aux déserts brûlants de l’Égypte ; qu’il avoit prodigué son sang et ses trésors à tous les gouvernements qui s’étoient emparés de ses destinées ; que, pendant vingt-cinq ans d’incertitude et de patience, il leur avoit demandé la liberté, qu’il n’en avoit reçu que des promesses, des troubles, des fers, et de la gloire ; qu’il avoit enfin séparé sa cause de celle de tant de maîtres divers, et qu’abandonnant à la fortune tous les partis qui l’avoient trompé, il avoit cherché le repos et le bonheur dans son indifférence et dans son inertie. Je frémis alors de l’avenir qui nous étoit réservé. Je voulus échapper à ces pensées décourageantes, à ces signes de décrépitude et de décadence ; mais la tombe de Mounier s’offrit à moi ; et je revins encore à cette époque d’espérance et d’enthousiasme, où la révolution ne se montroit à nous qu’environnée des plus riants prestiges et de tous les présages de la félicité publique. Mounier fut le premier et le plus ardent promoteur de cette réforme inévitable et nécessaire. Cette ame ardente, qui, suivant les expressions de Régnauld, étoit altérée de justice, avoit appris des sa jeunesse a détester les abus de l’ancien régime. Élevé par un piètre intolérant, il puisa dans cette école la haine du despotisme sacerdotal. Passionné pour la gloire des armes, il se vit repoussé des honneurs militaires par le privilège, et devint l’ennemi de la noblesse qui se les étoit appropriés. Ce fut lui qui donna dans Grenoble le signal de la révolution, deux ans avant que le reste de la France y eût répondu. Orateur des états de sa province, il vint les représenter dans les états-généraux ; il y provoqua la réunion des trois ordres, le vote par tête, le serment du jeu de paume ; il proclama les droits de l’homme du haut de la tribune ; et pressa de tous ses moyens l’achèvement de cette constitution, qui lui sembloit le terme des incertitudes, des agitations, et de la lutte des partis. Mais son ardent amour pour la liberté n’atténuoit ni son zèle pour la monarchie, ni son respect pour les Bourbons. Il vouloit tout renverser en France, hors le trône ; il vouloit tout changer, hors la dynastie ; et c’étoit alors le désir, la pensée, le besoin, l’espérance de l’immense majorité des François. L’anéantissement de l’arbitraire, la division des pouvoirs, l’égalité des droits, les deux chambres, la sanction royale, le droit de les dissoudre, tous les grands principes consacrés vingt-cinq ans après par la Charte, furent soutenus par son éloquence. Mais le titre d’assemblée nationale dont les états-généraux voulurent se parer malgré lui ; la création d’une chambre unique, le rejet de la sanction qu’il avoit sollicitée pour le trône, lui parurent autant d’attentats contre la majesté royale ; et Mounier désespéra dès-lors de la chose publique.


Bientôt du mois sinistre à Bacchus consacré,
Marquant par ses fureurs la cinquième journée,
Traînant après son char tout un peuple égaré,
Triomphe dans Paris la licence effrénée.
A sa voix ont couru des brigands furieux,
Des assassins, des factieux,
Des mégères, et des bacchantes,
Qui de leurs clameurs menaçantes
Insultent les rois et les dieux.
Hors des murs de Paris cette foule s’élance :
Versailles voit en frémissant
Ce cortège de la licence,
Ce torrent débordé, qui dans sa violence
Vers le palais des rois s’avance en mugissant.
En vain, pour arrêter leur coupable furie,
La Fayette après eux a conduit ses soldats :
Son zèle est impuissant, sa prudence est trahie ;
Et, pour prix de ses soins, l’injuste calomnie
L’associe à leurs attentats.
Au milieu du sénat la révolte se place,
Prodigue aux sénateurs l’insulte et la menace,
Par mille cris confus dicte ses volontés,
Et du palais des rois, qu’a souillé son audace,
Les parvis sont ensanglantés.

Mounier présidoit l’assemblée dans ce jour néfaste ; et il se montra digne de cet honneur. Harlay sous la Ligue et Molé sous la Fronde lui avoient donné un exemple qu’il eut le courage de suivre. Il imposa par sa contenance aux factieux qui l’avoient proscrit, et vit sans pâlir les poignards levés sur sa tête. Mais il démentit bientôt la noblesse de son caractère en appelant la guerre civile au secours de la monarchie. Il crut trouver dans Grenoble des partisans et des armes ; sa voix y fut méconnue ; on ne crut ni à ses terreurs ni à ses espérances ; on l’accusa de trahir la cause de la liberté ; et, réduit à chercher son salut dans la fuite, il fut puni d’un moment d’erreur par dix ans d’exil et de proscription. L’Angleterre, l’Allemagne, et l’Italie, furent tour-à-tour l’asile de sa misère vagabonde ; et les portes de la France ne lui furent rouvertes que par le consulat. Il reprit alors sa première attitude, et livra son ame généreuse à ses premières illusions. Sur la foi d’une femme célèbre, il crut que la révolution s’étoit faite homme, que le héros élevé par cette révolution alloit en respecter les principes. et fouler à ses pieds le despotisme et l’anarchie ; mais il ne tarda point à reconnoître que le despotisme se couvroit des rayons de la gloire pour éblouir les François et leur forger de nouvelles chaînes ; qu’il ne maudissoit les excès de la licence que pour justifier ses attentats contre la liberté ; et, si le vertueux Mounier n’abandonna point dès-lors le nouvel Octave, il ne resta du moins dans ses conseils que pour essayer d’en arrêter la marche, et pour y défendre la liberté menacée. Préfet et conseiller-d’état, il se montra par-tout, au péril de ses honneurs et de sa fortune, l’ami des lois, et l’infatigable ennemi de l’arbitraire ; et, parmi cent témoignages de sa courageuse indépendance, on n’oubliera jamais que le jour où Napoléon voulut ressusciter les ignorantins pour leur confier l’éducation de la jeunesse, Mounier fut indigné de ce caprice, et répondit à Napoléon lui-même que le nom seul de ces instituteurs étoit une injure pour le siècle.


Ce sont là les amis des rois,
Les conseillers, dont leur puissance

Devroit consulter la prudence :
La vérité par eux fait entendre sa voix.
Ils sont rares sans doute, et bien plus qu’on ne pense ;
Mais on les reconnoît à des signes certains :
S’ils ne flattent jamais, s’ils blâment en présence,
Sur les défauts des souverains
Ils se taisent en leur absence ;
Ils attendent leur récompense,
Et jamais ne tendent les mains ;
Et si ce n’est assez pour les faire connoître,
De leurs vertus, de leurs talents,
Qu’on observe la cour dès qu’on les voit paroître :
S’ils sont haïs des courtisans,
Ils sont les amis de leur maître.
Mais un tel serviteur est souvent dans l’oubli,
Ou la cour et les rois se liguent pour l’abattre.
Nous aurions vu plus d’un Sully,
Si tous les rois étaient des Henri Quatre.


Gardez-vous de croire, madame, que je veuille faire allusion dans ces vers à quelque grandeur vivante, à quelque ministre renversé ; je n’en connois point d’assez téméraires pour oser s’attribuer ce dernier éloge. J’ai vu parmi eux des hommes d’esprit, des hommes d’honneur ; mais j’ai vu rarement des hommes d’état ; et ce n’est pas au milieu des tombeaux qu’on apprend à flatter les vivants. Le monde politique ressemble au vallon dont je parcours les sinuosités : les grands hommes y sont rares ; et un immense intervalle m’a séparé des peupliers qui ombragent la tombe de Mounier sans m’offrir un seul être que la politique, les arts, et les sciences, eussent à regretter. Mes premiers regrets seront pour l’amitié, madame ; et vous les partagerez avec moi. Las d’errer vainement dans ce vallon stérile, j’ai gravi la colline que j’avois abandonnée, et j’ai rejoint l’avenue des acacias à l’endroit même où fut creusée la sépulture de la famille de l’Épine. Je n’ai pu me rappeler sans douleur que cette porte de bronze venoit à peine de s’ouvrir pour le chef de cette maison. Ce n’est point à vous que j’aurai besoin de vanter ses qualités aimables, l’égalité de son caractère, et le noble emploi qu’il savoit faire de sa fortune : vous êtes depuis vingt ans l’amie de son intéressante veuve. L’amour des arts a commencé votre union ; et il ne faut que vous connoître l’une et l’autre pour sentir qu’une amitié pareille ne peut finir qu’avec la vie. Je m’arrache à ce pénible souvenir ; et, remontant vers le nord et le vaste plateau du cimetière, je me dirige par un sentier étroit vers l’angle du mur d’enceinte.

Là, sous une pyramide de pierre, repose le voyageur célèbre qui nous avoit fait le mieux connoître l’Égypte et la Syrie, avant que nos héros et nos savants eussent exploré ces terres antiques. Volney mérita, par ses talents et par son caractère, d’appartenir à deux corps illustres. Le sénat et l’académie françoise se sont parés de sa gloire ; et il est de ce petit nombre d’hommes qui sont arrivés au terme d’une carrière honorable sans y laisser quelques traces de la fragilité humaine. Parmi les distinctions flatteuses que son mérite avoit attirées sur sa personne, il mettoit au premier rang l’estime de Catherine II.


De cette grande impératrice
Qui, de Pierre-le-Grand heureuse imitatrice,
Aux Russes éclairés fit adorer ses lois,
Du croissant avili prépara la ruine,
Et dont le cœur rassembloit à-la-fois

Tous les vices de Messaline
Et toutes les vertus des rois.


Volney montrent avec orgueil la médaille qu’il en avoit reçue : mais quand la Sémiramis du nord, effrayée des progrès de la révolution françoise, se fut déclarée l’ennemie de la France, le patriotisme de Volney s’indigna de lui devoir le moindre bienfait, et lui renvoya ce témoignage de sa gratitude, en disant : « Si je l’obtins de son estime, je le lui rends pour la conserver. » Ce ne fut point à cette époque la seule preuve de son désintéressement. Il occupoit dans l’île de Corse une place éminente, quand les suffrages de ses concitoyens l’appelèrent à l’assemblée nationale. Il se hâta de renoncer à cette place, qu’il étoit libre de garder. « On ne peut être mandataire de la nation, disoit-il, et recevoir un salaire de ceux qui l’administrent. »


Cette vertu si noble a droit à nos hommages ;
Et ce mot flétrissoit tous ces législateurs,
Qui d’un peuple trompé ne briguoient les suffrages
Que pour vendre au pouvoir leurs vœux approbateurs.

Albion sous Walpole avoit vu ces scandales ;
Mais il n’est plus, dit-on, d’opinions vénales,
Ni de ministres corrupteurs.
Je ne saurois entre eux dispenser l’infamie.
L’ame de qui se vend n’est pas plus avilie
Que ses infâmes acheteurs.


A peine sorti de l’assemblée constituante, Volney se hâta de retourner chez les Corses, non pour y reprendre l’emploi qu’il avoit si généreusement abandonné, mais pour suivre les travaux utiles que cet emploi l’avoit mis à même d’entreprendre. Il vouloit naturaliser dans cette région de la Méditerranée les riches productions de l’Inde et des Antilles, et d’heureux essais lui faisoient concevoir de grandes espérances. Mais l’anarchie et la révolte ne tardèrent pas à détruire l’ouvrage de sa philanthropie ; et il ne revint dans la capitale que pour y retrouver cette même anarchie qui l’avoit repoussé de sa solitude. L’ami constant de la liberté fut accusé de la trahir. Il porta les fers de Robespierre ; et si la tête de ce monstre n’étoit tombée sous le glaive des lois, Volney eût partagé le sort des Lavoisier, des Bailly, des Malesherbes, et de tant d’autres bienfaiteurs de l’humanité. L’amour des arts et de l’étude rassembla bientôt ce qui restoit de ces hommes utiles. La place de Volney étoit marquée dans cette école normale qui ralluma dans ma patrie le flambeau des sciences et des lettres. Il y professa l’histoire, dont il avoit fait son étude favorite, et qui lui avoit inspiré ses plus savantes méditations. Assis sur les ruines des religions et des empires, il avoit cherché les causes de leur décadence, examiné les croyances humaines, et tenté de pénétrer dans la profondeur des mystères que le créateur a voulu dérober aux foibles regards des hommes. Je fus tenté de l’interroger à mon tour sur ces obscurités majestueuses : Volney, m’écriai-je,


Volney, sors du tombeau ; que ta voix me réponde !
La mort a-t-elle ouvert tes yeux ?
As-tu percé la nuit profonde
De ces gouffres mystérieux
Où se cache le roi des cieux,
Le créateur et l’arbitre du monde ?
Dévoile à mes regards ses augustes secrets !
As-tu connu l’erreur de tes systèmes ?
As-tu résolu les problèmes

Que les vivants ne résoudront jamais ?
Viens dissiper le doute et l’ignorance
Où flotte notre intelligence :
Ce doute a parmi nous causé trop de malheurs ;
Assez et trop long-temps il a troublé la terre,
Et des tristes humains provoqué les fureurs.
Que la vérité nous éclaire !
Craindrois-tu d’offenser le père
lin guérissant les fils de leurs folles erreurs ?


Ma prière fut inutile ; la tombe de Volney resta muette ; et je demeurai dans l’incertitude commune, malgré cette foule innombrable de philosophes, qui, depuis Moïse et Pythagore, ont voulu nous expliquer la formation de cet univers, dont ils ne sont eux-mêmes qu’un atome imperceptible. Volney n’est pas le seul qui repose dans cette région du domaine de la mort. A quelques pas de sa tombe, furent ensevelis la dépouille et les systèmes du sophiste Laméthrie, qui eut aussi la folle prétention de remonter à l’origine des merveilles qui confondent notre intelligence. D’autres s’agitent encore sur la terre ; ils rêvent encore de nouveaux systèmes, et nous donnent les fantômes de leur imagination pour des vérités incontestables. Il en viendra même après eux ; et ils passeront à leur tour comme les illusions dont ils auront fatigué leur fragile existence. Heureux que le sentiment ou le dépit de leur impuissance ne les conduise point à l’abjuration de l’Être suprême dont ils n’auront pu concevoir ni l’ouvrage ni la nature, à la répudiation de cette ame, qui est pour elle-même un mystère incompréhensible ! Non, madame, non, je ne puis croire à ce néant terrible que veulent m’imposer les disciples de l’athéisme. Non, les sépulcres qui m’environnent n’ont pas dévoré ce qui animoit les ossements qu’ils renferment. Ce sentiment, cette intelligence, cette ame invisible, ce moi inexplicable n’est pas un rêve de notre orgueil, une erreur de notre imagination. Non, l’immortalité des grands hommes n’est pas seulement dans le souvenir des hommes qui leur survivent. Ce qui fut dans la croyance de tous les peuples, ce que la nature a révélé aux hommes de tous les temps et de tous les lieux ne peut être une chimère. Le néant seul est un mensonge, et un mensonge hideux, désespérant, épouvantable. Le néant, Fa théisme, ne sont le partage que d’un petit nombre de malheureux : ils nous traitent de superbes, ils nous taxent d’un orgueil ridicule ; eux seuls sont les superbes de l’espèce humaine. Ce sont eux dont l’orgueil se révolte de ce que lame et Dieu échappent à leur avide curiosité. Ils se croient nés pour tout sentir, pour tout pénétrer, pour tout connoître ; et ils s’indignent qu’il reste quelque chose d’impénétrable à leur raison. Ils nient ce qu’ils ne peuvent concevoir, pour ne pas rougir de leur ignorance. Ah ! ne rougissons pas des limites que ce Dieu nous impose. Nous avons porté nos regards assez loin pour être sûrs de notre immortalité, pour être glorieux de notre destinée. Nous serions trop fiers et trop grands si nous pouvions nous élever jusqu’à lui-même. Eh ! quelle place occupons-nous dans l’univers, pour approfondir tant de merveilles, pour concevoir le Dieu qu’elles nous révèlent ? Soyons orgueilleux de notre propre grandeur, mais ne le soyons point assez pour rougir de la sienne ; félicitons-nous sur-tout d’être arrivés à ce point de raison de ne plus considérer comme des ennemis, comme des monstres indignes du jour, les hommes qui ne partagent ni nos systèmes ni notre croyance.


Bénissons le dieu des humains
D’être enfin délivrés de ces guerres fatales
Où les prêtres jaloux et leurs sectes rivales,
Armant d’un fer sacré leurs homicides mains,
Au nom des objets les plus saints,
Passoient en cruauté les Huns et les Vandales ;
Où, couverts du manteau de la religion,
Le fanatisme épouvantable,
L’ignorance, l’orgueil, la superstition,
Poussoient la main de l’homme à tuer son semblable ;
Où, criminel par piété,
Le crédule vainqueur, teint du sang de ses frères,
Joignant le sacrilège à la férocité,
Osoit offrir à la Divinité
Son triomphe exécrable et ses vœux sanguinaires.


Ce préjugé barbare n’existe plus en Europe que chez les féroces dominateurs du Bosphore, dans cette horde sauvage que notre politique daigne compter encore au rang des nations, et qu’une superstition aveugle rend impénétrable aux lumières de la philosophie. Je bénis les bien faits de cette philosophie si indignement calomniée, en pénétrant dans le bosquet religieux où se groupent les tombeaux de quelques calvinistes. Ils sont là, madame, dans la même enceinte qui renferme les tombes des catholiques, dans ce même jardin où fut méditée, par les jésuites, la désastreuse révocation de ledit de Nantes. Ceux à qui nos rois et nos prêtres refusoient autrefois des temples et des tombeaux, dont nous troublions les assemblées et les prières, confondent maintenant leurs sépultures avec les nôtres. La même terre a couvert leurs dépouilles ; le même Dieu les a jugés, non selon leur croyance, mais selon leurs œuvres ; et le même ciel les a sans doute reçus.

Le hasard ma conduit dans ce bosquet. En quittant les tombeaux de Volney et de Laméthrie, je voyois à ma gauche quelques fastueux mausolées qui s’élevoient comme les palais de cette ville des sépulcres : mais ce n’est point le faste de ces palais qui m’arrête ; je ne rends hommage qu’aux vertus de ceux qui les habitent ; et je n’en trouvai qu’un qui fût digne de mes regards. Il a reçu les restes d’un jeune pair de France, qui donna, dans ces derniers temps, des témoignages de sa loyauté politique. Germain ne sut point conserver ses honneurs aux dépens de sa conscience ; il abdiqua sa préfecture, il se retira du conseil d’état, pour ne pas être l’instrument et l’organe d’une opinion qui n’étoit plus la sienne, et ne parut à la tribune que pour y défendre les libertés publiques. C’est au-delà de son tombeau que se rencontrèrent sous mes pas les sépultures des calvinistes.

A l’ombre de ce bosquet paisible, sous une pierre modeste, dont la mousse laissoit à peine lire l’épitaphe, repose une femme célèbre dont les écrits ont fait couler vos larmes, et que ses heureuses compositions élèvent au-dessus des La Fayette et des Riccoboni. Madame Cottin a lutté avec une glorieuse persévérance contre l’ascendant des monstruosités romanesques, dont les Lewis et les Radcliffe ont infesté notre littérature ; et les plus brillants, les plus dignes succès ont couronné ses efforts. Une guirlande de roses venoit d’être jetée sur sa tombe ; et ce pieux hommage étoit sans doute celui d’une jeune femme qu’avoient attendrie les infortunes de l’intéressante Mathilde et de la trop sensible Amélie. Mais cet hommage éphémère ne suffit point à la cendre de madame Cottin.


Sa tombe n’est pas digne d’elle :
Femmes, j’en ai rougi pour mon siècle et pour vous.
Réparez, réparez cette injure cruelle :
Tout votre sexe en doit être jaloux.
Ne souffrez même plus que le nôtre se mêle
A cet hommage et si juste et si doux.
C’est au nom de Cottin que ma voix vous implore :
A son illustre cendre apportez vos tributs ;
Honorez d’un tombeau celle qui vous honore
Par ses talents et ses vertus !


Je la quitte avec l’idée consolante que mes accents retentiront dans vos cœurs ; et, après avoir salué le cénotaphe du respectable et digne frère de Rabaut-Saint-Étienne, qui fut comme lui le défenseur des opprimés et l’apôtre de la tolérance, je m’arrête au nom d’un guerrier dont le patriotisme égala le courage. La gloire du maréchal Beurnonville a commencé dans l’Indostan, sous les ordres du brave Suffren, qui faillit anéantir dans ces riches contrées la fortune de l’Angleterre. Beurnonville n’étoit alors qu’un soldat ; mais ses talents et sa valeur attirèrent sur lui des distinctions honorables. Dignement récompensé de ses services par l’amiral qui en fut le témoin, il crut à son retour que le ministère lui rendroit la même justice. Les préjugés qui régnoient alors ne l’abreuvèrent que de dégoûts ; et il confia sa fortune à la révolution qui renversoit les préjugés dont il avoit à se plaindre. Lieutenant de Dumourier à l’armée du Nord, il y fut surnommé l’Ajax de la France. Lieutenant de Kellermann à la bataille de Valmy, il eut la seconde part à la gloire de cette journée. Ses exploits et sa fidélité ne le sauvèrent point de la haine ombrageuse de ces tyrans populaires, qui, sous le nom de jacobins, fatiguoient nos héros de leur capricieuse tyrannie.


Ces tribuns factieux, ces monstres sanguinaires,
Avoient droit d’usurper les temples et le nom
De ces moines impurs, qui, dans leurs monastères,
Préparaient pour les rois le fer et le poison,
De cette race fanatique
D’inquisiteurs et d’assassins

Qui, sous les étendards de l’altier Dominique,
Du sang des Albigeois avoient rougi leurs mains.


Les dignes héritiers de ces moines avoient déjà fait tomber les glorieuses têtes de Dillon, d’Houchard, et de Custines ; et les clameurs de ces cannibales demandoient encore la tête de Beurnonville. L’ambitieux Dumourier apprit le danger de son lieutenant ; et, lui croyant une ame comme la sienne, il profita de son indignation pour lui confier les projets qu’il avoit formés contre la liberté naissante ; il essaya de l’entraîner dans la révolte, et de l’armer contre la France. Beurnonville montra plus d’horreur de cette trahison que les fureurs des jacobins ne lui avoient inspiré de crainte. Il ne voulut point faire retomber sur sa patrie le crime de quelques misérables ; et dévoila les complots du nouveau Coriolan. Dumourier se vengea par une trahison nouvelle. Il livra Beurnonville aux ennemis de la France. Le héros fut abreuvé d’humiliations et d’outrages, mais il conserva son caractère et son patriotisme. Quoique désarmé par ses gardes, il s’élança comme un furieux sur un prince autrichien, qui avoit eu la lâcheté de le braver dans les fers et d’insulter à la gloire de l’armée françoise ; et si le prince n’eût été secouru par ses soldats, il eût payé de sa vie l’injure échappée à son orgueil. Le ciel réservoit à la captivité de Beurnonville une issue qui fit le charme de ses derniers jours. Il servit de rançon à la malheureuse fille de Louis XVI ; et cet échange honorable déroba la royale victime aux bourreaux de son auguste famille. Le ministère, le commandement des armées de Sambre-et-Meuse et de Hollande, les ambassades de Berlin et de Madrid, la dignité de sénateur, furent successivement confiés à ses talents et à son zèle. Il ajouta peu de lauriers à ceux qu’il avoit cueillis dans les premiers temps de la révolution ; et il vieillissoit dans l’inaction et dans l’oubli, quand les drapeaux de l’étranger parurent sur les hauteurs de Montmartre. Rappelé sur la scène politique par les arbitres incertains de nos destinées, associe lui-même aux arbitres des deux dynasties qui se disputaient alors le sceptre de la France en s’étayant l’une et l’autre des suffrages du peuple et de la faveur du ciel, Beurnonville crut voir dans le retour des Bourbons le salut de la patrie, et se prononça contre la dynastie impériale. Le nouveau monarque paya, bientôt après, la dette de la révolution en élevant ce guerrier au rang des maréchaux ; mais personne n’est venu payer sur son cercueil la dette de la patrie. Aucun orateur ne s’est fait entendre sur sa tombe ; et ma foible voix essaie aujourd’hui de réparer cette injustice.

Il n’eut pas à se plaindre de cet injurieux silence, le prêtre vénérable qui dort sous un tapis de gazon, à quelques pas de Beurnonville, à l’ombre d’un mausolée magnifique, dernier asile d’un ambassadeur étranger : l’abbé Sicard est descendu dans le sein de la terre au bruit des éloges de ses contemporains et des sanglots de ses élèves. Digne héritier du zèle et du savoir de l’abbé de l’Épée, il fut, comme lui, l’instituteur, le soutien, le père, la seconde providence des sourds-muets, de ces jeunes infortunés, qui, frappés dans le sein maternel de la réprobation de la nature, n’ayant pas besoin de naître pour subir les infirmités de la vie humaine, ne peuvent entendre la voix de leur mère, ni répondre aux aimables expressions de sa tendresse.


Ces malheureux enfants, ces êtres imparfaits,
Arrosoient de leurs pleurs la triste sépulture
Du vieil ami dont les bienfaits
Réparoient envers eux les torts de la nature.
Hélas ! si l’Éternel, dont ses efforts pieux
Leur avoient révélé la gloire et la puissance,
Eût exaucé les vœux de leur reconnoissance,
La mort eût respecté le maître ingénieux
Qui s’étoit fait entendre à leur intelligence.
Le protecteur de leur enfance
Jamais de ses destins n’auroit fini le cours ;
Pour prolonger son existence,
Ils auroient à l’envi sacrifié leurs jours.
Ils se pressoient en foule autour de cet abyme
Où s’engloutissoit la victime
Du temps qu’ils n’avoient pu fléchir.
Ces tristes orphelins ne savoient que gémir.
La parole manquoit à leur folle tristesse :
Leur douleur s’exhaloit en efforts superflus ;
Mais leurs sanglots, leurs signes de détresse,
Leurs regards de pitié, de respect, de tendresse,
Disoient à l’univers : « Notre père n’est plus ! »

L’abbé Sicard ne sembloit vivre que pour eux. Il ne parloit que de leur infortune, de leurs babitudes, de leurs plaisirs, de leurs progrès. Il se plaisoit à montrer le développement de leur intelligence, à dévoiler le mécanisme de son muet enseignement ; il aimoit à les produire dans le monde ; il sembloit dire, il disoit même : « Vous savez ce qu’en avoit fait la nature, et vous voyez ce que j’en ai su faire. » On a pris quelquefois ce langage pour de l’orgueil, ce n’étoit que de la simplicité. Toujours prêt à louer les autres, il ne se doutoit pas qu’on dût rougir de se louer soi-même. L’abbé Sicard étoit le plus simple, le plus bienveillant, le plus facile des hommes ; il ne savoit ni blâmer ni contredire ; et ceux qu’une heure d’entretien aura mis à même d’apprécier ce modèle de douceur et de complaisance s’étonneront que les auteurs du 18 fructidor aient osé proscrire un homme qui ne savoit peut-être pas ce que c’étoit qu’une opinion politique, et ce que vouloient les vainqueurs et les vaincus de cette journée. Je crains, madame, que ce portrait fidèle ne lasse douter de son esprit ; je me hâte d’ajouter que l’abbé Sicard siégea dans l’académie françoise, et qu’il fut digne de lui appartenir.

Des jours plus sinistres, plus déplorables que le 18 fructidor, sont reproduits à mes yeux par cette borne antique, dont le marbre blanc se dessine sur la verdure du bosquet dont j’explore les alentours. Là sont déposées les cendres du serviteur fidèle qui auroit voulu partager la captivité de Louis XVI, et qui fut séparé de son maître vingt jours après l’avoir suivi dans la tour du Temple. M. Hue préféroit mourir avec lui que de l’abandonner dans le malheur ; mais les tyrans qui souilloient alors la France de leur sanguinaire domination lui refusèrent la douceur de lui consacrer ses honorables services.


Je la vois cette tour funeste
Où le meilleur des rois fut jeté dans les fers.
Je gémis, je rougis des maux qu’il a soufferts,
Des affronts prodigués à cette ame céleste :
Je le vois séparé par ses vils oppresseurs
Du serviteur zélé qu’implore sa misère ;
J’entends de cet ami l’inutile prière ;
Sur la main de son roi je vois couler ses pleurs :
L’adieu cruel échappe à sa douleur amère ;

Et, le cœur déchiré, les regards abattus,
Il quitte enfin le maître qu’il révère,
Que ses yeux ne reverront plus.


Plus heureux ou plus malheureux que son collègue, Cléry fut seul témoin des humiliations qu’on fit subir à cette famille auguste, de la noble résignation qu’elle ne cessa d’opposer à d’aussi terribles infortunes. M. Hue ne revit plus que les informes débris du martyr, quand ces restes sacrés furent retirés, vingt-trois ans après, de la terre qui les avoit renfermés, pour être déposés dans le tombeau des rois. Il ne survécut pas long-temps à cette triste cérémonie ; et la plus grande félicité dont il puisse jouir dans le ciel est sans doute d’être assis aux pieds du roi qu’il a si glorieusement servi sur la terre.


Quels souvenirs affreux rappelle ce tombeau !
Quels horribles forfaits ont souillé nos annales !
Se peut-il qu’aux mains du bourreau
La France ait vu livrer ces victimes royales !
Que ne peut-elle effacer le tableau
De ces sanglantes saturnales !
Non, non : de cette atrocité

La liberté du moins ne fut point la complice.
Le monarque et la liberté
Périrent du même supplice.
Par les rois de l’Europe appelés aux combats,
Les vrais François alors, transformés en soldats,
Échappoient dans les camps au joug de l’anarchie,
Au spectacle odieux de ses assassinats.
Ils n’eurent point de part à cette ignominie ;
Et, placés entre deux fléaux,
Leurs bras victorieux repoussoient les drapeaux
Des ennemis de la patrie.


Une partie de ces vainqueurs est venue s’ensevelir à quelques pas du fidèle ami de nos rois. Sept tombes voisines portent les noms illustres de Lamartillière, de Colaud, de Leclerc, de Dumuy, de Serrurier, de Lefebvre, de Masséna ; et le hasard semble les avoir ainsi rapprochées de celle de Hue, pour effacer à l’instant même les impressions funestes quelle devoit produire. Ce plateau, d’où se découvrent les tours et la plaine de Vincennes, est la retraite favorite de nos guerriers les plus célèbres. Il en est qui respirent encore, pour ajouter, s’il le falloit, à la gloire de leur patrie, et dont la sépulture est déjà préparée sur cette colline. Le brave Davoust, le héros d’Auerstaedt y a marqué sa place ; l’aimable épouse du général Compans est venue l’y attendre ; et le général Thiébault y a déjà déposé les restes adorés d’une femme, qui n’auroit pas eu besoin d’emprunter une célébrité, si son esprit facile, sa brillante imagination, n’avoient point voulu se borner à faire le charme de ses amis, si elle eût permis seulement à leur plume de transcrire ses délicieux entretiens ; de saisir et de répandre les mots heureux, les pensées ingénieuses, les traits piquants, qui échappoient, avec tant de grâce et de rapidité, à l’étonnante vivacité de ses impressions. Que de gloire, madame, est renfermée dans ce court espace ! Quel noble orgueil, quel parfum de grandeur on respire sur ce plateau ! Qu’on se sent fier d’appartenir à la France et au siècle de tant de grands hommes ! Quelles leçons, quels exemples, quels souvenirs honorables, sortent en foule des tombeaux qu’embrasse ma vue ! Que de champs de bataille, de contrées diverses, de journées célèbres, se représentent à mon imagination étonnée ; les rochers dés Pyrénées, les vallons de l’Espagne, les plaines de la Germanie, ont vu combattre Lamartillière. Les armées de Sambre-et-Meuse, d’Égypte, et de Silésie, ont compté Dumuy dans les rangs de leurs braves. Colaud a vu fuir les Anglois et le duc d’Yorck des champs d’Hondschoote ; il a partagé les travaux de cette même armée de Sambre-et-Meuse, où les Jourdan, les Championnet, les Marceau, les Kléber, les Moreau, les Hoche, les Gouvion, avoient imprimé toute l’austérité de leur caractère, qui, dans un temps de désordre et d’anarchie, a montré la première aux ennemis de la France la discipline des Spartiates et la vertu des vieux Romains. Lefebvre combattait aussi sous les mêmes drapeaux. Lefebvre étoit le fils d’un hussard, et son courage fut digne de sa naissance. C’est lui qui, par sa froide intrépidité, arrêta cinq fois dans les champs de Fleurus les colonnes foudroyantes de l’archiduc Charles, et qui, par l’impétuosité de sa poursuite, leur enleva la position formidable d’où dépendoit le sort de la journée. Mais qui pourroit compter les actions glorieuses de Lefebvre, et les exploits de Serrurier, et les victoires plus brillantes encore de Masséna ? Ces noms illustres s’étoient emparés de toutes les facultés de mon ame ; j’étois environné des prestiges de leur gloire.


Ce n’étoient plus de froids tombeaux,
Silencieux abris d’une cendre glacée :
Ces héros ranimés s’offroient à ma pensée.
Je voyois flotter leurs drapeaux ;
Je suivois leurs soldats dans la plaine guerrière.
Au bruit des tambours, des clairons,
Les coursiers hennissants voloient dans la carrière ;
Dans les airs obscurcis rouloient des tourbillons
Et de fumée et de poussière ;
Les bronzes des combats tonnoient sur les vallons ;
Le fer, qu’ils vomissoient en grêle meurtrière,
Du sang des ennemis inondoit les sillons.
L’Europe étoit tremblante ; et la victoire altière,
Des palmes à la main, guidoit nos bataillons.


Serrurier m’appeloit aux champs de l’Italie :
Il suivoit les drapeaux de l’Achille françois,
Qui, des monts de la Ligurie
Chassant vers le Tyrol les Viennois stupéfaits,
De Turin, de Mantoue, enfonçant les murailles,
Victorieux dans dix batailles,

Aux murs de Léoben alla dicter la paix.
Serrurier sur ses pas illustra sa vaillance :
Sa modestie égaloit sa prudence,
Son grand cœur se plaisoit à louer ses rivaux,
Et le prix le plus doux de ses nobles travaux
Étoit la gloire de la France.


Lefebvre aux bords du Rhin cueilloit d’autres lauriers
Un esquif l’a jeté sur la rive ennemie ;
Ses bataillons sont les premiers
Qui portent notre gloire aux champs de Germanie ;
Neuf combats glorieux illustrent ses guerriers,
Mais le sang du héros coule pour la patrie,
Et Lefebvre à regret rentre dans ses foyers.
Tel qu’un lion blessé rugit dans sa tanière,
Il s’indigne, il frémit d’un si noble repos ;
Mais Bellone à ses pas a rouvert la carrière,
Et des champs d’Iéna la trompette guerrière
A de nouveaux exploits appelle le héros.
Lefebvre a combattu dans ce jour de victoire
Où du grand Frédéric périrent les soldats,
Où tomba d’un seul coup, sous l’effort de nos bras,
Le trône illustre dont la gloire
Coûtoit à Frédéric quarante ans de combats.
Sous les murs de Dantzick Lefebvre nous entraîne :
Grenadier intrépide et prudent capitaine,
Il foudroie à mes yeux ces superbes remparts ;
A travers mille feux, il commande, il s’élance ;

Les bastions fumants sont réduits au silence
Et couverts de nos étendards.
Des bords de la Baltique il vole aux Pyrénées :
La Galice et l’Anglois cèdent à ses efforts,
Et leurs bandes exterminées
Ne sont plus qu’un monceau de morts.
Aux rives de lister Bellone le rappelle :
Ratisbonne et Wagram admirent sa valeur,
Il soumet du Tyrol la peuplade rebelle,
Il brave de Moscou le climat destructeur,
Et quand l’Europe rassemblée,
Versant ses légions sur la France accablée,
Repousse vers Paris nos bataillons vaincus,
Lefebvre, à Champ-Aubert leur rendant l’épouvante,
Fait redouter encor à l’Europe tremblante
Les vieilles bandes de Fleurus.


Ce guerrier ne seroit, connu qu’à demi, madame, si je me bornois à raconter ses campagnes ; mais la noblesse de son caractère, sa magnanimité dans la victoire, sa constante sollicitude pour ses soldats, la sévère discipline qu’il savoit maintenir dans les temps même de la licence, la simplicité de ses mœurs, sa modestie, son désintéressement, son patriotisme, nous rendent sa mémoire plus précieuse encore. Les émigrés, que le sort des armes faisoit tomber dans ses mains, y trouvoient un asile contre les lois terribles qui les dévouoient à la mort. Les gentilshommes qui s’étoient réfugiés sous ses drapeaux, et qui combattoient avec lui pour la liberté, y bravoient en paix la barbarie de ces mêmes lois. Les proconsuls de Robespierre lui commandoient en vain de les chasser et de les proscrire : Je ne vois que des François sous mes ordres, répondoit le brave Lefebvre, et je suis garant de leur fidélité comme de leur courage. Il les protégeoit ainsi aux dépens de sa vie ; et les vainqueurs et les vaincus le bénissoient comme leur père ou leur sauveur. Né pauvre et soldat, il acquit des honneurs et jamais des richesses. Les batailles de Fleurus, d’Altenkirchen, de Wetzlard, et d’Altendorf, l’avoient déjà rendu célèbre ; et l’un de ses fils étoit renvoyé du collège où sa pauvreté ne lui permettoit pas de l’entretenir. Il avoit combattu dix ans pour la patrie ; et, quand la paix l’eut rendu à sa famille, il demanda du pain pour elle au directoire. Les généraux ennemis lui prodiguoient les témoignages de leur estime ; et le vieux Kalkreuth, l’élève de Frédéric-le-Grand, le Nestor des armées prussiennes, en lui remettant les clefs de Dantzick, lui demanda son amitié en échange. Une longue postérité lui étoit promise. Père de quatorze enfants, il devoit espérer de lui transmettre l’héritage de sa gloire ; il a eu la douleur de leur survivre. Dix jours avant sa mort, le pressentiment de sa destruction l’avoit conduit dans le lieu même où sa tombe s’élève. Arrêté devant celle de Masséna, il donna quelques larmes à la mémoire de ce héros. Il voulut que sa dépouille mortelle fût mise à côté du vainqueur de Zurick, il désigna lui-même la place qu’il vouloit occuper ; et dix jours après, toutes ses volontés furent accomplies. Ces deux héros ne s’étoient rencontrés qu’une fois sur les mêmes champs de bataille ; mais leur audace, leurs services, et leurs destinées, furent les mêmes ; et les guerriers qui viendront s’asseoir entre les deux sépulcres auront peine à dire lequel des deux renferme le plus brave.

Masséna l’emportoit cependant par son génie. Il partage avec Moreau la seconde place parmi les capitaines illustres que la révolution a fait sortir de l’obscurité.


Avec nos libertés sa fortune commence,
Et ses premiers combats annoncent un héros.
Les rochers d’où le Var précipite ses flots
Sont le premier théâtre où brille sa vaillance :
Des périls les plus grands son orgueil est jaloux,
Et sa fougueuse impatience
Par-tout à l’ennemi porte les premiers coups.
Jamais à son aspect le destin ne balance :
Au pied des Apennins, sur le pont de Lodi,
Dans les marais d’Arcole, aux champs de Rivoli,
La victoire est par-tout où Masséna s’élance ;
Tout s’émeut, tout s’enflamme au feu de ses regards.
Son audace surprend ses compagnons de gloire,
Et leur chef le proclame, au milieu des hasards,
L’enfant gâté de la victoire.


Cette tête ardente, qu’enflammoit le génie de la guerre, ce cœur brûlant de patriotisme, ce corps infatigable, ce bras invincible, ne sont plus maintenant qu’une poussière inanimée. Une large pierre pèse sur elle, et son nom gravé sur la pyramide funèbre annonce à l’étranger que le héros a cessé de combattre. Pénétré d’admiration et de respect en approchant de ce tombeau, je ne pus retenir mes larmes à l’aspect de deux soldats mutilés qui venoient lui porter le même hommage. Je reconnus à leurs vêtements deux habitants de cet hospice célèbre, qu’à l’exemple de Pisistrate, la magnifique reconnoissance de Louis XIV voulut consacrer au courage malheureux. Ils étoient debout et immobiles. Ils penchoient vers la terre leurs têtes découvertes ; ils attachoient leurs regards humides sur le marbre ; et, d’une voix altérée par la douleur, ils s’entretenoient des victoires du grand capitaine dont ils avoient suivi les drapeaux.


Ils contoient ses exploits aux monts de l’Helvétie,
Quand Charle et Suwarow, maîtres de l’Italie,
Dévoroient en espoir la terre des François.
Masséna dans Zurich arrêta leurs succès,
Confondit leur orgueil, et sauva la patrie.
Aux bords de la Limath leurs bataillons, surpris,
Laissent leurs étendards et leurs lauriers flétris ;
Vers les monts du Tyrol l’effroi les précipite.
Du sang des Austriens et du sang moscovite
Les rochers, les vallons, les fleuves sont rougis ;
Rien ne peut du vainqueur arrêter la poursuite ;

Et Charle et Suwarow recueillant leurs débris,
Loin de venger leur honte, accélèrent leur fuite.

D’autres périls bientôt appellent ce vainqueur :
Du haut des Apennins la France menacée
Du héros helvétique implore la valeur.
Une armée indocile, abattue, affaissée,
Aux cris de Masséna retrouve sa vigueur.
Il triomphe un moment, mais le nombre l’accable :
Et, dans les murs génois contraint de s’enfermer.
Aux nombreux ennemis qui pensent l’opprimer
Il oppose par-tout un front inaltérable.
Albion tonne en vain du haut de ses vaisseaux,
L’Autriche vainement tonne au pied des murailles,
Masséna sans pâlir répond à leurs assauts ;
Sur les monts d’alentour sème les funérailles ;
Et d’un œil intrépide il voit tous les fléaux
Que vomit dans ses murs le démon des batailles :
C’est un roc immobile assailli par les eaux.
Des soldats épuisés il soutient la constance.
D’un peuple mutiné réprime l’insolence,
Et la seule famine a dompté le héros ;
Mais l’Anglois vainement lui présente des chaînes.
Il brave de l’Anglois les menaces hautaines ;
A ses vainqueurs tremblants il impose des lois
Il prédit aux Germains leurs défaites prochaines
Et, libre de voler à de nouveaux exploits !
Montrant avec orgueil les débris d’une armée

Que la faim dévorante est près d’anéantir,
Il sort en menaçant d’une ville affamée
Où son courage altier n’avoit plus qu’à mourir.


Il me faudrait le génie d’Homère et la riche variété de ses expressions, pour décrire dignement le reste de tant d’actions héroïques ; les bords de l’Adige franchis sous les yeux des Autrichiens ; le prince Charles battu dans Vérone, à Caldiéro, et ne trouvant de refuge que dans la Hongrie ; le royaume de Naples conquis pour la seconde fois ; les Russes et les Anglois venus pour le défendre, cherchant un asile dans les vaisseaux qui les ont apportés ; les forts de Gaëte cédant à l’opiniâtreté de ses attaques ; la vigoureuse assistance qu’il prête au vainqueur d’Eckmulh et de Ratisbonne ; son intrépidité dans les plaines d’Esling, où quarante-cinq mille François, séparés du gros de l’armée par le Danube, soutinrent les efforts de cent mille Autrichiens ; sa conduite brillante à la bataille de Wagram, où, retenu dans sa calèche par une blessure dangereuse, il arrêta la colonne terrible qui pensoit le rejeter dans le fleuve ; et cette dernière campagne, où, après avoir poussé Wellington jusqu’aux murailles de Lisbonne, victorieux par-tout, mais affoibli par ses victoires, harcelé par une population soulevée, assailli par tous les fléaux, en proie à tous les besoins, dénué de tout, sans espoir, sans ressources, ne conservant enfin que son audace, il se replie à pas lents devant un ennemi, qui, malgré la supériorité de ses forces, n’ose presser sa retraite, et qui, satisfait des lauriers que la fortune lui donne, craint de perdre ses avantages en cherchant à les mériter. C’est ainsi que les noms de Lefebvre et de Masséna reproduisoient sous mes yeux les plus belles pages de notre histoire militaire. Je ne pou vois m’arracher à ces tombes qui me rappeloient tant de gloire.


Au souvenir de ces prodiges
Fuyoient de nos malheurs les souvenirs amer ;
Environné de ces prestiges,
Je savourois l’oubli de nos revers :
J’étois comme un amant qui, dans sa folle ivresse,
Oubliant son veuvage, et charmant sa douleur,
Rêve l’amour et le bonheur
Sur le tombeau de sa maîtresse

Les rêves d’un homme éveillé vont toujours plus loin que ceux de la nuit. Le démon des conquêtes s’étoit emparé de moi ; et j’allois envahir une seconde fois l’Europe entière, lorsqu’à vingt pas du tombeau de Masséna, celui d’un diplomate célèbre me ramena vers des idées plus pacifiques. C’étoit l’ambassadeur Otto, qui avoit signé les préliminaires du traité d’Amiens ; et, me rappelant les transports d’allégresse qu’avoit excités à Paris et à Londres la nouvelle de cet événement imprévu, je rougis presque du belliqueux enthousiasme auquel je venois de céder. Je voyois la populace angloise s’atteler au char du ministre pacificateur, et le reconduire en triomphe jusque dans son palais ; j’assistois aux réjouissances plus décentes de mes compatriotes ; et, des rêves d’un Alexandre, je passois en un instant au rêve consolateur de l’abbé de Saint-Pierre.


Les conquérants et les combats
Sont les ornements de l’histoire :
Nous aimons le récit d’une belle victoire
Et les contes des vieux soldats ;
Nous admirons César au temple de mémoire,

Mais un César vivant est un cruel voisin
Pour les nations qu’il dévore.
Il vaut mieux voir de loin ce brillant météore,
Que se trouver sur son chemin.


Cette paix ne fut pas de longue durée. L’Europe ne respira qu’un moment de ses agitations ; et, par une fatalité singulière, il étoit réservé à ce même ambassadeur, qui venoit de signer la paix, de donner bientôt après le signal de la guerre. Otto représentoit la France à Munich, quand les légions de l’Autriche vinrent menacer les confins de la Bavière et lui demander un passage. Napoléon étoit alors sur les hauteurs de Boulogne, et ne songeoit pas à l’ennemi qui se disposoit à venger les affronts de Marengo et de Hohenlinden. L’émissaire d’Otto le surprit au milieu de ses apprêts de descente. Il partit comme la foudre ; et telle lut la rapidité de ses phalanges, que les Autrichiens furent anéantis avant de se douter qu’il eût passé le Rhin, Le vainqueur d’Ulm et d’Austerlitz récompensa par des dignités éminentes l’ambassadeur qui venoit de lui rendre un pareil service. L’élève du chevalier de la Luzerne et de l’abbé Siéyes fut le diplomate en faveur ; mais après cette campagne mémorable, la diplomatie françoise n’avoit plus rien de difficile. Les envoyés de Napoléon ressemblent alors à ceux du peuple romain. Leurs avis étoient des lois, et les souverains de l’Europe alloient au-devant des volontés dont nos ambassadeurs étoient les interprètes. Une seule négociation présenta quelques difficultés, mais les talents et le caractère d’Otto en triomphèrent. Laissé à Vienne, après la bataille de Wagram, il fut chargé de préparer le vaincu à donner sa fille au vainqueur. Le choix du négociateur parut d’abord une injure ; car c’étoit lui qui avoit causé, quatre ans auparavant, la défaite des armées autrichiennes. Mais il joignoit tant d’adresse à tant de loyauté, il avoit des formes si douces, une instruction si variée, une éloquence si persuasive, qu’il détruisit en un moment les préventions défavorables dont il étoit l’objet. Son caractère lui avoit mérité jadis l’amitié de Washington, et, plus tard, la considération des ministres de Georges III. Il séduisit les ministres de François II, et parvint à conclure ce mariage, qui inspira tant de vanité à celui qui avoit acquis tant de gloire. L’Europe n’en fut pas même étonnée ; elle étoit sous le charme ; mais la France le vit avec peine, et ne s’en consola que dix mois après. La carrière d’Otto ne fut plus qu’une longue suite de vicissitudes. Rappelé de son ambassade après la bataille de Lutzen, il ne revint en France que pour assister à la chute du trône qu’il avoit cru consolider pour jamais. Adopté par les Bourbons, envoyé par eux dans le Limousin, il y fit sentir les avantages que présentoit leur retour. Mais il retrouva dans cette cour nouvelle un ancien ministre qui s’étoit montré son ennemi, et qui ne savoit point oublier sous Louis XVIII les inimitiés qu’il avoit conçues sous Napoléon et sous la république. Mécontent d’un oubli qu’il ne méritoit pas, Otto fut entraîné par le ressentiment dans le tourbillon des cent jours ; mais le dénouement de ce nouveau drame politique ne dépendoit pas des mystérieuses manœuvres de la diplomatie. Le glaive seul fut pris pour arbitre ; et les destinées d’Otto allèrent finir dans la solitude.

La mort d’un homme qui avoit été l’agent secret de tant de grands événements fut moins remarquée que celle du malheureux jeune homme dont la tombe avoisine la sienne, et qui n’avoit presque rien fait encore pour sa gloire. Saint-Marcellin étoit au printemps de son âge. Il avoit combattu sous nos drapeaux, et le fer ennemi l’avoit respecté. Il cherchoit dans la littérature d’honorables délassements. Un poète célèbre le regardent comme son fils ; il sourioit aux essais de sa muse. Sa maison étoit parée pour une fête ; on l’attendoit comme un ornement de plus ; on l’y rapporte sanglant et inanimé. Un mot, une inconséquence peut-être avoit causé sa perte ; un duel avoit terminé ses jours. Quel usage barbare ! quel préjugé funeste ! quel ascendant il a pris sur la raison ! L’adversaire de cet infortuné seroit incapable d’une bassesse ; il rougiroit à la seule idée d’une action honteuse ; et il n’a point frémi, que dis-je ! il a cru remplir un devoir en donnant la mort à son ami. Les Grecs et les Romains ignoroient cette férocité ; et ces peuples se connoissoient en courage. Ils provoquoient leurs ennemis ; mais ils ne lavoient point leurs injures dans le sang de leurs concitoyens. Deux soldats de César avoient quelque raison de se haïr ; ils se défièrent à qui feroit la plus belle action dans la bataille.


C’est aux vainqueurs de Rome, à ces peuples barbares
Qui du sang des humains abreuvèrent les dieux,
Que nous devons cet usage odieux,
Et tant de coutumes bizarres,
Qu’imposa l’ignorance à nos tristes aïeux.
Le duel, ma-t-on dit, est né chez les Vandales ;
Et le présent est digne d’eux.
On ne pouvoit demander mieux
Aux auteurs des lois féodales.


Ce fut trop peu de l’introduire dans nos mœurs ; ils en souillèrent la législation de l’Europe. Quand la justice des hommes étoit incertaine, ils en appeloient au sort des armes ; et la justice du glaive étoit pour eux la justice divine. Les pontifes chrétiens, les ministres d’un Dieu qui avoit proscrit l’homicide, adoptèrent cet héritage sanglant des religions qu’ils avoient détruites. Ils soumirent leurs intérêts temporels à cette jurisprudence sanguinaire. Les évêques, les rois, les papes mêmes, l’autorisoient, et se faisoient un devoir de présider à ces meurtres juridiques. La religion, l’humanité, la philosophie, se liguèrent en vain contre ce préjugé ; il s’appuya sur les passions des hommes, et il triompha de cette sainte ligue. Louis IX s’étoit flatté de l’abolir, et ne réussit pas même a le restreindre. Philippe-le-Bel lui enleva seulement la juridiction des affaires civiles ; mais, en réglant les formes de ces combats en matière criminelle, il en perpétua l’usage ; et cent ans après, un chevalier fut réduit à commettre un parricide pour prouver un inceste. Henri II jura de ne plus ordonner le duel, et le préjugé le contraignit au parjure. Louis XIII déclara qu’il ne pardonnerait ni au vainqueur ni au vaincu, et les duels se multiplièrent par l’appât d’un nouveau danger. Louis XIV renouvela les défenses de ses ancêtres ; et si un officier de ses armées en eût été chassé pour lui avoir obéi, Louis XIV lui-même n’auroit pas osé l’y maintenir. Les progrès de la civilisation n’ont pas atténué la force de ce préjugé : banni de nos lois et proscrit par elles, il est resté dans nos mœurs, comme un monument de la barbarie de nos pères, et les lois sont impuissantes pour le détruire. La justice de ces lois est vainement invoquée par la douleur ; elle hésite à venger la victime, et cherche des prétextes pour absoudre le coupable : c’est la superstition de l’honneur ; elle restera chez un peuple pour qui l’honneur est tout. Ceux qui la condamnent aujourd’hui céderont demain à son ascendant terrible. Le meurtrier ne fait horreur à personne ; et la honte s’attache pour jamais à celui qui refuse la chance de le devenir ; il faut qu’il ait bravé la mort, pour qu’on lui pardonne de reculer devant la crainte d’un homicide ; et le plus honnête, le plus sensible des hommes, ne balancera jamais en France entre le mépris et le remords. A côté de cette jeune victime d’un préjugé funeste, repose celui qui avoit soigné son enfance, et que le chagrin de sa perte a peut-être conduit au tombeau. Fontanes pouvoit espérer encore une longue suite de jours ; et les Muses, dont il étoit le favori, le voyoient avec plaisir dégagé des entraves de la puissance et des soins d’une administration publique.


Celui qui se dévoue au culte des neuf Sœurs,
Comme l’indépendance aime la solitude ;
Il préfère à l’éclat des humaines grandeurs
Les paisibles loisirs, les charmes de l’étude.
Il craint le fardeau des honneurs,
Et l’éternelle inquiétude
Qui suit les rois et leurs flatteurs.
Mais dans le tourbillon des tempêtes publiques,
Dans les orages politiques,
Où nous a jetés le destin,
Quel homme, au gré de son envie,
A pu disposer de sa vie,
Et suivre à son midi les projets du matin ?


Fontanes l’a éprouvé comme les autres. Signalé par un début éclatant, encouragé par les honorables suffrages de Marmontel et de La Harpe, il n’eût aspiré qu’à une renommée littéraire ; la révolution l’a poussé malgré lui dans les honneurs politiques, à travers la proscription et la misère. Une riche alliance sembloit assurer son avenir ; ses espérances furent englouties sous les ruines de la ville de Lyon, où son hymen venoit d’être célébré. Touché des malheurs de ses nouveaux concitoyens, il essaya de les défendre contre les lois barbares qui les dévouoient à la destruction et à l’infamie : son éloquente pitié révolta nos décemvirs, et la fuite seule déroba le poète à la mort. Sauvé par la chute de Robespierre, il reprend par besoin le métier de journaliste qu’il avoit abandonné par dégoût ; ses opinions le replongent dans les tourments d’une proscription nouvelle. Du 18 fructidor au 18 brumaire, il traîne au hasard sa paisible existence. Mais, l’ordre renaît dans sa patrie, et la fortune de Fontanes se relève avec la nôtre. Un éloge de Washington en est la source. Lucien Bonaparte avoit commandé cet éloge, pour diriger vers un but patriotique les pensées d’un frère dont il pressentoit l’ambition funeste. La politique du consul voulut faire croire un moment qu’il alloit prendre Washington pour modèle, et il entreprit la fortune de l’orateur qui avoit loué le libérateur de l’Amérique. Un mot heureux attira bientôt de nouveaux honneurs sur la tête de Fontanes. Le consul avoit revêtu la pourpre des Césars. Le poëte vint saluer le nouveau monarque ; et, le distinguant de ces mille chefs de dynastie qui avoient détrôné leurs maîtres légitimes, il le félicita de n’avoir détrôné que l’anarchie. Président du Corps-législatif, grand-maître de l’Université, sénateur, pair de France, il soutint dignement toutes les dignités dont il fut revêtu. Flatteur obligé d’un despote ombrageux, il sut le louer sans bassesse, et mériter une disgrâce honorable, à l’époque où l’invasion de l’Espagne venoit d’enlever à l’arbitre de l’Europe ce caractère de magnanimité qui avoit mis à ses genoux tous les rois et tous les peuples du continent. Fontanes n’étoit pourtant pas exempt de foiblesses. Il avoit sur-tout celle d’envier un nom historique, de le préférer même aux palmes du génie, qu’il lui étoit si facile d’acquérir.


Que le fils d’un Roland, d’un Guesclin, d’un Bayard,
Soit orgueilleux de sa naissance ;
Qu’il étale avec arrogance
Les titres que sur lui fit tomber le hasard ;
Je le conçois sans peine et sur-tout sans envie
Mais qu’un poëte né pour illustrer sa vie,
Pour atteindre lui-même à la postérité,
Préfère à cette gloire un éclat emprunté.

Je n’y vois plus qu’une folie,
Une erreur de sa vanité ;
C’est désavouer son génie,
Et renier son immortalité.


C’est ce même orgueil sans doute qui l’éloignoit dans sa jeunesse de la société des grands, au milieu desquels il auroit voulu naître ; et cette foiblesse, que sembloient accréditer les titres dont il aimoit à se parer pendant sa vie, a fait calomnier son silence poétique. On a cru même qu’il rougissoit d’un talent auquel il avoit dû son élévation. Ce n’étoit pourtant ni de l’indifférence ni de l’ingratitude, ce n’étoit pas même de la modestie : il trembloit comme un enfant à la seule idée d’une critique ; il portoit la sensibilité dans ce genre jusqu’au ridicule ; il craignoit surtout dans ces derniers temps d’exposer sa renommée aux vengeances d’un parti qu’il avoit froissé, peut-être sans le vouloir. Mais la postérité a commencé pour lui, et tout le monde sera juste envers sa mémoire.


Le goût seul jugera
Et ses vers immortels, attendus trop long-temps
Vainqueurs de l’envie et du temps.

Consoleront le dieu de l’harmonie,
Et les nymphes de Castalie,
De ces triomphes insultants
Qu’usurpent tous les jours dans la nouvelle Athène
Des muses que jamais n’abreuva l’Hippocrène,
Et tous ces Apollons bâtards,
Qui, d’une voix rauque et grossière,
Ivres d’hydromel et de bière,
Chantant au milieu des brouillards.


Puisse la mort lui avoir laissé le temps de terminer ses ébauches ; car il étoit rentré dans le sein des Muses ! La solitude et le calme des champs faisoient les délices de ses derniers jours ; il y polissoit les ouvrages de sa jeunesse ; il y donnoit ses derniers soins au poème de la Grèce délivrée. Combien de fois il a dû regretter les moments qu’il avoit perdus ! comme il a dû sentir le néant de ces grandeurs qui l’avaient distrait du culte des Muses ! La simplicité de son épitaphe atteste qu’il avoit apprécié à leur juste valeur ces frivoles hochets de l’ambition, et qu’il ne comptait pas sur eux pour sa gloire. La colonne funèbre qui pèse sur sa tombe ne porte que son nom et la date de sa naissance ; mais ce nom rappellera toujours le poëte le plus pur, le plus harmonieux, le plus classique de son époque, l’orateur le moins disert et le plus élégant, l’homme du monde le plus aimable. Comme cette épitaphe contraste avec cette foule d’inscriptions fastueuses qu’on rencontre à chaque pas dans cet asile de la mort ! Quand les hommes viennent y déposer la dépouille de leur semblable, l’orgueil ne devroit-il pas s’arrêter à la porte ? Chacun de ces tombeaux ne prend-il pas une voix pour leur redire les paroles de l’Ecclésiaste ? et ne devroit-on pas effacer sans pitié toutes ces légendes, qui, réveillant les passions des hommes, leur donnent ici d’autres leçons que des leçons de sagesse et de vertu ? Pourquoi laisser au caprice des vivants le soin de qualifier les morts ? Sur le seuil de cette enceinte funèbre devrait siéger un tribunal sévère, pareil aux juges redoutables que l’antiquité avoit assis entre le Tartare et l’Élysée.


Que dis-je ! ai-je oublié le siècle où je respire,
Et la variété de ses opinions ?
Des intérêts, des passions,
Ne sais-je plus quel est l’empire ?

Ces mêmes hommes que j’admire
Ne sont-ils pas à d’autres yeux
Des brigands ou des factieux !
Un autre dès demain viendra me contredire ;
Et par un trait injurieux
Effacera les vers que leur tombe m’inspire.
Où trouver, au milieu de tant de factions,
Des mortels assez équitables,
Assez libres et purs pour juger leurs semblables,
Leurs discours, et leurs actions.


Pour en désespérer, madame, il suffit d’examiner la tombe devant laquelle je viens de m’arrêter. Là fut apportée la plus grande victime, qu’après nos rois et nos princes, ait engloutie le torrent des dissensions politiques ; sur ce gazon qui la couvre, au milieu de cette grille qui l’environne étoit naguère une large pierre sépulcrale, et chaque jour, sur cette pierre, toutes les passions haineuses venoient épancher le fiel de leurs ressentiments. Cette pierre a disparu, chargée d’injures et de menaces, d’imprécations et de blasphèmes. La vengeance des uns n’étoit point assouvie par le sang de la victime. Elle ne rougissait pas d’insulter à la mémoire du héros qui avoit expié sa foiblesse et satisfait à la justice des rois. La vengeance des autres demandent le sang de ses accusateurs et de ses juges ; elle ne frémissoit pas d’évoquer le génie des discordes, le fantôme sanglant de la terreur. Triste et cruelle consolation pour ses mânes ! Une triple hécatombe de victimes nouvelles auroit-elle fléchi la Parque et ramené le héros à la vie ? Ceux de ses ennemis que n’avoit point satisfaits son supplice, pensoient-ils que le bruit de leurs imprécations et de leurs outrages auroit étouffé les cent voix de la renommée, et la voix plus imposante de l’histoire ! Un seul point de la terre parlera de sa défection ; mille autres parleront de sa gloire. Nous ne voyons aujourd’hui que son parjure et sa mort : nous le voyons prenant la main du roi qui lui confie la défense de sa couronne ; promettant la tête du téméraire qui ose venir seul avec sa fortune redemander cette couronne dont la dépouillé l’Europe entière ; comptant sur cette force dame, sur cette fermeté de caractère que les plus grands périls n’avoient jamais ébranlée, s’éloignant avec le désir, la volonté, l’espérance, la certitude, d’accomplir sa promesse ; et bientôt entraîné lui-même par l’exemple de ses légions, par les souvenirs d’une ancienne fraternité d’armes, par l’élan d’une défection générale, ébloui par les prestiges d’une apparition merveilleuse, cédant enfin à l’ascendant terrible de cette fortune qui les abuse l’un et l’autre, et trahissant les serments solennels prononcés aux pieds du trône dont il avoit sollicité la défense. Mais demain quand les témoins de cette scène auront disparu de la terre, quand les amis et les ennemis du héros n’y seront plus, les hommes demanderont à peine comment a fini sa carrière ; ils seront avides de connoître comment il l’a remplie. Ils le suivront depuis l’atelier obscur d’un tonnelier de Sar-Louis, jusqu’au faîte des honneurs militaires et des brillantes réputations de l’armée. Ils le retrouveront dans cinquante batailles rangées, trois cents combats, et trois sièges illustres ; pendant vingt-cinq ans d’une vie infatigable, toujours à la tête des avant-gardes, le premier et le dernier au milieu des périls, ouvrant la route à nos armées victorieuses, ou protégeant la retraite de nos armées vaincues ; lieutenant de Jourdan, de Hoche, de Lecourbe, de Masséna, de Moreau, de Napoléon, des plus illustres capitaines de la France nouvelle ; remplissant du bruit de son intrépidité les champs de la Franconie, de la Bavière, du Portugal, de l’Autriche, de la Saxe, et de la France, les rochers du Tyrol, de l’Helvétie, et de la Galice, les plaines de la Prusse, de la Pologne et de la Moscovie ; décidant la victoire aux journées de Neuvied, d’Hohenlinden, de Friedland, de Smolensk, de la Moskowa, de Montmirail ; franchissant le pont d’Elchingen sous le feu des batteries autrichiennes ; emportant d’une course la forteresse de Magdebourg ; arrêtant à Lutzen toutes les armées de Frédéric et d’Alexandre, et donnant à Napoléon le temps de rallier ses nouvelles phalanges pour effacer la honte du plus terrible des désastres.


Ils le verront sur-tout, au milieu des horreurs
De cette effroyable retraite,
Quand, vengeant de Moskou l’imprudente conquête,
L’hiver sur nos soldats étendra ses rigueurs ;
Quand la plus horrible famine

Viendra dans ces déserts consommer la ruine
De ces intrépides vainqueurs ;
Quand, cédant au sommeil dont le poids les assiège,
Les hommes, les coursiers, l’un sur l’autre entassés.
N’offriront à ses yeux que des spectres glacés,
Des cadavres couverts de neige ;
Ils le verront garder son intrépidité,
Des soldats stupéfaits ranimer le courage,
À ces fléaux cruels opposer sa fierté,
Dans les rangs ennemis reporter le carnage ;
Et, sur leurs corps sanglants se frayant un passage,
Arracher la victoire au Russe épouvanté.


Comme Bayard, il fut alors surnommé le brave des braves. Séparé du gros de l’armée, égaré dans les plaines où la neige avoit effacé tous les vestiges, entouré par quarante mille Moscovites, n’ayant que quatre mille François pour combattre, sommé par Kutusow de déposer les armes, il répondit à l’émissaire de Kutusow qu’on ne prenoit point aussi facilement un maréchal de Fiance. Il força le passage du Boristhène, et rejoignit l’armée françoise à travers les bataillons qui pensoient l’anéantir. Bientôt se présente cet autre fleuve qui auroit dû être le tombeau de Napoléon et de son armée. La seule voie de salut qui leur reste est fermée par une triple barrière de légions nouvelles. Les plus intrépides frémissent ; aucun n’ose croire à la possibilité de franchir la Bérésina, de repousser les défenseurs de ses rivages. Le maréchal lui-même reconnoît qu’il n’est plus pour eux ni lendemain ni patrie ; mais cette ame, trempée d’acier, comme on le disoit alors, n’en est pas même ébranlée. C’est ici qu’il faut mourir, dit-il à ses soldats ; mais n’oublions point que nous ne devons y laisser que la vie. Il part ; et, contre son attente même, cette triple barrière est enfoncée, le passage est ouvert ; et la gloire de la France, les débris de l’armée sont sauvés par son audace. Ah ! si de tels exploits ne suffisent point aux yeux de la postérité pour effacer le crime d’un jour, flétrissons tous les lauriers des connétables de Bourbon et de Montmorenei, de Biron, de Turenne, du grand Condé lui-même ; car ils furent coupables du même crime ; ils trahirent leurs serments, leur patrie et leur roi ; et, de la place même où je suis, je vois le faubourg et la plaine où le grand Condé repoussa les drapeaux de son maître, et força les portes de sa capitale.

C’est du sommet de la colline, où j’ai trouvé tant de souvenirs de douleur et de gloire, que le royal enfant, qui devoit être Louis XIV, contempla cette bataille célèbre, où Turenne et Condé luttèrent de valeur et de génie, et mesurèrent leurs fortunes. C’est là que l’audacieux Mazarin osa placer son jeune roi pour lui donner le spectacle de la guerre civile dont ce ministre étoit la cause ; c’est là que l’insolent orgueil de cet étranger vint jouir du sanglant désordre qu’il avoit apporté dans le royaume. Ce n’étoit pas assez d’une disgrâce de quelques jours pour l’en punir ; c’est son supplice même qu’il falloit donner en spectacle sur la plaine où les François venoient de s’égorger pour lui.


Qu’un opprobre éternel pèse sur les tombeaux
De tous ces artisans de troubles politiques,
Qui, sur les foyers domestiques,
De l’affreuse discorde agitent les flambeaux.
Trop long-temps a régné cette aveugle furie.
Nous vîmes trop long-temps, ainsi que nos aïeux,
Ces jours de sang, de deuil, ces combats odieux,
Où, déchirant le sein de la patrie,

Ses enfants désunis s’exterminoient entre eux.
Plaignons les intruments d’une guerre intestine,
Plaignons ces malheureux guerriers,
Que l’honneur, le devoir, l’austère discipline
A forcés de cueillir ces horribles lauriers.
Gloire à ceux qui, jetés dans ces tristes querelles,
A leurs serments ont su rester fidèles,
Sans l’attester par des fureurs ;
Qui, voyant des François dans les partis contraires,
Ont à regret combattu leurs bannières,
De la guerre civile adouci les horreurs,
Et ne se paient point, aux regards des vainqueurs,
De la dépouille et du sang de leurs frères !


Affligé de ces pensées, fatigué de troubles et de combats, j’étois impatient de rencontrer quelque tombeau qui m’inspirât d’autres souvenirs et d’autres idées ; et cette espérance me fit errer sous les voûtes silencieuses du bosquet voisin. Mais je ne trouvai dans cette solitude que des noms obscurs et des vertus domestiques. Mon premier sentiment fut de l’indifférence, mon second fut de porter envie à l’existence paisible de ces hommes que dédaigne ou qui dédaignent la renommée ; qui bornent leur sphère au cercle étroit de leurs amis et de leurs familles ; qui, sans bruit et sans éclat, arrivent doucement au terme de leur course, et dont l’épitaphe ne rappelle des triomphes d’aucune espèce. Ils ont compté plus de jours de bonheur que les hommes dont je viens de vous entretenir, et qui ont acheté leurs jouissances au prix de tant d’agitations et d’incertitudes. En est-il au-dessus de ces jouissances domestiques, que ne viennent troubler ni les tourments de l’envie, ni les amertumes de l’ambition, ni les variations de la politique, ni le besoin des faveurs, ni la crainte des disgrâces, ni le tracas des fonctions publiques, ni les devoirs de la grandeur et de la puissance ? Tous ces devoirs sont des chaînes ; ceux de fils, d’époux, de père, et d’ami, sont des plaisirs de tous les jours.

J’ai cependant besoin, pour vous engager à me suivre, de m’arracher à ces douces émotions. On a tout dit, madame, quand on a consacré deux pages à toutes ces vertus de famille ; et le poète ou l’historien, qui n’auroit à décrire ou à raconter que des scènes de bonheur, finirait par accabler ses lecteurs de sa fatigante monotonie. Je rentre donc dans le monde politique, mais j’y rentre avec un bienfaiteur de l’humanité souffrante, avec un de ces hommes dont la vie entière est consacrée au soulagement des douleurs humaines, et qui exercent leur ministère de charité au milieu des fléaux les plus horribles que le génie du mal ait répandus sur la terre. Cet homme est le chirurgien Heurteloup, dont nos hôpitaux militaires ont conservé l’honorable souvenir.


Pour rendre à ces mortels un digne et juste hommage,
Il faut avoir vécu dans les champs du carnage,
Et parcouru ces théâtres sanglants,
Où les blessés et les mourants,
Sur une terre humide, attendent leur passage,
Quand la gloire a cessé d’animer la valeur,
Quand, affoibli par mille craintes,
De la mort qui l’entoure observant la pâleur,
Et, redoutant pour lui ses cruelles atteintes,
Le guerrier mutilé laisse échapper les plaintes
Qu’à son ame affoiblie arrache la douleur.
Un enfant d’Esculape à ses yeux se présente ;
L’espoir est rentré dans son cœur.
Il s’anime, il renaît, il rêve le bonheur ;
Il revoit son pays, ses amis, son amante ;
Et le mortel consolateur

Qui porte sur sa plaie une main bienfaisante,
Est pour lui l’image vivante
Du Dieu dont les regards veillent sur le malheur.


C’est sur-tout dans les sanglantes journées d’Esling et de Wagram que Heurteloup fit connoître toute l’activité de son zèle, toutes les ressources de son talent, toute la chaleur de sa philanthropie. Il montra, par sa touchante sensibilité, qu’il devoit les premiers éléments de son art à l’une de ces femmes pieuses qu’on trouve toujours au chevet des malheureux, et que notre reconnoissance a nommées la providence des hospices. Les chirurgiens de l’armée françoise ne se lassoient point d’admirer cette vigueur de charité dans une ame sexagénaire ; et, rendant un hommage public aux vertus de leur chef, ils firent frapper une médaille pour en perpétuer le souvenir. Heurteloup ne survécut pas long-temps à ce triomphe. Les fatigues de cette campagne usèrent ses forces ; et, trois ans après, les nombreuses académies, dont il étoit membre, furent forcées de payer à sa mémoire le tribut de la vénération qu’il leur avoit inspirée. Il ne l’avoit pas mérité seulement par ses talents et ses services ; il s’en étoit rendu digne par l’austérité de ses principes, par la sévérité de sa justice, et il a pu se dire en mourant : Dans ma vie, je n’ai fait de tort à personne.

Cette inscription vient à l’instant de frapper mes regards, et je n’en demanderai pas d’autre pour moi-même. Elle pare un tombeau qui s’élève à droite du chemin, presque en face de celui que je viens de laisser à ma gauche, sous les rameaux pendants d’un saule pleureur, où s’entrelacent les rameaux fleuris du chèvre-feuille ; et cette épitaphe est d’autant plus honorable, qu’elle appartient à un de ces hommes qui, par état et par devoir, sont trop souvent contraints d’exercer des vengeances, et d’affliger l’humanité.


Heureux qui dans les camps porte une ame sensible ;
Qui s’abreuve à regret et de sang et de pleurs ;
Qui du fléau le plus terrible
Aime à tempérer les rigueurs ;
Qui par les ennemis, qu’a domptés son courage,
Fait admirer en lui de plus douces vertus,
Et se montre après le carnage
L’exemple des vainqueurs et l’appui des vaincus !

Ce bonheur fut le partage du brave Nansouty, que les ennemis de la France ont rencontré presque par-tout à la tête de la cavalerie françoise. Soldat de la vieille monarchie, il ne suivit point ses premiers compagnons d’armes sur la terre étrangère. Il resta fidèle à la patrie ; et l’ambition n’eut point de part à ce choix de son cœur. C’est un devoir qu’il crut remplir ; et ceux dont il abandonna la cause lui conservèrent leur estime. Sa modestie laissoit à la renommée le soin de parler de ses services. Mais cette renommée, si facile à prôner les intrigants qui la fatiguent de leur jactance, fut lente à proclamer les exploits d’un guerrier qui sembloit la dédaigner. C’est le vainqueur d’Hohenlinden, le sage Moreau, qui, le premier, laissa tomber sur Nansouty quelques rayons de sa gloire ; et, depuis ce jour mémorable, le nom de ce guerrier fut associé aux plus beaux triomphes de nos armées. Les champs de Wertingue, de Friedland, de Ratisbonne, d’Esling, de Moskou, et de Dresde, furent les théâtres glorieux de ses charges brillantes. Ce fut lui qui, dans la forêt d’Hanau, ouvrit un passage à l’armée françoise, à travers ces bataillons bavarois, dont la perfidie croyoit porter le dernier coup à ceux que la fortune venoit de trahir dans les plaines sanglantes de Leipsick ; et dans cette dernière campagne, où, sous les yeux de la France, le nombre fut si souvent accablé par la valeur, la cavalerie de Nansouty resta jusqu’au dernier moment la première cavalerie de l’Europe. Dégagé de ses serments par l’abdication du souverain qu’il avoit adopté, il s’empressa de les reporter à l’ancienne famille que la fortune replaçoit sur le trône de ses pères. Il lui resta fidèle jusqu’au trépas ; et, pendant sa triste agonie, il reçut un témoignage éclatant de la reconnoissance de son prince.


La Mort planoit déjà sur son lit de douleurs,
Et la froide main de la Parque
Avoit à peine ouvert les ciseaux : destructeurs,
Que d’avides solliciteurs,
De leur ambition fatiguant le monarque,
Briguoient de Nansouty le rang et les honneurs,
Le roi fut révolté de leur honteuse audace.
« Attendez, leur dit-il, que la Mort nous l’ait pris,
Laissez-moi pleurer mes amis

Avant de vous donner leur place. »


Cette réponse, madame, fait honneur à un roi ; elle est digne d’un fils d’Henri IV. Mais les courtisans n’en perdront ni leur avidité ni leur impudence. Ce n’est point la satire des hommes du jour que je veux faire. Je connois à peine les courtisans de mon siècle, et ne les juge que par analogie. Dès l’instant qu’un homme a eu des grâces à répandre, il a été environné de ces mendiants dorés qui n’ont souvent d’autres titres pour les obtenir que l’importunité et la bassesse. Le monde y est fait depuis long-temps ; ils ont épuisé tous les traits de la satire, et les termes injurieux du vocabulaire de tous les peuples. Plutarque les comparoit aux plus vils des insectes qui vivent du sang de l’homme. Les courtisans, disoit La Bruyère, n’ont d’autre dieu que l’intérêt, d’autre idole que la fortune, d’autre moyen de réussir qu’une véritable et naïve impudence ; ce sont des hommes avides, qui ne savent que recevoir et envier tous ceux à qui l’on donne. N’espérez d’eux ni candeur, ni franchise, ni équité, ni générosité, ni bienveillance. Tordez-les, pressez-les, ils dégouttent l’orgueil, l’arrogance, et la présomption. L’honneur, la vertu, la conscience, sont à la cour des qualités inutiles ; on ne sait qu’y faire d’un homme de bien. » Et ce n’étoit pas seulement des courtisans de Louis XIV que parloit ainsi le philosophe ; il flétrissoit d’avance toutes les générations de courtisans qui devoient leur succéder. Mais que leur importent nos dédains et nos sentences ? Ils se vengent du mépris qu’ils inspirent par le mépris qu’ils affectent. L’essentiel pour eux est que les faveurs du maître ne tarissent point. Ils n’estiment les rois que par les grâces qu’ils en obtiennent ; ils ne les aiment que par l’espoir d’en obtenir encore.

Ce n’est pas ainsi qu’il les aimoit cet orateur qui fut admis un instant dans leurs conseils, et dont la tombe, récemment élevée, domine sur la colline au pied de laquelle j’ai laissé le tombeau de Nansouty. En traçant le portrait de Mounier j’avois tracé d’avance celui de Camille-Jordan. Le troue, la patrie, et la liberté, furent les objets constants de son affection. La monarchie constitutionnelle fut la pensée de sa vie entière. Il étoit né dans cette ville populeuse et commerçante, où tout respire ce principe politique, qui est la source, le fondement de toutes les libertés, qui présente aux peuples tous les avantages de la république, et qui leur en sauve les dangers, les convulsions et les horreurs. C’est pour la monarchie constitutionnelle qu’il combattoit à Lyon dans les rangs de ses concitoyens ; c’est pour elle qu’il luttoit à la tribune avant que le 18 fructidor eût ruiné ses espérances ; c’est pour elle qu’il résista aux séductions du despotisme, qu’il fît entendre après la restauration les nobles accents d’une voix prête à s’éteindre ; c’est pour elle enfin que furent ses derniers vœux et ses derniers soupirs ; et, du haut de la tribune sépulcrale qu’on a figurée sur sa tombe, son buste de marbre semble dire encore aux François de tous les partis :


Abjurez, abjurez d’inutiles systèmes,
Et ralliez-vous à ma voix.
L’union du trône et des lois
A de tous les Solons résolu les problèmes.
Vous qui du peuple exagérez les droits

Et de la république embrassez la chimère ;
Vous qui, soutenant l’arbitraire,
D’un sceptre indépendant voulez armer les rois ;
Vous qui, d’un empereur regrettant la puissance,
Pensez aux lois du glaive asservir l’univers,
Et vous qui du vieux temps nous vantez l’innocence,
Pour restituer à la France
Ses préjugés, ses abus, et ses fers ;
Laissez là vos erreurs, votre espoir, vos blasphèmes,
Et ralliez-vous à ma voix.
L’union du trône et des lois
Triomphera de vos systèmes.
Toutes les libertés naîtront de cet accord.
C’est du bonheur public et la source, et le gage ;
C’est votre asile et votre port.
L’état pour en sortir feroit un vain effort ;
Il retrouveroit le naufrage.
Ballottés, fatigués par un nouvel orage,
Les passions encor vous feroient louvoyer
De l’anarchie à l’esclavage ;
Et les débris de l’équipage
Dans cet asile encor viendroient se rallier.
Près de vous, comme vous, d’autres peuples s’agitent ;
Ils subiront votre destin.
C’est en vain que les rois hésitent ;
Aux peuples qui les sollicitent,
Au torrent de leur siècle ils résistent en vain.
Le monde n’est plus fait pour l’antique servage.

Le temps a fracassé tous les sceptres d’airain ;
Et le pacte nouveau qui du siècle est l’ouvrage
Deviendra tôt ou tard la loi du genre humain.
Peuples, souffrez les diadèmes ;
Monarques, respectez et le peuple et ses droits.
L’union du trône et des lois
Doit survivre à tous les systèmes.


Les opinions de Camille-Jordan ne seront point le seul motif de mes éloges. Ses vertus privées égaloient ses vertus politiques. Il fut bon époux, bon père, et bon ami. Fidèle à son amour pour la France, il souffrit deux fois la proscription et l’exil sans se plaindre de sa patrie. Fidèle à son amour pour les Bourbons, il fut le dernier Lyonnois, qui, dans les défections du 20 mars, demeura près du frère de son roi. Fidèle à l’amitié, il mérita qu’une amitié célèbre le consolât de ses infortunes. Le savant Dégérando fut le compagnon volontaire de son exil, le gardien vigilant de sa vie, le tendre confident de ses peines. Sa mort fut plus calme que son existence. Il la vit approcher sans terreur. Entouré de ses amis et de sa famille, il s’efforçoit de calmer leurs regrets et de leur inspirer son courage. Il s’éteignit lentement au milieu d’eux ; et quatre mille personnes servirent de cortège à sa dépouille mortelle jusqu’à la place où je viens de rencontrer sa tombe. Le regret de sa perte étoit dans tous les cœurs ; son éloge étoit dans toutes les bouches. Tous pleuroient le citoyen zélé, le François fidèle, l’orateur éloquent, l’homme de bien qui nous étoit ravi dans la force du talent et de âge.


Mais nos vœux par la mort ne sont point écoutés ;
Et nos jours ne sont pas comptés
Par nos talents et nos services.
Elle frappe au hasard ; se rit de nos projets ;
Et les hommes sont les jouets
De ses inflexibles caprices.


Camille Jordan n’étoit pourtant pas sans ennemis. Quel homme dans les crises politiques peut se flatter de n’en pas avoir ? Ceux qui l’avoient loué comme royaliste sous le directoire, le repoussoient aujourd’hui comme libéral ; et cependant il n’avoit changé ni d’opinion ni de caractère. Il s’est fait depuis trente ans un tel abus de mots, que les dénominations les plus honorables sont devenues dans la langue des passions les épithètes les plus injurieuses. Après avoir flétri la modération, il ne leur manquoit plus que de flétrir le libéralisme. Seroit-il désormais impossible de s’entendre sur les expressions les plus simples ?


Qu’est-ce qu’un libéral ? un homme juste et sage,
Dont l’ordre et le repos sont les vœux les plus chers,
Dont le cœur généreux, abhorrant le carnage,
Voudroit de ses fléaux affranchir l’univers.
Ami de la justice, il punit qui l’outrage ;
Et le trône, et la liberté,
La patrie et la vérité,
Se confondent dans son hommage.
D’un regard indulgent il voit tous les humains.
Des lois de son pays observateur sévère,
A l’égal des tyrans il hait les assassins ;
Et Tibère et Louvel, Charles neuf et Damiens
Ont une part égale à sa noble colère.


Demandez cependant à un homme de cour ce que c’est qu’un libéral ? il vous répondra sans hésiter : C’est un jacobin ; et Cicéron lui-même ne lui feroit jamais concevoir qu’il rapproche ainsi les deux extrémités de l’échelle politique. Il est vrai que d’anciens partisans de Marat et de Robespierre se parent aujourd’hui de ce titre ; mais n’en est-il point que le repentir a jetés dans les rangs des royalistes ? Pourquoi douter de la conversion des uns, après avoir accepté la conversion des autres ? C’est encore par une étrange confusion de termes qu’on associe les libéraux aux bonopartistes. Ils se rapprochent sans doute par le sentiment de la gloire nationale ; mais, en matière de gouvernement, rien n’est plus opposé que les deux opinions ; et, à la dynastie près, les bonapartistes et les fanatiques de la royauté sont en communauté de système. Il n’en est pas ainsi des républicains. Un libéral pouvoit l’être, quand la doctrine du pouvoir absolu couvrait le continent de l’Europe ; mais depuis que l’esprit humain à découvert la monarchie constitutionnelle, celui qui, dans un état où l’imminence de la guerre rend les armées indispensables, repousse ce perfectionnement de la république, cesse à l’instant même d’être libéral, parcequ’il cesse de vouloir ce qui est avantageux à l’état et au peuple. Il reste une nuance à définir ; et ma conscience ne veut rien laisser en arrière. Un libéral est l’homme du gouvernement de fait ; mais qu’importe cette distinction aux partisans du gouvernement de droit, s’il concourt avec eux à raffermissement de ce qui existe ? Et quel avantage trouvent-ils à rejeter pour une hypothèse celui qui veut empêcher qu’elle devienne jamais une réalité ? Je crois avoir épuise en peu de mots une question qui a déjà enfanté des volumes ; je l’abandonne aux hommes de bonne foi ; car je ne sais pas écrire pour les autres, et je rentre dans le domaine des arts.

Sur la même colline où s’élève la tombe de Camille Jordan, à gauche du chemin qui conduit au nord, repose le statuaire Félix Lecomte, qui, plus heureux que cet orateur politique, mourut plein de jours, et ne fut pas interrompu par une mort précoce dans les travaux qui faisoient sa renommée.

Son talent lui fut révélé de bonne heure par l’exemple et le souvenir de son père, par la contemplation des statues qui décorent le jardin des Tuileries. La pureté de son goût se manifesta des son adolescence. Il ne parut dans l’atelier de Falconet que pour reconnoître les défauts de cette école ; et se hâta d’en sortir pour aller recevoir dans l’atelier de Vassé les leçons et les principes que cet élève de Bouchardon tenoit de son illustre maître. Couronné dans le concours ouvert par l’Académie, fortifié dans Rome par l’étude des chefs-d’œuvre que renferme cette ville célèbre, Lecomte fonda sa célébrité par un groupe de Phorbas délivrant le jeune Œdipe ; et la consolida par un grand nombre de figures et de bas-reliefs dont s’enrichirent la capitale et les provinces. Sa facilité fut si prodigieuse, que le marbre sembloit s’amollir sous ses doigts. Le plus beau de ses bas-reliefs décore la cathédrale de Rouen ; trois de ses meilleures statues parent les salles de l’Institut, et nous reproduisent les traits du bon Rollin, du savant d’Alembert, et du vertueux Fénélon, de ce prélat philosophe, dont la piété fut si douce, dont la charité fut si active, dont le génie fut pur comme son ame. L’artiste me pardonnera de l’abandonner ici pour le modèle. Le nom de Fénélon ne se présente jamais à mon esprit, sans porter à mon cœur les émotions les plus délicieuses.


Dans quel ravissement, sur ses traits vénérables,
S’arrêtent les regards de la postérité !
Que j’aime à contempler ces cœurs infatigables,
Dont rien ne lasse la bonté !
Portraits vivants de la divinité,
Leurs bienfaits sont inépuisables.
Toujours prêts à sécher les pleurs des misérables,
Ils sont l’espoir de la douleur,
Le modèle, l’appui, l’honneur de leurs semblables,
La providence du malheur.


Deux hommes de ce caractère reposent sur le tertre, en face du tombeau de Lecomte. Ils n’eurent sans doute ni le génie, ni la tendresse expansive de Fénélon. Je ne compare point ce qui est incomparable ; mais ils firent relater le même zèle pour l’humanité, le même empressement à la servir et à la défendre. Parmentier et Cadet-Gassicourt lui consacrèrent toute leur vie. Bercé pour ainsi dire sur les genoux de Franklin, de Buffon, de Condorcet, et de Bailly, imprégné de leurs sentiments et de leurs principes, le jeune Gassicourt n’entra dans le barreau que pour se vouer à la défense des opprimés, pour y manifester son horreur pour l’oppression. Ce fut lui qui prit les intérêts de ces enfants de la nature, dont Marmontel nous a retracé, sous les noms d’Annette et Lubin, l’innocent concubinage ; il leur fit rendre les biens qu’on leur disputoit depuis long-temps, il assura la subsistance de leur vieillesse et de leur famille. Un homme avoit dérobé son frère à la vengeance des lois. La nature lui en faisoit un devoir ; notre justice lui en faisoit un crime. La Grèce l’eût honoré peut-être ; la France l’envoya sur ses galères. Gassicourt plaida sa cause et lui fit rendre l’honneur et la liberté. Bientôt des lois plus terribles disposèrent de la vie et de l’honneur des François. Par une dérision criminelle, l’anarchie voulut avoir ses magistrats, Gassicourt ne recula point devant eux. Il arracha le frère de son père des cachots sinistres, à la porte desquels frappoient déjà les septembriseurs ; il brava Fouquier-Tinville lui-même ; et l’auditoire fut étonné de ne pas le voir monter sur l’échafaud. L’heure de la proscription n’avoit point sonné pour lui ; mais il ne tarda point à en avoir les honneurs. Contraint de se dérober à la vengeance des vainqueurs du treize vendémiaire, son exil ne fut perdu ni pour l’humanité, ni pour l’industrie. Inconnu, relégué dans le fond d’une usine, il perfectionna quelques uns de ces procédés utiles qui diminuent le travail et la fatigue de l’homme. Rentré dans le monde, héritier du laboratoire de son père, il se plaça bientôt au rang des pharmaciens les plus habiles et les plus célèbres, publia sur la chimie une foule d’ouvrages utiles ; et ne profita du crédit que lui donnoit sa réputation que pour rendre de plus grands services à l’humanité. Frappé des dangers que lui présentoit l’entassement des hommes dans une grande ville, Gassicourt s’occupa sans relâche d’y organiser une police sanitaire. C’est à lui que la capitale a dû l’établissement de ce conseil de salubrité qui veille sur la santé de ses habitants. Il en fut l’ame et le secrétaire. La visite fréquente des prisons, l’étude des maladies particulières aux divers états de la société, la poursuite des charlatans et des empiriques qui abusent de la crédulité du peuple, étoient devenues pour lui des devoirs qu’il remplissent avec un zèle infatigable. Il étoit de toutes les associations, de toutes les souscriptions qui tendoient au bien public, à la gloire nationale, au soulagement de l’infortune, à l’encouragement des arts et des sciences, à la propagation des lumières. Dans une vie aussi pleine, aussi active, on cherche les moments qui restoient à sa plume ; et, si l’on rassembloit tout ce qu’elle a disséminé sur le théâtre, dans la littérature, dans la politique, dans les mémoires des sociétés savantes, dans les dictionnaires, et les recueils scientifiques, on seroit surpris de l’ensemble que présenteront cette volumineuse collection. Mais les services de Gassicourt ne sont pas de ceux qui mènent à la gloire.

Ces utiles mortels, dont la sollicitude

Soulage du public les maux et les besoins,
Qui fout du genre humain l’objet de tous leurs soins,
N’en obtiennent souvent que de l’ingratitude.
Il reçoit leurs bienfaits, jouit de leurs travaux ;
Mais de leurs noms à peine il garde la mémoire.
Pour les hommes brillants il réserve la gloire ;
Et la prodigue à ses fléaux.
C’est trop peu de l’aimer, c’est trop peu de l’instruire,
De le servir, et de le protéger.
Pour que le monde nous admire,
Il faut l’étonner, le séduire ;
Et quelquefois le ravager.


Parmentier avoit devancé Gassicourt dans la même carrière. Les hôpitaux de l’armée d’Hanovre furent les premiers témoins de sa philanthropie ; et la révolution le prit dans le laboratoire des Invalides pour l’élever à la tête des pharmaciens de ses armées. La nourriture et la santé de l’homme furent les objets constants de ses études. Il décomposa le lait et le sang pour en connoître la nature et purifier sa source par le choix des aliments les plus propres à renouveler ces deux fluides les plus importants de l’économie animale. Pour procurer à l’homme une nourriture plus abondante et plus saine, il tourna ses regards vers l’agriculture, cette science nourricière des peuples. Il fit une savante analyse de ses produits. Ses observations suivirent le froment depuis le semoir du laboureur jusqu’à l’officine du boulanger. Ses conseils en dirigèrent la semence, la végétation, la coupe, la conservation, la mouture, et l’emploi. Du fond de la capitale il éclaira les provinces sur les trésors qu’elles renfermoient ; et multiplia de toutes parts les richesses agricoles de la France. Les autorités secondèrent son zèle, et se chargèrent pour cette fois de la reconnoissance des peuples, qui ignoroient l’auteur de tant de bienfaits. Des couronnes et des médailles lui furent décernées par les états provinciaux et les académies, et son zèle philanthropique fut accru par ces honorables récompenses. L’heureuse découverte de la vaccine lui fournit bientôt l’occasion d’en donner de nouvelles preuves.


Un horrible fléau, jeté sur nos rivages,
Moissonnoit dès long-temps les générations.
D’un tribut annuel il frappoit tous les âges,
Et dépeuploit les nations.
Nul mortel n’échappoit à sa toute puissance ;

Sa cruauté sur-tout s’acharnoit sur l’enfance ;
De la beauté flétrie il étoit la terreur ;
Les mères frémissoient à son nom redoutable ;
Et de ce mal impitoyable,
L’art d’Esculape en vain combattoit la fureur.
Dieu prit enfin pitié de la race mortelle.
L’animal nourricier, dont le nom nous rappelle
La fuite et les amours d’Io,
Cachoit sous sa vaste mamelle
Le remède inconnu de ce triste fléau.
Dieu fit choix de Jenner pour en purger la terre.
Vers les vallons de l’Angleterre,
Où paissoit dans l’oubli l’animal bienfaiteur,
Jenner fut amené par la bonté céleste.
Le vaccin fut conquis ; et de l’horrible peste
L’agile renommée annonça le vainqueur.
Mais au cri de l’Europe, à sa joie unanime,
L’implacable artisan des maux de l’univers,
Le père de l’erreur, du mensonge, et du crime,
S’élance en rugissant du gouffre des enfers.
« Arrêtez, crioit-il dans sa rage impudente,
C’est un affreux poison que Jenner vous présente.
Il mêle à votre sang un germe destructeur. »
Sa voix contre Jenner arme la politique ;
La superstition seconde l’imposteur ;
Le préjugé s’y mêle ; et du nom d’empirique
Ose du genre humain flétrir le protecteur.
Parmentier dans Paris embrasse sa querelle ;

Cent athlètes nouveaux s’unissent à son zèle ;
De la ligue infernale ils trompent les desseins.
L’enfer a repris son ministre ;
La vaccine triomphe ; et le fléau sinistre
Laisse respirer les humains.


Ce bienfait répara les pertes incalculables, qu’une guerre longue et terrible faisoit éprouver à l’humanité. C’étoit une compensation que le ciel devoit à la terre. L’accroissement de la population devint prodigieux ; et, secondé par l’aisance qu’avoient répandue dans les villes et dans les campagnes la division des propriétés, les progrès de l’agriculture, et le développement de l’industrie, il en vint au point d’alarmer les publicistes. Parmentier en fut épouvanté lui-même ; et la crainte d’une famine menaçante excita son génie à créer de nouvelles ressources. La pomme de terre fut à ses yeux l’espoir de l’agriculture et la providence d’une population toujours croissante. Cette racine, présent du nouveau monde, n’étoit considérée en France que comme un objet de curiosité. Notre opulence dédaigneuse méprisoit cet aliment. Le préjugé la repoussoit comme une substance fade et dangereuse ; et cette erreur s’étoit glissée jusque dans l’Encyclopédie qui combattait tous les préjugés. Parmentier la prit sous sa tutêle ; il en démontra les bienfaits ; il en popularisa l’usage. Louis XVI donna l’exemple ; les courtisans l’imitèrent ; la table du riche en fut ornée ; la table du pauvre en fut enrichie ; et la reconnoissance publique donna le nom de parmentière à la racine bienfaisante dont il avoit propagé la culture. Cette même reconnoissance n’a point abandonné sa tombe. C’est elle qui, par un ingénieux hommage, cultive la pomme de terre autour du cénotaphe que les savants ont élevé sur sa dépouille mortelle. Au pampre de ce tubercule s’unissent les épis du froment, qui fut l’objet de ses premières expériences ; et autour de la grille qui environne le monument, rampent les verds rameaux de la vigne, où ses dernières analyses avoient trouvé le sucre que les colonies ne fournissoient plus à la métropole. J’étois heureux de contempler ces dignes témoignages du souvenir des hommes pour celui qui s’étoit occupé si long-temps de leurs besoins. J’avois peine à m’arracher de cette tombe ; je m’en éloignois lentement ; je me détournois pour y reporter mes regards humides ; et pour mieux savourer les idées consolantes quelle m’inspiroit, je me jetai sur un tertre d’où je pouvois l’apercevoir encore, et dont l’épais gason sembloit m’inviter au repos. Mon corps et mon imagination en avoient besoin ; et le sommeil ne tarda point à m’y surprendre.


Mais à peine sur ma paupière,
Morphée à pleines mains répandoit ses pavots,
Qu’en un bois de lauriers, dont les épais rameaux
N’y laissoient pénétrer qu’une foible lumière,
Je crus voir deux mortels d’une allure étrangère.
Un souvenir confus me rappeloit leurs traits ;
Et, les regardant de plus près,
Je reconnus La Fontaine et Molière.
Ils se promenoient lentement ;
Ils discouroient paisiblement
Sur les travers de l’homme ; et sur cette matière
On peut discourir longuement.
« Crois-tu, mon cher ami, disoit le fabuliste,
Qu’on se souvienne encor de ton nom et du mien ;
Que nos écrits sur l’homme aient produit quelque bien ?
J’en doute fort souvent ; et ce doute m’attriste.
— Non, mon cher La Fontaine, on ne peut t’oublier,

Répondoit en riant l’auteur du Misanthrope.
On parlera de toi comme on parloit d’Ésope ;
Mais le cœur des humains est rude à manier.
L’homme est de sa nature un être singulier,
Un mélange affligeant de force et de foiblesse.
Il pense noblement ; il parle avec sagesse ;
Il est bon juge, excellent conseiller ;
Mais quand il faut agir, sa raison le délaisse :
Et ce n’est plus qu’un écolier.
Tes écrits cependant feront plus que les nôtres.
Tes aimables leçons n’ont pas été sans fruit.
Prenant l’homme au berceau, tu fais plus que les autres,
Et c’est en l’amusant que ta muse l’instruit.
— Je ne le croyois pas, répliquoit le bon homme.
Ces vers que je rimois, sans trop y réfléchir,
L’enfance les redit sans les approfondir.
Le petit garçon devient homme.
Les passions s’emparent de son cœur.
Une robe, un coursier, un glaive,
Une femme, un coup d’œil emporte mon élevé ;
Et je ne suis qu’un radoteur :
Tandis que sur la scène, où tu régnois en maître,
On alloit chaque jour te voir et t’écouter.
Des traits qu’il applaudit l’homme doit profiter ;
Et dans son cœur ému ta morale pénètre.
— Non, non, disoit Molière, il y faut renoncer.
Mes traits ne portent point ; ils ne font que glisser ;
Et l’homme est insensible aux leçons que je donne.

L’intérêt et l’orgueil l’entraînent malgré lui
Dans les mêmes défauts qu’il reprend en autrui.
Et qu’on me damne ou bien qu’on me couronne,
Mes vers n’ont perverti ni corrigé personne.
Le monde jusqu’au bout aura des Trissotins,
Des Tartufes sur-tout, et de plus d’une espèce,
Des jaloux maladroits, de méchants médecins,
Des vieillards grippe-sous, de jeunes libertins,
Des sots infatués de leur pauvre noblesse,
Des bourgeois vaniteux courant les parchemins.
Les derniers de nos fils feront comme nos pères.
On réforme les mœurs, mais non les caractères ;
Et les disciples d’Harpagon,
Les coquettes et les pédantes,
Les tartufes, les sots, les vieilles médisantes,
Ne feront que changer d’habit et de jargon.
Mais on en rit du moins ; c’est toujours quelque chose
C’est autant de gagné sur l’ennui que nous cause
L’impertinence des humains.
Nul ne se reconnoît aux portraits que j’expose ;
Et chacun rit de ses voisins.
— Et l’on rira long-temps, car tu m’as fait bien rire
Avec ton Sganarelle, et ton vieux Pourceaugnac,
Et ton Géronte dans un sac,
Et-ton Mamamouchi. — Que diable vas-tu dire ?
Interrompoit Molière en riant aux éclats :
Si Boileau t’écoutoit, tu n’échapperois pas
Aux traits mordants de la satire.

Mon cher ami, tu ne t’y connois pas.
Tu n’as que du génie et ne t’en doutes guère.
Tu juges comme le vulgaire,
Et tu me fais rougir pour mon siècle et pour moi.
Je croyois influer sur le goût du parterre,
Le parterre m’a fait la loi ;
Sans le secours de Sganarelle,
Le Misanthrope étoit perdu ;
Et pour y ramener le public infidèle,
Au niveau du public Molière est descendu.
— Nous ne valons pas mieux, m’écriai-je moi-même.
Le mauvais goût domine ; et les sots de nos jours
N’ont fait que changer de système.
Au public de mon temps il faut des calembourgs,
Des farces, des danseurs, des romans historiques,
Des vampires sanglants, des bourreaux, des combats,
Des mélodrames, du fracas,
Et des poètes romantiques.
On veut être étourdi par ses émotions.
Les vers simples et vrais sont des vers narcotiques.
On n’ira bientôt plus aux chefs-d’œuvre tragiques
Que pour les décorations.
De Racine et de toi, de l’auteur des Horaces,
Kotzebue et Potier triomphent tous les jours ;
Et Bobèche bientôt quittant les carrefours
Osera sur la scène étaler ses grimaces. »


J’aurois poussé plus loin ma boutade satirique, mais ma colère finit avec mon rêve. L’agitation de mes esprits interrompit mon sommeil ; et je cherchai vainement le bois de lauriers et les grands hommes que j’avois cru voir et entendre. Je ne vis plus que leurs tombeaux, dont la simplicité déshonorante contrastait avec l’orgueilleuse magnificence de quelques unes des tombes que j’avois rencontrées. Entraîné par le fanatisme de l’admiration qu’ils minspiroient, je m’irritai de ce contraste ; et par un mouvement involontaire, je tournai mes regards au loin vers le temple majestueux qui domine la capitale. C’est là que devroient reposer Molière et La Fontaine ; c’est là que devroient être rassemblées toutes les cendres illustres qui font la gloire de la patrie. Pourquoi le Panthéon n’existe-t-il plus ? Par quelle étrange et ridicule représaille a-t-on détruit cette institution qui honoroit mon pays et mon siècle ? Qu’importe que la révolution lait naturalise chez les François ? Ce n’est pas le bien qu’a produit la révolution qu’il faut détruire, mais seulement ce qui peut en produire de nouvelles ; et le Panthéon n’étoit propre qu’à exciter des sentiments généreux, des pensées de patriotisme et de gloire. La présence de Marat en avoit souillé le sanctuaire ; mais l’eau lustrale ne l’avoit-elle pas purifié ? et le passage de cette cendre impure empêche-t-il la Divinité d’y redescendre tous les jours à la voix du ministre qui l’implore ? Si, par un échange de flatteries, la reconnoissance du despotisme en avoit prostitué les honneurs à ses plus serviles courtisans, il falloit enlever de ses caveaux ceux des sénateurs qui n’auroient pas été jugés dignes d’y rester, et porter respectueusement leurs cendres parmi les sépultures communes. Une loi difficile et sévère auroit alors consacré cette institution sublime. Le Panthéon seroit devenu la plus noble récompense des grandes vertus, des grands talents, et des grandes actions. On auroit mis un long intervalle entre la mort et l’inauguration, pour laisser à l’opinion publique le temps de s’éclairer et de reconnoître les droits des candidats à cette sépulture glorieuse. On auroit donné à la distribution de ces honneurs funèbres le caractère imposant des formes législatives et des discussions parlementaires ; on auroit environné ces majestueuses inaugurations de l’appareil magique des solennités religieuses, et la France n’eût pas été accusée par une indécente ironie de n’avoir plus ni grands hommes ni reconnoissance. On reviendra tôt ou tard sur cette destruction impolitique ; et cette idée ne sera point perdue pour l’avenir. L’état lui-même en sentira la grandeur ; et tout ce qui est grand devient nécessaire à un grand peuple. C’est pour le peuple, c’est pour l’état lui-même que je réveille cette idée, que j’en provoque le développement, et non pour les grands hommes dont elle serviroit à honorer la mémoire. Qu’importent sur-tout aux grands écrivains, comme La Fontaine et Molière, la place et la forme de leurs tombeaux ?


Qu’importe un vain sépulcre aux hommes de génie ?
Que fait l’étroit espace, où dort ensevelie
La cendre de leurs ossements ?
Leurs écrits sont des monuments
Que ne peut renverser le trépas ni l’envie,
Le caprice du sort ni la rage du temps.
Le ciel les a dotés d’une immortelle vie.

Le roi le plus fameux, le plus grand des guerriers,
Ne laisse qu’un nom dans l’histoire.
Leur immortalité n’est que dans la mémoire.
Les favoris du Pinde existent tout entiers,
Et le temps ajoute à leur gloire.
Concitoyen de tous les lieux,
Contemporain de tous les âges,
Des peuples et des rois recueillant les hommages,
Le chantre d’Ilion survit même à ses dieux.
Ceints des mêmes lauriers qui couronnent Homère,
Jamais La Fontaine et Molière
De leurs honneurs divins n’épuiseront le cours.
Leur empire est par-tout où la raison domine,
Et le monde éclairé nous enviera toujours
La gloire de leur origine.


Il n’est pas moins déplorable pour la France que le gouvernement impérial ait gâté cette institution, et que la restauration l’ait détruite ; et près des tombeaux de La Fontaine et de Molière, reposent trois hommes dont les mânes auroient lieu de s’en plaindre, si, dans la sphère où leurs aines se sont élevées, ils n’a voient maintenant assez de justice et de franchise pour reconnoître que le seul titre de sénateur ne devoit point suffire pour être enseveli parmi les demi-dieux de la France. Le comte Vernier n’en fut pas moins un honnête homme, un excellent citoyen, et un sage moraliste : le cardinal de Bayane un homme desprit, et le général Aboville un homme d’honneur et de courage. Ami du cardinal de Bernis et François comme lui, Bayane revêtit la pourpre romaine pour avoir siégé parmi les auditeurs de rote. Il fut un des princes de l’Église qui vinrent assister le nouvel Étienne au sacre du nouveau Pépin ; et ne retourna dans Rome que pour être témoin des humiliations du souverain pontife, et du repentir que lui inspiraient les témoignages d’ingratitude dont il fut accablé. Quoiqu’il soit inconvenant peut-être de sourire dans un sujet aussi grave, je ne puis m’empêcher de vous rapporter une réponse de ce cardinal, qui peint à-la-fois la tournure de son esprit et la liberté de la cour pontificale. Après une foule de sacrifices faits à la nécessité, le pape refusoit de consentir à la sécularisation des biens de l’Eglise italienne. « Votre Sainteté, lui dit le cardinal de Bayane, est comme une jolie femme qui a accorde les dernières faveurs, et qui se fâche pour un baiser ». Passez-moi cette anecdote, madame, je n’y reviendrai plus ; et je m’enfuis vers le tombeau d’Aboville pour reprendre la gravité de mes pensées.

Ce tombeau s’élève comme un temple antique. Deux portes d’airain en ferment rentrée, et deux canons de bronze lui servent de cariatides pour en soutenir le fronton. Sur l’un de ces canons, sont inscrites en lettres d’or les batailles où ce guerrier a exposé sa vie ; sur l’autre, sont les sièges dont il a été le témoin ou le directeur. Sa carrière militaire embrasse quatre ou cinq régnes divers. Sa réputation date de cette journée de Fontenoy, où le maréchal de Saxe sauva la France sous les yeux de Louis XV. Il a vu les jours de Lawfeldt et de Valmy ; il avoit combattu sous les murs d’Oudenarde, d’Ostende, de Munster, d’Anvers, et de Mons, long-temps avant que la révolution françoise eût menacé ces forteresses ; et le général Aboville en a montré le chemin aux armées du Nord et des Ardennes. Il s’est distingué sur-tout dans cette guerre mémorable,

Où, d’un peuple indigné dirigeant la vaillance,

Le magnanime Washington,
Noblement soutenu par les preux de la France,
Arracha sa patrie aux tyrans d’Albion ;
De ses concitoyens fonda l’indépendance ;
Et, bornant son ambition
A cimenter leur gloire et leur puissance,
Laissant un grand exemple à la postérité,
N’exigea point de leur reconnoissance
La perte de leur liberté.

Aboville fut le digne compagnon de La Fayette et de Rochambeau, et contribua par ses talents et son courage à la capitulation des Anglois dans New-Yorck, à la chute de ce dernier boulevart de leur tyrannie. Son mausolée est le seul qui m’ait offert deux générations de guerriers célèbres. Le fils du vieil Aboville est déjà venu l’y rejoindre, après avoir marché sur ses glorieuses traces, après avoir montré dans les armées du Nord, de la Moselle et de Sambre-et-Meuse, et sous les aigles de l’empire, qu’il avoit su profiter des leçons de son père, et qu’il étoit digne d’en porter le nom.

Le tombeau d’un autre guerrier se dessinoit sur la hauteur voisine ; et l’éclat de son marbre, les trophées qui en décoroient les faces attiroient mes regards vers le nord. Mais la crainte de laisser après moi des sépulcres dignes de mon hommage me fit descendre dans la vallée large et profonde qui s’étendoit à ma gauche. L’image d’Homère gravée sur le marbre d’une de ces tombes m’annonça bientôt que je foulois la cendre du statuaire Roland, dont le ciseau nous avoit rendu les traits immortels du prince des poètes. Cette statue est le chef-d’œuvre de l’école françoise ; elle a toute la beauté, toute la pureté d’un antique ; et les artistes ne pouvoient plus dignement honorer la mémoire de son auteur, qu’en la rappelant sur ce tombeau. Les travaux de Roland se ressentirent des circonstances politiques au milieu desquelles il fut placé par la destinée. Les statues de la Révolution, de Napoléon, et du grand Condé, ont marqué les trois époques de sa vie. Il ne pouvoit s’y montrer supérieur à lui-même, car il n’est rien au-dessus de son Homère ; mais il y resta l’égal de ses rivaux les plus illustres. Les sépultures qui entouroient la sienne n’offrirent plus rien à mon imagination. Je parcourus en vain cette vallée stérile, laissant au hasard le soin de guider mes pas ; et ne m’avisai de l’espace que j’avois franchi, qu’en apercevant devant moi la rotonde des peupliers et le cénotaphe de Monge. J’étois alors près d’un enclos modeste, que la douce haleine du printemps avoit paré de fleurs fraîchement écloses. Aucune pierre ne s’élevoit dans ce parterre ; aucune épitaphe n’étoit là pour me dire qui reposoit sous ces fleurs dont je respirois les parfums. Un promeneur obligeant vint me tirer de mon incertitude. Cette terre fleurie couvroit le cercueil de l’aimable Contat, de l’excellente comédienne qui avoit fait de nos jours les délices et le charme de la scène françoise. La réputation de cette actrice se lie à l’origine d’un nouveau genre de comédie, qui a trouvé grâce devant les hommes d’esprit, et qu’un rigorisme politique a voulu contraindre le goût à condamner. Lachaussée, Marivaux et Dorat avoient fait pis que Beaumarchais sous le rapport de lait ; mais ils n’attaquoient ni les vices puissants, ni tes préjugés en faveur, ni les abus privilégiés ; et la foule innombrable des gens qui en vivent ne troubla ni l’engouement du public pour ces innovations, ni les triomphes éphémères des novateurs.


Malheur à l’écrivain dont la verve comique,
Des travers de son siècle égayant ses tableaux,
Osera du grand monde esquisser les défauts ;
Qui, jetant sur la cour un regard satirique,
Attaquera sur leurs tréteaux
Les charlatans du monde politique !
Ses traits soulèveront tous les originaux
Qu’aura su copier son pinceau véridique.
La sottise et l’orgueil uniront leurs clameurs ;
L’hypocrisie armera sa cabale ;
Les vices démasqués blâmeront le scandale
Dont ils sont les premiers auteurs ;
Et c’est au nom de la morale
Que chacun défendra ses détestables mœurs :
On châtiera le peintre et non pas le modèle ;
Et si l’opinion n’arrête les pervers,
Ils briseront la peinture fidèle
Qui les force à rougir de leurs propres travers.


Molière a lutté toute sa vie contre les défenseurs obligés des vices et des ridicules qu’il traduisoit sur la scène ; ils soulevoient contre lui tous les intérêts politiques, tous les principes conservateurs des états. L’autel et le trône étoient en péril ; la sédition étoit aux portes du Louvre ; l’abomination de la désolation menaçoit le sanctuaire. On le traitoit d’impie, d’athée, de démon ; et l’admiration publique ne l’auroit point sauvé de la vengeance de ses ennemis, si le grand roi ne l’avoit couvert de sa protection puissante. Beaumarchais vit soulever contre lui les mêmes passions. Il étoit perdu, si, en fait d’intrigue, il n’eût valu à lui seul toute une légion de courtisans. Mais il mit de son côté les rieurs du parterre, et se moqua des censeurs qui le persécutoient au nom du goût et de la morale : elle étoit à la vérité blessée par quelques scènes, où le libertinage se montroit un peu trop à découvert : mais ce fut là précisément ce qui fit la fortune de la pièce. Ceux qui crioient le plus au scandale dans le monde couroient à la comédie pour en jouir ; et le siècle qui lui avoit servi de modèle, qui devenoit en l’applaudissant le complice de ses licences, avoit deux fois perdu le droit de le Marner. Les comédies de Beaumarchais n’ont plus besoin pour se soutenir de ce fâcheux auxiliaire. Cette verve de style, ce flux intarissable de gaieté qui les anime, leur assure une longue et brillante renommée ; elles attireront la foule tant qu’existeront les vices et les abus qu’elles attaquent, parceque les gens qui en souffrent sont dix mille fois plus nombreux que ceux qui en profitent, et qu’il est toujours bon de rire d’un mal qu’on ne peut corriger. Quoi qu’en disent enfin nos jansénistes politiques et littéraires, le Mariage de Figaro restera comme la meilleure satire des mœurs de son temps, et du grand monde de tous les siècles. Le tablier de Suzanne fit la réputation de Contât. Le public remarqua dès-lors son maintien décent, sa taille élégante, sa physionomie spirituelle ; on admira bientôt la variété de ce talent, qui sembloit se multiplier pour prendre le masque de tous les personnages qu’elle représentait ; et ceux qui n’ont pas vu son héritière ont pu la croire inimitable. Mais les rois de théâtre, comme les rois du monde, se flattent en vain de laisser un vide après eux à la place qu’ils occupent. Il n’est personne d’indispensable sur la terre, et tous les vides s’y remplissent.


La fortune, il est vrai, prend souvent au hasard ;
Et la nature est bizarre comme elle.
Commode quelquefois succède à Marc-Aurèle.
On souffre un Dallainval, à défaut de Brizart.
Plus d’un Villeroi, d’un Tallard,
Porte le bâton de Turenne.
On ne met pas toujours la tiare romaine
Au front d’un Sixte-Quint ou d’un Ganganelli.
Après les Richelieu, les Colbert, les Sully,
On trouve des Maupeou, des Fleuri, des Brienne,
Des Chamillard, des Maurepas ;
On descend même un peu plus bas,
On assied Valincour au fauteuil de Racine.
Après l’aigle de Meaux, un Danchet y rumine ;
On y place au besoin un Boyer, un Cotin :
Mais enfin rien ne chôme ; et la ronde machine
Ne s’arrête point en chemin.


Me voilà bien loin du théâtre, madame ; mais la tombe de Raucourt m’y rappelle. Au-dessus de Contat, sur une colonne de marbre, est placé le buste de cette tragédienne, qui, sous le diadème d’Agrippine, semble foudroyer encore d’un regard terrible le ministre qui l’arrête à la porte de Néron. L’avènement de cette reine de théâtre ne fit point époque dans nos fastes dramatiques ; elle succédoit à de trop grands talents, et le sceptre des Dumesnil et des Clairon étoit difficile à porter ; mais la noblesse de sa taille, la majesté de ses attitudes, le mordant de son organe, la pureté de sa diction, suppléoient à ces inspirations sublimes, à ces élans passionnés qu’on verioit d’applaudir dans les actrices dont elle recueilloit l’héritage. L’art ne dégénéra point sous son règne ; et Raucourt a laissé quelques traditions heureuses dans les rôles de Médée, de Léontine, et de Cléopâtre. Après avoir fait un peu de bruit pendant sa vie, elle faillit causer après sa mort un fracas épouvantable. Nos prêtres renouvelèrent le scandale qui avoit affligé la France à la mort de Molière, de Lecouvreur, et de Chameroi. Le même curé, qui venoit daccepter 700 francs de Raucourt, lui refusa huit jours après la sépulture. Un autre en avoit accepté 1,000 d’Adrienne Lecouvreur sans l’enterrer. L’ancien archevêque de Paris, qui levoit sur les spectacles un impôt de cent mille écus, n’en excommunioit pas moins les comédiens et les auteurs qui le lui procuroient ; et j’ai vu naguère, dans le midi de la France, des hommes de la même robe menacer des feux éternels et des foudres de l’Église les honnêtes gens qui alloient entendre les vers de Racine, ou la musique de Grétry ; tandis qu’à Rome, sous les yeux du pape, près du tombeau du prince des apôtres, au sortir de la basilique de Saint-Pierre, les cardinaux et les évêques ne se font pas même un scrupule d’étaler au spectacle leur pallium et leur barette. Les fervents du sacerdoce en sont demeurés en France au moyen âge ; et pour faire de l’enterrement de Raucourt une pieuse saturnale du treizième siècle, il ne leur a manqué qu’un peuple de sots et de fanatiques.


Mais ce peuple est changé, ses yeux se sont ouverts
Aux erreurs du vieux temps son esprit se refuse ;
Il rit de l’insensé qui dévoue aux enfers
Le sage qui l’instruit, le talent qui l’amuse.
Il n’a point cependant déserté les autels
Du Dieu qu’adoroient ses ancêtres ;
Il l’adore comme eux : il honore les prêtres
Qui sont dignes encor du respect des mortels.
Mais de l’intolérant sa raison se défie.

Plus pieux que les fous qui le traitent d’impie,
Il a brisé le joug des superstitions ;
Il déteste l’hypocrisie.
Tartufe parmi nous ne trouve plus d’Orgons.
Le fanatisme expire, et les religions
S’épurent au flambeau de la philosophie.


Je ne prétends nier ni justifier le scandale et le désordre qui signalèrent ce jour de honteuse mémoire. Des excès furent commis ; le peuple dirigea lui-même le cercueil de Raucourt vers l’église qui refusoit de le recevoir. Les portes de Saint-Roch furent enfoncées, le sanctuaire profané ; le blasphème et l’impiété s’assirent dans la chaire ; le temple retentit des vociférations de la multitude ; les autels furent transformés en tribunes ; l’église en forum ; la voix des sages fut méconnue… Mais quels furent les premiers auteurs de ce scandale ? Sur qui doit retomber la honte de ces profanations, de ces sacrilèges, de ces déportements populaires ? Sur ceux qui auroient dû les prévenir en cédant à la voix de la raison et de la piété. Ils se fondent sur un concile d’Arles, dont les canons sont ensevelis dans la poussière des siècles, pour laisser infecter l’air par un cadavre qui n’y peut rien, puisque lame s’en est allée recevoir la récompense ou le châtiment de ses œuvres, et qu’ils ne savent pas plus que moi ce que Dieu en a fait. Ils s’en prennent à une poussière insensible et fétide qui appartient à la terre, que leur devoir est d’y enfouir ; et ils ne voient pas, dans leur maladroit rigorisme, qu’en accoutumant le peuple au spectacle de ces profanations, ils détruisent cette même religion qui lui est si nécessaire. La cour et le ministère furent indignés de leur conduite ; mais cette leçon ne les a point corrigés. Ils ont renouvelé cette scène scandaleuse le jour où un malheureux père de famille, qui les combloit de ses bienfaits, a été tué par l’amant de sa femme ; ils la renouvelleront encore, si l’occasion s’en présente. Le siècle marchera, et ils demeureront stationnaires ; et ils déclameront contre l’esprit du siècle, contre l’instruction du peuple ; ils tonneront contre la philosophie ; ils l’accuseront de prêcher la révolte contre les autels et leurs ministres. Non, la philosophie n’est point l’ennemie du sacerdoce ; elle respecte ceux qui l’honorent ; elle flétrit ceux qui le dégradent ; elle tombe aux pieds d’un Belzunce, d’un Fénélon, d’un Pie VI, d’un Las Casas, d’un Vincent de Paule ; elle foule à ses pieds les Girard, les Borgia, les Torquemada, les Letellier, les Valverde, et tous ceux qui les imitent. Elle bénira sur-tout la mémoire du prêtre vénérable qui repose dans la nouvelle tombe qui vient de fixer mes regards.


Le modeste Gaultier fut l’ami de l’enfance ;
Et ce philosophe chrétien
Ne pensoit point que l’ignorance
Fût de la piété le plus ferme soutien.
L’homme instruit à ses yeux étoit l’homme de bien,
La sagesse pour lui n’étoit que la science.
C’est à la propager qu’il consacroit ses jours ;
Et quand, de ses travaux interrompant le cours,
La mort vint l’arracher à l’enfance éplorée,
On la vit se presser autour de son cercueil.
Elle suivit en pleurs sa cendre révérée.
Plus d’un père s’unit à ces marques de deuil :
Et quand revient le jour que leur amour déplore,
Le jour où pour jamais Gaultier s’est endormi,
L’enfance vient pleurer encore
Sur la tombe de son ami.


Cette tombe s’élève au-delà du bosquet qui touche au sépulcre de Raucourt, et j’y suis arrivé en côtoyant le bord d’une profonde excavation qui fut jadis un des réservoirs de ce vaste jardin. L’abbé Gaultier a choisi sa dernière demeure à l’angle occidental du précipice, Ce digne et respectable instituteur de l’enfance fut le plus ardent propagateur de renseignement mutuel, de cette méthode nouvelle que l’Europe doit au génie d’un François, et dont l’Angleterre et Lancastre voudroient en vain nous dérober la gloire. Le chevalier Paulet ne peut en être déshérité. La munificence de Louis XVI a constate l’origine de cette découverte ; et quand ce vertueux monarque l’encourageoit par ses bienfaits, il étoit loin de se douter que, trente ans après, elle dût soulever contre elle tant de passions et tant de haines. De quoi s’agissoit-il en effet ? d’abréger le temps et l’ennui des études élémentaires, de les rendre plus agréables et plus faciles, de foire un plaisir, un jeu de ce qui étoit un devoir et une fatigue. On n’enseignoit rien de nouveau ; c’étoient les mêmes principes, les mêmes exemples : on se bornoit à les enseigner plus vite. L’enfant du pauvre rentrait plus tôt dans l’atelier ou la chaumière de son père. Le temps de son adolescence n’étoit plus perdu pour l’industrie ; il devenoit productif pour sa famille. On accéléroit le développement de son intelligence sans nuire à ses mœurs et à sa santé. Le peuple, l’état, la famille, tout y gagnoit enfin. Quelle a donc été la cause de ce débordement d’injures, de cette explosion de haine contre une découverte aussi heureuse ? l’exaspération des partis qui nous divisent. Les uns ne l’ont blâmée que parceque les autres l’avoient accueillie. L’éclatante protection de l’héritier de Louis XVI, les encouragements prodigués par la munificence royale n’ont pu contenir la rage effrénée des détracteurs de la nouvelle méthode. Les intérêts les plus sordides se sont jetés à travers les combattants. La question s’est compliquée ; les passions l’ont dénaturée ; la calomnie a passé dans tous les rangs pour échauffer la querelle ; et, d’extravagance en extravagance, on en est venu à cette conséquence ridicule que les partisans de l’enseignement mutuel étoient les ennemis de l’autel et du trône, et que les détracteurs de la méthode étaient les ennemis de toute espèce d’instruction.


Tels sont les hommes de nos jours ;
De l’esprit de parti tel est le caractère ;
Extrême en sa faveur, extrême en sa colère,
Loin de la vérité nous le trouvons toujours.
Raison, goût, sentiment, il n’est rien qu’il n’altère,
Ni bien ni mal qu’il n’exagère.
Il prête aux actions, aux pensers, aux discours,
Une apparence mensongère.
On ne peut sans l’aigrir être juste et sincère ;
Et qui lui parle sans détours
Est toujours sûr de lui déplaire.


Afflige de ces réflexions pénibles, poursuivi par l’image sinistre des catastrophes qu’une pareille exaspération pouvoit amener, j’étois déjà loin de la tombe qui m’avoit inspiré ces tristes pensées ; et j’allois franchir, sans le vouloir, le tombeau de l’infatigable Millin, qui lut de quarante académies, et qui passa la vie a voyager, à compiler et à écrire, il parcourut la Sicile, l’Italie, et la France, pour en étudier les vieux monuments, et déterrer Les vestiges de L’antiquité. Trois ou quatre gouvernements successifs confièrent à son zèle l’accroissement et la conservation de cette riche collection de médailles, qui fait l’un des plus beaux ornements de la Bibliothèque du Roi. Cette fonction paisible le mit en relation avec les antiquaires et les savants de l’Europe entière ; et le Magasin encyclopédique, dont il étoit le fondateur, nous offroit tous les mois l’histoire succincte des progrès de l’esprit humain. Personne n’a porté plus loin l’amour de la célébrité ; et le peu qu’il en a obtenu lui a coûté tant de soins et de peines, qu’il y auroit eu de la cruauté à lui dérober cette marque de souvenir. Je n’aurois eu cependant aucun reproche à me faire : la terre seule couvre les restes de Millin ; et je l’aurois oublié sans le savoir, si je n’eusse rencontré sur sa tombe un ami qui étoit venu autrefois accompagner sa dépouille mortelle, et qui gémissoit aujourd’hui de l’abandon où on l’avoit laissée.

Celle de Monsigny, qu’on trouve en remontant vers l’orient, accuse aussi l’indifférence de la postérité. La pierre modeste sous laquelle il repose a tellement souffert des injures du temps, que j’ai eu peine à découvrir le nom de ce compositeur célèbre. Nous devons quelque chose de plus au fondateur de l’Opéra comique, au précurseur, à l’émule de Grétry, à l’auteur des partitions de la Belle Arsène, du Déserteur, de Félix, et de tant d’autres ouvrages dont la gloire se soutient encore. Il seroit juste, il seroit digne des sociétaires du théâtre Feydeau de donner une représentation solennelle des deux chefs-d’œuvre de Monsigny, et d’en consacrer le produit à l’érection d’un monument qui vengeât sa mémoire et sa tombe de cet injurieux oubli.


Non, le théâtre qu’il honore,
La scène que fonda ce moderne Amphion,
Le public qui l’admire encore,
Ne peuvent le vouer à ce triste abandon,
A cet oubli que je déplore.
Lavons-nous au plus tôt de cette iniquité :
Qu’un digne monument répare cette offense,
Témoigne à Monsigni notre reconnoissance,
Et consacre ses droits à l’immortalité.


Entraîné par mes recherches dans un vaste taillis, dont les arbrisseaux divers avoient rétréci mon horizon, je m’élevai sur une tombe pour éclairer ma route, et découvris à ma droite le mausolée de marbre blanc, que j’avais laissé à ma gauche en m’éloignant du tombeau d’Aboville. Je ne perdis plus ce mausolée de vue ; mais les détours que je pris pour y arriver m’ayant conduit vers la sépulture de la comtesse de Goislin, je ne pus me dispenser de rendre un dernier hommage à une femme qui avoit fait l’ornement de la cour de Louis XV, dont les mémoires du temps avoient loué les charmes, et dont les aimables de nos jours avoient environne la vieillesse de leurs adorations.


Elle avoit, m’a-t-on dit, tout l’esprit d’Aspasie ;
Elle avoit de Ninon la grâce et les appas ;
Et malgré sa coquetterie,
Elle s’applaudissoit, au déclin de sa vie,
D’avoir franchi la cour sans y faire un faux pas.
La chose est difficile, et je n’en réponds pas.
Une femme jeune et jolie,
Dans l’éclat des attraits, dans l’âge de l’amour,
D’adorateurs nombreux sans cesse poursuivie,
Échappe rarement aux écueils de la cour ;
Et, s’il faut répéter les discours de l’envie,

Coislin fut un moment la rivale chérie
De la superbe Pompadour.
Je ne l’affirme point et ne veux pas y croire.
Les courtisans mentent facilement ;
Et quand il seroit vrai qu’à ce royal amant
Cette femme adorable eût cédé la victoire,
Je n’oserois blâmer aussi légèrement
Un péché digne de l’histoire.
Mesdames, sur ce point je m’en rapporte à vous :
Figurez-vous qu’un roi soupire à vos genoux ;
Que, le front rayonnant des palmes de Belloin
Ce roi jeune, galant, et beau comme il étoit,
Soumet à vos appas son cœur et sa couronne,
Mesdames, dites-moi ce que vous auriez fait.


Si j’attendois votre réponse, je resterois peut-être trop long-temps sur la tombe de cette beauté célèbre. Je prends le parti de lui faire mes derniers adieux, et de pénétrer dans le joli bosquet qui m’avoisine. Sous l’ombrage de ces ormeaux, contemporains de Louis XIV et de son confesseur, reposent les ossements du général Berckeim, dont lu valeur s’est long-temps signalée sur nos champs de bataille, et ceux du diplomate Lehoc, qu’une tragédie de Pyrrhus fit briller quelques jours sur la scène françoise.

Après avoir payé mon tribut à leurs mânes, je remontai vers le mausolée qui me servoit de phare, et j’y reconnus enfin la dernière demeure d’un de nos guerriers les plus vertueux et les plus illustres. La renommée de Pérignon touche au berceau de la révolution françoise, à cette époque où tant de plébéiens, repoussés par nos lois des honneurs de l’armée, montrèrent à une aristocratie dédaigneuse qu’ils étoient dignes comme elle des regards de l’histoire, et que la valeur et le talent militaire n’étoient point l’apanage exclusif d’une classe privilégiée.


Cette erreur parmi nous a trop long-temps régné.
Fabert et Catinat l’avoient en vain flétrie,
Le soldat, dont le sang couloit pour la patrie,
Mouroit obscur et dédaigné.
De cet indigne abus le siècle a fait justice.
Ces honneurs, que l’orgueil déroboit au caprice,
Du mérite illustré sont devenus le prix.
Tout François a prouvé, dans les nobles arènes,
Que le sang des héros circuloit dans ses veines.
Dans les champs de Fleurus, d’Arcole et d’Austerlitz
Leurs titres sont gravés en sanglants caractères ;
Et la Charte d’un roi, plus sage que ses pères,
A consacré les droits qu’ils avoient reconquis.

C’est en défendant les Pyrénées contre les Espagnols que le brave Pérignon fonda sa gloire militaire. Il combattoit sous Dugommier à la première journée de la Montagne-Noire, et la mort de ce général ayant remis dans ses mains le commandement de l’armée, il le vengea le lendemain par la défaite des ennemis et par la mort de leur général. Leur désordre fut si grand, leur fuite si précipitée, que la forteresse de Figuières n’essaya pas même de résister à l’impétuosité du vainqueur. La place de Roses lui coûta plus de sang et de travaux ; mais la chute de ce boulevart fit le plus grand honneur à la fermeté de son caractère. Roses étoit dominée par une hauteur, que les assiégeants et les assiégés s’accordoient à considérer comme inaccessible, et dont la gelée avoit fait un rocher impraticable. Pérignon résolut cependant d’y établir une batterie. Les ingénieurs reculèrent devant la difficulté ; les chefs et les soldats déclarèrent tous que l’exécution d’un tel ordre étoit impossible. C’est l’impossible que je veux, répliqua le général ; et dans peu de joins, les hauteurs du Puigbon, couronnées d’artillerie, forcèrent les assiégés à se rendre. Pérignon fut moins heureux dans les champs de l’Italie. Il n’y parut que pour être témoin des victoires de Suwarow ; et, après avoir combattu en héros à la sanglante et funeste bataille de Novi, il tomba, couvert de blessures honorables, dans les mains de ce capitan moscovite, dont Masséna termina bientôt après les fanfaronnades et la gloire. Là se terminèrent aussi les campagnes du maréchal de Pérignon. Le vainqueur de La Union et des Espagnols ne fut point rappelé sur le théâtre de ses premiers exploits par le héros imprudent qui, pour son malheur et pour celui de l’Espagne, alla soulever toutes les passions politiques qui fermentaient dans cette contrée.

Un million d’hommes l’arrosa de son sang, et les victimes de cette guerre injuste ne dorment pas toutes dans les vallons de l’Ibérie. Je viens à l’instant même d’en trouver sous mes pas. Au-delà du tombeau de Pérignon, à droite de ma route, un groupe de sépulcres renferme une partie de ces Espagnols, que leur patrie a punis d’avoir suivi la fortune du roi Joseph, et qui sont venus demander un asile à la France, dont leur ruine étoit l’ouvrage.


Leurs compagnons d’exil et de misère
Ont pu revoir encor le foyer paternel.
Mais la mort leur ravit une faveur si chère ;
Et leur exil est éternel.
Sur notre terre hospitalière
Ils ont terminé leur carrière
Dans les regrets et dans les pleurs ;
Et, rassemblant ici leurs dépouilles mortelles,
Ces victimes du sort se consolent entre elles
De ses inflexibles rigueurs.


Là reposent le savant Moralez, le médecin Garcia Suelto, le marin Guzman de Carrion, la jeune marquise d’Arneva, le comte de Campo-Allange, dont la famille, ennoblie par Charles III, mérita cette honorable distinction par le patriotisme de son industrie, par l’étendue et la prospérité de ses entreprises commerciales. A côté d’eux est venu s’ensevelir le vieux poëte Manoël Nascimento, que le Portugal élevé au niveau de Camoëns, en qui la France se plaît à référer le digne traducteur de notre La Fontaine. Notre reconnoissance lui devoit une tombe ; mais cette dette du Portugal et de la France a été acquittée par le marquis de Marialva, l’ambassadeur de son roi et le représentant de sa nation.

Le magnifique mausolée qui l’avoisine, cette rotonde à colonnes, au milieu de laquelle s’élève un autel antique, a reçu la dépouille du plus illustre de ces bannis. Le chevalier Urquijo fut le ministre de Charles IV, de ce roi qui, dépouillé par son fils, est mort à son tour sur la terre étrangère. Urquijo ne s’éleva ni par l’intrigue ni par l’adulation. Sa vertu, son savoir, et son amour pour la philosophie, furent les honorables causes de sa fortune brillante et passagère. Implacable adversaire de ces maximes ultramontaines que notre Bossuet avoit foudroyées de son éloquence, le courageux Urquijo combattoit la puissance pontificale, et soutenoit les droits des évêques espagnols contre les usurpations du Vatican. Cette audace toute nouvelle dans un pays où le fanatisme européen a choisi son dernier refuge, chez un peuple qui tremble au nom d’un moine, et fléchit les genoux devant ce rebut de l’espèce humaine, souleva contre le défenseur des libertés épiscopales toutes les fureurs de l’Inquisition. Les sbires de ce tribunal étoient déjà sur les traces d’Urquijo ; et ses cachots, teints du sang de tant d’innocentes victimes, souvroient déjà pour engloutir leur victime nouvelle. La sagesse du roi Charles IV osa venir à son secours. Le ministère fut l’honorable refuge de ce philosophe. Les inquisiteurs en pâlirent, et la glorieuse vengeance de leur ennemi ne tarda point à justifier leurs alarmes. Le trône du grand-inquisiteur alloit être sapé ; les biens immenses de ce tribunal sanguinaire alloient grossir les trésors de l’état, et servir à des établissements de bienfaisance qui en auroient épuré la source honteuse. Le monarque était prêt à signer ce décret solennel, à venger l’Espagne et la chrétienté de la plus épouvantable des tyrannies. Mais sa conscience, effrayée par les criminelles insinuations du fanatisme, recula tout-à-coup devant cet acte de justice et d’humanité ; les ressorts de l’intrigue monacale avoient joué dans l’ombre ; le ministre philosophe, le Turgot de la Castille, fut renversé par un nouveau caprice, et l’Inquisition ressaisit sa victime. Des marches du trône et des lambris dorés d’un palais, il tombe dans les profondeurs d’un cachot fétide ; mais cette Inquisition, si prompte dans ses vengeances, n’a pas même le temps de dresser ses bûchers. La révolution françoise déborde à travers les Pyrénées ; la hache de nos sapeurs brise les portes de l’abyme où gémit le vertueux appui des libertés castiliannes ; et c’est aux pieds de Napoléon qu’il retrouve la sienne. La reconnoissance dut l’emporter alors sur le patriotisme. Il contera ses services au frère de son libérateur ; et, par une de ces vicissitudes si fréquentes dans les bouleversements politiques, le chevalier Urquijo, devenu le serviteur de l’étranger que repoussait sa patrie, s’attira la haine d’un peuple dont il avait été l’idole. Mais son erreur ne fut point celle de l’ambition ; et nous devons le plaindre de l’avoir expiée par une disgrâce plus cruelle que la première. Le marbre de son mausolée nous parle de ses vertus éminentes ; et l’histoire ne démentira point l’hommage que lui ont rendu les compagnons de son exil, avec lesquels il partagea noblement les débris de sa fortune.

Quelques François ont mêlé leurs cendres à ces cendres étrangères. J’ai retrouvé parmi eux le nom du général Letort, dont le sang arrosa les champs de Fleurus dans cette victoire d’un jour qui fut sitôt effacée par le désastre de Waterloo ; et, forcé malgré moi de m’appesantir sur ces jeux cruels de la fortune, qui sembloit sourire à l’ambitieux dont elle préparoit la perte, j’ai regretté que cet homme, dont la fin a été pour les puissants de la terre une leçon si terrible, n’eût point péri, comme le général Letort, sur le théâtre de sa dernière victoire.


Celui qui des François avoit ceint la couronne,
De la fière Albion n’eût point porté les fers.
Celui qu’à notre tête avoit placé Bellone
N’eût point sur un rocher terminé ses revers.
Celui qui de vingt rois faisoit la destinée,
Et de qui la terre étonnée
Ne pouvoit plus compter les exploits éclatants,
N’auroit point reculé devant un capitaine,
Dont le nom balancoit à peine

La gloire de ses lieutenants.
Je ne regrette point son altière puissance ;
Et le ciel m’est témoin que mon indifférence
N’avoit point souhaité son funeste retour.
Si ma muse autrefois a chanté sa vaillance,
Je n’hésitai jamais entre un homme et la France,
Et toujours la patrie eut mon premier amour.
Mais je le voudrois mort au sein de la victoire.
Les peuples sur sa tombe auroient juré la paix.
Des jours de Waterloo l’importune mémoire
N’auroit humilié ni troublé les François.
La France eût recouvré les fils du Béarnois,
Et conservé toute sa gloire.


Après vous avoir entretenue, madame, de ces intérêts si grands, de ces destinées si imposantes, je n’ose vous dire de quel objet frivole je vais maintenant vous entretenir. Descendez de la hauteur où je viens de vous placer, et mettez-vous le plus près possible de la terre ; chassez le souvenir de mes dernières paroles ; rapetissez vos idées ; attendez-vous au contraste le plus extraordinaire, et quand vous aurez disposé votre imagination refroidie à l’apparition d’un atome imperceptible, vous serez étonnée de ne pas être encore à la portée de celui que j’hésite à vous nommer. Vous le dirai-je, enfin ? C’est de moi que je vais vous occuper. La tombe qui touche presque à la sépulture du général Letort n’est pas la mienne. Je n’ai encore choisi ni la place ni le marbre où reposera la main qui vous écrit ; mais cette tombe renferme les cendres d’un homme qui m’a rappelé une bizarrerie de mon étoile ; et vous me pardonnerez de vous en instruire. Le curé Fabrègue, dont l’épitaphe est sous mes yeux, a pris dans la paroisse de Saint-Méry la place que m’avait destinée le frère de mon père, dont les vertus et la mémoire sont un objet de vénération pour les habitants de cette portion de la capitale. Mais la révolution m’a fait changer de vocation et de route ; et il ne tiendroit qu’à moi de m’imaginer qu’elle m’a volé une mitre, une barrette même ; et de déclamer contre elle à la manière de tant d’autres qui n’y ont perdu comme moi que des illusions.


J’aurais au lieu d’armet ceint le bonnet carré ;
J’endossai l’uniforme au lieu de la soutane.
Je serois dans l’Église un écrivain sacré ;
Je suis au pied du Pinde un écrivain profane.
Je me débats contre le dieu des vers ;

Je me débattrois dans la chaire ;
Je vivrois sans péril au fond du sanctuaire ;
J’ai couru les camps et les mers.
Mes pénitents et mes dévotes
Auraient soigné mon lit, ma table et mon caveau ;
J’ai vécu fort souvent de racines et d’eau ;
Et dormi sans quitter mes bottes.
Je prêcherais les rois ; et, grâce à mon surplis,
A mes conseils peut-être ils daigneraient souscrire.
J’en rime quelquefois qu’ils ne daignent pas lire ;
Et celui qui m’a lu se rit de mes avis.
J’ai tourmenté de pauvres hères,
Qui portoient leur métier et leurs biens sur le dos ;
J’aurais tourmenté des bedeaux,
Des sacristains et des vicaires.
Pour mon oracle journalier
J’aurais pris la Gazette ou la Quotidienne ;
J’en lis souvent une douzaine ;
Et ne sais auquel me fier.
L’Église a quelquefois enrichi ses apôtres ;
Bellone et les neuf sœurs n’ont pas grossi mes biens.
J’absoudrais les péchés des autres ;
Et personne aujourd’hui ne me passe les miens.
Mars, Talma, Duchesnois, font souvent mes délices ;
Je les aurois maudits et bannis du tombeau.
J’admire Voltaire et Rousseau ;
Je les aurois brûlés ainsi que leurs complices.
J’ai combattu, sans trop savoir pourquoi,

Contre des nations qui ne le savoient guères ;
J’aurois damné tous les sectaires
Qui n’auroient ni pensé ni prié comme moi.
J’aurois humé l’encens et reçu des hommages
En récitant les vers de Salomon ;
Les sifflets et le feuilleton
Me font trembler pour mes propres ouvrages
J’ai lu, plus par devoir que par amusement,
L’ordonnance et le règlement ;
Je lirois le missel et dirois mon office.
J’aurois fait des processions,
Des neuvaines, des missions ;
J’ai fait la ronde et l’exercice.
J’aurois brigué des mitres, des rochets,
Des évêchés, des abbayes ;
Je brigue des académies,
Et joue avec d’autres hochets.
C’est ainsi que de nous la fortune dispose ;
Mais chaque état a ses ennuis ;
Et malgré qu’ici-bas je sois fort peu de chose,
J’aime encor mieux ce que je suis.


C’est assez vous parler de moi, madame je retourne au milieu des tombeaux, et reprends mes fonctions de promeneur. Mais je n’ai plus de fastueux cénotaphes à vous dépeindre. Il n’est presque plus de variété ni de distinction dans les sépultures dont il me reste à vous entretenir. Devant moi s’étend un large plateau, où les pierres sépulcrales, rangées sur des lignes parallèles, n’occupent toutes que le même espace de terre. Les arbrisseaux qui les ombragent, les fleurs qu’on y cultive, sont les seuls ornements qui rompent la monotonie de leurs alignements symétriques. Je me lançai au hasard dans ce labyrinthe, et le premier nom qui fixa mes regards fut celui du général Anselme, qui, dans les premiers temps de nos guerres nationales, défendit contre les Piémontais les rochers du Var et les frontières de la Provence. Là se trouve encore le général Férino, qui se distingua plus tard parmi les lieutenants des vainqueurs de Fleurus et d’Hohenlinden.

En revenant vers l’occident, sous un massif de verdure que j’ai eu quelque peine à écarter, j’ai découvert la tombe de Millevoye, de ce jeune poète qui fut couronné trois fois par l’Académie françoise, mais qui n’a point rempli les brillantes espérances que son début nous avoit données. Encouragé par ses triomphes, il avoit pris un vol trop élevé pour la foiblesse de ses ailes. Ce n’est point avec une voix douce et gracieuse qu’on chante des héros comme Alfred, Charlemagne et Napoléon. Mais lorsque, abandonnant le domaine des passions royales, Millevoye se faisoit l’interprète des tendres sentiments de la nature, des plaisirs et des douces peines de l’amour, des délicieuses émotions de la maternité, son génie se retrouvoit dans sa sphère ; sa voix redevenoit harmonieuse et flexible, et sa lyre, qui sembloit quelquefois faire entendre les vibrations sonores d’une corde nouvelle, répondoit par les accords les plus touchants à la vive et profonde sensibilité de son ame. On dit que cette sensibilité lui a coûté la vie ; que son cœur étoit ambitieux comme sa muse, et qu’il a été puni d’avoir voulu imiter les héros après avoir essayé de les chanter.


Parmi les conquérants de Gnide et de Cythère,
Il est doux d’inscrire son nom ;
Mais quand on a les traits et la taille légère
D’Adonis ou de Céladon,
Il ne faut point aimer comme l’amant d’Omphale,
Comme le héros de Pharsale,
Ou le vainqueur de Port-Mahon.


Ce n’est ni par son talent ni par son génie que s’est illustré le vieillard dont le nom va succéder dans mes récits au nom de Millevoye. Mais, en vous rappelant le zèle religieux qui nous a fait connoître ce vieillard, il est triste d’avoir à vous rappeler les crimes les plus horribles de nos annales. Le hasard avoit placé la demeure de Descloseaux dans le voisinage des abymes où les familiers de Robespierre alloient enfouir leurs victimes sanglantes ; et c’est à ce voisinage funeste qu’il a dû sa célébrité. Les satellites du régicide espéroient vainement en détruire les vestiges. L’œil vigilant de Descloseaux avoit remarqué la place où le meilleur des rois venoit d’être enseveli ; et, du haut de sa modeste demeure, il veilloit sur la sépulture de la royale victime. Bientôt la digne compagne de Louis XVI vint l’y rejoindre. La seule grâce qu’elle eût obtenue de ses bourreaux étoit de reposer dans la même terre que l’auguste époux dont elle avait partagé le trône et les infortunes ; et les regards de Descloseaux eurent alors à veiller sur deux cercueils. Il ne fut détourné de ce devoir pieux ni par la crainte d’en être puni par les monstres qui lui en auroient fait un crime, ni par le spectacle horrible des victimes illustres qu’amonceloient tous les jours dans ce même cimetière les infâmes agents de la terreur ; et quand des jours moins malheureux vinrent luire sur la France, il se hâta d’acquérir et de joindre à son domaine le terrain précieux qui renfermait ces dépouilles augustes.


Il orna de ses mains cette enceinte sacrée.
Un gason frais et pur couvrit les deux tombeaux.
De verdure et de fleurs la terre fut parée ;
Et le saule au cyprès y joignit ses rameaux.
La cour à ce vieillard fut toujours étrangère ;
Mais son cœur généreux, témoin de tant d’horreurs,
Pouvoit-il refuser sa pitié tutélaire
A ces nobles martyrs des publiques fureurs ?
Dans ce bocage, où régnoit le mystère,
Il venoit chaque jour épancher ses douleurs.
De ses prières, de ses pleurs,
Il portoit chaque jour l’hommage solitaire
Au roi, qu’oublioient ses flatteurs.
Si j’en crois des récits que le peuple répète.
Un soir que sur la tombe il reposoit sa tête.
Le sommeil le surprit dans ce triste séjour.
C’étoit la veille de ce jour
Où l’Église des morts solennise la fête,

Dans la cité royale avoit cessé le bruit ;
Les vents retenoient leur haleine ;
Et l’airain du palais faisoit entendre à peine
La douzième heure de la nuit.
De la terre à l’instant s’ouvrirent les abymes,
Et les innombrables victimes
Qu’elle réceloit dans ses flancs,
Ranimant leur froide poussière,
Reprenant leur forme première,
Offrirent au vieillard leurs fantômes sanglants.
La tombe de Louis en trône étoit changée.
La fille des Césars siégeoit à ses côtés ;
Et, reposant sur eux ses regards attristés,
La tendre Élisabeth près d’eux s’étoit rangée.
Les gardes, les soldats, dont le sang généreux
Avoit dans leur palais coulé pour leur défense,
Environnoient encor ce trône malheureux,
Que n’avoient pu sauver leur zélé et leur vaillance.
Là vinrent s’incliner les ombres des Clermonts,
Des Montmorency, des Grammonts,
Des Rohans, des Lévis, des Sombreuil, des Noaiiles,
Des Briennes, des Lamoignons,
Cortège glorieux du trône des Bourbons,
Antiques ornements des pompes de Versailles.
Là vinrent les Mole, les plus grands magistrats,
Dont s’honoroient Toulouse et les bords de la Seine ;
Et des vierges du Christ la milice chrétienne,
Et ses pasteurs et ses prélats.

<poem>Là parut Malesherbe, honneur de la patrie,

L’oracle du temple des lois, L’appui du peuple sous les rois, L’appui des rois sous l’anarchie. De ses tristes enfants il marchoit escorté ; Et sur ses pas s’avançoient en silence Les amants de la liberté, Qu’avoit sur ses autels immolés la licence, Rabaut, du fanatisme ennemi redouté, Le vertueux Bailly, l’honneur de la science, Et Larochefoucauld qui, malgré sa naissance, Soutint les droits du peuple et de l’humanité. Barnave, dont Paris admiroit l’éloquence ; Desprémesnil et Chapelier, Et le modeste et savant Lavoisier, Qu’avoit perdu son opulence ; Cazotte, ce vieillard dont la sinistre voix Avoit prophétisé ce règne sanguinaire, Et le tendre Chénier, et le chantre des Mois, Le fier Lachalotais, digne fils de son père ; Thouret, qui, débrouillant le chaos de nos lois, De notre servitude expliqua le mystère, Et les larcins des grands, des prêtres et des rois. A leur suite marchoit une troupe guerrière, Oui, de la liberté soutenant la bannière, Avoit de l’étranger repoussé les drapeaux, Et qui d’un peuple ingrat n’avoir ou pour salaire

Que des fers et des échafauds.

C’étoit le vieux d’Estaing, héros de la Grenade,
Biron, dont les amours, ainsi que les hauts faits,
Nous rappeloient Alcibiade ;
C’étoit le vieux Luckner, Dillon, et Beauharnais,
Et le vainqueur d’Hondschote, et le vaillant Custine ;
Et dans leurs rangs se montroit l’héroïne,
Qui punit de Marat les horribles forfaits.
Là, ceux qu’avoit absous la royale clémence,
Les Vergniaud, les Brissot, Fonfrède et Gensonné,
Grâce à leur repentir, soutenoient la présence
Du roi qu’ils avoient condamné.
Mais loin de cette cour, dans le fond du bocage,
De leurs remords lui refusant l’hommage,
Se cachoient les Vincent, les Hébert, les Ronsin,
Le féroce Danton, l’exécrable Chaumette,
Et celui qui, du trône enviant la conquête,
Croyoit par des forfaits s’en ouvrir le chemin ;
Tandis que, redoutant et fuyant leur colère,
Dans la sombre épaisseur d’un bois plus solitaire,
Promenant sur la foule un farouche regard,
Le fantôme de Robespierre,
Comme un tigre dans son repaire,
Avec ses compagnons rugissait à l’écart.
De cette fête solennelle,
Descloseaux contemploit l’horrible majesté ;
Et l’on dit qu’en voyant ce serviteur fidèle,
L’ombre du roi martyr daigna payer son zèle
Par un sourire de bonté.

Agité de reconnoissance,
Descloseaux s’éveille et s’élance,
Et cherche autour de lui ce magique tableau ;
Mais l’heure étoit venue ; et les pâles fantômes,
Les muets habitants des ténébreux royaumes
Étoient rentrés dans le tombeau.
Pour la cendre des rois redoubla sa tendresse.
En vain par des trésors on tenta sa vieillesse.
Quels trésors valaient à ses yeux
La terre où reposoient les restes précieux
Qui fesoient son bonheur, sa gloire, et sa richesse !
Nul espoir cependant ne flattoit ses vieux jours.
Des rois, dont le vieillard attendoit son salaire,
Le ciel avoit donné le sceptre héréditaire ;
L’Europe à leurs malheurs refusoit son secours ;
De leur nom, de leurs droits on perdoit la mémoire
Une race nouvelle habitoit leurs palais ;
Du nouveau maître des François
Les flatteurs des Bourbons adoroient la victoire ;
Et Dieu, de qui nous vient la puissance et la gloire
Sembloit de leurs états les bannir pour jamais.
Mais qui peut de ce Dieu pénétrer les mystères !
Celui qui se jouoit des peuples et des rois,
Qui mettoit son caprice à la place des lois,
Qui du Tage à Moscou promenoit ses bannière,
Contre l’Europe armée a brise son orgueil.
Les Bourbons ont revu le trône de leurs pères
La fille des martyrs à revu leur cercueil.

Sous les voûtes du temple où dormoient leurs ancêtres
Leurs ossements sont descendus ;
Et le vieillard fidèle, honoré par ses maîtres,
N’est pas mort sans goûter le fruit de ses vertus.


Non loin de la tombe modeste, où reposent à leur tour les cendres de Descloseaux fut enseveli, quelques jours après, un autre vieillard qui étoit né le même mois et la même année que lui, et dont les talents et les vertus avoient attiré sur sa longue carrière des témoignages éclatants de la considération publique. Le statuaire Dejoux étoit né sans fortune, et voyageoit pour en acquérir, lorsqu’il sentit enflammer son imagination à l’aspect des chefs-d’œuvre de sculpture, dont le célèbre Puget avoit embelli la ville de Marseille. Dejoux étoit alors dans la force de l’âge, à cette époque de la vie où l’on aime à jouir du fruit de ses études ; mais il ne fut rebuté ni par les dégoûts ni par les fatigues d’une éducation nouvelle, ni par les privations que lui imposoit la médiocrité de sa fortune. Les passions triomphent de tout ; et celle qui l’animoit se signala par des progrès si rapides que ses travaux le dédommagèrent bientôt de ses sacrifices, et le mirent à même d’aller perfectionner ses talents dans les écoles italiennes. Il n’avoit rien fait encore pour la gloire ; elle l’attendoit à son retour. La statue de saint Sébastien lui ouvrit les portes de l’académie ; et celles d’Ajax, de Catinat, et de Philopœmen, assurèrent son immortalité. Une Renommée colossale alloit sortir de son atelier pour couronner le dôme du Panthéon : elle est réduite à languir dans une galerie ; mais elle ne sera point perdue pour la gloire de son auteur ; et cette gloire ne sera pas même effleurée par le souvenir d’une statue moins heureuse qui devoit orner la place des Victoires. Le chagrin, que lui fit éprouver cette erreur de son génie, empoisonna les derniers jours de sa vieillesse ; mais la postérité ne verra que ses chefs-d’œuvre ; et les justes éloges de ses admirateurs consoleront ses mânes illustres des vaines critiques de l’envie.


Les marbres qu’anima son immortel ciseau,
Du bronze de Desaix vengeront sa mémoire.
Quand les fils d’Apollon descendent au tombeau,
On ne leur compte plus que leurs titres de gloire.
L’Agésilas et l’Attila,

Enfants dégénérés d’une verve affaiblie,
N’ont point de ses honneurs dégradé le génie
Qui nous a peint Horace, et le Cid, et Cinna ;
Et le Barde fameux, dont la fertile veine
Du vainqueur de la ligue a chanté les vertus,
En dépit de Minos, d’Agatocle, et d’Irène,
N’en règne pas moins sur la scène,
Où brillent Mahomet, et Mérope, et Brutus.


Un chagrin plus funeste, et dont la cause est encore un mystère, a précipité dans une tombe voisine le jeune et malheureux Calamard, qui marchoit à grands pas sur les traces de Dejoux et de Roland ; une mort imprévue nous la ravi dans la force du talent et de l’âge. Ses belles statues de Vénus, du général d’Hautpoul, et de Napoléon, n’étoient pas encore achevées, quand le ciseau créateur est tombé de ses mains mourantes. Son atelier renfermoit d’autres ébauches qui promettoient un grand artiste de plus à la patrie de Girardon et de Pigal, à l’art de Phidias et de Praxitèle. Ceux qui rencontrent dans les salles du Louvre la charmante figure d’Hyacinthe blessé, sont tentés de demander dans quelle contrée de la Grèce a été découvert ce marbre vivant ; et regrettent qu’un artiste aussi habile n’ait pas vécu plus long-temps pour la gloire de son état et de son pays.

Après avoir exprimé le même regret sur la colonne de marbre dont la tombe de Calamard est décorée, je descendis vers l’occident, et traversai la grande avenue qui partage le vaste plateau du cimetière. Au-delà de cette allée de platanes, est venu se reposer de ses longues agitations polémiques le poëte Palissot, qui, après avoir lutté toute sa vie contre les grandes et petites renommées de son siècle, réussit à peine à s’en faire une. Imitateur maladroit d’Aristophane et de Pope, il joua tour-à-tour les philosophes et leurs adversaires, se moqua de Voltaire et de Fréron, de Jean-Jacques et de Geoffoy, et souleva contre lui les géants, les pygmées, et les zoïles du Parnasse. Cette haine universelle parut être l’unique but de son ambition. Il fut heureux et fier de l’avoir provoquée ; et dut à la nécessité de défendre le seul ouvrage qui protégera sa mémoire contre l’oubli qui semble le menacer. La postérité ne le désignera peut-être que comme l’auteur de la Dunciade ; mais ceux de nos écrivains qui font soutenir aujourd’hui leurs comédies par les baïonnettes de la police, doivent honorer Palissot comme l’inventeur de ce genre de succès. Je me trompe, madame ; c’est à Néron qu’il faut remonter pour en retrouver l’origine ; et Palissot n’a été que l’imitateur de l’histrion couronné. Mais il auroit mieux fait de chercher une gloire plus solide dans un autre emploi de ses talents, que d’attaquer la gloire de ses contemporains, et de faire avec eux un échange perpétuel d’injures et de calomnies. La carrière des arts et des lettres n’est pas comme celles de l’administration et des armes, où l’on est forcé de lutter corps à corps contre les rivaux qu’on y rencontre, si l’on veut arriver aux honneurs ou à la fortune.


Le temple de mémoire et les monts du Parnasse
Sont le vallon de Josaphat.
Chacun y porte son éclat ;
Mais tout le monde y trouve place.
Sans nous injurier, poursuivons nos travaux.
Le temps nous donne à tous notre part de fumée.

Les jours que nous passons à troubler nos rivaux
Sont perdus pour la renommée.
Nos traits ingénieux et nos malins propos
Font les délices du vulgaire ;
Mais c’est flétrir son caractère,
C’est dégrader son art, pour amuser les sots.


Je ne me flatte point, madame, de corriger à cet égard les poètes et les artistes. Les débats polémiques sont aussi vieux que la littérature ; ces turpitudes sont encore un héritage des vieux temps, comme les espions, les délateurs, les sorciers, les épreuves du feu, et les sauvegardes que la médiocrité place aujourd’hui dans les parterres. M. de Châteaubriand nous a dit un jour, après Cerutti, que le créateur avoit fait le monde vieux. C’est le monde moral qu’il falloit dire. Il valoit mieux nier l’âge d’or et démentir les patriarches que d’avancer un brillant paradoxe. Les erreurs, les vices, les foiblesses, et les ridicules de l’humanité, datent de la naissance de l’homme. Mais le perfectionnement des arts, des lois, et des sciences, est le partage de notre siècle ; et c’est en cela que nous valons mieux que nos ancêtres. Quant à la vertu, c’est un fruit rare, qui vient pourtant dans tous les climats et dans toutes les saisons ; Pénélope vivoit du temps d’Hélène ; et Caton d’Utique étoit le contemporain de Verres ; les anciens avoient leurs Numa, leurs Aristide et leurs Socrate ; nous avons nos Washington et nos Malesherbes ; et si les détracteurs de mon siècle se plaignoient de la servilité des magistrats ou de la rapacité des administrateurs, je leur montrerois les deux tombes que je viens de rencontrer sur mes pas ; et je dirois qu’ils ne sont pas tous des Rufins et des Jefferies. Ces tombes renferment les dépouilles de Clavier et de Moreau de Saint-Méry ; ce dernier fut pendant soixante ans un modèle de vertu, de justice, et de charité. Né sous le climat des Antilles, témoin de la triste condition des nègres esclaves, il ne sembloit respirer que pour l’adoucir par la générosité de ses bienfaits et par l’influence de ses écrits ; et quand les nègres de Saint-Domingue se furent vengés de la tyrannie de leurs maîtres, Moreau de Saint-Méry, dépouillé comme les autres par une révolution qui n’avoit distingué que les couleurs, ne changea ni d’opinion ni de caractère. Il occupa de grandes places, il administra souverainement une riche province de l’Italie ; et fut réduit dans sa vieillesse à vivre des bienfaits de l’impératrice Joséphine et de Louis XVIII. De tels hommes auroient fait aimer notre domination dans les contrées que nos armes avoient soumises. Mais le système de tous les conquérants est d’attacher le peuple vainqueur à la terre conquise, au lieu d’attacher les peuples vaincus à leurs nouveaux maîtres ; et c’est ainsi qu’ils perdent le fruit de leurs conquêtes. Quand une disgrâce honorable vint arracher Moreau de Saint-Méry aux états de Parme, il ne songea pas même à retirer du trésor le salaire qui lui était dû, et fut obligé de le solliciter comme une grâce. C’est alors qu’il répondit à Napoléon ces paroles mémorables : « Je ne vous demande point de récompenser ma probité, je vous prie seulement de la tolérer ; ne craignez rien, cette maladie n’est pas contagieuse. » D’autres paroles lui étaient familières. Il est toujours l’heure de faire le bien, disoit-il. Cette maxime était gravée sur sa montre, et on l’a inscrite sur sa tombe pour attester qu’il en avoit fait la règle de sa vie entière.


J’ai connu ce vieillard, j’ai vu son équité,
Et son aimable tolérance.
Le renom de sa probité
Le consoloit de sa noble indigence ;
Et s’il est dans l’éternité
Un prix pour la vertu modeste,
Le meilleur habitant de la voûte céleste
Ne l’a jamais mieux mérité.


Clavier, dont la tombe est placée sur la même ligne, mais a une longue distance de celle de Moreau de Saint-Méry, ne fut pas moins juste que cet honnête homme. Le hasard lui donna l’occasion de signaler sa justice par un de ces mots qui peignent un caractère, et que l’histoire recueille pour en faire la leçon de l’avenir. Clavier étoit l’un des juges qu’on avoit donnés au vainqueur d’Hohenlinden, dont la gloire et la présence portoient ombrage à celui qui vouloit s’élever sur tous les pouvoirs et toutes les renommées. Les courtisans de Napoléon, au lieu de l’éclairer sur les suites honteuses d’une aussi éclatante injustice, alloient solliciter les suffrages accusateurs des juges de son rival. Condamnez Moreau, leur disoient ces flatteurs impudents de l’iniquité ; prononcez la sentence de mort ; Napoléon lui fera grâce. Eh ! qui nous fera grâce à nous-mêmes ? répondit le vertueux Clavier avec l’accent d’une juste indignation. Cette parole sublime causa la disgrâce de celui qui l’avoit prononcée ; il fut rayé du tableau des juges par une de ces mesures générales dont tous les partis et tous les pouvoirs se sont servis pour déguiser leurs vengeances particulières ; et qui déconsidèrent la magistrature aux yeux du peuple, en le faisant douter de l’impartialité des magistrats que n’atteignent point ces épurations. Clavier se retira sans se plaindre : on est bien fort contre une injustice, quand on est glorieux de l’avoir méritée. Il se réfugia dans le sein des lettres qui faisoient les délices de sa vie, et qui lui avoient déjà ouvert les portes de l’institut. La France le comptoit au rang de ses hellénistes les plus célèbres. Elle doit à ses travaux les traductions de Pausanias et d’Apollodore, de nombreux mémoires sur l’antiquité, et une histoire de la Grèce depuis son origine jusqu’à l’expulsion des Pisistratides. La langue, l’histoire, et la littérature de ce peuple lui étoient si familières, qu’il étoit pour ainsi dire aussi Grec que François par son esprit et ses affections. Ah ! ce savant modeste, cet homme simple et vrai nous a laissés trop tôt pour son bonheur. Il n’a pas vu les efforts glorieux que fait en ce moment, pour briser ses fers, le peuple dont il aimoit, dont il révéroit les ancêtres. Il ne jouira point du spectacle imposant de cette régénération politique, de cette résurrection d’un grand peuple, si le ciel, plus juste que les hommes, couronne les efforts des Grecs, et leur accorde le prix de leurs sacrifices. Avec quel transport le vertueux Clavier n’eût-il pas contemplé ce phénomène de l’histoire, ce nouveau miracle de la raison humaine ! Par quels vœux ardents n’eût-il pas secondé la noble résolution des Hellènes, l’admirable effervescence de leur patriotisme, l’étonnante explosion d’une énergie qui sommeilloit depuis tant de siècles ; la glorieuse émulation de toutes les classes, de tous les âges, de tous les états, de tous les sexes, les triomphes inconcevables de leurs flottes naissantes et de leurs bandes inhabiles !


Eh ! quel cœur généreux, quel esprit éclairé
Peut contempler avec indifférence
Le réveil glorieux, l’héroïque vaillance
De ce peuple régénéré ?
Quelle politique inhumaine,
Des rois de l’Europe chrétienne
Arrêta tout-à-coup les bataillons vengeurs ?
Aux cris de ce peuple intrépide,
Au bruit des sanglantes horreurs
Qui souilloient les cités d’Homère et d’Aristide,
Ils devoient tous armer leurs bras réparateurs.
Ils devoient tous aux Grecs prêter leur assistance,
Arracher aux sultans l’Hellespont asservi,
Et dans les remparts de Bysance
Cimenter par des lois la juste indépendance
Du peuple qu’ils auroient servi.
C’étoit là le devoir, la gloire de l’Europe :
Mais des plus vils tyrans l’Anglois soutient les droits[1],
Et des saints intérêts des peuples et des rois
Sa politique s’enveloppe.

Du puissant Moscovite il peint l’ambition.
Le Czar vers l’orient prolongeant ses conquêtes,
Et l’hydre des partis relevant ses cent têtes,
Et les trônes sapes par la rébellion.
Par-tout contre les Grecs conspirent les ministres
D’un peuple ami des arts et de la liberté.
L’univers est rempli de leurs clameurs sinistres ;
Et des rois éperdus le bras s’est arrêté.
C’est peu de leurs discours ; sur la terre et sur l’onde,
Ces prétendus appuis des libertés du monde
Des tyrans du Bosphore ont suivi les drapeaux.
Des fanatiques janissaires,
De ce ramas impur de forbans, de bourreaux,
De factieux, d’incendiaires,
Ils dirigent les camps, ils guident les vaisseaux.
Vils échos d’Albion, des plumes mercenaires
Insultent à la Grèce, à ses calamités ;
Et des fils du croissant dignes auxiliaires,
Osent justifier leurs lâches cruautés.
On traite ces brigands de maîtres légitimes ;
Et leurs esclaves, leurs victimes,
Sont des factieux révoltés.
Les triomphes des Grecs sont des iniquités ;
Leurs espérances sont des crimes.
Des crimes ! juste ciel ! que sont donc les vertus ?
Que sont la justice et la gloire ?
De Thrasibule et d’Aratus,
Pense-t-on flétrir la mémoire ?

Ces ennemis des Grecs, ces amis des tyrans,
Ces soutiens de leurs lois, de leurs autels sanglants,
Savent-ils de quels noms les flétrira l’histoire ?
Honneur à ces héros, que de vils détracteurs
Osent associer à l’horrible démence
Des monstres odieux qui souillèrent la France
De leurs sanguinaires fureurs !
Honneur à ces héros qui vengent leur patrie,
Qui, noblement armés contre la tyrannie,
Au joug des Musulmans préfèrent le trépas !
Leur cause est légitime ; elle est sainte, divine,
Ils sont les dignes fils du grand Léonidas,
Et des vainqueurs de Salamine.
Honneur aux chevaliers qu’arme de tout côté
La cause du malheur et de la liberté !
Périssent de Chio les vainqueurs homicides,
Les oppresseurs de l’Hellespont ;
Périssent d’Iassy les destructeurs perfides !
Qu’il pèse sur leur cendre un éternel affront !
Que, délivrés enfin de ces monstres d’Asie,
Des foyers paternels heureux libérateurs,
Vengés de l’Angleterre et de la calomnie,
Dans le sein de la gloire oubliant leurs malheurs,
Les Grecs puissent encor jouir de leur patrie !


Tels étoient les vœux que nous formions tous quand cette guerre sainte a éclaté. Tous les partis, toutes les opinions, se réunissoient pour applaudir au soulèvement de la Grèce. Tous accueilloient avec transport la nouvelle de ses triomphes et les heureux présages de son indépendance. Quelques sots fanatisés la frappoient, il est vrai, de leurs anathèmes. Ils vouoient les malheureux Grecs à la vengeance de leurs tyrans ; ils offroient le sang des Grecs en holocauste ; et leur mystique barbarie osoit bénir la Providence, qui se servoit, disoient-ils, du glaive des Turcs pour châtier des schismatiques. Mais ces pieuses absurdités de la sottise en délire se perd oient dans le concert de nos acclamations et de nos vœux, quand des événements étrangers à la cause sacrée des Hellènes ont changé tout-à-coup cette heureuse disposition des esprits. Les révolutions d’Espagne et d’Italie, les agitations de nos provinces, les souvenirs qu’elles ont réveillés, ont jeté sur l’émancipation des Grecs une teinte de sédition et de révolte qui a effrayé les rois et les courtisans ; et les nouveaux Achéens, abandonnés à eux-mêmes par la versatilité de la politique européenne, ont été placés entre le danger d’une extermination générale et la gloire d’affranchir leur pays par la seule force de leurs armes, par les seules ressources de leur énergie. Ils ont noblement accepté cette glorieuse et terrible alternative ; et la victoire les a déjà récompensés de leur admirable constance. Le ciel paroît tenir cette fois pour la justice et le malheur, contre l’oppression et la tyrannie. Puissent-ils, après le triomphe, ne pas retrouver, entre leur délivrance et leur liberté, la politique de ces mêmes rois qui les ont abandonnés dans le péril ! Que cette politique est variable et bizarre ! Quel tableau d’hypocrisie et d’injustice nous présente l’histoire des hommes, depuis le grand roi perturbateur de la Grèce, et le grand peuple envahisseur du monde, jusqu’aux princes spoliateurs de la Pologne, jusqu’aux libérateurs dont la France a payé si cher les secours et l’éloignement ! Qui pourroit expliquer la conduite réciproque des chefs des nations, et tirer de cette foule de préceptes et d’exemples contradictoires un code de justice politique dont n’eussent point à rougir la raison et la morale ! Sur quelle base sont appuyés hs principes de ces ministres d’outremer, qui proclament la légitimité des anciens états, et laissent dévorer les républiques de Gênes ou de Venise ; qui relèvent les anciennes métropoles et s’en attribuent les colonies ; qui protègent d’une main l’émancipation des Amériques et combattent de l’autre la régénération de la Grèce ? Telle est depuis trois mille ans la politique des arbitres du monde. Henri IV vouloit purger la terre de cette puissance capricieuse qui ressemble à la fatalité des anciens : le poignard de Ravaillac nous a replongés dans le chaos de ses incohérences. Les temps, les lieux, les circonstances, le hasard, tout influe sur ses résolutions et son langage. Altière et menaçante dans la victoire, souple et rampante dans l’adversité, mensongère par-tout, elle n’a ni lois ni régies, et nous impose des dogmes à défaut de principes. Elle a créé sous le nom de droit public une science plus incertaine que la science des augures, et sous le nom de raison d’état un être chimérique, qui justifie ses aberrations, et qu’elle oppose à tous les reproches. Appuyée sur ces deux fantômes, elle va comme il plaît à la fortune, blâmant aujourd’hui ce qu’elle approuvoit hier, louant dans les uns ce qu’elle punit dans les autres ; mais où vais-je moi-même. La tombe qui m’a jeté dans ces réflexions pénibles est à deux cents pas derrière moi. Cherchons de nouvelles pensées sur des tombes nouvelles. Inutile espérance ! Les sépultures qui bordent le mur septentrional de ce cimetière ne servent qu’à me distraire sans rien inspirer à mon imagination. Une seule vient de me parler ; et c’est pour me ramener aux mêmes idées que je voulois fuir. Cette pierre porte le nom de Dubois-Thainville, de ce diplomate qui a long-temps représenté la France chez les puissances barbaresques ; et me voilà replongé dans l’abyme des contradictions humaines ; c’est ici le triomphe de la bizarrerie des politiques.


Oui, des peuples chrétiens, des peuples éclairés,
Des états que les arts, les lois, ont illustrés,
Des rois que la justice anime,
Qui se font un devoir de poursuivre le crime,
Ont des ambassadeurs chez des peuples sans lois
Chez des forbans qui vivent de pillage,
Dont le trône sanglant est le prix du carnage,
Qui de ces nations méconnoissent les droits,
Et condamnent enfin au plus triste esclavage

Les sujets de ces mêmes rois.
S’ils étoient nés sous la loi de nos princes,
S’ils osoient de leurs mœurs infester nos provinces,
Le glaive ou l’échafaud finirait leurs destins :
Mais ils ont de l’Afrique usurpé les rivages ;
Nous traitons avec eux, nous souffrons leurs outrages ;
Nous légitimons leurs larcins.
Que dis-je ? si jamais leurs malheureux esclaves,
Si les captifs de ces forbans,
S’armoient du cimeterre, et, brisant leurs entraves,
Frappoient leurs indignes tyrans…


Je n’achèverai point, madame ; et je n’ai pas besoin d’achever pour être entendu. On s’apprête même à crier au paradoxe ; mais quelle différence existe-t-il entre l’esclavage des Grecs et celui des chrétiens entassés dans les bagnes de Tunis et d’Alger ? Est-ce pour eux que les Grecs moissonnoient ? Jouissoient-ils en paix du fruit de leur industrie ? Le fouet et le glaive n’étoient-ils pas à chaque instant levés sur leurs têtes ? Ils dormoient au sein de leurs familles ; mais s’endormoient-ils avec la certitude de les retrouver à leur réveil ? Le dernier des janissaires ne se croyoit-il pas le maître des biens et de la vie du patricien de la Grèce ? Les esclaves des pirates africains étoient plus heureux peut-être ; car l’avarice de leurs oppresseurs attachoit un prix à leur existence, et leurs jours avoient du moins cette sauvegarde contre la barbarie.

J’irois trop loin, madame ; j’abandonne cette matière inépuisable. Une nouvelle région de sépulcres s’est présentée devant moi ; et je me suis précipité dans la vallée qui les renferme, pour échapper à ces turpitudes de la politique. Mais la côte escarpée qu’il ma fallu descendre, et la rapidité de mes pas incertains, ont failli me devenir funestes ; et je serois allé me briser contre quelque pierre sépulcrale, si je n’eusse embrassé le tronc d’un platane qui s’élevoit au fond du précipice. Une tombe étoit ombragée par ses rameaux, où s’entrelaçoit le feuillage rampant d’une vigne chargée de grappes naissantes. Curieux de connoître l’habitant de cette tombe solitaire, j’en nétoyai l’épitaphe, qu’avoient couvert les éboulements de la colline, et je fus anéanti de surprise eu y découvrant le nom de Geoffroi. Oui, madame, c’étoit le successeur de Fréron, le dernier soutien de l’Année littéraire, le fondateur du Journal de Monsieur, l’inventeur des feuilletons, la providence du journal de l’Empire, l’Aristarque de son siècle. Quelle rencontre pour un auteur !!! J’en frémis comme s’il eût été vivant ; car jamais puissance littéraire ne fut plus redoutable aux malheureux, possédés comme moi du démon de la métromanie. Mais dans quel état d’abandon venois-je de retrouver cette puissance ! Sous une tombe grossière, loin des chemins battus, à l’extrémité d’un taillis abandonné aux caprices de la nature, environnée d’une foule de tombeaux obscurs, qui, loin d’attirer les regards, les attristent par leur délabrement et leur indigence : c’étoit là le dernier asile de celui qui avoit tenu pendant quinze ans le sceptre de la critique, et disposé de toutes les renommées littéraires ; de celui dont la cour, la ville, et la province, attendoient les jugements comme des oracles. La nature la voit créé pour purger notre Parnasse du venin des fausses doctrines et de la tourbe des indignes qui en assiègent les avenues ; et personne n’auroit été plus digne de cette mission, si une sévère impartialité en eût toujours dicté les arrêts. Mais qu’importaient à la masse de ses lecteurs ses contradictions et ses injustices ? La France ne demandoit alors qu’à être amusée ; elle sortoit d’un abyme de tourments, d’horreur, et de désolation ; elle étoit avide de plaisirs et de jouissances ; on vouloit rire à tout prix, aux dépens de qui que ce fût ; et Geoffroi devint la providence de son siècle. Qui sera la providence du nôtre ? Qui nous délivrera de l’esprit de parti, de l’esprit de coterie, de tous les sots esprits qui déshonorent notre littérature ? La politique a tout envahi, tout faussé, tout empesté de son influence désastreuse. Les jugements littéraires ne sont presque tous dirigés que par une haine aveugle ou par une basse complaisance. Les réputations ne sont plus que l’ouvrage du hasard et de l’intrigue. Le génie qui s’en fieroit à son mérite croupirait dans l’obscurité. Le faux goût a rompu ses digues ; il déborde, il nous entraîne ; et s’il ne pousse un homme qui réunisse à l’esprit de Geoffroi la conscience de Ginguené, nous allons retomber dans la confusion de tous les genres, et dans le chaos des absurdités du moyen âge.

Une autre grandeur éclipsée m’attendoit à quelques pas pour me jeter dans une nouvelle surprise. À l’ombre de quatre sapins, chargés de poussière, sous une plaque fragile que la chute d’une pierre pouvoit briser, je retrouvois l’un de nos amiraux les plus recommandables. Je ne pouvois concevoir cette coupable insouciance, cette ingratitude pour la mémoire d’un homme, à qui trois grandes expéditions maritimes avoient donné une juste célébrité. Élève de l’ancienne marine, Bruix étoit resté fidèle à la patrie ; et la patrie l’avoit récompensé par des dignités éminentes. Ses talents et son courage étoient faits pour relever la gloire du pavillon françois ; et sa noble ambition fût devenue redoutable aux flottes britanniques, si le héros, qui présidoit alors aux destinées de la France et de l’Europe, eût voulu tourner ses regards vers l’empire des mers.


C’est par-là qu’il devoit affermir sa puissance.
C’est là que grondoit la vengeance
De ses plus mortels ennemis.
Il devoit sur le Rhin assurer nos frontières ;
De vingt peuples vassaux entourer son pays ;

Et, bordant nos confins de ses bandes guerrières,
Imposer sans combattre à ses rivaux soumis.
Maître alors d’envahir l’empire de Neptune,
Il devoit y lancer sa gloire et sa fortune ;
Attaquer sur les mers les destins d’Albion.
Sa voix eût enfanté des Suffrens, des Duquesnes.
La gloire de nos capitaines
Eût de nos amiraux ému l’ambition.
Ils nous auroient vengés, sur les humides plaines,
Des exploits de Rodney, des lauriers de Nelson ;
Et de nos flottes souveraines
Le Gange eût dans ses ports revu le pavillon.
Mais satisfait du sceptre de la terre,
Et fier de commander aux rois du continent.
Napoléon livroit à l’avide Angleterre
Le vaste empire du trident ;
Et c’est là que l’Europe a forgé le tonnerre ;
Dont elle a frappé le géant.


Le ministre qu’il avoit chargé du portefeuille de la marine n’étoit pas homme à l’éclairer sur ses intérêts véritables. J’ai rencontré sur mes pas la tombe de ce ministre ; mais il m’avoit honoré de sa haine ; et j’ai renfermé dans mon cœur tout le mal que j’avois à dire de son administration désastreuse. Napoléon parut sentir un moment ses intérêts et ses dangers : des trésors immenses furent consacrés à la destruction de l’Angleterre ; mais ce ne fut ni à des vaisseaux ni à des flottes qu’il confia le soin de cette destruction. Il ne pouvoit y monter lui-même, et ce n’étoit pas assez pour lui d’ordonner et de préparer ce triomphe : il avoit l’égoïsme de la gloire, et son orgueil eût été jaloux des marins qui l’auroient obtenu. Il rassembla ses légions menaçantes sur les hauteurs de Boulogne. Une flottille innombrable fut créée comme par enchantement pour transporter ces légions sur les plages britanniques, et l’amiral Bruix eut le commandement de ces deux mille galères qui nous rappeloient les expéditions d’Agamemnon et de Xerxès. Mais cet appareil fastueux, ces apprêts formidables, devinrent inutiles. La raison, le caprice, ou la perfidie (car l’Europe est demeurée dans l’incertitude), dérobèrent à l’amiral Bruix la gloire d’une expédition dont le succès est encore un problème ; et le marin célèbre qu’elle auroit couvert d’un immortel éclat, aux yeux duquel elle n’étoit point une chimère, s’en vint mourir dans la retraite et presque dans l’obscurité. On croiroit que le dépit d’avoir été trompé dans ses espérances a déterminé le choix de sa dernière demeure. Le délabrement de cette tombe, son isolement, affligèrent mon cœur. Jamais la fragilité des grandeurs humaines n’avoit plus vivement frappé mon imagination. J’avois vu l’amiral Bruix, dans tout l’éclat du ministère, entouré de sollicitations et d’hommages, dispensant les honneurs et les récompenses ; je l’avois retrouvé dans le port de Brest, environné de tout l’appareil de la puissance ; les flottes espagnoles et françoises étoient rangées sous son pavillon ; deux mille officiers de tous rangs se pressoient autour de lui ; soixante vaisseaux de ligne se mouvoient à son commandement. Le spectacle majestueux de ces citadelles flottantes, le magique appareil d’une armée navale se représentoient à ma pensée. Je l’avois revu plus tard à la tête de cette flottille immense, dont les mille et mille banderolles couvroient les rivages de la Flandre, et qui sembloient porter les destinées de Rome et de Carthage ; et je ne voyois plus qu’une tombe dégradée, entourée de broussailles et de ruines ; et, dans la situation pénible où m’avoit jeté ce contraste, je ne sais quelle grandeur terrestre auroit pu me séduire. Je m’éloignois de cette tombe, à travers une sombre allée de tilleuls, désenchanté des plaisirs et des pompes de la vie, lorsqu’un cippe de marbre noir et le nom du poète Laujon vinrent me retirer de cette triste rêverie. Ce poëte avoit porté soixante ans le titre d’Anacréon françois : il l’avoit mérité parla gaieté de ses couplets, par les agréments de son caractère ; et sa tombe sembloit me dire :


Fuyez les grandeurs et la gloire,
Narguez les sots et les méchants,
Laissez aux rois, aux conquérants,
L’honneur de vivre dans l’histoire.
Aimez, riez, buvez, chantez ;
La nature vous y convie.
Dans le vin et les voluptés
Noyez les chagrins de la vie.
Les honneurs sont des vanités ;
L’ambition, une triste folie.
Au milieu de ses dignités,
Un grand se pavane et s’ennuie ;
Les plaisirs seuls sont des réalités.
Le dieu qui rit sur une tonne,
Et dont la tête se couronne

De raisins et de pampres verts ;
Le dieu qui de Cythère habite les bocages,
Le dieu Momus, le dieu des vers,
Font les heureux de l’univers ;
Et les seuls heureux sont les sages.


Le conseil étoit admirable ; mais celui qui me le donnoit avoit, comme les autres, senti germer l’ambition dans sa tête octogénaire. Le vieux Laujon voulut passer par l’académie, comme disoit le poète Delille en le présentant à ses confrères. L’académie s’ouvrit pour le laisser passer ; et, six mois après, il étoit à la place où je viens de le trouver. Que lui fait aujourd’hui cette félicité passagère ? et quand elle eût duré soixante-dix ans, comme celle de Fontenelle, qu’est-ce que cela feroit encore ? Quand on est rendu là, qu’importe d’où l’on est venu et par où l’on a passé ? Que sont quelques pas de plus ou de moins ? Il avoit raison le sage de l’Écriture : vanité des grandeurs, vanité des richesses, vanité du pouvoir, vanité de la gloire, et tout est vanité : et il le savoit le fils de David, car il avoit joui de tout. Ses états s’étendoient depuis les plages de Tyr jusqu’à l’Euphrate ; ses vaisseaux étoient chargés des richesses d’Ophir ; ses serviteurs et ses ministres étoient couverts d’or et de pierreries ; la reine de Saba fut éblouie de sa magnificence ; le temple de Jérusalem étoit son ouvrage ; ses armées avoient triomphé des Chananéens, et mille femmes attendoient les ordres de sa volupté. Que sont devenus ce faste, cet éclat, et cette puissance ? Où est la poussière de celui qui en a joui ? où nous irons tous !… Trente siècles ont roulé sur elle, et trente dynasties ont régné sur les débris de ses palais et de ses temples ; et des pierres de ses édifices le Tartare du Désert a bâti des masures et des mosquées !… et, pendant que ma pensée erroit sur les ruines de Jérusalem, mes pas avoient gravi la colline où s’élevoit autrefois le palais d’un jésuite, ou s’élève maintenant une chapelle funèbre. Je m’étois assis sur les marches de ce temple de la mort, et je promenois mes regards sur l’espace. J’aperçus à mes pieds cette ville immense ; cette superbe rivale d’Athènes, de Babylone, et de Rome ; cette capitale dont un homme avoit fait la capitale de l’Europe. Ses dômes fastueux s’élevoient dans les airs. Dans cet assemblage informe de palais, de temples, et de masures, j’aperçus la demeure des rois ; et, par un mouvement involontaire, je cherchai, vers le nord, les sombres tours de Saint-Denis. Un bruit sourd ramena mes regards vers la cité. Il s’élevoit de ses murs comme le mugissement lointain de l’océan. Je vis une fourmilière d’êtres vains et fragiles qui s’agitoient en tous sens, au gré de mille passions, et de mille intérêts contraires.


Agitez-vous, leur dis-je, ambitieux atomes
Aveugles instruments d’un aveugle pouvoir,
Automates bruyants qu’un fil d’or fait mouvoir,
La marotte à la main, poursuivez vos fantômes.
De la fortune esclaves glorieux,
Mendiants affamés quelle traîne à sa suite.
Égoïstes rivaux, concurrents envieux,
Hâtez-vous, intriguez, écartez le mérite.
Croisez vos intérêts, heurtez vos passions.
Disputez-vous les rangs, les honneurs, la richesse,
Insultez au malheur, dépouillez la faiblesse,
Prodiguez aux puissants vos adulations ;
Rivalisez d’imposture et d’adresse ;
Et suivant que le sort vous élève ou rabaissa
Passez de l’arrogance aux génuflexions.
Disputez sur les arts et sur les romantiques,

Sur les lois, sur les mœurs, et les religions,
Sur la Grèce, l’Espagne, et les deux Amériques,
Les droits des potentats et ceux des nations,
Sur mille et mille questions,
Qui troublent aujourd’hui le monde sublunaire,
Et de vos déclamations
Ébranlez le barreau, la tribune, et la chaire.
Roulez dans vos chars fastueux,
Sybarites voluptueux,
Du théâtre au boudoir traînez votre mollesse ;
Et vous, pauvres amants des reines d’Hélicon,
Mes confrères en Apollon,
Graves fous, qui courez après la renommée,
Compilez vos bouquins, faites-en de nouveaux,
Veillez, admirez-vous, déchirez vos rivaux ;
Et nourrissez-vous de fumée ;
Vous tous enfin qui, payants ou payés,
Contents ou mécontents, foisonnez à mes pieds,
Vous dont je vais grossir les innombrables listes,
Politiques de vingt couleurs,
De vingt cultes rivaux ignorants sectateurs,
Catholiques, hébreux, anglicans, calvinistes.
Républicains, ultras, libéraux, royalistes,
Gens de cour, flattés ou flatteurs,
Ministres et solliciteurs,
Sots, artistes, savants, orateurs, journalistes,
Prêtres, guerriers, et magistrats,
Habitants des palais, habitants des grabats

Gens de roture ou de noblesse,
Charlatans de tous les états,
Hypocrites de toute espèce,
Jouissez ; la mort vient, et vient comme un voleur.
Avant que du soleil l’immortelle chaleur
Ait reverdi cent fois vos champs et vos prairies,
La terre où je m’assieds vous dévorera tous,
Vous, vos projets, vos rêveries,
Pour faire place à d’autres fous,
Et supporter d’autres folies.


TABLE

Alphabétique des personnes mentionnées dans cet ouvrage dont les tombes sont au cimetière du P. La Chaise.


Séparateur


Pages.
Abailard et Héloïse 
 12
Aboville 
 215
Arneva (la marquise d’) 
 239
Anselme 
 248
Bayane 
 215
Bellanger 
 85
Blanchard (madame) 
 32
Berckeim 
 235
Beurnonville 
 138
Boufflers 
 71
Brongniart 
 85
Briux 
 278
Cadet-Gassicourt 
 199
Calamard 
 258
Camille-Jordan 
 189
Campo-Allange 
 239
Celerier 
 10
Chénier 
 71
Clavier 
 262
Coislin (la comtesse de) 
 234
Contat (mademoiselle) 
 219
Cottin (madame) 
 137
David-Sinthzeim 
 18
Dejoux 
 256
Delille 
 71
Descloseaux 
 250
Dubois-Thainville 
 278
Dufourny 
 80
Dugazon (madame) 
 77
Dumuy 
 147
Dureau de Lamalle 
 84
Epine (famille de l’) 
 127
Fabrègne 
 243
Fontanes 
 167
Fould (madame) 
 19
Fourcroi 
 53
Gaïl (madame Sophie) 
 116
Garcia-Suelto 
 239
Gaulthier 
 228
Geoffroy 
 275
Germain (le comte) 
 5
Ginguené 
 80
Grétry 
 42
Guzman de Carrion 
 239
Haüy 
 103
Héloïse et Abailard 
 12
Heurteloup 
 183
Hue 
 145
Kellermann 
 113
Labedoyere 
 117
La Fontaine 
 207
Lamartellière 
 147
Lamétrye 
 132
Laujon 
 283
Leclerc 
 147
Lecomte (Félix) 
 196
Lefebvre 
 147
Lehoc 
 235
Letort 
 243
Maine 
 32
Manoel-Nascimento 
 239
Masséna 
 147
Mehul 
 38
Mentelle 
 80
Mercier 
 77
Messier 
 50
Millevoye 
 248
Millin 
 232
Molière 
 207
Monge 
 105
Monsigni 
 232
Montégre 
 85
Moralez 
 239
Moreau de Saint-Méry 
 262
Morellet 
 97
Mounier 
 121
Nansouty 
 186
Ney 
 174
Nicolo-Isoard 
 42
Otto 
 160
Palissot 
 259
Parmentier 
 199
Parny 
 71
Perignon 
 236
Persuis 
 42
Rabant 
 138
Raucourt (mademoiselle) 
 223
Regnault de St.-Jean-d’Angély 
 63
Roland 
 218
Saint-Marcellin 
 164
Serrurier 
 147
Sicard 
 142
Sonnerat 
 10
Suard 
 77
Urquijo 
 240
Valenciennes 
 96
Vernier 
 215
Vincent 
 89
Visconti (Ennius) 
 66
Volney 
 128
Wilhelmine-Malus 
 28


ERRATUM.




Page 67, ligne 17. Au lieu de ville pincians, lisez : villa.


  1. Telle étoit la situation des choses en 1822 lorsque je composois cet ouvrage. La politique du ministère anglois à l’égard des Grecs a paru depuis se modifier, mais j’ai cru devoir laisser à ce passage le cachet du temps où il a été écrit.